Bossuet: Sermon sur le mauvais riche
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Bossuet: Sermon sur le mauvais riche
CARÊME DU LOUVRE. 2 eme DIMANCHE.
SERMON DU MAUVAIS RICHE.
5 mars 1662.
Je laisse Jésus-Christ sur le Thabor dans les splendeurs de sa gloire, pour arrêter ma vue sur un autre objet moins agréable, à la vérité, mais qui nous presse plus fortement à la pénitence. C'est le mauvais riche mourant, et mourant comme il a vécu, dans l'attache à ses passions, dans l'engagement au péché, dans l'obligation à la peine.
Dans le dessein que j'ai pris de faire tout l'entretien de cette semaine sur la triste aventure de ce misérable, je m'étais d'abord proposé de donner comme deux tableaux, dont l'un représenterait sa mauvaise vie, et l'autre sa fin malheureuse ; mais j'ai cru que les pécheurs, toujours favorables à ce qui éloigne leur conversion, si je faisais ce partage, se persuaderaient trop facilement qu'ils pourraient aussi détacher ces choses, qui ne sont, pour notre malheur, que trop enchaînées, et qu'une espérance présomptueuse de corriger à la mort ce qui manquerait à la vie nourrirait leur impénitence. Je me suis donc résolu de leur faire considérer dans ce discours comme, par une chute insensible on tombe d'une vie licencieuse à une mort désespérée ; afin que, contemplant d'une même vue ce qu'ils font et ce qu'ils s'attirent, où ils sont et où ils s'engagent, ils quittent la voie en laquelle ils marchent, par la crainte de l'abîme où elle conduit. Vous donc , ô divin Esprit, sans lequel toutes nos pensées sont sans force et toutes nos paroles sans poids, donnez efficace à ce discours, touché des saintes prières de la bienheureuse Marie, à laquelle nous allons dire : Ave.
C'est trop se laisser surprendre aux vaines descriptions des peintres et des poètes, que de croire la vie et la mort autant dissemblables que les uns et les autres nous les figurent. Il leur faut donner les mêmes traits. C'est pourquoi les hommes se trompent lorsque, trouvant leur conversion si pénible pendant la vie, ils s'imaginent que la mort aplanira ces difficultés, se persuadant peut-être qu'il leur sera plus aisé de se changer, lorsque la nature altérée touchera de près à son changement dernier et irrémédiable. Car ils devraient penser, au contraire, que la mort n'a pas un être distinct qui la sépare de la vie ; mais qu'elle n'est autre chose, sinon une vie qui s'achève. Or, qui ne sait, Chrétiens, qu'à la conclusion de la pièce, on n'introduit pas d'autres personnages que ceux qui ont paru dans les autres scènes ; et que les eaux d'un torrent, lorsqu'elles se perdent, ne sont pas d'une autre nature que lorsqu'elles coulent ?
C'est donc cet enchaînement qu'il nous faut aujourd'hui comprendre; et, afin de concevoir plus distinctement comme ce qui se passe en la vie porte coup au point de la mort, traçons ici en un mot la vie d'un homme du monde. Ses plaisirs et ses affaires partagent ses soins : par l'attache à ses plaisirs, il n'est pas à Dieu ; par l'empressement de ses affaires, il n'est pas à soi ; et ces deux choses ensemble le rendent insensible aux malheurs d'autrui. Ainsi notre mauvais riche, homme de plaisirs et de bonne chère, ajoutez, si vous le voulez, homme d'affaires et d'intrigues, étant enchanté par les uns et occupé par les autres, ne s'était jamais arrêté pour regarder en passant le pauvre Lazare qui mourait de faim à sa porte.
Telle est la vie d'un homme du monde ; et presque tous ceux qui m'écoutent se trouveront tantôt, s'ils y prennent garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin, Chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort, qui s'avançait pas à pas, arrive, imprévue et inopinée. On dit à ce mondain délicat, à ce mondain empressé, à ce mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière est venue : il se réveille en sursaut, comme d'un profond assoupissement. Il commence à se repentir de s'être si fort attaché au monde, qu'il est enfin contraint de quitter. Il veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois il sent quelque chose, qu'il n'est pas possible, du moins tout à coup, de faire une rupture si violente ; il demande du temps en pleurant, pour accomplir un si grand ouvrage, et il voit que tout le temps lui est échappé.
Ha ! dans une occasion si pressante, où les grâces communes ne suffisent pas, il implore un secours extraordinaire ; mais comme il n'a lui-même jamais eu pitié de personne, aussi tout est sourd à l'entour de lui au jour de son affliction. Tellement que par ses plaisirs, par ses empressements, par sa dureté, il arrive enfin, le malheureux à la plus grande séparation sans détachement ; à la plus grande affaire sans loisir; à la plus grande misère sans assistance . O Seigneur, Seigneur tout-puissant, donnez efficace à mes paroles, pour graver dans les cœurs de ceux qui m'écoutent des vérités si importantes. Commençons à parler de l'attache au monde.
Premier Point.
L'abondance, la bonne fortune, la vie délicate et voluptueuse sont comparées souvent dans les Saintes lettres à des fleuves impétueux, qui passent sans s'arrêter et tombent sans pouvoir soutenir leur propre poids. Mais, si la félicité du monde imite un fleuve dans son inconstance, elle lui ressemble aussi dans sa force, parce qu'en tombant, elle nous pousse, et qu'en coulant elle nous tire. Il faut aujourd'hui, Messieurs, vous représenter cet attrait puissant. Venez et ouvrez les yeux, et voyez les liens cachés dans lesquels votre cœur est pris; mais, pour comprendre tous les degrés de cette déplorable servitude où nous jettent les biens du monde, contemplez ce que fait en nous l'attache d'un cœur qui les possède, l'attache d'un cœur qui en use, l'attache d'un cœur qui s'y abandonne. O quelles chaînes ! ô quel esclavage ! Mais disons les choses par ordre.
Premièrement, Chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple, on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut : Ha! c'est alors, disons-nous, que le cœur, qui se resserre dans l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté toute entière dans la commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu : tous les jours, nous nous flattons de cette pensée. Mais notre erreur est extrême. Certes, c'est une folie de s'imaginer que les richesses guérissent l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre, à qui tout manque ; et je ne m'en étonne pas. Car il faut entendre, Messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, mais que chaque petite partie attire une affection particulière : ce qui fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins sensible, dans l'abondance que dans la disette.
Il en est comme des cheveux, qui font toujours sentir la même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire d'une belle tête qui en est couverte : on sent toujours la même douleur, à cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette; au contraire, qu'elle est, du moins en ceci, et plus captive et plus engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids qui l'accable. Te voilà donc, ô homme du monde, attaché à ton propre bien avec un amour immense ! Mais il se croirait pauvre dans son abondance (de même de toutes les autres passions), s'il n'usait de sa bonne fortune. Voyons quel est cet usage ; et pour procéder toujours avec ordre, laissons ceux qui s'emportent d'abord aux excès, et considérons un moment les autres, qui s'imaginent être modérés quand ils se donnent de tout leur cœur aux choses permises.
Le mauvais riche de la parabole les doit faire trembler jusqu'au fond de l'âme. Qui n'a ouï remarquer cent fois que le Fils de Dieu ne nous parle ni de ses adultères, ni de ses rapines, ni de ses violences? Sa délicatesse et sa bonne chère font une partie si considérable de son crime, que c'est presque le seul désordre qui nous est rapporté dans notre évangile. « C'est un homme, dit saint Grégoire, qui s'est damné dans les choses permises, parce qu'il s'y est donné tout entier, parce qu'il s'y est laissé aller sans retenue :» tant il est vrai, Chrétiens, que ce n'est pas toujours l'objet défendu, mais que c'est fort souvent l'attache qui fait des crimes damnables
O Dieu! qui ne serait étonné? Qui ne s'écrierait avec le Sauveur: Ha! que la voie est étroite qui nous conduit au royaume ! Sommes-nous donc si malheureux, qu'il y ait quelque chose qui soit défendu, même dans l'usage de ce qui est permis? N'en doutons pas, Chrétiens : quiconque a les yeux ouverts pour entendre la force de cet oracle prononcé parle Fils de Dieu : Nul ne peut servir deux maîtres, il pourra aisément comprendre qu'à quelque bien que le cœur s'attache, soit qu'il soit défendu, soit qu'il soit permis, s'il s'y donne tout entier, il n'est plus à Dieu ; et ainsi qu'il peut y avoir des attachements damnables à des choses qui de leur nature seraient innocentes. S'il est ainsi, Chrétiens, et qui peut douter qu'il ne soit ainsi, après que la Vérité nous en assure? ô grands, ô riches du siècle, que votre condition me fait peur, et que j'appréhende pour vous ces crimes cachés et délicats qui ne se distinguent point par les objets, qui ne dépendent que d'un secret mouvement du cœur et d'un attachement presque imperceptible ! Mais tout le monde n'entend pas cette parole ; passons outre, Chrétiens, et, puisque les hommes du monde ne comprennent pas cette vérité, tâchons de leur faire voir le triste état de leur âme par une chute plus apparente.
Et certes il est impossible qu'en prenant si peu de soin de se retenir dans les choses qui sont permises, ils ne s'emportent bientôt jusqu'à ne craindre plus de poursuivre celles qui sont ouvertement défendues. Car, Chrétiens, qui ne le sait pas? qui ne le sent par expérience? notre esprit n'est pas fait de sorte qu'il puisse facilement se donner des bornes. Job l'avait bien connu par expérience : «J'ai fait un pacte avec mes yeux, de ne penser à aucune beauté mortelle. » Voyez qu'il règle la vue pour arrêter la pensée. Il réprime des regards qui pourraient être innocents, pour arrêter des pensées qui apparemment seraient criminelles ; ce qui n'est peut-être pas si clairement défendu par la loi de Dieu, il y oblige ses yeux par traité exprès. Pourquoi? parce qu'il sait que, par cet abandon aux choses licites, il se fait dans tout notre cœur un certain épanchement d'une joie mondaine ; si bien que l'âme, se laissant aller à tout ce qui lui est permis, commence à s'irriter de ce que quelque chose lui est défendu. Ha ! quel état ! quel penchant ! quelle étrange disposition ! Je vous laisse à penser, Messieurs, si une liberté précipitée jusqu'au voisinage du vice ne s'emportera pas bientôt jusqu'à la licence ; si elle ne passera pas bientôt les limites, quand il ne lui restera plus qu'une si légère démarche. Sans doute, ayant pris sa course avec tant d'ardeur dans cette vaste carrière des choses permises, elle ne pourra plus retenir ses pas : et il lui arrivera infailliblement ce que dit de soi-même le grand saint Paulin : « Je m'emporte au-delà de ce que je dois, pendant que je ne prends aucun soin de me modérer en ce que je puis».
Après cela, Chrétiens, si Dieu ne fait un miracle, la licence des grandes fortunes n'a plus de limites : « Dans leur graisse, dit le Saint-Esprit, dans leur abondance, il se fait un fonds d'iniquité qui ne s'épuise jamais. » C'est de là que naissent ces péchés régnants, qui ne se contentent pas qu'on les souffre, ni même qu'on les excuse, mais qui veulent encore qu'on leur applaudisse. C'est là qu'on se plaît de faire le grand par le mépris de toutes les lois et en faisant une insulte publique à la pudeur du genre humain. Ha ! si je pouvais ici vous ouvrir le cœur d'un Nabuchodonosor ou d'un Balthazar, ou de quelque autre de ces rois superbes qui nous sont représentés dans l'Histoire sainte, vous verriez avec horreur et tremblement ce que peut, dans un cœur qui a oublié Dieu, cette terrible pensée de n'avoir rien qui nous contraigne. C'est alors que la convoitise va tous les jours se subtilisant et enchérissant sur elle-même.
De là naissent des vices inconnus, des monstres d'avarice, des raffinements de volupté, des délicatesses d'orgueil, qui n'ont pas de nom. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'au milieu de tous ces excès, souvent on s'imagine être vertueux, parce que, dans une licence qui n'a point de bornes, on compte parmi ses vertus tous les vices dont on s'abstient ; on croit faire grâce à Dieu et à sa justice de ne la pousser pas tout à fait à bout. L'impunité fait tout oser ; on ne pense ni au jugement, ni à la mort même, jusqu'à ce qu'elle vienne, toujours imprévue, finir l'enchaînement des crimes pour commencer celui des supplices.
Car de croire que sans miracle l'on puisse en ce seul moment briser des liens si forts, changer des inclinations si profondes, enfin abattre d'un même coup tout l'ouvrage de tant d'années, c'est une folie manifeste. A la vérité, Chrétiens, pendant, que la maladie supprime pour un peu de temps les atteintes les plus vives de la convoitise, je confesse qu'il est facile de jouer par crainte le personnage d'un pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui se font et se défont en un moment ; mais ses mouvements véritables ne se produisent pas de la sorte. Non, non, ni un nouvel homme ne se forme en un instant, ni ces affections vicieuses si intimement attachées ne s'arrachent pas par un seul effort. Car quelle puissance a la mort, quelle grâce extraordinaire, pour opérer tout à coup un changement si miraculeux ? Peut-être que vous penserez que la mort nous enlève tout, et qu'on se résout aisément de se détacher de ce qu'on va perdre. Ne vous trompez pas, Chrétiens ; plutôt il faut craindre un effet contraire : car c'est le naturel du cœur humain de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu'on lui ôte. Considérez ce roi d'Amalec, tendre et délicat, qui, se voyant proche de la mort, s'écrie avec tant de larmes : « Est-ce ainsi que la mort amère sépare les choses ? » Il pensait et à sa gloire et à ses plaisirs ; et vous voyez comme, à la vue de la mort qui lui enlève son bien, toutes ses passions émues et s'irritent et se réveillent.
Ainsi la séparation augmente l'attache d'une manière plus obscure et plus confuse, mais aussi plus profonde et plus intime ; et ce regret amer d'abandonner tout, s'il avait la liberté de s'expliquer, on verrait qu'il confirme par un dernier acte tout ce qui s'est passé dans la vie, bien loin de le rétracter. C'est, Messieurs, ce qui me fait craindre que ces belles conversions des mourants ne soient que sur la bouche ou sur le visage, ou dans la fantaisie alarmée, et non dans la conscience. Mais il fait de si beaux actes de détachement ! — Mais je crains qu'ils ne soient forcés ; je crains qu'ils ne soient dictés par l'attache même. — Mais il déteste tous ses péchés ! — Mais c'est peut-être qu'il est condamné à faire amende honorable avant que d'être traîné au dernier supplice. — Mais pourquoi faites-vous un si mauvais jugement ? — Parce que, ayant commencé trop tard l'œuvre de son détachement total, le temps lui a manqué pour accomplir une telle affaire.
Second Point.
J'entends dire tous les jours aux hommes du monde qu'ils ne peuvent trouver de loisir : toutes les heures s'écoulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt ; et, dans ce mouvement éternel, la grande affaire du salut, qui est toujours celle qu'on remet, ne manque jamais de tomber toute entière au temps de la mort, avec tout ce qu'elle a de plus épineux.
Je trouve deux causes de cet embarras : premièrement nos prétentions, secondement notre inquiétude. Les prétentions nous engagent et nous amusent jusqu'au dernier jour ; cependant notre inquiétude, c'est-à-dire l'impatience d'une humeur active et remuante, est si féconde en occupations, que la mort nous trouve encore empressés dans une infinité de soins superflus. Sur ces principes, ô hommes du monde, venez, que je vous raconte votre destinée. Quelque charge que l'on vous donne, quelque établissement que l'on vous assure, jamais s vous ne cesserez de prétendre: ce que vous croyez la fin de votre course, quand vous y serez arrivés, vous ouvrira inopinément une nouvelle carrière.
La raison, Messieurs, la voici : c'est que votre humeur est toujours la même, et que la facilité se trouve plus grande. Commencer, c'est le grand travail : à mesure que vous avancez, vous avez plus de moyens de vous avancer ; et si vous couriez avec tant d'ardeur lorsqu'il fallait grimper par des précipices, il est hors, de la vraisemblance que vous vous arrêtiez tout à coup quand vous aurez rencontré la plaine. Ainsi tous les présents de la fortune vous seront un engagement pour vous abandonner tout à fait à des prétentions infinies.
Bien plus, quand on cessera de vous donner, vous ne cesserez pas de prétendre. Le monde, pauvre en effets, est toujours magnifique en promesse [s] ; et comme la source des biens se tarit bientôt, il serait tout à fait à sec, s'il ne savait distribuer des espérances. Et est- il homme, Messieurs, qui soit plus aisé à mener bien loin qu'un qui espère, parce qu'il aide lui-même à se tromper? Le moindre jour dissipe toutes ses ténèbres et le console de tous ses ennuis ; et quand même il n'y a plus aucune espérance, la longue habitude d'attendre toujours, que l'on a contractée à la cour, fait que l'on vit toujours en attente, et que l'on ne peut se défaire du titre de poursuivant, sans lequel on croirait n'être plus du monde. Ainsi nous allons toujours tirant après nous cette longue chaîne traînante de notre espérance ; et avec cette espérance, quelle involution d'affaires épineuses ! et à travers de ces affaires et de ces épines, que de péchés ! que d'injustices ! que de tromperies ! que d'iniquités enlacées! «Malheur à vous, dit le prophète, qui traînez tant d'iniquités dans les cordes de la vanité ! » c'est-à-dire, si je ne me trompe, tant d'affaires iniques dans cet enchaînement infini de vos espérances trompeuses .
Que dirai-je maintenant, Messieurs, de cette humeur inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir et impatiente du repos? D'où vient qu'elle ne cesse de nous agiter et de nous ôter notre meilleur, en nous engageant d'affaire en affaire, avec un empressement qui ne finit pas? Un principe très véritable, mais mal appliqué, nous jette dans cet embarras : la nature même nous enseigne que la vie est dans l'action. Mais les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l'efficace de cette action paisible et intérieure qui occupe l'âme en elle-même ; ils ne croient pas s'exercer s'ils ne s'agitent, ni se mouvoir s'ils ne font du bruit : de sorte qu'ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s'abîment dans un commerce éternel d'intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux , et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire , par l'image d'une liberté errante. Comme un arbre, dit saint Augustin, que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches ; bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agitant, et le jette tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l'arbre s'égaye par la liberté de son mouvement ; ainsi, dit ce grand évêque, encore que les hommes du monde n'aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s'imaginent jouir d'un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains.
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d'affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d'un personnage nécessaire; que faites-vous pour la grande affaire, pour l'affaire de l'éternité? C'est à l'affaire de l'éternité que doivent céder tous les emplois ; c'est à l'affaire de l'éternité que doivent servir tous les temps. Dites-moi, en quel état est donc cette affaire? — Ha! pensons-y, direz-vous. — Vous êtes donc averti que vous êtes malade dangereusement, puisque vous songez enfin à votre salut. Mais, hélas ! que le temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Je ne parle point en ce lieu, ni des douleurs qui vous pressent, ni de la crainte qui vous étonne, ni des vapeurs qui vous offusquent : je ne regarde que l'empressement.
Écoutez de quelle force on frappe à la porte ; on la rompra bientôt, si l'on n'ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur ajournement, pour vous appeler devant Dieu et devant sa Chambre de justice. Écoutez avec quelle presse il vous parle par son prophète : «La fin est venue; la fin est venue ; maintenant la fin est sur toi, et j'envoierai ma fureur contre toi, et je te jugerai selon tes voies ; et tu sauras que je suis le Seigneur.» — O Seigneur, que vous me pressez ! — Encore une nouvelle recharge : «La fin est venue, la fin est venue : la justice, que tu croyais endormie, s'est éveillée contre toi; la voilà qu'elle est à la porte.» Le jour de vengeance est proche.
«Toutes les terreurs te semblaient vaines, et toutes les menaces trop éloignées ; et maintenant , dit le Seigneur, je te frapperai de près, et je mettrai tous tes crimes sur ta tête, et tu sauras que je suis le Seigneur qui frappe .»
Tels sont, Messieurs, les ajournements par lesquels Dieu nous appelle à son tribunal et à sa Chambre de justice. Mais enfin voici le jour qu'il faut comparaître. L'ange qui préside à la mort recule d'un moment à l'autre, pour étendre le temps de la pénitence ; mais enfin il vient un ordre d'en haut : «Pressez ; concluez ; l'audience est ouverte, le juge est assis ; criminel, venez plaider votre cause.» Mais que vous avez peu de temps pour vous préparer ! Ha ! que vous jetterez de cris superflus ! Ha ! que vous soupirerez amèrement après tant d'années perdues ! Vainement, inutilement: il n'y a plus de temps pour vous; vous entrez au séjour de l'éternité. Je vous vois étonné et éperdu en présence de votre juge ; mais regardez encore vos accusateurs : ce sont les pauvres qui vont s'élever contre votre dureté inexorable.
Troisième Point.
J'ai remarqué, Chrétiens, que le grand apôtre saint Paul, parlant, dans la deuxième épitre à Timothée , de ceux qui s'aiment eux-mêmes et leurs plaisirs, les appelle « des hommes cruels, sans affection, sans miséricorde» ; et je me suis souvent étonné d'une si étrange contexture. En effet, cette aveugle attache aux plaisirs semble d'abord n'être que flatteuse, et ne paraît ni cruelle ni malfaisante ; mais il est aisé de se détromper, et de voir dans cette douceur apparente une force maligne et pernicieuse. Saint Augustin nous l'explique par cette comparaison : Voyez, dit-il , les buissons hérissés d'épines, qui font horreur à la vue ; la racine en est douce et ne pique pas ; mais c'est elle qui pousse ces pointes perçantes qui ensanglantent les mains si violemment : ainsi l'amour des plaisirs. Quand j'écoute parler les voluptueux dans le livre de la Sapience, je ne vois rien de plus agréable ni de plus riant : ils ne parlent que de fleurs, que de festins, que de danses, que de passetemps : «Couronnons nos têtes de fleurs, avant qu'elles soient flétries. » Ils invitent tout le monde à leur bonne chère, et ils veulent leur faire part de leurs plaisirs : Que leurs paroles sont douces! que leur humeur est enjouée ! que leur compagnie est désirable ! Mais, si vous laissez pousser cette racine, les épines sortiront bientôt ; car écoutez la suite de leurs discours : « Opprimons, ajoutent-ils, le juste et le pauvre ». « Ne pardonnons point à la veuve, ni à l'orphelin.»
Quel est, Messieurs, ce changement, et qui aurait jamais attendu d'une douceur si plaisante une cruauté si impitoyable? C'est le génie de la volupté : elle se plaît à opprimer le juste et le pauvre, le juste qui lui est contraire, le pauvre qui doit être sa proie; c'est à dire: on la contredit, elle s'effarouche; elle s'épuise elle-même, il faut bien qu'elle se remplisse par des pilleries ; et voilà cette volupté si commode, si aisée et si indulgente, devenue cruelle et insupportable. Vous direz sans doute, Messieurs, que vous êtes bien éloignés de ces excès ; et je crois facilement qu'en cette assemblée, et à la vue d'un roi si juste, de telles inhumanités n'oseraient paraître : mais sachez que l'oppression des faibles et des innocents n'est pas tout le crime de la cruauté.
Le mauvais riche nous fait bien connaître qu'outre cette ardeur furieuse qui étend les mains aux violences elle a encore sa dureté qui ferme les oreilles aux plaintes, les entrailles à la compassion et les mains au secours. C'est, Messieurs, cette dureté qui fait des voleurs sans dérober, et des meurtriers sans verser du sang. Tous les saints Pères disent, d'un commun accord, que ce riche inhumain de notre évangile a dépouillé le pauvre Lazare, parce qu'il ne l'a pas revêtu; qu'il l'a égorgé cruellement, parce qu'il ne l`a pas nourri. Et cette dureté meurtrière est née de son abondance et de ses délices.
O Dieu clément et juste! ce n'est pas pour cette raison que vous avez communiqué aux grands de la terre un rayon de votre puissance ; vous les avez faits grands pour servir de pères à vos pauvres ; votre providence a pris soin de détourner les maux de dessus leurs têtes, afin qu'ils pensassent à ceux du prochain ; vous les avez mis à leur aise et en liberté, afin qu'ils fissent leur affaire du soulagement de vos enfants ; et la grandeur, au contraire, les rend dédaigneux ; leur abondance, secs ; leur félicité, insensibles, encore qu'ils voient tous les jours non tant des pauvres et des misérables que la misère elle-même et la pauvreté en personne, pleurante et gémissante à leur porte!
Je ne m'en étonne pas, Chrétiens ; d'autres pauvres plus pressants et plus affamés ont gagné les avenues les plus proches, et épuisé les libéralités à un passage plus secret. Expliquons-nous nettement : je parle de ces pauvres intérieurs qui ne cessent de murmurer, quelque soin qu'on prenne de les satisfaire, toujours avides, toujours affamés dans la profusion et dans l'excès même, je veux dire nos passions et nos convoitises. C'est en vain, ô pauvre Lazare ! que tu gémis à la porte, ceux-ci sont déjà au coeur; ils ne s'y présentent pas, mais ils l'assiègent ; ils ne demandent pas, mais ils arrachent. O Dieu ! quelle violence ! Représentez-vous, Chrétiens, dans une sédition, une populace furieuse, qui demande arrogamment, toute prête à arracher si on la refuse : ainsi dans l'âme de ce mauvais riche ; et ne l 'allons pas chercher dans la parabole, plusieurs le trouveront dans leur conscience. Donc, dans l'âme de ce mauvais riche et de ses cruels imitateurs, où la raison a perdu l'empire, où les lois n'ont plus de vigueur, l'ambition, l'avarice, la délicatesse, toutes les autres passions, troupe mutine et emportée, font retentir de toutes parts un cri séditieux, où l'on n'entend que ces mots : « Apporte, apporte » : apporte toujours de l'aliment à l'avarice; apporte une somptuosité plus raffinée à ce luxe curieux et délicat ; apporte des plaisirs plus exquis à cet appétit dégoûté par son abondance.
Parmi les cris furieux de ces pauvres impudents et insatiables, se peut-il faire que vous entendiez la voix languissante des pauvres qui tremblent devant vous, qui sont honteux de leur misère, accoutumés à la surmonter par un travail assidu. C'est pourquoi ils meurent de faim ; oui, Messieurs, ils meurent de faim dans vos terres, dans vos châteaux, dans les villes, dans les campagnes, à la porte et aux environs de vos hôtels : nul ne court à leur aide. Hélas ! ils ne vous demandent que le superflu, quelques miettes de votre table, quelques restes de votre grande chère. Mais ces pauvres que vous nourrissez trop bien au dedans épuisent tout votre fonds. La profusion, c'est leur besoin ; non seulement le superflu, mais l'excès même leur est nécessaire ; et il n'y a plus aucune espérance pour les pauvres de Jésus-Christ, si vous n'apaisez ce tumulte et cette sédition intérieure. Et cependant ils subsisteraient, si vous leur donniez quelque chose de ce que votre prodigalité répand, ou de ce que votre avarice ménage.
Mais, sans être possédé de toutes ces passions violentes, la félicité toute seule, et je prie que l'on entende cette vérité, oui, la félicité toute seule est capable d'endurcir le cœur de l'homme. L'aise, la joie, l'abondance remplissent l'âme de telle sorte qu'elles en éloignent tout le sentiment de la misère des autres, et mettent à sec, si l'on n'y prend garde, la source de la compassion. C'est ici la malédiction des grandes fortunes ; c'est ici que l'esprit du monde paraît le plus opposé à l'esprit du christianisme. Car qu'est-ce que l'esprit du christianisme ? Esprit de fraternité, esprit de tendresse et de compassion, qui nous fait sentir les maux de nos frères, entrer dans leurs intérêts, souffrir de tous leurs besoins.
Au contraire, l'esprit du monde, c'est-à-dire l'esprit de grandeur, c'est un excès d 'amour-propre qui, bien loin de penser aux autres, s'imagine qu'il n'y a que lui. Écoutez son langage dans le prophète Isaïe :« Tu as dit en ton coeur : Je suis, et il n'y a que moi sur la terre.» Je suis! il se fait un dieu, et il semble vouloir imiter celui qui a dit : «Je suis Celui qui est .» Je suis ; il n'y a que moi : toute cette multitude, ce sont des têtes de nul prix, et, comme on parle, des gens de néant. Ainsi chacun ne compte que soi ; et, tenant tout le reste dans l'indifférence, on tâche de vivre à son aise, dans une souveraine tranquillité des fléaux qui affligent le genre humain.
Ha ! Dieu est juste et équitable. Vous y viendrez vous-même, riche impitoyable, aux jours de besoin et d'angoisse. Ne croyez pas que je vous menace du changement de votre fortune : l'événement en est casuel ; mais ce que je veux dire n'est pas douteux. Elle viendra au jour destiné, cette dernière maladie. où, parmi un nombre infini d'amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez sans secours, plus délaissé, plus abandonné que ce pauvre qui meurt sur la paille et qui n'a pas un drap pour sa sépulture. Car, en cette fatale maladie, que serviront ces amis, qu'à vous affliger par leur présence ; ces médecins, qu'à vous tourmenter ; ces serviteurs, qu'à courir deçà et delà dans votre maison avec un empressement inutile? Il vous faut d'autres amis, d'autres serviteurs : ces pauvres que vous avez méprisé [s] sont les seuls qui seraient capables de vous secourir. Que n'avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels ?
Ha ! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez seulement écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous : ils vous auraient donné des bénédictions, lorsque vous les auriez consolés dans leur amertume, qui feraient maintenant distiller sur vous une rosée rafraîchissante : leurs côtés revêtus, dit le saint prophète, leurs entrailles rafraîchies, leur faim rassasiée vous auraient béni ; leurs saints anges veilleraient autour de votre lit, comme des amis officieux ; et ces médecins spirituels consulteraient entre eux nuit et jour pour vous trouver des remèdes. Mais vous avez aliéné leur esprit ; et le prophète Jérémie me les représente vous condamnant eux-mêmes sans miséricorde.
Voici, Messieurs, un grand spectacle : venez considérer les saints anges dans la chambre d'un mauvais riche mourant. Oui, pendant que ses médecins consultent l'état de sa maladie et que sa famille tremblante attend le résultat de la conférence, ces médecins invisibles consultent d'un mal bien plus dangereux :«Nous avons soigné cette Babylone, et elle ne s'est point guérie ; » nous avons traité diligemment ce riche cruel : que d'huiles ramollissantes, que de douces fomentations nous avons mises sur ce cœur ! et il ne s'est pas amolli, et sa dureté ne s'est pas fléchie : tout a réussi contre nos pensées, et le malade s'est empiré parmi nos remèdes. « Laissons-le là, disent-ils; retournons à notre patrie, » d'où nous étions descendus pour son secours: Ne voyez-vous pas sur son front le caractère d'un réprouvé? La dureté de son cœur a endurci contre lui le cœur de Dieu ; les pauvres l'ont déféré à son tribunal ; son procès lui est fait au ciel ; et quoiqu'il ait fait largesse en mourant des biens qu'il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à ses prières, et il n'y a plus pour lui de miséricorde :
Considérez, Chrétiens, si vous voulez mourir dans cet abandon ; et, si cet état vous fait horreur, pour éviter les cris de reproche que feront contre vous les pauvres, écoutez les cris de la misère. Ha ! le ciel n'est pas encore fléchi sur nos crimes. Dieu semblait s'être apaisé en donnant la paix à son peuple ; mais nos péchés continuels ont rallumé sa juste fureur. Il nous a donné la paix , et lui-même nous fait la guerre : il a envoyé contre nous, pour punir notre ingratitude, la maladie, la mortalité, la disette extrême, une intempérie étonnante, je ne sais quoi de déréglé dans toute la nature, qui semble nous menacer de quelques suites funestes, si nous n'apaisons sa colère. Et dans les pro vinces éloignées, et même dans cette ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant d'excès, une infinité de familles meurent de faim et de désespoir : vérité constante, publique, assurée. 0 calamité de nos jours !
Quelle joie pouvons-nous avoir? Faut-il que nous voyions de si grands malheurs ! Et ne nous semble-t-il pas qu'à chaque moment tant de cruelles extrémités que nous savons, que nous entendons de toutes parts, nous reprochent devant Dieu et devant les hommes ce que nous donnons à nos sens, à notre curiosité, à notre luxe? Qu'on ne demande plus maintenant jusqu'où va l'obligation d'assister les pauvres! La faim a tranché ce doute, le désespoir a terminé la question, et nous sommes réduits à ces cas extrêmes où tous les Pères et tous les théologiens nous enseignent, d'un commun accord, que, si l'on n'aide le prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa mort, on rendra compte à Dieu de son sang, de son âme, de tous les excès où la fureur de la faim et le désespoir le précipite.
Qui nous donnera que nous entendions le plaisir de donner la vie ? Qui nous donnera, Chrétiens, que nos cœurs soient comblés de l'onction du Saint-Esprit, pour goûter ce plaisir sublime de soulager les misérables, de consoler Jésus-Christ qui souffre en eux, de faire reposer, dit le saint Apôtre, leurs entrailles affamées? Ha! Que ce plaisir est saint! Ha! que c'est un plaisir vraiment royal!
Sire, Votre Majesté aime ce plaisir ; elle en a donné des marques sensibles, qui seront suivies de plus grands effets. C'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à agir; eux-mêmes ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils rendront compte à Dieu de ce qu'ils peuvent. C'est tout ce qu'on peut dire à Votre Majesté. Il faut dire le reste à Dieu, et le prier humblement de découvrir à un si grand roi les moyens de satisfaire à l'obligation de sa conscience, de mettre le comble à sa gloire et de poser l'appui le plus nécessaire de son salut éternel.
SERMON DU MAUVAIS RICHE.
5 mars 1662.
Je laisse Jésus-Christ sur le Thabor dans les splendeurs de sa gloire, pour arrêter ma vue sur un autre objet moins agréable, à la vérité, mais qui nous presse plus fortement à la pénitence. C'est le mauvais riche mourant, et mourant comme il a vécu, dans l'attache à ses passions, dans l'engagement au péché, dans l'obligation à la peine.
Dans le dessein que j'ai pris de faire tout l'entretien de cette semaine sur la triste aventure de ce misérable, je m'étais d'abord proposé de donner comme deux tableaux, dont l'un représenterait sa mauvaise vie, et l'autre sa fin malheureuse ; mais j'ai cru que les pécheurs, toujours favorables à ce qui éloigne leur conversion, si je faisais ce partage, se persuaderaient trop facilement qu'ils pourraient aussi détacher ces choses, qui ne sont, pour notre malheur, que trop enchaînées, et qu'une espérance présomptueuse de corriger à la mort ce qui manquerait à la vie nourrirait leur impénitence. Je me suis donc résolu de leur faire considérer dans ce discours comme, par une chute insensible on tombe d'une vie licencieuse à une mort désespérée ; afin que, contemplant d'une même vue ce qu'ils font et ce qu'ils s'attirent, où ils sont et où ils s'engagent, ils quittent la voie en laquelle ils marchent, par la crainte de l'abîme où elle conduit. Vous donc , ô divin Esprit, sans lequel toutes nos pensées sont sans force et toutes nos paroles sans poids, donnez efficace à ce discours, touché des saintes prières de la bienheureuse Marie, à laquelle nous allons dire : Ave.
C'est trop se laisser surprendre aux vaines descriptions des peintres et des poètes, que de croire la vie et la mort autant dissemblables que les uns et les autres nous les figurent. Il leur faut donner les mêmes traits. C'est pourquoi les hommes se trompent lorsque, trouvant leur conversion si pénible pendant la vie, ils s'imaginent que la mort aplanira ces difficultés, se persuadant peut-être qu'il leur sera plus aisé de se changer, lorsque la nature altérée touchera de près à son changement dernier et irrémédiable. Car ils devraient penser, au contraire, que la mort n'a pas un être distinct qui la sépare de la vie ; mais qu'elle n'est autre chose, sinon une vie qui s'achève. Or, qui ne sait, Chrétiens, qu'à la conclusion de la pièce, on n'introduit pas d'autres personnages que ceux qui ont paru dans les autres scènes ; et que les eaux d'un torrent, lorsqu'elles se perdent, ne sont pas d'une autre nature que lorsqu'elles coulent ?
C'est donc cet enchaînement qu'il nous faut aujourd'hui comprendre; et, afin de concevoir plus distinctement comme ce qui se passe en la vie porte coup au point de la mort, traçons ici en un mot la vie d'un homme du monde. Ses plaisirs et ses affaires partagent ses soins : par l'attache à ses plaisirs, il n'est pas à Dieu ; par l'empressement de ses affaires, il n'est pas à soi ; et ces deux choses ensemble le rendent insensible aux malheurs d'autrui. Ainsi notre mauvais riche, homme de plaisirs et de bonne chère, ajoutez, si vous le voulez, homme d'affaires et d'intrigues, étant enchanté par les uns et occupé par les autres, ne s'était jamais arrêté pour regarder en passant le pauvre Lazare qui mourait de faim à sa porte.
Telle est la vie d'un homme du monde ; et presque tous ceux qui m'écoutent se trouveront tantôt, s'ils y prennent garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin, Chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort, qui s'avançait pas à pas, arrive, imprévue et inopinée. On dit à ce mondain délicat, à ce mondain empressé, à ce mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière est venue : il se réveille en sursaut, comme d'un profond assoupissement. Il commence à se repentir de s'être si fort attaché au monde, qu'il est enfin contraint de quitter. Il veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois il sent quelque chose, qu'il n'est pas possible, du moins tout à coup, de faire une rupture si violente ; il demande du temps en pleurant, pour accomplir un si grand ouvrage, et il voit que tout le temps lui est échappé.
Ha ! dans une occasion si pressante, où les grâces communes ne suffisent pas, il implore un secours extraordinaire ; mais comme il n'a lui-même jamais eu pitié de personne, aussi tout est sourd à l'entour de lui au jour de son affliction. Tellement que par ses plaisirs, par ses empressements, par sa dureté, il arrive enfin, le malheureux à la plus grande séparation sans détachement ; à la plus grande affaire sans loisir; à la plus grande misère sans assistance . O Seigneur, Seigneur tout-puissant, donnez efficace à mes paroles, pour graver dans les cœurs de ceux qui m'écoutent des vérités si importantes. Commençons à parler de l'attache au monde.
Premier Point.
L'abondance, la bonne fortune, la vie délicate et voluptueuse sont comparées souvent dans les Saintes lettres à des fleuves impétueux, qui passent sans s'arrêter et tombent sans pouvoir soutenir leur propre poids. Mais, si la félicité du monde imite un fleuve dans son inconstance, elle lui ressemble aussi dans sa force, parce qu'en tombant, elle nous pousse, et qu'en coulant elle nous tire. Il faut aujourd'hui, Messieurs, vous représenter cet attrait puissant. Venez et ouvrez les yeux, et voyez les liens cachés dans lesquels votre cœur est pris; mais, pour comprendre tous les degrés de cette déplorable servitude où nous jettent les biens du monde, contemplez ce que fait en nous l'attache d'un cœur qui les possède, l'attache d'un cœur qui en use, l'attache d'un cœur qui s'y abandonne. O quelles chaînes ! ô quel esclavage ! Mais disons les choses par ordre.
Premièrement, Chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple, on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut : Ha! c'est alors, disons-nous, que le cœur, qui se resserre dans l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté toute entière dans la commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu : tous les jours, nous nous flattons de cette pensée. Mais notre erreur est extrême. Certes, c'est une folie de s'imaginer que les richesses guérissent l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre, à qui tout manque ; et je ne m'en étonne pas. Car il faut entendre, Messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, mais que chaque petite partie attire une affection particulière : ce qui fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins sensible, dans l'abondance que dans la disette.
Il en est comme des cheveux, qui font toujours sentir la même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire d'une belle tête qui en est couverte : on sent toujours la même douleur, à cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette; au contraire, qu'elle est, du moins en ceci, et plus captive et plus engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids qui l'accable. Te voilà donc, ô homme du monde, attaché à ton propre bien avec un amour immense ! Mais il se croirait pauvre dans son abondance (de même de toutes les autres passions), s'il n'usait de sa bonne fortune. Voyons quel est cet usage ; et pour procéder toujours avec ordre, laissons ceux qui s'emportent d'abord aux excès, et considérons un moment les autres, qui s'imaginent être modérés quand ils se donnent de tout leur cœur aux choses permises.
Le mauvais riche de la parabole les doit faire trembler jusqu'au fond de l'âme. Qui n'a ouï remarquer cent fois que le Fils de Dieu ne nous parle ni de ses adultères, ni de ses rapines, ni de ses violences? Sa délicatesse et sa bonne chère font une partie si considérable de son crime, que c'est presque le seul désordre qui nous est rapporté dans notre évangile. « C'est un homme, dit saint Grégoire, qui s'est damné dans les choses permises, parce qu'il s'y est donné tout entier, parce qu'il s'y est laissé aller sans retenue :» tant il est vrai, Chrétiens, que ce n'est pas toujours l'objet défendu, mais que c'est fort souvent l'attache qui fait des crimes damnables
O Dieu! qui ne serait étonné? Qui ne s'écrierait avec le Sauveur: Ha! que la voie est étroite qui nous conduit au royaume ! Sommes-nous donc si malheureux, qu'il y ait quelque chose qui soit défendu, même dans l'usage de ce qui est permis? N'en doutons pas, Chrétiens : quiconque a les yeux ouverts pour entendre la force de cet oracle prononcé parle Fils de Dieu : Nul ne peut servir deux maîtres, il pourra aisément comprendre qu'à quelque bien que le cœur s'attache, soit qu'il soit défendu, soit qu'il soit permis, s'il s'y donne tout entier, il n'est plus à Dieu ; et ainsi qu'il peut y avoir des attachements damnables à des choses qui de leur nature seraient innocentes. S'il est ainsi, Chrétiens, et qui peut douter qu'il ne soit ainsi, après que la Vérité nous en assure? ô grands, ô riches du siècle, que votre condition me fait peur, et que j'appréhende pour vous ces crimes cachés et délicats qui ne se distinguent point par les objets, qui ne dépendent que d'un secret mouvement du cœur et d'un attachement presque imperceptible ! Mais tout le monde n'entend pas cette parole ; passons outre, Chrétiens, et, puisque les hommes du monde ne comprennent pas cette vérité, tâchons de leur faire voir le triste état de leur âme par une chute plus apparente.
Et certes il est impossible qu'en prenant si peu de soin de se retenir dans les choses qui sont permises, ils ne s'emportent bientôt jusqu'à ne craindre plus de poursuivre celles qui sont ouvertement défendues. Car, Chrétiens, qui ne le sait pas? qui ne le sent par expérience? notre esprit n'est pas fait de sorte qu'il puisse facilement se donner des bornes. Job l'avait bien connu par expérience : «J'ai fait un pacte avec mes yeux, de ne penser à aucune beauté mortelle. » Voyez qu'il règle la vue pour arrêter la pensée. Il réprime des regards qui pourraient être innocents, pour arrêter des pensées qui apparemment seraient criminelles ; ce qui n'est peut-être pas si clairement défendu par la loi de Dieu, il y oblige ses yeux par traité exprès. Pourquoi? parce qu'il sait que, par cet abandon aux choses licites, il se fait dans tout notre cœur un certain épanchement d'une joie mondaine ; si bien que l'âme, se laissant aller à tout ce qui lui est permis, commence à s'irriter de ce que quelque chose lui est défendu. Ha ! quel état ! quel penchant ! quelle étrange disposition ! Je vous laisse à penser, Messieurs, si une liberté précipitée jusqu'au voisinage du vice ne s'emportera pas bientôt jusqu'à la licence ; si elle ne passera pas bientôt les limites, quand il ne lui restera plus qu'une si légère démarche. Sans doute, ayant pris sa course avec tant d'ardeur dans cette vaste carrière des choses permises, elle ne pourra plus retenir ses pas : et il lui arrivera infailliblement ce que dit de soi-même le grand saint Paulin : « Je m'emporte au-delà de ce que je dois, pendant que je ne prends aucun soin de me modérer en ce que je puis».
Après cela, Chrétiens, si Dieu ne fait un miracle, la licence des grandes fortunes n'a plus de limites : « Dans leur graisse, dit le Saint-Esprit, dans leur abondance, il se fait un fonds d'iniquité qui ne s'épuise jamais. » C'est de là que naissent ces péchés régnants, qui ne se contentent pas qu'on les souffre, ni même qu'on les excuse, mais qui veulent encore qu'on leur applaudisse. C'est là qu'on se plaît de faire le grand par le mépris de toutes les lois et en faisant une insulte publique à la pudeur du genre humain. Ha ! si je pouvais ici vous ouvrir le cœur d'un Nabuchodonosor ou d'un Balthazar, ou de quelque autre de ces rois superbes qui nous sont représentés dans l'Histoire sainte, vous verriez avec horreur et tremblement ce que peut, dans un cœur qui a oublié Dieu, cette terrible pensée de n'avoir rien qui nous contraigne. C'est alors que la convoitise va tous les jours se subtilisant et enchérissant sur elle-même.
De là naissent des vices inconnus, des monstres d'avarice, des raffinements de volupté, des délicatesses d'orgueil, qui n'ont pas de nom. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'au milieu de tous ces excès, souvent on s'imagine être vertueux, parce que, dans une licence qui n'a point de bornes, on compte parmi ses vertus tous les vices dont on s'abstient ; on croit faire grâce à Dieu et à sa justice de ne la pousser pas tout à fait à bout. L'impunité fait tout oser ; on ne pense ni au jugement, ni à la mort même, jusqu'à ce qu'elle vienne, toujours imprévue, finir l'enchaînement des crimes pour commencer celui des supplices.
Car de croire que sans miracle l'on puisse en ce seul moment briser des liens si forts, changer des inclinations si profondes, enfin abattre d'un même coup tout l'ouvrage de tant d'années, c'est une folie manifeste. A la vérité, Chrétiens, pendant, que la maladie supprime pour un peu de temps les atteintes les plus vives de la convoitise, je confesse qu'il est facile de jouer par crainte le personnage d'un pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui se font et se défont en un moment ; mais ses mouvements véritables ne se produisent pas de la sorte. Non, non, ni un nouvel homme ne se forme en un instant, ni ces affections vicieuses si intimement attachées ne s'arrachent pas par un seul effort. Car quelle puissance a la mort, quelle grâce extraordinaire, pour opérer tout à coup un changement si miraculeux ? Peut-être que vous penserez que la mort nous enlève tout, et qu'on se résout aisément de se détacher de ce qu'on va perdre. Ne vous trompez pas, Chrétiens ; plutôt il faut craindre un effet contraire : car c'est le naturel du cœur humain de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu'on lui ôte. Considérez ce roi d'Amalec, tendre et délicat, qui, se voyant proche de la mort, s'écrie avec tant de larmes : « Est-ce ainsi que la mort amère sépare les choses ? » Il pensait et à sa gloire et à ses plaisirs ; et vous voyez comme, à la vue de la mort qui lui enlève son bien, toutes ses passions émues et s'irritent et se réveillent.
Ainsi la séparation augmente l'attache d'une manière plus obscure et plus confuse, mais aussi plus profonde et plus intime ; et ce regret amer d'abandonner tout, s'il avait la liberté de s'expliquer, on verrait qu'il confirme par un dernier acte tout ce qui s'est passé dans la vie, bien loin de le rétracter. C'est, Messieurs, ce qui me fait craindre que ces belles conversions des mourants ne soient que sur la bouche ou sur le visage, ou dans la fantaisie alarmée, et non dans la conscience. Mais il fait de si beaux actes de détachement ! — Mais je crains qu'ils ne soient forcés ; je crains qu'ils ne soient dictés par l'attache même. — Mais il déteste tous ses péchés ! — Mais c'est peut-être qu'il est condamné à faire amende honorable avant que d'être traîné au dernier supplice. — Mais pourquoi faites-vous un si mauvais jugement ? — Parce que, ayant commencé trop tard l'œuvre de son détachement total, le temps lui a manqué pour accomplir une telle affaire.
Second Point.
J'entends dire tous les jours aux hommes du monde qu'ils ne peuvent trouver de loisir : toutes les heures s'écoulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt ; et, dans ce mouvement éternel, la grande affaire du salut, qui est toujours celle qu'on remet, ne manque jamais de tomber toute entière au temps de la mort, avec tout ce qu'elle a de plus épineux.
Je trouve deux causes de cet embarras : premièrement nos prétentions, secondement notre inquiétude. Les prétentions nous engagent et nous amusent jusqu'au dernier jour ; cependant notre inquiétude, c'est-à-dire l'impatience d'une humeur active et remuante, est si féconde en occupations, que la mort nous trouve encore empressés dans une infinité de soins superflus. Sur ces principes, ô hommes du monde, venez, que je vous raconte votre destinée. Quelque charge que l'on vous donne, quelque établissement que l'on vous assure, jamais s vous ne cesserez de prétendre: ce que vous croyez la fin de votre course, quand vous y serez arrivés, vous ouvrira inopinément une nouvelle carrière.
La raison, Messieurs, la voici : c'est que votre humeur est toujours la même, et que la facilité se trouve plus grande. Commencer, c'est le grand travail : à mesure que vous avancez, vous avez plus de moyens de vous avancer ; et si vous couriez avec tant d'ardeur lorsqu'il fallait grimper par des précipices, il est hors, de la vraisemblance que vous vous arrêtiez tout à coup quand vous aurez rencontré la plaine. Ainsi tous les présents de la fortune vous seront un engagement pour vous abandonner tout à fait à des prétentions infinies.
Bien plus, quand on cessera de vous donner, vous ne cesserez pas de prétendre. Le monde, pauvre en effets, est toujours magnifique en promesse [s] ; et comme la source des biens se tarit bientôt, il serait tout à fait à sec, s'il ne savait distribuer des espérances. Et est- il homme, Messieurs, qui soit plus aisé à mener bien loin qu'un qui espère, parce qu'il aide lui-même à se tromper? Le moindre jour dissipe toutes ses ténèbres et le console de tous ses ennuis ; et quand même il n'y a plus aucune espérance, la longue habitude d'attendre toujours, que l'on a contractée à la cour, fait que l'on vit toujours en attente, et que l'on ne peut se défaire du titre de poursuivant, sans lequel on croirait n'être plus du monde. Ainsi nous allons toujours tirant après nous cette longue chaîne traînante de notre espérance ; et avec cette espérance, quelle involution d'affaires épineuses ! et à travers de ces affaires et de ces épines, que de péchés ! que d'injustices ! que de tromperies ! que d'iniquités enlacées! «Malheur à vous, dit le prophète, qui traînez tant d'iniquités dans les cordes de la vanité ! » c'est-à-dire, si je ne me trompe, tant d'affaires iniques dans cet enchaînement infini de vos espérances trompeuses .
Que dirai-je maintenant, Messieurs, de cette humeur inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir et impatiente du repos? D'où vient qu'elle ne cesse de nous agiter et de nous ôter notre meilleur, en nous engageant d'affaire en affaire, avec un empressement qui ne finit pas? Un principe très véritable, mais mal appliqué, nous jette dans cet embarras : la nature même nous enseigne que la vie est dans l'action. Mais les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l'efficace de cette action paisible et intérieure qui occupe l'âme en elle-même ; ils ne croient pas s'exercer s'ils ne s'agitent, ni se mouvoir s'ils ne font du bruit : de sorte qu'ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s'abîment dans un commerce éternel d'intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux , et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire , par l'image d'une liberté errante. Comme un arbre, dit saint Augustin, que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches ; bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agitant, et le jette tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l'arbre s'égaye par la liberté de son mouvement ; ainsi, dit ce grand évêque, encore que les hommes du monde n'aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s'imaginent jouir d'un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains.
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d'affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d'un personnage nécessaire; que faites-vous pour la grande affaire, pour l'affaire de l'éternité? C'est à l'affaire de l'éternité que doivent céder tous les emplois ; c'est à l'affaire de l'éternité que doivent servir tous les temps. Dites-moi, en quel état est donc cette affaire? — Ha! pensons-y, direz-vous. — Vous êtes donc averti que vous êtes malade dangereusement, puisque vous songez enfin à votre salut. Mais, hélas ! que le temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Je ne parle point en ce lieu, ni des douleurs qui vous pressent, ni de la crainte qui vous étonne, ni des vapeurs qui vous offusquent : je ne regarde que l'empressement.
Écoutez de quelle force on frappe à la porte ; on la rompra bientôt, si l'on n'ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur ajournement, pour vous appeler devant Dieu et devant sa Chambre de justice. Écoutez avec quelle presse il vous parle par son prophète : «La fin est venue; la fin est venue ; maintenant la fin est sur toi, et j'envoierai ma fureur contre toi, et je te jugerai selon tes voies ; et tu sauras que je suis le Seigneur.» — O Seigneur, que vous me pressez ! — Encore une nouvelle recharge : «La fin est venue, la fin est venue : la justice, que tu croyais endormie, s'est éveillée contre toi; la voilà qu'elle est à la porte.» Le jour de vengeance est proche.
«Toutes les terreurs te semblaient vaines, et toutes les menaces trop éloignées ; et maintenant , dit le Seigneur, je te frapperai de près, et je mettrai tous tes crimes sur ta tête, et tu sauras que je suis le Seigneur qui frappe .»
Tels sont, Messieurs, les ajournements par lesquels Dieu nous appelle à son tribunal et à sa Chambre de justice. Mais enfin voici le jour qu'il faut comparaître. L'ange qui préside à la mort recule d'un moment à l'autre, pour étendre le temps de la pénitence ; mais enfin il vient un ordre d'en haut : «Pressez ; concluez ; l'audience est ouverte, le juge est assis ; criminel, venez plaider votre cause.» Mais que vous avez peu de temps pour vous préparer ! Ha ! que vous jetterez de cris superflus ! Ha ! que vous soupirerez amèrement après tant d'années perdues ! Vainement, inutilement: il n'y a plus de temps pour vous; vous entrez au séjour de l'éternité. Je vous vois étonné et éperdu en présence de votre juge ; mais regardez encore vos accusateurs : ce sont les pauvres qui vont s'élever contre votre dureté inexorable.
Troisième Point.
J'ai remarqué, Chrétiens, que le grand apôtre saint Paul, parlant, dans la deuxième épitre à Timothée , de ceux qui s'aiment eux-mêmes et leurs plaisirs, les appelle « des hommes cruels, sans affection, sans miséricorde» ; et je me suis souvent étonné d'une si étrange contexture. En effet, cette aveugle attache aux plaisirs semble d'abord n'être que flatteuse, et ne paraît ni cruelle ni malfaisante ; mais il est aisé de se détromper, et de voir dans cette douceur apparente une force maligne et pernicieuse. Saint Augustin nous l'explique par cette comparaison : Voyez, dit-il , les buissons hérissés d'épines, qui font horreur à la vue ; la racine en est douce et ne pique pas ; mais c'est elle qui pousse ces pointes perçantes qui ensanglantent les mains si violemment : ainsi l'amour des plaisirs. Quand j'écoute parler les voluptueux dans le livre de la Sapience, je ne vois rien de plus agréable ni de plus riant : ils ne parlent que de fleurs, que de festins, que de danses, que de passetemps : «Couronnons nos têtes de fleurs, avant qu'elles soient flétries. » Ils invitent tout le monde à leur bonne chère, et ils veulent leur faire part de leurs plaisirs : Que leurs paroles sont douces! que leur humeur est enjouée ! que leur compagnie est désirable ! Mais, si vous laissez pousser cette racine, les épines sortiront bientôt ; car écoutez la suite de leurs discours : « Opprimons, ajoutent-ils, le juste et le pauvre ». « Ne pardonnons point à la veuve, ni à l'orphelin.»
Quel est, Messieurs, ce changement, et qui aurait jamais attendu d'une douceur si plaisante une cruauté si impitoyable? C'est le génie de la volupté : elle se plaît à opprimer le juste et le pauvre, le juste qui lui est contraire, le pauvre qui doit être sa proie; c'est à dire: on la contredit, elle s'effarouche; elle s'épuise elle-même, il faut bien qu'elle se remplisse par des pilleries ; et voilà cette volupté si commode, si aisée et si indulgente, devenue cruelle et insupportable. Vous direz sans doute, Messieurs, que vous êtes bien éloignés de ces excès ; et je crois facilement qu'en cette assemblée, et à la vue d'un roi si juste, de telles inhumanités n'oseraient paraître : mais sachez que l'oppression des faibles et des innocents n'est pas tout le crime de la cruauté.
Le mauvais riche nous fait bien connaître qu'outre cette ardeur furieuse qui étend les mains aux violences elle a encore sa dureté qui ferme les oreilles aux plaintes, les entrailles à la compassion et les mains au secours. C'est, Messieurs, cette dureté qui fait des voleurs sans dérober, et des meurtriers sans verser du sang. Tous les saints Pères disent, d'un commun accord, que ce riche inhumain de notre évangile a dépouillé le pauvre Lazare, parce qu'il ne l'a pas revêtu; qu'il l'a égorgé cruellement, parce qu'il ne l`a pas nourri. Et cette dureté meurtrière est née de son abondance et de ses délices.
O Dieu clément et juste! ce n'est pas pour cette raison que vous avez communiqué aux grands de la terre un rayon de votre puissance ; vous les avez faits grands pour servir de pères à vos pauvres ; votre providence a pris soin de détourner les maux de dessus leurs têtes, afin qu'ils pensassent à ceux du prochain ; vous les avez mis à leur aise et en liberté, afin qu'ils fissent leur affaire du soulagement de vos enfants ; et la grandeur, au contraire, les rend dédaigneux ; leur abondance, secs ; leur félicité, insensibles, encore qu'ils voient tous les jours non tant des pauvres et des misérables que la misère elle-même et la pauvreté en personne, pleurante et gémissante à leur porte!
Je ne m'en étonne pas, Chrétiens ; d'autres pauvres plus pressants et plus affamés ont gagné les avenues les plus proches, et épuisé les libéralités à un passage plus secret. Expliquons-nous nettement : je parle de ces pauvres intérieurs qui ne cessent de murmurer, quelque soin qu'on prenne de les satisfaire, toujours avides, toujours affamés dans la profusion et dans l'excès même, je veux dire nos passions et nos convoitises. C'est en vain, ô pauvre Lazare ! que tu gémis à la porte, ceux-ci sont déjà au coeur; ils ne s'y présentent pas, mais ils l'assiègent ; ils ne demandent pas, mais ils arrachent. O Dieu ! quelle violence ! Représentez-vous, Chrétiens, dans une sédition, une populace furieuse, qui demande arrogamment, toute prête à arracher si on la refuse : ainsi dans l'âme de ce mauvais riche ; et ne l 'allons pas chercher dans la parabole, plusieurs le trouveront dans leur conscience. Donc, dans l'âme de ce mauvais riche et de ses cruels imitateurs, où la raison a perdu l'empire, où les lois n'ont plus de vigueur, l'ambition, l'avarice, la délicatesse, toutes les autres passions, troupe mutine et emportée, font retentir de toutes parts un cri séditieux, où l'on n'entend que ces mots : « Apporte, apporte » : apporte toujours de l'aliment à l'avarice; apporte une somptuosité plus raffinée à ce luxe curieux et délicat ; apporte des plaisirs plus exquis à cet appétit dégoûté par son abondance.
Parmi les cris furieux de ces pauvres impudents et insatiables, se peut-il faire que vous entendiez la voix languissante des pauvres qui tremblent devant vous, qui sont honteux de leur misère, accoutumés à la surmonter par un travail assidu. C'est pourquoi ils meurent de faim ; oui, Messieurs, ils meurent de faim dans vos terres, dans vos châteaux, dans les villes, dans les campagnes, à la porte et aux environs de vos hôtels : nul ne court à leur aide. Hélas ! ils ne vous demandent que le superflu, quelques miettes de votre table, quelques restes de votre grande chère. Mais ces pauvres que vous nourrissez trop bien au dedans épuisent tout votre fonds. La profusion, c'est leur besoin ; non seulement le superflu, mais l'excès même leur est nécessaire ; et il n'y a plus aucune espérance pour les pauvres de Jésus-Christ, si vous n'apaisez ce tumulte et cette sédition intérieure. Et cependant ils subsisteraient, si vous leur donniez quelque chose de ce que votre prodigalité répand, ou de ce que votre avarice ménage.
Mais, sans être possédé de toutes ces passions violentes, la félicité toute seule, et je prie que l'on entende cette vérité, oui, la félicité toute seule est capable d'endurcir le cœur de l'homme. L'aise, la joie, l'abondance remplissent l'âme de telle sorte qu'elles en éloignent tout le sentiment de la misère des autres, et mettent à sec, si l'on n'y prend garde, la source de la compassion. C'est ici la malédiction des grandes fortunes ; c'est ici que l'esprit du monde paraît le plus opposé à l'esprit du christianisme. Car qu'est-ce que l'esprit du christianisme ? Esprit de fraternité, esprit de tendresse et de compassion, qui nous fait sentir les maux de nos frères, entrer dans leurs intérêts, souffrir de tous leurs besoins.
Au contraire, l'esprit du monde, c'est-à-dire l'esprit de grandeur, c'est un excès d 'amour-propre qui, bien loin de penser aux autres, s'imagine qu'il n'y a que lui. Écoutez son langage dans le prophète Isaïe :« Tu as dit en ton coeur : Je suis, et il n'y a que moi sur la terre.» Je suis! il se fait un dieu, et il semble vouloir imiter celui qui a dit : «Je suis Celui qui est .» Je suis ; il n'y a que moi : toute cette multitude, ce sont des têtes de nul prix, et, comme on parle, des gens de néant. Ainsi chacun ne compte que soi ; et, tenant tout le reste dans l'indifférence, on tâche de vivre à son aise, dans une souveraine tranquillité des fléaux qui affligent le genre humain.
Ha ! Dieu est juste et équitable. Vous y viendrez vous-même, riche impitoyable, aux jours de besoin et d'angoisse. Ne croyez pas que je vous menace du changement de votre fortune : l'événement en est casuel ; mais ce que je veux dire n'est pas douteux. Elle viendra au jour destiné, cette dernière maladie. où, parmi un nombre infini d'amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez sans secours, plus délaissé, plus abandonné que ce pauvre qui meurt sur la paille et qui n'a pas un drap pour sa sépulture. Car, en cette fatale maladie, que serviront ces amis, qu'à vous affliger par leur présence ; ces médecins, qu'à vous tourmenter ; ces serviteurs, qu'à courir deçà et delà dans votre maison avec un empressement inutile? Il vous faut d'autres amis, d'autres serviteurs : ces pauvres que vous avez méprisé [s] sont les seuls qui seraient capables de vous secourir. Que n'avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels ?
Ha ! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez seulement écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous : ils vous auraient donné des bénédictions, lorsque vous les auriez consolés dans leur amertume, qui feraient maintenant distiller sur vous une rosée rafraîchissante : leurs côtés revêtus, dit le saint prophète, leurs entrailles rafraîchies, leur faim rassasiée vous auraient béni ; leurs saints anges veilleraient autour de votre lit, comme des amis officieux ; et ces médecins spirituels consulteraient entre eux nuit et jour pour vous trouver des remèdes. Mais vous avez aliéné leur esprit ; et le prophète Jérémie me les représente vous condamnant eux-mêmes sans miséricorde.
Voici, Messieurs, un grand spectacle : venez considérer les saints anges dans la chambre d'un mauvais riche mourant. Oui, pendant que ses médecins consultent l'état de sa maladie et que sa famille tremblante attend le résultat de la conférence, ces médecins invisibles consultent d'un mal bien plus dangereux :«Nous avons soigné cette Babylone, et elle ne s'est point guérie ; » nous avons traité diligemment ce riche cruel : que d'huiles ramollissantes, que de douces fomentations nous avons mises sur ce cœur ! et il ne s'est pas amolli, et sa dureté ne s'est pas fléchie : tout a réussi contre nos pensées, et le malade s'est empiré parmi nos remèdes. « Laissons-le là, disent-ils; retournons à notre patrie, » d'où nous étions descendus pour son secours: Ne voyez-vous pas sur son front le caractère d'un réprouvé? La dureté de son cœur a endurci contre lui le cœur de Dieu ; les pauvres l'ont déféré à son tribunal ; son procès lui est fait au ciel ; et quoiqu'il ait fait largesse en mourant des biens qu'il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à ses prières, et il n'y a plus pour lui de miséricorde :
Considérez, Chrétiens, si vous voulez mourir dans cet abandon ; et, si cet état vous fait horreur, pour éviter les cris de reproche que feront contre vous les pauvres, écoutez les cris de la misère. Ha ! le ciel n'est pas encore fléchi sur nos crimes. Dieu semblait s'être apaisé en donnant la paix à son peuple ; mais nos péchés continuels ont rallumé sa juste fureur. Il nous a donné la paix , et lui-même nous fait la guerre : il a envoyé contre nous, pour punir notre ingratitude, la maladie, la mortalité, la disette extrême, une intempérie étonnante, je ne sais quoi de déréglé dans toute la nature, qui semble nous menacer de quelques suites funestes, si nous n'apaisons sa colère. Et dans les pro vinces éloignées, et même dans cette ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant d'excès, une infinité de familles meurent de faim et de désespoir : vérité constante, publique, assurée. 0 calamité de nos jours !
Quelle joie pouvons-nous avoir? Faut-il que nous voyions de si grands malheurs ! Et ne nous semble-t-il pas qu'à chaque moment tant de cruelles extrémités que nous savons, que nous entendons de toutes parts, nous reprochent devant Dieu et devant les hommes ce que nous donnons à nos sens, à notre curiosité, à notre luxe? Qu'on ne demande plus maintenant jusqu'où va l'obligation d'assister les pauvres! La faim a tranché ce doute, le désespoir a terminé la question, et nous sommes réduits à ces cas extrêmes où tous les Pères et tous les théologiens nous enseignent, d'un commun accord, que, si l'on n'aide le prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa mort, on rendra compte à Dieu de son sang, de son âme, de tous les excès où la fureur de la faim et le désespoir le précipite.
Qui nous donnera que nous entendions le plaisir de donner la vie ? Qui nous donnera, Chrétiens, que nos cœurs soient comblés de l'onction du Saint-Esprit, pour goûter ce plaisir sublime de soulager les misérables, de consoler Jésus-Christ qui souffre en eux, de faire reposer, dit le saint Apôtre, leurs entrailles affamées? Ha! Que ce plaisir est saint! Ha! que c'est un plaisir vraiment royal!
Sire, Votre Majesté aime ce plaisir ; elle en a donné des marques sensibles, qui seront suivies de plus grands effets. C'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à agir; eux-mêmes ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils rendront compte à Dieu de ce qu'ils peuvent. C'est tout ce qu'on peut dire à Votre Majesté. Il faut dire le reste à Dieu, et le prier humblement de découvrir à un si grand roi les moyens de satisfaire à l'obligation de sa conscience, de mettre le comble à sa gloire et de poser l'appui le plus nécessaire de son salut éternel.
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
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