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Jean-François Colosimo : « A l’issue de la guerre, le patriarcat de Moscou ne pourra plus imposer ses diktats ...

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Message par Lumen Dim 20 Mar 2022 - 18:38

Jean-François Colosimo : « A l’issue de la guerre, le patriarcat de Moscou ne pourra
plus imposer ses diktats au reste du monde orthodoxe »


L’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait entraîner des conséquences profondes sur le paysage religieux de l’Europe de l’Est. Auteur de l’Apocalypse Russe, l’historien des religions Jean-François Colosimo analyse la situation. Entretien.

Jean-François Colosimo : « A l’issue de la guerre, le patriarcat de Moscou ne pourra plus imposer ses diktats ... Patriarche_moscou
Le patriarche Kirill, chef du patriarcat orthodoxe de Moscou (auquel certains orthodoxes d'Ukraine
sont rattachés), a qualifié le 27 février les opposants de Moscou en Ukraine de "forces du mal".
- IGOR PALKIN / RUSSIAN ORTHODOX CHURCH PRESS SERVICE / AFP


Poutine nie l’existence de l’identité ukrainienne. Pour vous, elle a au contraire sa singularité. Qu’est-ce qui la façonne ?

Il y a indéniablement une nation, une langue et une culture ukrainienne. Il existe surtout en Ukraine une mentalité et une sociabilité distinctes de celles qui prévalent en Russie. Il y va d’une forme de slavité méridionale qui a également pour axe central l’orthodoxie mais de manière plus quiète que chez sa voisine, sans le paroxysme mystique dont un Dostoïevski, par exemple, se fait le chantre. Ce référent orthodoxe est également tempéré par une diversité moins régulée et des particularismes plus vifs qu’ils soient cosaque, gréco-catholique, catholique latin, juif et autres. De surcroît, cette terre de confluences a expérimenté les deux totalitarismes du XXe siècle, le rouge et le brun. L’Ukraine a subi l’Holodomor, la grande famine organisée par Staline à partir de 1931, puis la Shoah, déclenchée par Hitler à partir de 1941. Si le pays que nous connaissons résulte d’une agrégation d’ethnies, de confessions et de mémoires différentes, on peut cependant retracer la constante d’une volonté d’indépendance  entre la Russie médiévale de Kiev, lieu du baptême des Slaves de l’Est en 988, l’Hetmanat moderne de Ruthénie, la confédération cosaque fondée en 1649, les Républiques souveraines contemporaines apparues en 1917 puis en 1991, cette dernière ayant été ratifiée par un référendum où le oui l’a emporté à 92%. Aujourd’hui, l’invasion décrétée par Poutine galvanise le sentiment patriotique au point de suspendre les divisions passées.

Jusqu’où Poutine compte-t-il aller ?

L’ambition qui l’anime est facile à définir, c’est la conquête, mais son amplitude finale  dépendra du sort qu’elle rencontrera sur le terrain militaire. Vladimir Poutine ne voulait pas d’une Ukraine séparée de la Russie, même d’un iota. Il a repris le leitmotiv tsariste puis communiste : le grand frère de Moscou décide pour le petit frère de Kiev. Mais il a porté ce credo  à son maximum, la guerre fratricide. Or, réécrire ainsi  l’histoire est un artifice tyrannique révolu. Stratégiquement, son plan initial consistait en une opération légère, mobile, rapide : rallier les Ukrainiens ethniquement ou linguistiquement russes, fondre sur Kiev, éliminer Zelensky et le remplacer par un potentat à la botte du Kremlin. Ce plan ayant échoué, il est passé à l’offensive massive et lourde, avec maîtrise des airs par les bombardiers, déploiement des tanks au sol, décapitation des moyens de l’adversaire, siège des centres urbains.

Mais la leçon du siècle passé est qu’aucune armée régulière, aussi puissante soit-elle, ne peut occuper un pays dont la population entre en guérilla. Le succès de la réponse du faible au fort repose sur la démoralisation croissante du fort. Or, si les Ukrainiens sont convaincus de leur destin, ce n’est pas le cas des Russes. Face à l’éventualité de l’enlisement, il est possible que Poutine tâche de négocier en se retirant derrière le fleuve Dniepr pour consolider son objectif de départ, à savoir intégrer dans une zone-tampon continue l’espace qui va du Donbass à la Crimée. Ce qui représenterait néanmoins un tiers du territoire ukrainien et rend d’autant plus difficile une juste sortie de l’état de guerre.

Les relations étroites entre politique et religion dans le monde orthodoxe ont-elles une influence sur cette guerre ?

Le calcul politico-religieux de Poutine était soutenu par Cyrille, le patriarche de Moscou et de « toutes les Russies » qui est à la tête de la seule institution post-soviétique qui couvre encore l’ensemble de l’ex-URSS. Ce pari s’est brisé sur  l’impossibilité grandissante pour les orthodoxes ukrainiens de dépendre d’une autorité spirituelle soumise à un pouvoir autoritaire qui s’appliquait à diviser leur pays. En 2018, Bartholomée Ier, le patriarche œcuménique et primat de l’orthodoxie, a prophétiquement accordé le statut d’autocéphalie à l’Ukraine, érigeant ainsi une Eglise nationale et indépendante qui est aujourd’hui majoritaire. Cyrille a riposté en agitant le schisme. Toutefois, suite à l’invasion, la fraction orthodoxe qui lui était restée fidèle en Ukraine a endossé le patriotisme général et entamé sa rupture avec Moscou. L’Ukraine se révèle donc un tombeau à la fois pour les ambitions politiques de Poutine et religieuses de Cyrille. A l’issue de la guerre, le patriarcat de Moscou, amputé de l’Ukraine, ne sera plus qu’une Eglise locale parmi d’autres et ne pourra plus imposer ses diktats au reste du monde orthodoxe.

Quelle est la place de l’Eglise catholique en Ukraine ?

Au VIIIe siècle, après les invasions barbares, les missionnaires grecs, byzantins et  futurs orthodoxes d’un côté, et latins, carolingiens et futurs catholiques de l’autre, se confrontent sur ce qui deviendra la ligne de fracture entre les deux Europe. Cette ligne court de la Baltique à la Méditerranée et traverse l’Ukraine. Les empires l’ont instrumentalisée et ont pratiqué tour à tour des conversions forcées, ce qui a laissé chez tous de douloureux  souvenirs . Outre une petite minorité de catholiques latins, l’Ukraine compte ainsi une notable communauté gréco-catholique, sous Rome mais de rite byzantino-slave. Les relations avec la majorité orthodoxe ont été souvent tendues. L’une des surprises qui ressort de cette guerre terrible, c’est que Poutine et Cyril entendaient utiliser ces mémoires blessées et antagoniques, mais qu’elles ont formé au contraire un front commun. Il reste au patriarche Bartholomée et au pape François de faire fructifier cet acquis dans une région du monde qui est longtemps restée une terre de mission pour l’œcuménisme. L’amitié réelle qui lie les deux pontifes est décisive pour l’avenir des peuples d’Europe.



Robin Nitot
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