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VOYAGE AU CANADA AU 19 ÈME SIÈCLE PAR H. DE LA MOTHE

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Message par MichelT Mar 6 Sep 2022 - 15:52

CINQ MOIS CHEZ LES FRANÇAIS D'AMÉRIQUE

VOYAGE AU CANADA ET A LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD PAR H. DE LA MOTHE

Paris – 1880

Extraits avec photos

— Les glaces flottantes. — L'estuaire du Saint-Laurent. — Anticosti. — Les Acadiens et les Pêcheries. — Les milices canadiennes.


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Tandis que, captivés par l'étrange aspect de la nature semi-boréale qui nous environne, nous portons nos regards des blancs écueils de glace aux montagnes du Labrador, et du phare de Belle-Isle aux côtes de Terre-Neuve, voici que des stries blanchâtres et mobiles, des fumerolles légères se sont formées au-dessus des eaux. Peu à peu elles augmentent de volume et semblent de petits paquets de gaze effleurant légèrement la surface d'un miroir. Pas une vague, pas une ride. Quelques minutes encore, et montagnes et glaçons disparaissent subitement dans un épais brouillard. Ces brumes subites sont le plus grand danger de ces parages. Des navires ainsi surpris ont été brisés comme du verre par la rencontre d'un roc de glace (Iceberg).

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Iceberg

Aussi la corne marine se fait bruyamment entendre de cinq en cinq minutes, et pendant toute la journée nous marchons avec cette sage lenteur qui est la meilleure des précautions. L'aube du lendemain nous trouve à l'entrée du golfe Saint-Laurent. Nous apercevons au loin, dans l'après-midi , les côtes d'Anticosti, grande île peu élevée, presque aussi vaste que la Corse. Ses côtes cependant, comme celles du Labrador, se peuplent peu à peu, malgré la rigueur du climat et la stérilité du sol. La veille déjà, nous avons aperçu avec nos longues-vues les maisons d'un hameau de pêcheurs. Ce sont des Acadiens, les descendants des proscrits chantés par Longfellow dans Évangéline, qui viennent des côtes du Nouveau-Brunswick, des îles de la Madeleine et du Prince-Edouard, se fixer sur ces plages certes, rocheuses, mais où le poisson abonde. Ces Acadiens sont de très bons pêcheurs d`intrépides marins.

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Évangéline - sur la déportation des Acadiens

VOYAGE AU CANADA AU 19 ÈME SIÈCLE PAR H. DE LA MOTHE Le village historique acadien de Caraquet
Le village historique acadien de Caraquet

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Le Cap-des-Rosiers - Gaspésie

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Le Cap Gaspé

Le 27 au soir, on découvre à l'horizon le cap Rosier, qui est, avec le cap Gaspé, la pointe la plus orientale de la presqu'île située au sud de l'estuaire du Saint-Laurent. Le lendemain matin à l'aube nous étions déjà en face de Matane. A cet endroit, le fleuve a encore près de cinquante kilomètres de large. Nous longeons la rive sud, et celle du nord n'apparaît à l'horizon que comme une ligne bleuâtre terminée par la saillie de la pointe de Monts. Le premier aspect du paysage est triste et sévère : il est enlaidi par de grandes taches noires qu'un incendie récent a laissées sur les collines. On aperçoit encore les troncs des sapins dont la flamme a détruit le feuillage. Quelques dépressions des collines littorales permettent d'entrevoir les sommets les plus élevés de la chaîne centrale de Gaspé, les monts Chic-Chocs ou Notre-Dame, dont les pics principaux atteignent treize cents mètres.

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Le Golfe du Saint-Laurent

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Mais cette fâcheuse impression est de courte durée. Bientôt commence cette série ininterrompue de maisons blanches, adossées à de verdoyantes collines, que nous ne quitterons plus de vue jusqu'à Québec, et qui forment le trait caractéristique de la rive sud du Saint-Laurent. Là, en effet, point de gros villages où se concentre la population rurale ; seules, quelques petites villes, Rimouski, Trois-Pistoles, Kamouraska, Montmagny, nous rappellent les agglomérations européennes. Dans les campagnes, chacun bâtit sa maison sur sa terre, sans s'occuper de la distance qui le sépare des autres habitants de la paroisse. De loin en loin, une église avec son clocher couvert de plaques en fer-blanc, resplendissant au soleil comme des lames d'argent, nous indique le centre d'une nouvelle localité. Le dimanche, l'«habitant» Canadien attelle son «trotteur » à une élégante voiture à ressorts. Les attelages, les belles fourrures, la parure de leurs « blondes », voilà le luxe des Canadiens ; et ce luxe tend malheureusement à prendre des proportions inquiétantes pour l'épargne du petit cultivateur, qui ne veut point rester en arrière des gros « habitants ». On s'endette, on vend sa terre et l'on part enfin avec toute sa famille pour les manufactures des États-Unis. En 1870, le recensement américain accuse, dans l'Etat industriel de Massachusetts, la présence de soixante-neuf mille quatre cent quatre-vingt-onze individus nés au  Canada, la plupart Canadiens français. L'État de New-York en contenait soixante-dix-huit mille cinq cent dix, l'Union entière près de cinq cent mille (500,000 canadiens-  français vivant aux USA).

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Kamouraska - et le fleuve Saint-Laurent

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500,000 canadiens-français sont aux USA en 1870

J'aurai à reparler ailleurs de cette émigration si fâcheuse pour le pays et des moyens par lesquels on se propose de l'enrayer. Notre navigation sur le Saint-Laurent était favorisée par un temps splendide. Les glaces flottantes avaient disparu au large d'Anticosti, et, avec elles, les brumes froides qui se forment à leur contact. La largeur du fleuve, les collines gracieusement ondulées et couvertes de bois de la rive du sud, les montagnes abruptes de la rive du nord, dont le relief s'accentuait davantage à mesure que nous nous avancions dans l'estuaire. Je ne crois pas qu'il existe au monde un cours d'eau aussi splendidement encadré que le Saint-Laurent, de Matane à Québec. On a dit que pour entrer la première fois dans une capitale il fallait choisir l'avenue la plus grandiose. S'il en est de même pour les continents, nul rival ne peut disputer au fleuve canadien l'honneur d'être 1' « avenue des Champs-Elysées » du Nouveau-Monde. Ni le Mississipi avec ses eaux boueuses et son cours tortueux, ni l'Amazone avec ses rives basses et presque invisibles, ne peuvent rivaliser en majesté et en grandeur avec ce fleuve admirable dont les eaux, épurées par les innombrables lacs que traversent ses affluents, réfléchissent dans un miroir de cristal les cimes déchiquetées des Laurentides.

Chaque année, de nouvelles paroisses se forment en arrière des anciennes. Du côté du sud, l'élément franco-canadien commence même à envahir les portions limitrophes du Nouveau-Brunswick et de l'État du Maine. Au nord, le vaste territoire qui s'étend dans la partie supérieure de la rivière Saguenay et autour du lac Saint-Jean a reçu depuis vingt ans plus de quinze mille Canadiens français. Plus d'un million d'hectares ont été arpentés ; et, sans les incendies de forêts qui ont ravagé cette région en 1870, son développement eût été encore plus rapide. Cependant, si la longue succession de fermes et de maisons blanches qui bordent le bas Saint-Laurent donne à première vue à cette partie du Canada l'aspect d'un pays surpeuplé et extraordinairement fertile, un examen plus réfléchi montre bientôt qu'il faut rabattre beaucoup de cette première impression. En réalité, les terres de culture ne forment guère que deux bandes parallèles au fleuve, d'une largeur variable et qui dépasse rarement quatre lieues.

Derrière cette zone fertile s`élèvent les pentes abruptes et le plus souvent stériles des Laurentides. Sur la rive nord, les terres cultivables ne commencent même réellement que quelques lieues avant d'arriver  à Québec. De ce côté, tout l'intérieur du pays est un amas de granit, de gneiss et autres roches éruptives ou métamorphiques, dans les fissures desquelles les conifères enfoncent leurs racines, et qui, retenant les eaux par mille barrages naturels, donnent naissance à des milliers de lacs de toutes grandeurs. Sauf la région du lac Saint-Jean, où se trouve une vaste surface de terres alluviales, sauf d'étroites lisières des mêmes terrains sur les bords de quelques cours d'eau, la partie du Bas-Canada située au nord du Saint-Laurent inférieur doit surtout chercher son avenir dans l'exploitation de ses richesses minérales et forestières.

Poursuivant sa route, le Moravian passe devant la Pointe-aux-Pères où l'on stoppe un instant et d'où le télégraphe doit signaler à Québec la nouvelle de notre arrivée. Il laisse successivement derrière lui les nombreuses îles du Saint-Laurent : Le Bic, l'Ile- Verte, puis la plage de Cacouna, le Trouville canadien, avec son vaste hôtel-casino où non-seulement les élégants de Québec et de Montréal, mais de nombreux touristes des États-Unis viennent passer la saison des bains froids ; puis la petite ville de Rivière-du-Loup, point de jonction de la ligne centrale canadienne « du Grand Tronc » avec le nouveau chemin de fer intercolonial — alors en construction —qui réunit le réseau de l'ancien Canada à celui des provinces maritimes du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Sur la droite nous suivons longtemps du regard la chaîne de montagnes à travers laquelle le Saguenay, se frayant un passage, apporte au Saint-Laurent les eaux du lac Saint-Jean. Désolées en hiver par un froid glacial et par les tourmentes de neige que déchaîne le redoutable nord-est, les rives septentrionales du fleuve sont animées en été par la foule joyeuse des touristes qui viennent visiter les sites charmants de la Malbaie ou le cours majestueux du Saguenay.

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La plage de Cacouna sur le fleuve Saint-Laurent au 19 ème siècle

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Cacouna - station balnéaire du 19 ème siècle

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Rivière du Loup - carrefour ferroviaire de l`est du pays au 19 ème siècle - ligne de chemin de fer du Grand Tronc

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Rivière du Loup - carrefour ferroviaire de l`est du pays au 19 ème siècle

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Rivière du Loup

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Manoir Richelieu de la Malbaie au 19 ème siècle

Des vapeurs font plusieurs fois par semaine le trajet de Québec à Chicoutimi, remontant et redescendant la rivière, qui coule dans un lit de un à deux kilomètres de largeur entre d'énormes falaises à pic de trois à quatre cents mètres de haut. Je m'étais promis de faire cette splendide excursion pendant mon séjour au Canada ; mais, on le sait, l'homme propose... Ce ne sera donc que dans un nouveau voyage (si je l'accomplis un jour) que je pourrai admirer les panoramas, si vantés dans toute l'Amérique, du cap de l'Éternité et de la baie de Ha-Ha! ainsi nommée, paraît-il, à cause des exclamations d'admiration que son aspect arracha à ses premiers explorateurs. Vers le soir, nous passons devant la petite ville de Kamouraska. Des tentes dressées au bord du fleuve de viennent le point de mire de nos jumelles. Nous apprenons qu'il s'agit d'un camp de milice canadienne. Depuis trois ans, le dernier soldat anglais a repassé l'Atlantique. On a créé une milice nationale qui doit, dit-on, rendre inutile la présence des garnisons insulaires.

Il fait déjà nuit lorsque nous arrivons près de l'Ile-aux-Coudres (beaucoup de Canadiens continuent à écrire isle, suivant la vieille mode). Le reste de notre trajet s'achève dans l'obscurité, et le lendemain au point du jour nous nous réveillons en face de Québec.


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Le port de Québec au 19 ème siècle

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Vu sur le port de Québec au 19 ème siècle

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Promenade a Québec au 19 ème siècle

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Le même endroit de nos jours

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La ville de Québec de nos jours

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HOMMAGE À "UN HOMME ET SON PÉCHÉ" (1933-2013)


Un homme et son péché - Les Belles Histoires Des Pays D'en Haut - Pater Familias - L`action se passe dans les Laurentides au nord de Montréal - St-Adèle - St-Jérôme au 19 ème siècle

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Maria Chapdelaine (2021) - L`action se passe à Péribonka au Lac St-Jean au 19 ème siècle


Thème musical - téléroman Le temps d'une paix - L`action se passe dans la région de Charlevoix - St-Urbain - la Malbaie - Baie-St-Paul et la ville de Québec entre 1918 et 1939

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MichelT

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VOYAGE AU CANADA AU 19 ÈME SIÈCLE PAR H. DE LA MOTHE Empty Re: VOYAGE AU CANADA AU 19 ÈME SIÈCLE PAR H. DE LA MOTHE

Message par MichelT Lun 12 Sep 2022 - 14:20

Québec. — Aspect général. — L'Université Laval - La bibliothèque du Parlement. — Les promenades. — La langue française au Canada. — La presse française a Québec. - Le Climat

Ce n'est pas sous son plus bel aspect que la vieille cité fondée le 3 juillet 1608 ! par Samuel de Champlain, natif de Brouage en Saintonge, se présente tout d'abord à nos yeux. Dans la position qu'occupe le steamer, le roc de la citadelle nous en cache la plus grande et la plus belle partie, ne nous laissant apercevoir que les rues, ou plutôt la rue unique qui, s'étendant au pied du rocher, le long du fleuve, constitue le quartier le plus essentiellement irlandais de la ville. Deux points sont particulièrement favorables pour jouir d'une vue splendide de l'ancienne capitale du Canada : la Pointe-Lévis, sur la rive opposée du fleuve, et, à quelques kilomètres plus bas, sur le Saint-Laurent, le sommet de l'escarpement situé à gauche de la chute de Montmorency.

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Brouage en Charente-Maritime - la ville de Samuel de Champlain - le fondateur de la ville de Québec en 1608

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Samuel de Champlain (1574-1635)

Le débarquement ne s'effectue point à Québec même, mais sur la rive opposée (Lévis) où se trouve la gare du « Grand Tronc ». Les passagers d'entre-pont sont conduits à la « station des immigrants », le « Castle-Garden » de la Confédération canadienne, où, en outre des renseignements fournis à tous par les agents officiels des deux grandes provinces d'Ontario et de Québec, les plus pauvres seront hébergés aux frais du gouvernement colonial pendant deux, trois jours et quelquefois plus, en attendant qu'on puisse diriger chacun d'eux sur la localité où il trouvera le plus facilement à s'employer. Les passagers de cabine traversent le fleuve sur un « ferry boat » (expression de New-York)ou « bateau traversier» (expression de Québec).

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Gare du Grand Tronc a Lévis au 19 ème siècle en face de Québec - le lieu de débarquement des voyageurs transatlantiques.

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Gare du Grand Tronc a Lévis

Nous allons, en vrais « Français de France », flâner un peu à travers les rues peu régulières et singulièrement mal entretenues de la vieille ville, cherchant à secouer de notre mieux ce sentiment de malaise indéfinissable, d'étourdissement, semblable à une demi-ivresse, qu'on éprouve en marchant sur la terre ferme après une longue traversée. Une particularité curieuse ne tarde pas à nous frapper. Les mêmes noms se répètent à profusion sur les enseignes des boutiques. Les Dugas, les Turcotte, les Gingras et quelques autres, semblent avoir accaparé en famille tout le commerce de détail des quartiers français. Un peu de réflexion donne l'explication du phénomène. La France, en 150 ans de domination effective, n'a envoyé au Canada que dix mille colons à peine, dont descendent en droite ligne les 1 600 000 Canadiens français de l'Amérique anglaise du Nord et des États-Unis.

La multiplication des noms de famille n'a pas, on le comprend, suivi celle des individus, de sorte que dans certains villages de cinq et six cents habitants il n'y a pas plus de douze ou quinze noms différents.  Aussi un patient et laborieux chercheur, M. l'abbé Tanguay, a-t-il pu, en compulsant les registres des anciennes paroisses reconstituer la généalogie de toutes les familles canadiennes françaises jusqu'aux premiers colons du pays. Grâce au volumineux dictionnaire, fruit de ces recherches, le peuple canadien présente cette particularité unique de posséder le livre d'or complet de sa nationalité remontant au premier jour de son histoire.

Québec est par excellence, la ville française de l'Amérique du Nord. Montréal et la Nouvelle-Orléans ( au 19 ème siècle) renferment un plus grand nombre d'habitants parlant notre langue; mais c'est à Québec seulement que l'élément français, par sa supériorité numérique sur les autres nationalités, par les grandes institutions qu'il a fondées, et par la présence d'assemblées politiques où il domine, se sent véritablement chez lui et imprime son caractère à tout ce qui l'entoure. Cependant, il faut l'avouer, l'absence prolongée de relations commerciales avec la France donne aux grands magasins, même à ceux qui appartiennent à des Canadiens, un caractère presque exclusivement anglais. Dans les relations de famille, dans les tribunaux, dans la politique, le français reste à peu près maître du terrain.

Au reste, il faut bien se le dire, si au Canada nous retrouvons la France, ce n'est point la France telle que nous l'avons laissée de l'autre côté de l'Océan. Un auteur anglais, M. Russell, l'a dit un jour : « C'est plutôt une France du vieux temps où régnait le drapeau blanc fleur de lysé... » Et c'est en effet une remarque que bien des voyageurs ont faite : au Canada, tout ce qui est français, ou peu s'en faut, semble remonter au dix-septième siècle; ce qui est moderne porte généralement l'empreinte britannique ou américaine. Sans admettre ce que cet aphorisme peut avoir de trop absolu, surtout en présence des progrès de l'esprit d'initiative auxquels on doit la création de banques, de chemins de fer et de diverses autres entreprises alimentées presque exclusivement par des capitaux canadiens français, et affectant un caractère strictement national, on doit convenir qu'en ce qui regarde certaines idées courantes, certains jugements sur « les choses du vieux pays, l'appréciation n'est pas dénuée de justesse. Nous aurons d'ailleurs à revenir, en l'expliquant, sur l'influence prépondérante que le clergé canadien exerce sur les intelligences, et souvent sur la direction de la politique intérieure, dans un pays où règnent cependant, d'une façon tout aussi absolue qu'en Angleterre et en Amérique, les libertés de presse, de réunion et d'association ; où toutes les croyances sont également protégées, sans contrôle de l'État ; et où les catholiques subviennent seuls aux frais de leur culte en payant à leurs pasteurs la redevance de la dîme.

Après avoir été à diverses reprises la capitale du Canada uni, Québec s'est vu supplanter par Ottawa. Mais, lorsqu'en 1867 l'union des deux Canada eut fait place à la confédération des provinces anglaises de l'Amérique du Nord, l'ancienne province du Bas-Canada changea son nom en celui de province de Québec, et la vieille ville redevint le siège d'un gouvernement; gouvernement provincial, il est vrai, mais pourvu néanmoins de tous les organes nécessaires au fonctionnement du régime parlementaire : lieutenant gouverneur représentant la couronne, un ministère responsable et deux chambres. La province étant aux quatre cinquièmes française (930 000 habitants d'origine française, sur une population totale de 1 190 000,) sa capitale devenait, en droit comme en fait, le centre politique de la nationalité franco-canadienne. Grâce à l'Université Laval, elle en est aussi le centre intellectuel; Cette Université, ainsi nommée en l'honneur du premier évêque de la Nouvelle-France, Mr de Montmorency-Laval, a été fondée en 1852 par la corporation du séminaire de Québec, qui est lui-même la plus ancienne des institutions d'éducation existant au Canada. Sa charte lui a été accordée par le gouvernement anglais, sur la recommandation de lord Elgin, alors gouverneur général. Elle comptait en 1873 quatre Facultés : théologie, médecine, droit et arts (cette dernière subdivisée en lettres et sciences), 38 professeurs et 276 élèves inscrits, sans compter les auditeurs libres.

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L`Université Laval au 19 ème siècle

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L`Université Laval a St-Foy de nos jours

« Les édifices du séminaire de Québec et de l'Université, dit M. Chauveau dans son livre sur l'instruction publique au Canada, occupent un des endroits les plus importants de la vieille cité et couvrent, avec la cathédrale et le palais de l'archevêque, la plus grande partie du terrain que Louis Hébert, le premier colon du Canada, commença à défricher en 1617. Le séminaire est un corps de bâtiments d'ancienne et pittoresque structure ; l'Université proprement dite, le pensionnat et l'école de médecine sont bâtis dans le goût moderne ; malheureusement on a été forcé de les entasser dans un espace étroit qui n'a pas permis de leur donner tout le développement nécessaire.

De fort belles collections et une bibliothèque de près de soixante mille volumes dont la partie américaine et canadienne est surtout remarquable, ont été formées soit par voie d'achat, soit par des legs. L'Université, considérée d'ailleurs comme ne faisant qu'un avec le séminaire qui possède d'immenses propriétés datant de l'époque française, n'a jamais demandé de subventions au gouvernement et les a même refusées lorsqu'elles lui étaient offertes. Comme on le voit, l'Université Laval est essentiellement une université catholique ; cependant plusieurs des professeurs de la Faculté de droit et de médecine et le doyen de cette dernière Faculté sont protestants, indices évidents, fait remarquer M. Chauveau, de la bonne harmonie qui règne entre les divers éléments de la population. D'ailleurs, et pour des raisons qui tiennent à l'histoire même du développement politique du pays, il n'y a  pas dans la province de Québec d'enseignement d'État. Universités, collèges et écoles primaires sont essentielle ment confessionnels. Ainsi l'Université Mac Gill de Montréal fondée en 1827 est protestante, mais sans distinction de secte, et compte même plusieurs professeurs canadiens français et catholiques. Celle de Lennoxville est anglicane.

Pendant longtemps l'Université Laval a été le seul établissement d'instruction supérieure dans l'Amérique du Nord où l'enseignement fût donné en français. Depuis lors, son succès lui a suscité une concurrence dont l'effet ne pourra être que très salutaire. L'Université anglaise de Victoria, dont le siège est à Cobourg dans la province d'Ontario, s'est affilié une branche française établie à Montréal et comprenant une école de médecine fréquentée en 1873 par 106 élèves, presque tous Canadiens français. Chose singulière, bien que fondée et administrée par le clergé, l'Université Laval était violemment attaquée vers l'époque de mon voyage par les ultra-catholiques du pays, comme suspecte de tendances gallicanes. On avait même parlé d'ouvrir à Montréal une Université plus foncièrement orthodoxe. La cour de Rome ayant donné raison à l'Université contre ses détracteurs trop zélés, ce projet n'a pas eu de suite. Pendant mon séjour à Québec, le Parlement provincial n'était pas en session. Je n'ai donc pu juger de l'éloquence des orateurs franco-canadiens qui composent la grande majorité des deux assemblées. En revanche, la bibliothèque du Parlement m'a été montrée en détail par son conservateur, M. Lemay, littérateur distingué, auteur de plusieurs poésies, et notamment d'une traduction en vers français de l`Évangéline de Longfellow, traduction qui mériterait d'être mieux connue dans le monde des lettres françaises. Cette bibliothèque renferme une très curieuse collection d'anciens ouvrages français relatifs au Canada, et de réimpressions des plus importants et des plus rares d'entre eux. Quelques-unes de ces réimpressions, exécutées au Canada, se distinguent par un véritable luxe de typographie : tel est, par exemple, le Voyage de Samuel de Champlain, réédité par les soins de l'Université Laval. Citons aussi la collection de toutes les brochures et pamphlets publiés depuis la conquête.

Malgré son ancienneté, ou plutôt à cause de son ancienneté même, Québec est loin d'être une jolie ville dans le sens moderne du mot (au 19 ème siècle); Ses rues généralement escarpées, étroites et toujours irrégulières, sauf dans le faubourg Saint-Roch et les quartiers neufs de la haute ville ; ses maisons petites et souvent bâties en bois, même dans le quartier commercial, en font une ville à part sur ce continent où la ligne droite et l'architecture à prétentions babyloniennes des Anglo-Américains règnent sans partage de l'un à l'autre Océan. La municipalité, qu'on appelle la « corporation», se ressent, elle aussi, à ce que prétendent ses critiques, de cette atmosphère de vétusté et d'archéologie relatives. La propreté et le pavage laissent en effet à désirer. Quelques rues, surtout dans la vieille ville, sont entièrement pavées de vieux madriers. Les trottoirs sont toujours en planches, ce qui ne laisse pas de surprendre quelque peu le voyageur nouvellement débarqué d'Europe où le prix du bois ne permettrait guère un tel luxe. Il est vrai que le a luxe » de Québec est souvent vermoulu. Québec possède plusieurs promenades à la mode.

La Plateforme, l'Esplanade, le jardin du gouverneur, celui-ci situé au-dessous de la citadelle à peu de distance du monument élevé à la mémoire de Wolfe et de Montcalm, les deux illustres victimes de la bataille qui décida, en 1759, du sort de l'Amérique française. La Plateforme est un vaste promenoir parqueté en bois, formant corniche au-dessus de la basse ville et d'où l'on jouit d'une vue admirable sur le fleuve, l'Ile d'Orléans, Lévis et les collines de la rive droite. C'est la Plateforme, appelée aussi par les Anglais « Durham Terrace », (Terrasse Dufferin de nos jours) qui ,devient, durant les belles soirées d'été, le rendez-vous de l'élite de la société québécoise ; une élite dont la portion féminine est généralement charmante. Dans les parures, c'est la mode anglaise qui domine ; mais à portée de voix on entend bientôt le doux parler de France, qu'un accent tout particulier sou ligne sans le défigurer. On prétend que cet accent vient de la Normandie, patrie de la grande majorité des premiers colons du Canada. Récemment un Canadien voyageant en France écrivait que c'était à Chartres qu'il en avait trouvé la plus exacte reproduction. Quoi qu'il en soit, ce qui paraît surtout bizarre au Français arrivant d'Europe, c'est l'uniformité même de ce mode de prononciation, aussi bien chez les classes les plus instruites que chez les cultivateurs et les ouvriers. Chez nous, la centralisation, les communications faciles, la fréquentation d'officiers et de fonctionnaires originaires de toutes les parties de la France, tout contribue à faire disparaître du langage des villes les provincialismes relégués désormais dans les campagnes, et à niveler l'accentuation, qui devient à peu près partout celle de la bourgeoisie et de la haute société parisienne. On comprend qu'un isolement de cent ans ait produit l'effet contraire au Canada, en y conservant dans leur intégrité le langage et les expressions en usage dans la première moitié du dix-huitième siècle.

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Le Parlement provincial de Québec

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La Terrasse Dufferin

Il y a quelques années, une forte garnison anglaise occupait Québec; l'imposante citadelle, aujourd'hui ouverte à tous les curieux et gardée seulement par quelques volontaires du pays, se dressait inaccessible aux profanes, hérissée de sentinelles et fière de son surnom de Gibraltar de l'Amérique du Nord.

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La Citadelle de Québec

Pour le commerce et l'industrie, Québec a depuis longtemps cédé la première place à Montréal. Une grève colossale des ouvriers constructeurs de navires, survenue en 1867, a donné le coup de grâce à une industrie qui avait été longtemps la principale ressource de ses habitants. Cent trois navires avaient été construits en 1866 sur les mêmes chantiers qui en ont lancé seulement une vingtaine en 1872. On parlait beaucoup, en 1873, de créer des manufactures capables d'assurer à la capitale du Bas-Canada une prospérité matérielle digne de son importance politique, et de retenir dans ses murs les nombreux ouvriers qui émigrent aux États-Unis. Il est à désirer que les capitalistes qui se sont imposé cette tâche vraiment patriotique puissent réussir dans leur entreprise. Quant au commerce, si Montréal attire la plus grande partie des navires d'outre-mer qui passent aujourd'hui sans s'arrêter devant le cap Diamant, Québec a du moins conservé le monopole de l'exportation des bois; presque tout ce que la Confédération canadienne tire de ses vastes forêts pour l'envoyer en Europe vient se rassembler en radeaux immenses le long des rives du Saint- Laurent, en amont et en aval de la ville, notamment au pied de la cascade de la rivière de Montmorency. L'exportation totale des bois du Canada pour les États-Unis et l'Angleterre s'est élevée, en 1872, à près de cent vingt millions de francs, et la part du port de Québec dans ce mouvement a dû atteindre cinquante millions. En résumé, pour un touriste, pour un touriste français surtout, Québec est encore celle des villes de l'Amérique du Nord qui inspire le plus d'intérêt et dont la vue laisse les meilleurs souvenirs.

Ses environs sont charmants en été, et l'hiver y est la saison des plaisirs et des réunions animées. Les sporting clubs de toute espèce, ces associations que les Canadiens ont eu le bon esprit d'emprunter aux Anglais, fournissent aux jeunes gens des divertissements sains et fortifiants pour chaque période de l'année. Courses de chevaux et d'équipages, courses à pied, canotage, gymnastique, match de patineurs, parties de cricket anglais et du jeu indien de la crosse, concours de coureurs en raquettes, excursions lointaines pour chasser l'orignal et le caribou (élan et renne du Canada), se succèdent suivant les saisons. De juillet à septembre les rives du bas Saint-Laurent sont littéralement envahies par la foule des valétudinaires américains qui fuient les ardentes chaleurs dont les accable le climat excessif des États de la Nouvelle-Angleterre. La température estivale baisse en effet très rapidement à mesure qu'on se rapproche du golfe. De 18 degrés centigrades à Québec, la moyenne des deux mois de juillet et d'août tombe à 14 degrés environ (57 Fahrenheit) au cap Rozier, à l'extrémité de la presqu'île de Gaspé.


Excursions autour de Québec. — La cascade de Montmorency.  — La campagne canadienne. — Aisance et luxe des habitants. — La routine agricole. — L'ambition des cultivateurs. — Trop d'avocats et de médecins ! — Nécessité d'une réforme.

Sillery et la charmante résidence des lieutenants gouverneurs à Spencer Wood, les cascades de la Chaudière, de Sainte-Anne et de Montmorency, le village de Lorette, où vivent la nation huronne, les jolis lacs de Saint-Charles et de Beauport, offrent des buts de promenade aussi variés que pittoresques. La brièveté de mon séjour ne m'a permis de voir que le village de Lorette et la chute de Montmorency.

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Spencer Wood - résidence du Gouverneur Général au 19 ème siècle - le parc du Bois de Coulonge de nos jours

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Le parc du Bois de Coulonge de nos jours

La chute de Montmorency, une admirable chute d'eau dans un site grandiose, qu'encadre une végétation de sapins aux teintes sombres et vigoureuses, est située tout près du confluent de la rivière Montmorency avec le Saint Laurent , à douze kilomètres environ de la ville. J'ai parlé plus haut de la vue splendide qu'on y découvre. A l'inverse de ce qui m'est arrivé bien souvent dans d'autres contrées, je n'eus point le désenchantement de voir ces habitations, si riantes de loin, se résoudre en un amas de masures repoussantes. Le cultivateur canadien, qui se nomme lui-même « habitant », ignore l'appellation de paysan, et, de fait, il ne ressemble guère au paysan d'Europe. Son élégante demeure en bois peint, tenant à la fois du cottage et du chalet, est meublée intérieurement avec un confort tout britannique. Le dimanche, toute la famille s'habille avec élégance et recherche, suivant la mode de Québec et de Montréal, laquelle n'est guère en retard sur celles de Londres et de Paris.

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La chute Montmorency près de Québec

Jusqu'à présent l'exemple des cultivateurs anglais et écossais établis dans la province de Québec semble avoir influé fort peu sur la réforme de ces méthodes surannées de culture, que M. Arch, le célèbre président de l'Union des ouvriers de ferme anglais, a qualifiées d'un mot bien énergique. Dans le compte rendu du voyage qu'il entre prit, en 1873, aux États-Unis et au Canada pour préparer l'exode des membres de son association, il dit, en parlant des fermiers bas-canadiens : «they have murdered the soil,» littéralement : « ils ont assassiné le sol ». L'habitant canadien est décidément rebelle aux innovations de source étrangère, et ce n'est que l'initiative de ses propres compatriotes qui parvient à grand peine à les lui faire accepter. Ce n'est aussi que dans les dernières années que quelques uns des hommes les plus considérables du pays, grands propriétaires et membres du clergé, ont commencé à s'émouvoir d'un état de choses si préjudiciable au développement et à l'avenir du Canada français. Des écoles pratiques d'agriculture , des fermes-modèles ont été créées; sous l'impulsion énergique de nombreux initiateurs intelligents autant que dévoués, certaines paroisses, notamment dans le district de Montréal, se sont littéralement transformées.

Malheureusement ici encore, le mouvement réformateur se heurte à un sérieux obstacle, la tendance toujours croissante des enfants des familles aisées à abandonner les professions productrices, seules vraiment utiles dans les pays neufs, pour se jeter sur celles qu'on est convenu d'appeler « professions libérales ». Cette tendance fâcheuse, qui place les Bas-Canadiens dans un état d'infériorité réelle vis-à-vis de leurs voisins Anglais ou Yankees, tient essentiellement à l'organisation de l'instruction publique depuis la conquête jusqu'à nos jours. Les collèges et les établissements littéraires ont de longtemps précédé l'école primaire et l'enseignement technique; et lord Durham, envoyé par le gouvernement britannique pour procéder à une enquête approfondie sur les troubles de 1837 et 1838, définissait très exactement, dans un rapport resté célèbre, l'état intellectuel du Bas-Canada à cette époque : « La négligence soutenue du gouvernement anglais, écrivait-il (en 1839), laisse la masse des Canadiens français sans aucune des institutions qui les pourraient élever dans l'ordre de la liberté et de la civilisation. Ce gouvernement les a laissés sans aide et sans leur conférer les institutions du self-government Quoi qu'il en soit, l'assertion généralement répandue que toutes les classes de la société canadienne-française sont également ignorantes est tout à fait erronée, car je ne connais point de peuple chez qui il existe une plus large somme d éducation du degré moyen, ou chez qui une telle éducation soit réellement répartie sur une plus grande portion de la population. La piété et la bienveillance des premiers possesseurs du pays ont fondé, dans les séminaires qui existent sur différents points de la province, des institutions dont les ressources pécuniaires et l'activité ont longtemps été dirigées vers l'éducation. L'instruction que l'on donne dans ces séminaires et ces collèges ressemble beaucoup à celle des écoles publiques d'Angleterre ; pourtant elle est plus variée. Il en sort annuellement de deux à trois cents jeunes gens instruits...

J'incline à croire que la plus grande somme de raffinement intellectuel, de travail de la pensée dans  l'ordre spéculatif, et de connaissances que puisse procurer la lecture, se trouve, sauf quelques brillantes exceptions, du côté des Canadiens français. L'enseignement primaire était loin d'être aussi avancé. Le recensement de 1871 montre qu'au-dessus de vingt ans plus d'un tiers des Canadiens français sont encore illettrés. Il n'en sera certainement pas ainsi pour la génération actuelle. Depuis que l'application sincère du régime parlementaire a rendu les colonies britanniques de l'Amérique septentrionale maîtresses presque absolues de leurs propres destinées, de grands progrès ont été réalisés, et le même recensement constate que, sur une population totale de 1 190 000 habitants, dont 930 000 d'origine française, la province de Québec comptait, en 1871, 185 000 enfants des deux sexes fréquentant les écoles. D'après un document plus récent, le rapport du ministre de l'instruction publique de Québec pour 1877, le nombre des élèves des établissements d'éducation de tout genre serait de 232 765, soit une proportion de 1 élève sur 5 habitants, ce qui met actuellement le Bas-Canada au niveau des pays d'Europe et d'Amérique où l'instruction populaire est le plus en honneur.

Malheureusement l'établissement des écoles primaires n'ayant pas été complété par celui d'institutions techniques d'un ordre supérieur, l`enseignement secondaire était resté exclusivement voué à la littérature ; et ce n'est que depuis 1874 que les Canadiens français possèdent à Montréal une école de sciences appliquées, où ils puissent apprendre dans leur langue maternelle l'art de l'ingénieur, du constructeur maritime, du mineur et de l'architecte, toutes professions qui ouvriraient à la jeunesse du pays un débouché presque illimité dans toute l'Amérique du Nord. D'autre part, le simple cultivateur canadien, dès qu'il est parvenu à l'aisance, éprouve la légitime ambition d'assurer au moins à l'un de ses nombreux enfants le bénéfice d'une éducation supérieure et d'une position sociale correspondante.

Il prend naturellement ce qu'il trouve à sa portée. Jusque dans ces derniers temps, les collèges ecclésiastiques regorgeaient de jeunes gens qui se jetaient ensuite sur les deux seules carrières que leur ouvraient les universités de langue française : le droit et la médecine ; voilà pourquoi la province de Québec compte plus d'avocats qu'il n'en faudrait pour plaider les procès de tous ses habitants, ceux-ci fussent-ils vingt fois plus portés à la chicane que les Normands, leurs ancêtres, et certainement plus de médecins que n'en peut faire vivre un pays. Le diplôme, dans ce cas, devient un simple titre à la considération du vulgaire, et la plupart de ces disciples de Thémis ou d'Esculape se rejettent, faute de mieux, sur les agitations de la politique intérieure qui est loin de gagner à l'intervention d'une foule de jeunes gens, fort intelligents sans doute, mais trop souvent dénués de sens pratique. En dehors des deux populations, française et anglaise, il y a encore dans le Bas-Canada  les descendants des premiers habitants du pays : Hurons, Iroquois, Montagnais, Abénakis, Micmacs, etc.

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Jeune Lorette au 19 ème siècle, le village des Hurons a 9 milles au nord de Québec

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Le village huron - maisons longues huronnes anciennes

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MichelT

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Message par MichelT Jeu 15 Sep 2022 - 15:06

De Québec à Montréal. —Les vapeurs de la compagnie du Richelieu. — Zouaves pontificaux en voyage. — La question du Pacifique. — Le pont Victoria. — Souvenirs du temps passé. — Une cité ambitieuse. — Le parc du Mont-Royal. — Les enfants d'Érin ( Irlande)

En été, pour se rendre de Québec à Montréal, on n'a que l'embarras de choisir entre deux routes et deux modes de locomotion. Par terre, le chemin de fer du Grand-Tronc vous fait traverser les vieux « bois francs » des cantons de l'Est, antique forêt dont la colonisation amoindrit chaque jour le domaine. Par cette voie vous arriverez peut-être plus vite, mais le voyage en wagon, — « dans les chars », — pour employer l'expression locale, est toujours un peu prosaïque. A tous égards la voie du fleuve mérite la préférence du touriste. Le souci du pittoresque s'accorde ici avec celui du confort, pour dicter le choix du voyageur. Je ne referai pas ici la description bien connue des bateaux à vapeur qui sillonnent les fleuves et les grands lacs de l'Amérique du Nord. Ce que je puis affirmer toutefois, c'est que parmi tous ces magnifiques steamers, que leurs étages superposés de cabines et leurs splendides aménagements intérieurs ont fait si justement appeler des palais flottants, il en est peu de comparables aux deux bateaux de la « compagnie du Richelieu » le Québec et le Montréal, qui desservent tour à tour la ligne quotidienne établie durant la belle saison entre les deux cités dont ils portent le nom.

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Le navire a vapeur Québec de la compagnie du Richelieu faisait le transport des passagers entre Québec et Montréal au 19 ème siècle

C'est sur le Montréal que je pris passage, par un beau jour du mois d'août 1873. Il y avait à bord joyeuse compagnie et foule bariolée. Le Yankee sec et remuant y coudoyait l'Anglais flegmatique; deux religieux oblats, vêtus comme nos prêtres français, conversaient avec un jeune homme à longue redingote, que je pris d'abord pour un clergyman presbytérien ; c'était en réalité un membre de leur ordre revenant des États-Unis où les ministres de toutes croyances portent généralement le même costume semi-sacerdotal et semi-laïque. Dans le salon, quelques jeunes Canadiennes françaises, vives et libres d'allures, tout comme leurs sœurs des États-Unis, s'étaient emparées d'un piano : musique et paroles, la plupart des morceaux de leur répertoire étaient pour moi de vieilles connaissances; décidément, nous étions bien dans la Nouvelle France.

Deux pas plus loin, la scène changeait avec le langage : des « politiciens » en vacances discutaient à grand renfort d'exclamations et de jurons anglo-saxons les dernières nouvelles d'Ottawa ou de Washington. En dehors du salon, sur les promenoirs découverts, ménagés à l'avant et à l'arrière, refuge favori des fumeurs et des amants du grand air, l'élément bas-canadien était représenté par une vingtaine de jeunes gens portant à la boutonnière de gros nœuds de rubans blancs et jaunes et formant çà et là de petits groupes d'où s'élevaient de joyeux éclats de voix. C'étaient des anciens zouaves pontificaux, membres d'une association commémorative qui réunit les trois ou quatre cents volontaires canadiens partis de 1867 à 1870 pour défendre le pouvoir temporel de la papauté. Les zouaves de Québec ont invité leurs camarades de Montréal à venir leur faire une visite. Il y a eu réception dans toutes les règles, défilé avec accompagnement de fanfare, cérémonie religieuse et repas copieux. Ce dernier acte de la fête surtout devait avoir été particulièrement soigné, à en juger par la bruyante expansion des jeunes voyageurs.

Du reste, jeunes gens ou graves personnages semblaient n'avoir qu'un seul thème de conversation. De quelque groupe qu'on s'approchât, il était impossible de ne pas entendre trois fois par minute le mot de « Pacifique » . Pacific scandal, Pacific slander, affaire du Pacifique, scandale du Pacifique, calomnies du Pacifique; Français ou Anglais ne parlaient plus, ne juraient plus, ne vivaient plus que par le Pacifique. On eût dit que ce mot avait acquis, par je ne sais quel maléfice, le don d'exaspérer les tempéraments en apparence les plus dignes de se l'appliquer comme qualificatif. Qu'était-ce donc que cette grosse affaire qui défrayait d'une façon si exclusive les conversations des hôtes du Montréal?

Je n'étais pas resté une semaine à Québec sans en avoir appris quelque chose. Chacun des notables personnages à qui j'avais été présenté m'avait bien et dûment catéchisé sur la question « topique » du moment ; et, comme dans le nombre de mes nouvelles connaissances il s'en trouvait de toutes les opinions ayant cours au Canada, j'avais entendu à satiété le son des différentes cloches, condition indispensable, suivant la sagesse des nations, pour pouvoir formuler un jugement impartial. Dans le cas du Pacifique, il n'en fut pas ainsi pour moi : à force d'avoir à subir le choc des allégations les plus contradictoires, j'en vins, au bout de quelques jours, à n'avoir plus d'opinion du tout. J'y trouvai, du reste, un certain avantage, car il me devint beaucoup plus facile de garder sur ce sujet délicat la réserve discrète que me commandait ma qualité d'étranger. Il était écrit toutefois — on le verra plus tard — qu'à chaque étape de mon voyage j'assisterais au développement de la crise occasionnée par cette malheureuse affaire, et que j'aurais même indirectement à en subir les conséquences.

Je ne puis donc me dispenser d'en dire au moins quelques mots. Lors de l'entrée de la Colombie anglaise ( Colombie Britannique) dans la Confédération canadienne, il avait été stipulé que la nouvelle province serait reliée, dans un délai de dix ans, à ses confédérés de l'Est par un chemin de fer transcontinental. Il s'agissait de former une compagnie assez puissante pour se charger de cette gigantesque entreprise. Les négociations furent longues et laborieuses ; cependant elles avaient abouti ou semblaient sur le point d'aboutir précisément au moment où les élections générales de 1872 allaient renouveler le Parlement de la Confédération canadienne. Un capitaliste montréalais, sir Hugh Allan, le président de la compagnie des transatlantiques canadiens, s'était mis à la tête de l'affaire. Il avait d'abord voulu faire appel aux capitaux américains, qui s'empressèrent d'y répondre. Sur ces entrefaites, les élections eurent lieu. Des sommes fabuleuses furent dépensées de part et d'autre par les partis en présence. Les élections coûtent cher dans les pays où s'est conservé l'usage du « poll » ou scrutin public, et le Canada en 1872 était encore dans ce cas. La lutte fut très vive; néanmoins le ministère conservateur obtint dans toutes les provinces une assez forte majorité. La question du chemin de fer transcontinental avait été fréquemment agitée pendant la période électorale, et l'on avait pu noter une certaine répugnance de l'opinion à accepter l'immixtion des capitalistes américains dans une œuvre aussi essentiellement nationale, ect.

Mais laissons le chemin de fer du Pacifique et ses scandales — nous ne les retrouverons que trop tôt sur notre chemin — et revenons à notre itinéraire. Les steamers de la compagnie du Richelieu ne partent pour Montréal qu'à une heure assez avancée de la soirée, ce qui prive le voyageur du panorama des rives du Saint Laurent, moins pittoresques mais plus riantes ici qu'en aval de Québec. Il est minuit quand nous passons devant Trois-Rivières, l'un des plus anciens établissements fondés par les Français du dix-septième siècle, aujourd'hui ville de 7 à 8 000 habitants, et débouché naturel des vallées du Saint-Maurice et de ses affluents. Il y a quelques années, de grandes étendues de terres cultivables ont été reconnues sur les bords de la rivière Matawin, dont la vallée coule parallèlement au Saint-Laurent et débouche dans le Saint-Maurice, à vingt lieues environ au nord du grand fleuve. Toutefois la richesse de la région consiste surtout pour le moment dans l'exploitation des forêts, exploitation poussée malheureusement à outrance par des spéculateurs avides et peu surveillés. On trouve aussi près de Trois-Rivières des gisements importants d'oxyde de fer hydraté ou limonite, qui alimentent les célèbres forges du Saint-Maurice, établies dès 1737, au temps de la domination française, et susceptibles de prendre, avec le temps et les progrès de l'esprit industriel dans le Bas-Canada, un développement bien plus considérable.

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La ville de Trois-Rivières fondée en 1634 par Laviolette

A l'aube, une brume légère couvrait la surface du fleuve, formant un rideau assez transparent pour laisser entrevoir les ravissantes prairies clairsemées de grands arbres qui bordent au loin les rives. Nous passons entre Berthier et Richelieu, Verchères et l'Assomption, comtés aussi français par leurs populations que par leurs noms. Bientôt scintille à travers la rosée le reflet argenté des toits recouverts en lame de tôle étamée. Au pied d'un monticule verdoyant, élevé de deux cent cinquante mètres seulement au-dessus de la plaine, mais rehaussé par son isolement, nous distinguons les hautes tours d'une cathédrale dominant une longue rangée d'édifices ; la couleur verte du Saint-Laurent fait subitement place à la teinte brune des eaux de l'Outaouais, qui persiste pendant plusieurs lieues à ne point confondre ses eaux avec celles du fleuve dont il est l'un des plus puissants tributaires. Nous voyons apparaître successivement les hautes constructions des manufactures d'Hochelaga, puis le pont Victoria, long de près de trois kilomètres (10284 pieds anglais d'un bord à l'autre), avec sa galerie tubulaire, véritable tunnel formé de vingt-cinq tubes en fer d'une longueur totale de 6138 pieds, soutenus à soixante pieds au-dessus du niveau du fleuve par deux culées et vingt-quatre piles d'un calcaire noir compact. Ces piles s'allongent dans le sens du courant et lui présentent une arête effilée en tranchant, semblable à l'éperon d'un navire cuirassé, contre laquelle d'énormes glaçons viennent se briser au moment de la débâcle.

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Montréal en 1870

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Le port de Montréal en 1880

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[b]Montréal vers 1850


Commencé en 1856, et inauguré en 1860 en présence du prince de Galle,   le pont Victoria n'a pas coûté moins de 1 400 000 livres sterlings, soit trente millions de francs. Disons-le tout de suite, cette merveille de l'art des ingénieurs impressionne plus vivement l'esprit que la vue, car la distance en réduit étrangement les gigantesques proportions.  Enfin nous atteignons les quais en passant au milieu d'une forêt de blancs steamers aux cabines étagées. Nous sommes à Montréal. Devant nous s'élève l'imposante façade du marché Bonsecours, et tout près, sur la place Jacques-Cartier, nous apercevons la colonne érigée en l'honneur du vainqueur de Trafalgar. Quelle singulière association de noms et d'idées a fait placer la statue du destructeur de la marine française sur un emplacement consacré au marin français qui découvrit la Nouvelle-France? je l'ignore. Nous débarquons, et dix minutes après nous nous reposons en lisant les nouvelles du jour dans le salon de l'hôtel Donégana, ainsi appelé du nom du chef amérindien qui reçut Jacques Cartier lors de son voyage.

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Le Pont Victoria au 19 ème siècle a Montréal

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Marché Bonsecours et place Jacques-Cartier a Montréal au 19 ème siècle

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Hôtel Donégana de Montréal ou logeait les voyageurs Français

En 1640, une religieuse, la sœur Bourgeois, et quelques ecclésiastiques membres d'une congrégation qui se fondit peu après dans celle de Saint-Sulpice, obtinrent du roi de France la concession de l'île de Montréal, où Cartier avait découvert jadis le village indien d'Hochelaga. Cinquante-cinq personnes environ furent amenées, en 1642, pour peupler le nouvel établissement, qu'on appela d'abord « Ville Marie ». En 1653, deux cents émigrants, presque tous Angevins, vinrent renforcer ce premier noyau de courageux habitants.  Plus tard, les soldats d'un régiment licencié au Canada, le régiment de Carignan, , s'établirent en grande partie autour de la nouvelle ville, dont la prospérité naissante eut longtemps à souffrir du voisinage des Iroquois. Cette colonisation militaire a laissé des traces faciles à reconnaître dans plusieurs des noms de famille les plus répandus de la ville et de la banlieue. On re trouve en effet, sur les enseignes des boutiques et dans tous les rangs de la société, bon nombre de ces sobriquets ou « noms de guerre » qui étaient d'un usage général dans les armées des dix-septième et dix-huitième siècles. Les noms de Ladéroute, Lafrance, Laliberté, Lafricain, Lavaleur, Laframboise, Vadeboncœur, Sansfaçon, que l`on rencontre un peu partout où l'esprit aventureux des Canadiens a fondé des établissements de traite et de culture, mais surtout à Montréal et dans ses environs, trahissent la descendance de ces soldats qui, devenus colons, avaient conservé leur sobriquet militaire de préférence à leur véritable nom patronymique.

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La ville de Montréal de nos jours

En 1760, Montréal ne comptait encore que six mille habitants, tout au plus. Un plan où sont marquées les anciennes limites de la ville française montre que l'enceinte fortifiée d'alors embrassait seulement l'espace occupé aujourd'hui par le quartier commercial, entre le fleuve Saint-Laurent et les rues Saint- Jacques , Mac-Gill et Lacroix. Ce fut pendant la guerre de Sept-Ans le dernier boulevard des défenseurs du Canada. Un an après la bataille des plaines d'Abraham et la chute de Québec, les milices canadiennes commandées par le chevalier de Lévis avaient repris l'offensive et remporté la victoire de Sainte-Foy. Peu s'en fallut que Québec même ne retombât au pouvoir de ces braves. L'arrivée d'une flotte anglaise mit fin à leurs succès, et le 8 septembre 1760, sous les murs de Montréal, fut signé l'acte de capitulation de la Nouvelle-France.

De bourgade, Montréal est devenue grande ville. En 1871, cent sept mille habitants, dont cinquante-six mille Franco-Canadiens, habitaient son enceinte ; et ce n'est là, disent-ils orgueilleusement, que le prélude d'une ère de progrès plus merveilleux encore. Tête de ligne de la navigation transatlantique sur le Saint-Laurent, l'ambitieuse cité aspire à supplanter New-York et à devenir l'entrepôt de tous les produits du Far-West. Déjà des canaux accessibles aux navires de quatre à cinq cents tonnes contournent les nombreux rapides qui entravent la navigation du fleuve Saint-Laurent depuis le village de Lachine jusqu'au lac Ontario. Un autre canal de quarante-deux kilomètres, le canal Welland, établit pour la même classe de bâtiments une communication assurée sur le territoire canadien, entre les lacs Érié et Ontario, rachetant par vingt sept écluses la différence de niveau de trois cent trente pieds que la rivière Niagara franchit par un bond de son incomparable cataracte (160 pieds) et par de nombreux rapides.

Aujourd'hui, le gouvernement canadien a entrepris d'élargir tous ces canaux de manière à en permettre le passage à des navires de mille tonnes. Ce grand travail une fois terminé, l'immense bassin des grands lacs et les centres populeux qui naissent et grandissent sur leurs rives, Duluth, Milwaukee, Chicago, Détroit, seront les tributaires de Montréal, devenu leur entrepôt et leur port d'embarquement naturel, au moins pendant la belle saison, car, malheureusement pour les hautes visées de la ville canadienne, le Saint-Laurent reste fermé à toute navigation pendant cinq à six longs mois d'hiver. Quoi qu'il en soit, les Montréalais ont trop confiance dans l'avenir pour ne point l'escompter un peu. Aussi leur ville, comme une coquette ambitieuse, se compose-t-elle dès maintenant une parure assortie à ses futures grandeurs. Les rues y sont larges et bien mieux entretenues qu'à Québec; les magasins vastes et superbement ornés, les institutions de crédit abondent, et quelques-unes des banques principales — situées pour la plupart dans la rue Saint-Jacques — sont installées dans de véritables palais. Les journaux anglais et français écrasent par l'ampleur de leur format et l'abondance des renseignements leurs plus modestes confrères de Québec; les maisons particulières elles-mêmes affectent les prétentions architecturales des plus grandes cités du continent américain.

Vingt sectes protestantes diverses ont édifié des églises. Dans cette débauche de bâtisses religieuses, le clergé catholique tenait à ne pas se laisser distancer. Non content de posséder une cathédrale qui passe cependant pour l'une des plus belles de l'Amérique du Nord, l’évêque de Montréal a entrepris, à grand renfort de souscriptions, d'ériger une basilique nouvelle qui sera la réduction, mais une réduction grandiose encore, du premier des temples chrétiens : Saint-Pierre de Rome aura sa copie sur les bords du Saint-Laurent (Cathédrale Marie-Reine du Monde).

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Cathédrale Marie-Reine du Monde de Montréal

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Cathédrale Marie-Reine du Monde de Montréal

Enfin les plaisirs ont aussi leurs palais; on compte à Montréal plusieurs théâtres où, pour les mêmes raisons qu'à Québec, un ne joue d'ordinaire que des pièces anglaises, et une foule de cercles, entre autres celui des patineurs, le Victoria Skating Rink, renommé par les fêtes magnifiques qui y ont été données en diverses occasions, et sur de la glace naturelle, notamment lors de la visite du prince Alfred d'Angleterre. A une ville si confiante en ses destinées, il fallait une promenade publique digne de son ambition. L'emplacement a été trouvé sans peine et peut hardiment soutenir la comparaison avec ce que les grandes métropoles d'Europe et d'Amérique possèdent de mieux en ce genre. Nous avons déjà parlé de la montagne — le mont Royal — qui domine la ville et lui a donné son nom. La magnifique avenue qui en fait le tour est devenue le rendez-vous favori des équipages et des cavaliers.

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Victoria Skating Rink de Montréal au 19 ème siècle

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Victoria Skating Rink de Montréal au 19 ème siècle - une patinoire intérieure

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Parc du Mont Royal a Montréal

La montagne elle-même est aujourd'hui presque entièrement trans formée en un vaste parc anglais, semé çà et là de villas somptueuses, élevées par les nababs de la finance et du commerce montréalais. Du sommet on jouit d'une vue admirable sur la ville « aux toits d'argent », sur le fleuve Saint-Laurent, ses jolies îles et les campagnes qui s'étendent au loin sur ses bords. Un autre site, cher aux promeneurs et aux amateurs de « pique-nique », est l'île Sainte-Hélène, située vis-à-vis l'extrémité orientale de la ville et dont la plus grande partie est également disposée en parc. La pointe nord-est de ce joli îlot est fortifiée; elle renferme les casernes occupées autrefois par la garnison anglaise et gardées aujourd'hui par un petit détachement de volontaires canadiens.

Enfin, les amateurs d'excursions champêtres peuvent recourir pendant la belle saison aux nombreux « ferry boats » ou « bateaux traversiers », qui entretiennent un mouvement de va-et-vient continuel entre Montréal et les jolis villages de Saint-Laurent, Longueuil, Laprairie, etc., situés de l'autre côté du fleuve. Étant donnés les éléments très hétérogènes dont se compose la population montréalaise, il ne faut pas s'étonner de trouver aux divers quartiers des physionomies très différentes. A l'est, habitent principalement les classes peu aisées de la population canadienne française. C'est dans les quartiers du nord, les plus rapprochés de la montagne, que les riches commerçants des deux nationalités ont leurs « homes », leurs maisons de ville, entourées de verdure où ils viennent se reposer le soir, au sortir de la poudreuse atmosphère du bureau. A Montréal comme aux États-Unis, on a le bon goût d'éloigner autant que possible l'habitation de famille du quartier des affaires. L'ouest est plus spécialement anglais, même dans le quartier Saint-Antoine où habitent cependant bon nombre d'ouvriers et d'industriels franco-canadiens. A l'extrémité de ce côté de la ville, près du Saint-Laurent, à l'endroit où le canal de Lachine débouche dans le fleuve, le quartier Sainte-Anne, bas, mal entretenu, inondé parfois au moment de la débâcle, héberge près de 10 000 Irlandais sur les 19000 que contient Montréal.
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Message par MichelT Dim 18 Sep 2022 - 19:48

Le dimanche au Canada. — Un tour a la campagne. —  Le sault Saint-Louis. — Les Iroquois de Caughnawaga. — Le sault au Récollet. —La pêche de l'alose.

Les voitures de place, ainsi que les « chars urbains » ou « petits chars » (tramways ou chemins de fer américains) qui desservent les voies principales, continuent leur service, et tout être créé possédant équipage peut aller faire le tour de la montagne.Le lendemain ou le surlendemain —je ne sais plus au juste lequel — de mon arrivée à Montréal se trouvait être un dimanche. Après avoir flâné çà et là pendant toute la matinée, j'entrai dans la cathédrale de Notre-Dame. Un prêtre sulpicien y prêchait en français devant l'élite de la société montréalaise; il aborda successive ment les sujets les plus divers, traitant de l'émigration des habitants vers les manufactures américaines, de la loi des écoles votée par la législature du Nouveau-Brunswick dont il critiquait vivement les dispositions, fort contraires, paraît-il, aux intérêts des populations françaises et catholiques de cette province.  Enfin il entama le chapitre de corruption électorale dans ses rapports avec le salut des âmes. A cet endroit je crus saisir des allusions transparentes à la grosse question du moment. L'affaire du Pacifique avait envahi l'église elle-même, et j'appris bientôt que les temples presbytériens, méthodistes, épiscopaliens et autres n'étaient pas plus exempts de cette invasion que la cathédrale catholique.

Nous passâmes R...et moi à la Pointe-Claire deux charmantes journées. La famille de V... nous y offrait une hospitalité tout à fait canadienne. Nous parcourûmes en voiture les campagnes environnantes, non sans remarquer la notable différence de climat entre Montréal et Québec, différence dont témoignait l'état des récoltes. En effet, dans cette partie du Bas-Canada, la moisson se fait environ trois semaines plus tôt qu'aux environs de la ville de Québec. Les cultures y paraissent également plus soignées et les vergers y produisent la célèbre pomme de Montréal, connue dans toute l'Amérique du Nord sous le nom spécifique de « fameuse ». Là, d'ailleurs, comme à Québec, comme dans la Nouvelle-Angleterre et presque tout le nord des États-Unis, le trait distinctif du paysage consiste mon sens, dans le genre de clôture des propriétés. Leurs haies à claire-voie (en anglais fences) se composent le plus souvent de quatre ou cinq madriers plus ou moins équarris, maintenus par de gros pieux plantés verticale ment et espacés d'une dizaine de mètres, tantôt en ligne droite, tantôt alternés sur deux lignes parallèles.

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La rue principale de Pointe-Claire à l`ouest de Montréal au début du 20 ème siècle

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Pointe-Claire

Dans ce dernier cas, les pièces de bois horizontales sont disposées en zigzag, de sorte que l'extrémité de chacune d'elles vienne se placer contre le pieux vertical formant le sommet de l'angle et s'encastrer dans l'intervalle de deux pièces de la rangée suivante, toutes se prêtant ainsi un mutuel appui. La multiplicité de ces haies donne aux campagnes l'aspect d'un vaste damier, uniformément découpé en rectangles de diverses grandeurs, aux arêtes rectilignes ou dentelées, selon que leurs clôtures appartiennent à l'un ou l'autre système.

La consommation de bois d'œuvre qu'entraîne ce mode de clôture adopté de Québec au Minnesota est véritablement prodigieuse, et l'on comprend facilement qu'en présence de la rapide destruction des forêts, il devienne nécessaire d'y substituer l'emploi des haies vives de cyprès, de cèdres nains du pays ou d'autres essences propres au même usage. Cette transformation, motivée par les prosaïques raisons de la plus stricte économie, sera en même temps des plus favorables à la physionomie des paysages américains. Pour une fois — et ce n'est pas coutume — utilitarisme et pittoresque auront marché d'accord. L'île de Montréal, on l'a dit plus haut, avait été concédée par le roi de France à la congrégation de Saint Sulpice. Tout le monde connaît le séminaire de ce nom; mais ce que l'on sait moins, c'est qu'aujourd'hui encore cette institution célèbre tire le plus clair de ses revenus de son ancienne seigneurie américaine.

Jusqu'en 1854, toutes les propriétés immobilières de l'île étaient grevées de diverses servitudes au profit des sulpiciens, ceux-ci ayant conservé intacts, en dépit de la conquête anglaise et des révolutions d'Europe, les droits seigneuriaux que le cardinal de Richelieu leur avait octroyés dès 1640 sur cette partie de la Nouvelle-France. Ces droits consistaient en une redevance annuelle appelée « cens et rentes », et en outre chaque mutation emportait le payement d'une taxe connue sous le nom de « lods et ventes». Le rachat facultatif de toutes ces charges d'origine féodale n'a été voté par le Parlement du Canada-Uni qu'en 1854, en même temps que l'abolition du régime de tenure seigneuriale organisé par les ordonnances de Louis XIII et Louis XIV.

Venus à la Pointe-Claire par le chemin de fer du Grand-Tronc, nous prenons, pour retourner en voiture à Montréal, la route qui côtoie le lac Saint-Louis. Au delà du lac, la vue s'étend sur un pays parfaitement uni. Les Laurentides, qui en bas de Québec projettent leurs promontoires escarpés sur le fleuve, s'en sont éloignées ici de plus de douze lieues vers le nord. Les quelques sommets bleuâtres qui çà et là font saillie sur la courbe régulière de l'horizon appartiennent aux montagnes de Rigaud, de Beloeil et à quatre ou cinq autres massifs isolés, de formation trappéenne comme la montagne de Montréal elle-même. Telle est la parfaite horizontalité de la vallée inférieure de Saint-Laurent, que le lac Saint-Louis n'est élevé que de cinquante-sept pieds au-dessus du niveau de la mer ; entre ce lac et Montréal les rapides de Lachine franchissent une pente de quarante-cinq pieds ; il ne reste donc que douze pieds ou quatre mètres de descente pour la distance de soixante-dix lieues, qui sépare Montréal de Québec.

Les rapides de Lachine, appelés aussi le saut de Saint-Louis, — on écrit ordinairement le « sault », — offrent un spectacle vraiment imposant. Le lac se rétrécit tout à coup ; semblables aux vagues d'une mer houleuse, les eaux mélangées du Saint-Laurent et de l'un des bras de l'Outaouais roulent tumultueusement sur un lit dont le brusque affaissement précipite leur course impétueuse. Le courant, presque insensible au milieu du lac, s'accélère progressivement en aval, jusqu'à ce que, resserré dans sa partie la plus étroite et la plus rapide, il écume, mugit et se creuse en profonds tourbillons. C'est un plaisir dangereux, mais c'est aussi une source d'émotion chère à bien des touristes, que de « sauter » les nombreux rapides du Saint-Laurent dans les légers steamers qui font le service d'été entre Montréal et le lac Ontario. Après avoir remonté le fleuve pendant soixante lieues, en évitant plus de deux cents pieds de chutes au moyeu de cinq canaux pourvus de vingt-huit écluses et d'une longueur totale de près de soixante-dix kilomètres, on s'en remet pour le retour à la force du courant et à l'expérience d'un pilote éprouvé.

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Les rapides de Lachine

Certes, l'émotion n'est pas moindre en traversant ces rapides, ceux de Lachine surtout, où un coup de gouvernail, donné plus ou moins à propos, peut décider du salut du navire et de la vie de ses passagers. Grâce à l'habileté des pilotes, les accidents sont extrêmement rares ; et pourtant, au moment de mon passage, on voyait encore, vers le milieu du saut, non loin de 1' « île aux Hérons », la carcasse d'un vapeur, le Louis-Renaud, échoué quelques mois auparavant sur des roches à fleur d'eau. Les passagers, au nombre de cent cinquante, avaient été heureusement sauvés, mais la dangereuse épave était restée là, engagée parmi les rochers qui avaient causé sa perte, comme le menaçant témoignage d'un péril qu'on affronte cependant tous les jours. Quatre mois plus tard, je redescendais la vallée du Saint-Laurent, mais déjà les glaçons amoncelés avaient suspendu la navigation; je ne pus donc, cette fois, prendre la route du fleuve. D'ailleurs les rivières de la route du lac Supérieur au lac des Bois m'avaient blasé sur la descente des sauts et rapides de tout genre, et je me consolai facilement du contre-temps qui m'interdisait d'en sauter s davantage.

Outre les steamers dont nous venons de parler, bon nombre de hardis conducteurs de canots ou de trains de bois flotté (appelés au Canada Guides de Cages) franchissent journellement le saut Saint-Louis. Ce sont, pour la plupart, des Canadiens français et quelques Anglais qui exercent ces périlleuses professions, avec des amérindiens qui en avaient autrefois le monopole, ainsi que celui du pilotage des vapeurs. Ces amérindiens sont presque tous des habitants du village iroquois de Caughnawaga, situé sur la rive sud du fleuve, juste vis-à-vis le gros bourg de Lachine. Dans la gare de Montréal, où l'on rencontre chaque jour un certain nombre de ces amérindiens qui retournent à Lachine par les « chars », après en être descendus la veille ou le matin en radeau, on peut voir différents avis imprimés en iroquois. Les traitants du Nord-Ouest et les grands marchands de bois des rivières canadiennes recrutent encore souvent à Caughnawaga des équipes d'intrépides«voyageurs.

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Le village iroquois de Caughnawaga vers 1900

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Pow Wow de Kahnawake - nom actuel du village

Au saut Saint-Louis correspond, de l'autre côté de l'île de Montréal, sur la rivière des Prairies, branche de l'Outaouais, une chute de même hauteur appelée le « sault au Récollet». Le peu de largeur de la rivière à cet endroit est mis à profit pour la pêche de l'alose. Comme le saumon et le gaspereau, ce poisson de mer remonte au printemps les cours d'eau de l'intérieur pour déposer son frai. On le prend alors, au bas des rapides où il se rassemble en grand nombre, au moyen de barrages en fascines ou de grands filets. Il est peu de pays d'ailleurs où la pêche, tant fluviale que maritime, soit en plus grand honneur et occupe proportionnellement plus de bras qu'au Canada. Le golfe Saint-Laurent, les côtes du Labrador, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, les grands et petits lacs, les innombrables rivières qui s'en échappent, sont d'inépuisables réservoirs où, longtemps encore, les robustes habitants de cette partie de l'Amérique trouveront leur nourriture et des salaires assurés.

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Alose


la suite bientôt


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Message par MichelT Ven 23 Sep 2022 - 12:00

De Montréal à Ottawa. — Papineau. — Le Rideau et la Chaudière. — Industrie et paysage. — Une contestation entre capitales. — La vallée supérieure de l'Outaouais. — Les Montagnais et la Compagnie de la baie d'Hudson. — Le commerce des bois. — Défrichement à outrance. — Les « brûlés ».


Heureux le touriste qui peut errer çà et là, sans souci du lendemain, sans autre préoccupation que de jouir des surprises que lui réservent la nature et les hommes d'un pays nouveau ! Il ne craint point de s'attarder devant un , site pittoresque, de prolonger son séjour sous un toit hospitalier, et les seules limites qui s'imposent à la durée de ses haltes sont celles de la discrétion et de la curiosité satisfaite. Combien de mois n'eussé-je point passés sans ennui dans la province de Québec; parcourant ses campagnes et ses forêts, montant et descendant ses rivières, vivant de la vie de ses habitants, m'initiant à leurs coutumes, à leurs affections, à leurs préjugés mêmes ! Mais mes instants étaient impitoyablement comptés. Ils n'avaient été que trop bien remplis par les présentations, réceptions et excursions de toutes sortes qui avaient marqué chacune de mes étapes. La saison s'avançait et je n'avais plus une semaine à perdre si je voulais utiliser un reste de beau temps pour accomplir le voyage que je m'étais proposé de faire cette année même dans les territoires du Nord-Ouest. D'ailleurs je n'étais pas seul, mon compagnon, M. R"*, semblait déterminé à m'accompagner jusqu'au bout du monde. Il rêvait d'expérimenter en grand, dans les prairies, l'élevage des chevaux et du bétail, et de consacrer à des entreprises de colonisation les débris d'une fortune tout récemment engloutie dans le naufrage de la Bourse de Vienne. Au commencement de 1873, les Allemands d'Autriche escomptaient largement les conséquences probables de la pluie d'or qui tombait en ce temps-là leur leurs frères de Berlin; mais, par un juste retour des choses d'ici-bas, la pléthore d'argent mal acquis qui suivit le payement de nos premiers milliards amena presque immédiatement une gigantesque débâcle financière où se noyèrent à la fois les banquiers spéculateurs et les économies d'une foule de braves gens.

Cette catastrophe avait du même coup ravi à M. R. le fruit de vingt ans de travail, et ruiné les actionnaires des haras qu'il dirigeait en Hongrie. Venus en Amérique avec des desseins différents et réunis par le hasard de notre rencontre à bord du Moravian, nous avions décidé de suivre ensemble le conseil devenu proverbial que le pauvre Horace Greeley, quand il dirigeait la Tribune de New-York, donnait à tous les déshérités d'Europe et des vieux États de l'Atlantique, à tous les jeunes gens avides de fortune, de nouveauté, d'émotions ou de pittoresque : Go West! Go West! C'est par une splendide matinée d'août que nous reprenons notre route vers l'occident. Le chemin de fer nous conduit à Lachine ; là, un élégant steamer nous reçoit à son bord et bientôt, bercés dans nos chaises berçantes, ces chaises articulées et à bascule, si commodes en voyage, et que l'on retrouve partout en Amérique, nous suivons le milieu du lac Saint-Louis, dont trois jours auparavant nous avions longé la rive dans la voiture de notre ami V. Nous saluons en passant la Pointe-Claire, puis, abandonnant définitivement le Saint-Laurent et nous engageant dans le bras de l'Outaouais, qui sépare l'île Perrot de l'île de Montréal, nous franchissons l'écluse qui permet de surmonter le petit rapide de Sainte-Anne de Bellevue. Au-dessus de nos têtes le pont du chemin de fer de Montréal à Toronto réunit les deux îles ; devant nous s'ouvre le lac des Deux-Montagnes.

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Canal de St-Anne de Bellevue vers le Lac des Deux-Montagnes ou passèrent les voyageurs au 19 ème siècle pour aller vers Ottawa

Bientôt le paysage de la rive nord commence à changer d'aspect: aux champs cultivés, devenus plus rares et plus clairsemés, succèdent les « bois francs », s'étageant sur les premières ondulations des Laurentides. Des collines, tantôt couronnées d'érables, de pins, d'épinettes, de trembles et de bouleaux, tantôt dénudées par la cognée ou l'incendie, se mirent dans le sombre cristal des eaux brunes de l'Outaouais. Au sud s'étendent les belles campagnes du comté de Vaudreuil, extrémité orientale de la vaste plaine située entre l'Ottawa inférieur et le Saint-Laurent. Seul, le monticule isolé de Rigaud interrompt leur parfaite horizontalité. Nous nous arrêtons un instant, entre autres stations, à la Mission du lac, village d'Algonquins et d'Iroquois. Quelques femmes amérindiennes, accroupies sur les madriers du débarcadère, fixent sur nous leurs grands yeux noirs. Arrivés à Carillon, village du comté d'Argenteuil, situé à l'extrémité du lac, il nous faut débarquer. Trois rapides échelonnés sur une distance de 20 kilomètres interrompent la navigation de la rivière.

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[b]La rivière des Outaouais en direction vers Ottawa


Les canaux qui les contournent n'ont actuellement qu'une capacité trop faible pour permettre le passage à des bâtiments de plus de cinquante tonnes. En attendant leur élargissement, un petit chemin de fer conduit les passagers de Carillon à Grenville, où nous attend un magnifique steamer presque aussi splendidement aménagé que ceux du Saint-Laurent, et qui semble tenir à justifier son nom quelque peu prétentieux de Peerless » (sans égal). A partir de Carillon, l'Outaouais a cessé d'être une rivière exclusivement bas-canadienne. Sur un parcours de plus de 600 kilomètres, jusqu'à l'extrémité nord du lac Témiscamingue, son thal weg sert désormais de frontière entre les provinces d'Ontario et de Québec. Les stations se succèdent rapidement sur l'une et l'autre rive. Ici, c'est l'Orignal, ancien chef-lieu d'une seigneurie française englobée aujourd'hui dans un comté de la province d'Ontario, celui de Prescott. Plus loin, sur la rive nord, dans le comté d'Outaouais, nos compagnons nous montrent avec respect l'habitation seigneuriale de Montebello, où s'écoula dans une noble retraite la vigoureuse vieillesse du plus célèbre et du plus énergique des patriotes canadiens, l'illustre Papineau. A ce grand orateur, qui fut pendant quarante ans de vie publique (de 1815 à 1855) la plus haute personnification de la nationalité canadienne-française. Tout le monde en France a plus ou moins entendu parler d'O'Connell et de François Deak, mais il n'y a pas même une mention de quelques lignes, dans la plupart de nos dictionnaires biographiques, pour l'homme qui a osé lutter contre la puissance britannique au lendemain de Waterloo, alors que des gouverneurs militaires, investis de pouvoirs exorbitants et dont la gallophobie s'exaltait aux souvenirs récents de la grande guerre continentale, s'indignaient de voir qu'une population placée depuis soixante ans sous la domination anglaise se refusât opiniâtrement à adopter la langue et les lois de ses
conquérants.

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Le manoir Papineau à Montebello

A mesure que nous avançons, les hauteurs qui longent à distance la rive nord de l'Outaouais s'élèvent et se boisent de plus en plus. Enfin, vers le soir, à l'un des derniers détours du courant, nous apercevons, au-dessus des berges de la rive sud, un amas de hautes constructions gothiques couronnant une colline dont les talus escarpés plongent presque à pic dans les eaux de la rivière. Ce sont les bâtiments du Parlement et des ministères qui dominent au loin de leur masse imposante les environs de la capitale fédérale. Nous laissons à notre gauche la puissante chute de la rivière Rideau, qui se précipite à son embouchure par deux larges nappes de cent pieds de haut. D'énormes échafaudages de madriers empilés nous en cachent malheureusement une notable partie. C'est là, en effet, que sont établies les scieries du village de New-Edimbourg. Un peu plus en aval et sur le côté bas-canadien, la belle rivière Gatineau débouche paisiblement dans l'Outaouais.

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Le Parlement d`Ottawa vu de la rivière des Outaouais

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Chute de la rivière Rideau à Ottawa

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La rivière Gatineau et la rivière des Outaouais

Devant nous, des colonnes de brouillard, semblables à des jets de vapeur lancés par une gigantesque machine, indiquent seules l'emplacement de la puissante « Chaudière » dont le bruit lointain frappe déjà nos oreilles. Là, l'Outaouais, réuni tout entier en amont d'un barrage de rochers, s'engouffre d'un seul bond de soixante-trois pieds dans l'intérieur d'un vaste fer-à-cheval où tourbillonnent ses eaux écumantes. M. J. Tassé, dans un travail sur la vallée de l'Outaouais, évalue à trois mille cinq cents mètres cubes par seconde aux hautes eaux (7 467 360 pieds cubes anglais par minute) le débit de la masse liquide qui se décharge dans l'entonnoir de la Chaudière.

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Pont de la Chaudière a Ottawa

Ce devait être jadis un admirable spectacle pour le voyageur venant du Saint-Laurent que l'apparition soudaine, à moins d'un mille de distance, de cette merveilleuse cataracte, vierge alors des souillures de l'industrie humaine. Mais aujourd'hui un long chapelet d'usines vulgaires s'est égrené sur ses bords ; et les montagnes de bois scié qui s'empilent à ses pieds sur les deux rives la dérobent entièrement à nos yeux. Ce n'est que du haut de la colline du Parlement, ou sur le pont en bois qui réunit Ottawa à Hull, son faubourg bas-canadien, que le regard peut désormais embrasser sans obstacle tous les détails de ce tableau grandiose. Sans doute, dans un avenir plus ou moins éloigné, les édiles de la capitale songeront à rendre à la merveille de leur ville toute sa beauté primitive, et débarrasseront ses abords de toutes les « nuisances » accumulées par la spéculation. Mais alors le commerce des bois aura reculé bien loin, vers les sources de l'Outaouais. Pour le moment on ne doit pas trop s'étonner que, l'intérêt aidant, « ceci ait tué cela ».

Nous voici enfin arrivés au débarcadère d'où l'omnibus du Russell House nous conduit corps et biens dans la haute ville, à travers des rues toutes nouvelles et déjà bordées d'énormes maisons à l'américaine aux rez-de-chaussée garnis de somptueux magasins. A quelques centaines de pas de l'hôtel, nous traversons sur un pont provisoire le canal Rideau, œuvre des ingénieurs militaires anglais, qui débouche dans le lac Ontario, près de Kingston, après un parcours de deux cents kilomètres, ouvrant ainsi, au cœur du territoire canadien une voie navigable par laquelle des navires de deux cent cinquante tonneaux peuvent se rendre de la vallée de l'Outaouais aux grands lacs sans toucher la frontière américaine. En cet endroit, le canal descend brusquement de quatre-vingt-deux pieds vers l'Outaouais par une multiple succession d'écluses, qui figurent assez bien les marches d'un gigantesque escalier.

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Canal Rideau - Ottawa en direction de Kingston et des Grands Lacs

Pendant les premiers temps qui suivirent l'union plus ou moins forcée des deux provinces Supérieure et Inférieure (1840), Kingston avait été la résidence du gouverneur et du Parlement. En 1843, l'un et l'autre se transportèrent à Montréal. En 1849, le parti conservateur anglais, qu'irritaient profondément les mesures réparatrices votées sous le gouvernement de lord Elgin en faveur des victimes de l'insurrection bas-canadienne de 1837, souleva la populace anglaise de la ville. Le « mob » envahit le palais du Parlement qui fut livré aux flammes avec sa riche bibliothèque par ces émeutiers soi-disant loyalistes. La capitale fut alors transportée à Toronto; mais le Bas-Canada réclamant sa part d'hégémonie, il en résulta un gouvernement nomade qui devait résider par périodes égales à Toronto et à Québec. Vers 1858, chacun réclamait contre les inconvénients de cette constitution bicéphale ; mais les localités rivales maintenaient plus que jamais leurs prétentions particulières à rester ou à redevenir le siège du gouvernement. En désespoir de cause on s'adressa à la métropole, et celle-ci, à la grande surprise de tous, trancha le procès en faveur d'une petite ville située dans une région à peine envahie par les défrichements et qu'on ne connaissait guère alors que sous le nom de Bytown (Ottawa de nos jours), qu'elle avait reçu du colonel By, son fondateur.

Le cabinet de Londres s'était décidé par des raisons stratégiques. Assise sur la rivière Outaouais, à la tête du canal Rideau, possédant par conséquent des voies de communication indépendantes du caprice comme du canon des Yankees, la nouvelle capitale se trouvait, en cas de guerre, à l'abri d'un coup de main. Les Canadiens se soumirent, non sans murmurer quelque peu, à la décision métropolitaine ; et, dix ans après, Ottawa, enrichi de monuments en rapport avec sa nouvelle situation, monta encore en dignité en devenant, par l'union de toutes les colonies britanniques de l'Amérique septentrionale, la capitale d'un empire aussi vaste que l'Europe entière, quoiqu'il ne contienne encore que quatre millions d'êtres humains, parmi lesquels un million deux cent mille environ, Canadiens, Acadiens ou métis Français.  

En 1871, Ottawa comptait déjà vingt et un mille habitants, trente mille même, en y comprenant Hull qui lui fait vis-à-vis de l'autre côté de la rivière sur le territoire de la province de Québec. Hull et les quartiers d'Ottawa qui avoisinent la rivière Rideau sont en grande partie habités par des Canadiens français, au nombre de douze mille environ, qui ont leurs écoles, leurs églises particulières et un organe quotidien, le Courrier d'Outaouais. Lors de mon passage, ils étaient parvenus à faire élire un des leurs, M. Martineau, aux fonctions de maire de la capitale. L'évêque, Mgr Guigues, mort depuis, était un « Français de France » appartenant à l'ordre des oblats ; aussi, bon nombre de paroisses du diocèse sont-elles desservies par des prêtres qu'il a fait venir des « vieux pays ». J'eus l'occasion pendant une excursion à Aylmer, gros village situé à quelque distance de Hull sur la rive bas-canadienne, de faire la connaissance d'un de ces prêtres français, homme fort instruit qui a parcouru dans tous les sens les vallées de l'Outaouais et de ses affluents. Selon lui, — et les rapports des explorations géologiques entreprises ultérieurement sur l'ordre du gouvernement canadien sont venus confirmer ses appréciations, — il y aurait encore de fort beaux pays, parfaitement colonisables, dans le haut de la rivière, sur la Mattawan, le lac Témiscamingue et le lac des Quinze, ainsi nommé des quinze rapides successifs, échelonnés sur une distance de moins de 25 kilomètres, qui rendent éminemment périlleuse la navigation de la rivière par où s'écoule le trop-plein de ses eaux.

A vingt lieues plus au nord, non loin du lac Labyrinthe, se trouve « la hauteur des terres » ou ligne de faite qui sépare le bassin du Saint Laurent de celui de la baie d'Hudson et qui sert de limite entre les deux provinces de l'ancien Canada et les territoires autrefois concédés par le roi Charles II à son frère le prince Rupert, fondateur de la Compagnie de la baie d'Hudson. Au-delà du lac Témiscamingue on ne rencontre plus d'hommes blancs que dans les postes de traite de cette Compagnie. Des tribus nomades, connues sous le nom générique de Montagnais et appartenant à la grande famille des Algonquins, parcourent dans leurs canots d'écorce les innombrables lacs et rivières qui sont les routes naturelles de ces vastes régions. Ce sont les Abbitibbis, les Têtes de boule, les Papinachis, les Choumouchouans, les Mistassins, les Naskapis, etc., dont les territoires de chasse s'étendent à l`est jusqu'au Labrador, au nord, bien au-delà de la « hauteur des terres ». Ces nomades vivent chétivement de pêche pendant l'été, de chasse pendant l'hiver, et surtout de leur petit commerce de fourrures avec les postes de la Compagnie de la baie d'Hudson.

Dès que les premières neiges se sont durcies sur le sol, les Montagnais partent par groupes nombreux, emmenant femmes, enfants, chiens, tout. Ils se munissent au poste de provisions pour trois ou quatre mois, et comptent sur la chasse pour vivre le reste du temps. Alors, ils s'enfoncent jusqu'à une profondeur de cent lieues et au delà dans le nord et ne reviennent souvent qu'avec un maigre butin ; car les animaux à belles fourrures deviennent de plus en plus rares, et il faut aller jusqu'à la vallée de la Saskatchewan et au territoire d'Alaska pour retrouver les espèces de haut prix. Une fois partis en campagne, les ils marchent à petites journées et dressent leur camp chaque soir dans la neige épaisse des bois.

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Camp de chasse des Innus (Montagnais)

Les grands défricheurs seront longtemps encore les vingt-cinq ou trente mille bûcherons — les lumbermen ou « forestiers » — qui se répandent chaque hiver dans la forêt pour le compte des grands commerçants de bois d'Ottawa, les Eddy, les Wright, les Mac Laren, les Gilmour, les Gouin, etc., et qui, si des lois conservatrices n'interviennent bientôt, auront irrémédiablement saccagé en quelques dizaines d'années ces immenses réserves forestières que le travail fécond de la nature avait mis des siècles à produire. Le système forestier en vigueur dans le Bas Canada est des plus simples, ce qui ne le rend malheureusement pas meilleur. Le gouvernement provincial, à qui appartiennent les forêts, les divise en sections, appelées « limites de bois » , dont l'étendue varie généralement entre quinze et vingt lieues carrées. La « license » ou droit d'exploiter chaque limite est mise aux enchères, et l'acquéreur doit payer, outre le prix d'adjudication, une redevance proportionnelle aux quantités de bois expédiées sur les marchés. Le gaspillage et la consommation sur place, qui sont énormes, ne comptent pas. De conditions d'aménagement, de repeuplement ou de protection des jeunes pousses, peu ou point : s'il en existe, elles sont illusoires. Aussi, la destruction va grand train. Dans le nord de l'Outaouais seulement, six cent onze limites concédées couvraient en 1871 une surface de 15 594 milles carrés anglais, plus de quatre millions d'hectares! Certes, le commerce des bois peut être un précieux auxiliaire de l'agriculture en déblayant, pour les colons à venir, nombre de plaines et de vallées fertiles destinées à nourrir un jour des millions d'êtres humains.

Mais pourquoi dénuder en même temps les coteaux rocheux des Laurentides qui ne retiennent un peu d'humidité et de terre végétale que grâce aux racines qui pénètrent profondément dans leurs fissures? Que deviendront la limpidité des lacs, la régularité du débit des rivières, lorsque les pluies ne seront plus tamisées par le terreau des forêts? Dans une région où, sous la latitude de la France centrale, à trois ou quatre cents mètres à peine au-dessus du niveau des mers, le mercure en vient presque chaque hiver à se figer dans les thermomètres, combien ne faudra-t-il point de siècles pour réparer ce que l'homme détruit en un jour? Et ce n'est pas seulement l'exploitation à outrance qui menace les pauvres vieilles forêts; le feu, allumé par imprudence, insouciance ou désœuvrement, est pour elles un ennemi plus redoutable encore que la cognée. Le seul incendie de 1870 a dévoré plus de bois dans la vallée de l'Outaouais que la hache du bûcheron n'en a fait disparaître en bien des années. Rien de plus hideux que ces squelettes décharnés et demi-carbonisés de grands arbres, qui recouvrent à perte de vue les plaines et les versante, jadis dévastés par la flamme. Les printemps se succèdent sans presque rien changer à la sinistre physionomie de ces immenses espaces que le bûcheron canadien appelle des « brûlés ».

A la longue, une maigre végétation d'essences, presque toujours inférieures à celles qui ont disparu, reprend lentement possession du sol calciné; mais, longtemps encore après que celui-ci s'est tapissé d'une verdure nouvelle, le regard reste attristé par l'aspect des grands troncs morts qui se dressent, témoins muets du désastre, au-dessus de leurs chétifs remplaçants. Comment s'étonner si, en présence de cet effrayant gaspillage, simple imitation d'ailleurs de ce qui s'est fait sur une plus grande échelle dans toute la région forestière des États-Unis, quelques hommes de bon sens ont commencé à jeter le cri d'alarme? « Loin de nous, s'écriait récemment l'un d'eux, l'idée de nous opposer au développement régulier de nos exploitations forestières, mais il serait à désirer qu'elles fussent dirigées avec plus de prudence et qu'on ne sacrifiât pas l'avenir pour quelques avantages temporaires. Nous possédons de magnifiques forêts, extrêmement bien fournies des essences les plus variées, mais quelques optimistes ont tort de vouloir accréditer l'opinion, trop généralement reçue, qu'elles sont inépuisables.

Et c'est justement parce qu'elles peuvent être pour nous une source de richesse et de prospérité, que nous désirons, par un aménagement intelligent, en faire bénéficier non-seulement la génération présente, mais celles qui la remplaceront. N'agissons pas comme si le déluge devait survenir après nous. » Au train dont nous allons, nos superbes forêts auront été avant longtemps dépouillées de leurs meilleures espèces de conifères. Déjà, pour obtenir des bois de mâture, on est obligé d'aller en abattre à trois cents milles d'Ottawa, et il faut franchir une bonne distance pour couper les bois de construction. Que sera-ce dans dix ans? dans vingt ou trente?... »

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Commerce du bois dans le secteur d`Ottawa (Bytown) au 19 ème siècle


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Commerce du bois dans le secteur d`Ottawa au 19 ème siècle


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Radeau de bois et bûcherons sur la rivière des Outaouais au 19 ème siècle
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MichelT

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Message par MichelT Mar 4 Oct 2022 - 12:58

Sic vos non vobis. — La vie dans les bois. — La descente des rapides. —Un singulier fond de rivière. —Un hercule bas-canadien. —Effets de l'air des forêts sur le système musculaire. — La vigne au Canada. — Les squatters. — L'allotissement des terres publiques. — Un défrichement. — La fabrication du sucre d'érable.

L'humble lumberman, au contraire, « homme de chantiers » ou bûcheron, « homme de cage  ou « voyageur », constitue certainement l'élément le plus pittoresque, le plus vigoureux de la nationalité canadienne. Le « voyageur » par excellence, nous le retrouverons sur la route de Manitoba, chasseur, canotier, manœuvre au service du gouvernement ou de la Compagnie de la baie d'Hudson ; mais, par extension, on donne aussi ce nom au travailleur des forêts de l'Outaouais qui le plus souvent a été ou deviendra un voyageur du Nord-Ouest. C'est d'ailleurs dans la vallée de cette grande rivière que nous pourrons rencontrer les plus complets spécimens de squatters et surtout de bûcherons. Arrêtons-nous-y donc un instant, et ne craignons pas de demander à ceux qui dans leur littérature naissante ont donné avec raison une place d'honneur à ces pionniers de la civilisation, de nous initier à leurs mœurs si profondément empreintes de la plus franche couleur locale, et de nous raconter les péripéties de leur rude existence.

Je l'ai déjà dit : c'est pendant l'hiver, alors que la neige durcie offre aux transports des facilités qu'on de manderait vainement à des routes plus ou moins macadamisées, que se fait en grand l'exploitation des forêts canadiennes. « A la fin de l'automne, dit M. J. Tassé, plus de vingt-cinq mille hommes se dirigent vers les bois, s'enfoncent dans leurs profondeurs, pour ne sortir de leur retraite qu'au printemps, alors qu'ils opèrent la descente de ces magnifiques radeaux qui couvrent les rivières comme des ponts flottants. Cette armée de travailleurs pénètre jusqu'aux points les plus reculés de cette vaste région. Rien ne les arrête. Ils atteignent maintenant des lieux que l'on croyait inaccessibles. Torrents, précipices, rapides dangereux, rochers abrupts, aucun obstacle ne les effraye. On les retrouve par bandes jusqu'aux confins des régions boisées, sur les bords lointains du lac Témiscamingue et tout le long des nombreux affluents de l'Outaouais, à plusieurs cent milles de leur embouchure dans la grande rivière. » Aussitôt que les voyageurs sont rendus sur le théâtre de leurs opérations, ils se construisent une longue habitation formée de poutres grossières, pour s'abriter  contre la rigueur de la température. Elle doit pouvoir donner place à quarante ou soixante hommes pendant six à neuf mois. Cette demeure est nécessairement très froide et la bise y souffle librement. Pour y jeter un peu de chaleur, on établit au milieu la cambuse ou cuisine, et des pièces de bois énormes alimentent sans cesse l'âtre pétillant. »

Le travail préparatoire étant terminé, on organise les hommes en bandes distinctes : ce sont les coupeurs, les scieurs, les équarrisseurs, les charretiers, et enfin le cuisinier, dont le choix doit être fait avec grand soin, car il faut qu'il soit habile, prévenant et pourvu d'une patience à toute épreuve. Lorsque la neige tombe en abondance et que le terrain est ainsi nivelé, on réunit tout le bois abattu sur l'emplacement le plus favorable à l'embarquement. Le transport s'effectue au moyen de solides traîneaux à quatre patins, traînés par des chevaux ou des bœufs. » Tout travailleur doit quitter le chantier avant le jour, et n'y rentrer qu'à la nuit tombante. Il est rare que la rigueur du froid ou le mauvais temps retienne au logis, même pour un seul jour, ces hommes courageux et durcis à la fatigue ; mais il est juste aussi de convenir que, si l'on exige d'eux un labeur très pénible, on pour voit sans parcimonie à tous leurs besoins. La viande salée, qui leur sert de nourriture habituelle, leur est livrée à discrétion ; le pain, cuit dans le chantier même. est excellent; la soupe de pois, que l'on mange à la fin de chaque journée, est apprêtée avec goût; le thé dont on arrose les repas est de fort bonne qualité.

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Camp de bûcherons

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Ce sont ces mets et ces breuvages qui font les délices gastronomiques des ouvriers et la gloire du cuisinier, lequel, malgré ses efforts et ses talents, n'évite pas les quolibets et les plaintes des voraces convives qui, à chaque heure du jour et de la nuit, ont droit de se mettre à table. L'heure qui suit le souper est l'heure du plaisir, de la gaieté, des histoires, des bons mots, que les Canadiens trouvent sans efforts d'esprit au milieu des plus rudes labeurs. » C'est un pénible travail, sans doute, que celui d'abattre incessamment les géants de la forêt. C'est au printemps, lorsque tous les énormes billots éparpillés sur la plage doivent être jetés à l'eau pour le flottage, que commencent les dangers réels de 1' « homme des bois ». Il lui faut alors passer de longues heures à l'eau, franchir des précipices sur d'étroits radeaux, descendre des rapides semés d'écueils, n'échapper à un danger que pour en affronter un plus terrible, éviter la mort cent fois pour la trouver trop souvent dans un abîme. »

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Draveurs

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Draveurs


Chanson - La Drave (1957) - Félix Leclerc

Aussi quelle forte et vigoureuse population que celle qui va, pendant l'hiver, peupler les chantiers! Tels sont les intrépides voyageurs dans la forêt, tels on les retrouve sur les radeaux flottants, lorsqu'il leur faut manier ces lourdes rames qui font mouvoir de véritables masses de bois, courageux en face du danger, joyeux et insouciants après les fatigues de la journée. » C'est généralement lors de la débâcle, au milieu du mois de mars, que l'on descend le bois flotté sur les affluents de l'Outaouais. Il est divisé en sections que l'on appelle cribs, ayant chacune vingt-quatre pieds de longueur; soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix ou cent cribs forment un train de bois (cage), qui se compose ordinairement de cent mille pieds cubes.

Chaque crib comprend vingt-trois à trente-six pièces de bois et de huit cents à mille pieds cubes. » Les radeaux évitent la plupart des cascades et des rapides qui interceptent le cours des rivières, en des rendant des glissoires construites à grands frais par le gouvernement; ce sont d'étroits canaux à forte pente, dont les talus et le fond sont garnis de madriers qui amortissent les chocs et régularisent la vitesse du courant. Un crib seul peut trouver passage dans ces glissoires, et il faut tous les détacher afin d'en opérer la descente l'un après l'autre. Une fois que la chute a été tournée, les cribs sont de nouveau reliés ensemble et la descente du train de bois continue. Cette opération est très longue, fait perdre beaucoup de temps et soumet la patience des voyageurs à de rudes épreuves. Il y a treize stations de glissoires sur la seule rivière des Outaouais. » Presque tout le bois équarri se rend à Québec, d'où on l'exporte sur les marchés européens et surtout en Angleterre. Douze cents navires montés par environ quinze ou vingt mille matelots le transportent ainsi tous les ans de l'autre côté de l'Atlantique. Les billots sont en général destinés aux moulins des Chaudières, ou à ceux qui fonctionnent le long de l'Outaouais et de ses tributaires, où ils sont sciés en planches et madriers. » On ne saurait avoir une meilleure idée de l'importance de l'industrie forestière dans cette région, qu'en se transportant aux chutes des Chaudières, l'un des plus beaux « pouvoirs d'eau» du monde.

Voyez ces immenses constructions qui bordent la grande cataracte ! Des milliers de bras y sont occupés, de puissantes machines y sont mises en mouvement, et leur cri strident va se perdre au milieu du mugissement de la chute. Le travail ne se ralentit pas un instant durant toute la saison de la navigation. On dirait une immense ruche d'abeilles d'où les frelons sont impitoyablement bannis. L'activité n'est pas moindre la nuit que le jour, l'infatigable scie mord sans relâche d'énormes troncs, les déchiquette et leur donne toutes les transformations voulues. A la tombée de la nuit, ces bruyants édifices s'illuminent de mille lumières que l'on pourrait confondre avec autant d'étoiles tremblotantes. Sur les deux rives, en bas de la cataracte, s'avancent de longs quais couverts de planches et de madriers empilés à une grande hauteur, où de nombreuses barges, traînées par des remorqueurs, vient prendre leur chargement. Ces bateaux se rendent d'ordinaire aux États-Unis, franchissant plusieurs canaux et suivant le cours de l'Outaouais, du Saint-Laurent et de la rivière Richelieu, jusqu'à ce qu'ils atteignent Rouse's Point, Burlington ou Whitchall, sur le lac Champlain, leur lieu de destination. »

Je n'irai pas, comme M. J. Tassé, jusqu'à poétiser les usines de la Chaudière ; j'ai exprimé ailleurs mon sentiment sur leur compte et je m'y tiens ; mais je veux raconter de quelle façon plus prosaïque je pus, dès le lendemain de mon arrivée à Ottawa, acquérir une preuve très satisfaisante de leur prodigieuse activité. Il avait fait ce jour-là une chaleur accablante, ce qui ne m'avait point empêché de consacrer sept ou huit heures à la visite de la ville et de ses environs immédiats. Comme de raison, j'avais recueilli sur mes habits, et en dessous, une quantité d'atomes poussiéreux plus que suffisante pour nécessiter une ablution générale. L'eau de la rivière était d'une tiédeur tout à fait engageante Louer une barque, gagner en quelques coups de rames une plage d'aspect favorable près de l'embouchure de la Gatineau, ce fut l'affaire d'un instant. A peine entré dans l'onde rafraîchissante, il me sembla que le fond sur le quel reposaient mes pieds était d'une nature toute spéciale, ni sable, ni vase, ni galets : je voulus prendre une poignée de ce sédiment d'un nouveau genre, mais ma main ne rapporta qu'un mélange de sciure de bois, de débris d'écorce et d'aubier de toutes sortes d'essences, mélange coloré uniformément en bistre par la décomposition.

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Radeaux flottants à destination des scieries

Trois ou quatre plongeons dans des endroits différents amenèrent le même résultat, d'où je fus forcé de conclure que « l'activité dévorante » des scieries de la Chaudière avait fini par recouvrir le lit de l'Outaouais d'une couche plus ou moins stratifiée de sciure de bois, formation géologique que les savants n'ont pas tous les jours l'occasion de constater dans leurs sondages. Somme toute, ce fond est suffisamment moelleux pour les pieds des baigneurs, ce qui, en ce moment, était pour moi le point important; tout au plus pourrait-on l'accuser d'accentuer la teinte brune des eaux de l'Outaouais, teinte commune, d'ailleurs, à toutes les rivières du pays, à l'exception du majestueux Saint-Laurent, purifié de toute coloration végétale par la traversée des grands lacs. Disons tout de suite que la nuance légèrement dorée qu'on peut démêler dans l'épaisseur d'une carafe ordinaire n'empêche point l'eau des rivières canadiennes d'être fort saine et excellente au goût.

Au mois de mars 1874, retournant en Europe après un hiver passé non loin des sources du Mississipi, à Saint Paul de Minnesota, je rencontrai à bord du Saint-Laurent, de la Compagnie transatlantique française, un jeune homme de Saint-Étienne qui, ayant émigré au Canada dix-huit mois auparavant, rentrait en France pour satisfaire à la loi du recrutement. N'ayant point trouvé à Montréal d'occupations à sa convenance, il s'était bravement engagé sur un chantier. Au commencement, il avait peine à soulever les lourdes haches dont le poids, disait-il, ferait reculer nos ouvriers européens; mais l'exercice, le grand air, la vie fortifiante des forêts firent si bien merveille que bientôt il put, tout comme ses camarades, s'escrimer sur le tronc des grands arbres, conduire les cages de bois flotté, franchir sans sourciller les rapides et manier aisément d'énormes masses de bois. Il revenait convaincu qu'un an et demi de cette existence l'avait mis à même de défier n'importe quel hercule de sa ville natale.

Les chaleurs de l'été y sont assez fortes pour mûrir le raisin, tandis que quelques soins intelligents suffiraient pour préserver les ceps des rigueurs de l'hiver. L'essai en a été fait avec un certain succès à Beauport, près de Québec, et l'on s'appuie, pour l'encourager, sur le fait de l'existence dans tout le pays de vignes sauvages indigènes (Vitis cordifolia), dont les premiers missionnaires savaient fort bien tirer parti lorsqu'ils manquaient de vin d'Europe pour les usages de l'église. Dans le Haut Canada, près de Toronto, il y a quelques vignobles créés sous la direction d'un Français.

Après le bûcheron, le défricheur. Lorsque les aventureuses explorations du premier ont révélé quelque part dans la forêt l'existence de terrains propres à la culture, les concessionnaires de « limites » y établissent d'ordinaire une sorte de ferme provisoire destinée à produire quelques vivres pour la consommation des chantiers voisins. Si ces terres arables couvrent une grande étendue de pays, si un cours d'eau navigable ou seulement une route de construction plus ou moins rudimentaire peut les mettre promptement en communication avec les anciens établissements, alors, surviennent les arpenteurs du gouvernement provincial, qui divisent le sol en townships ou cantons, d'une régularité géométrique. Ce sont généralement des carrés de dix milles anglais (16 kilomètres) de côté. Ces cantons sont à leur tour subdivisés en rangs de vingt-quatre arpents de profondeur, et ceux-ci en lots numérotés, de cinq arpents de large, ce qui donne à chaque lot une superficie exacte de cent arpents du Bas-Canada (environ cinquante-huit hectares), de sorte que, si un immigrant choisit un lot vacant sur la carte et qu'il prenne, par exemple, le septième lot du quinzième rang du canton d'Aumond, dans le comté d'Ottawa, l'emplacement et les limites de son acquisition se trouvent déterminés avec une précision mathématique. Les terres, une fois arpentées, se vendent à bureau ouvert et à prix fixe, à raison de trente, quarante centins l'arpent, suivant la nature et la situation du lot.

L'acquéreur peut se libérer, à son choix, au comptant ou en cinq versements annuels. Les autres conditions requises pour obtenir le titre définitif de propriété sont : la résidence personnelle ou par représentants, durant deux ans, à compter du jour de la vente, le défrichement d'un dixième au moins de la concession, et la construction d'une maison d'habitation qui doit mesurer au moins seize pieds sur vingt. Ces conditions sont certainement très libérales ; mais ce n'est point une petite affaire que de lutter contre les arbres géants qui couvrent un lot en « bois debout». Les colons belges qui tentèrent, il y a quelques années, de créer de toutes pièces un village agricole dans le haut de 'Outaouais, en ont fait l'expérience à leurs frais et dépens. Habitués aux cultures perfectionnées des Flandres, ils se rebutèrent bientôt devant la pénible besogne qu'exigeait la transformation de leur nouveau domaine. Heureusement pour les immigrants d'Europe et même pour beaucoup de cultivateurs des vieilles paroisses, qui auraient quelque peine à se tailler une propriété en pleine forêt, il existe une classe de pionniers nomades qui font métier de s'installer sur les lots nouvellement ouverts. Ils les défrichent grosso modo, bénéficient des divers produits du défrichement et des deux ou trois premières récoltes, généralement fort abondantes; puis ils vendent la terre à des colons moins aventureux pour aller recommencer plus loin, avec une nouvelle mise de fonds, leur rude et fécond labeur : ce sont les squatters ou défricheurs.

C'est un spectacle curieux que celui de ces établissements tout primitifs. Le squatter se construit à la hâte une grossière cabane de « logs » ; les troncs non équarris des premiers arbres abattus en forment les quatre murs; les joints sont remplis de mousse et de terre argileuse; une porte en planches, une fenêtre ou deux, quelques madriers égalisés à la scie pour le plancher et le plafond, et voilà l'habitation terminée. Dès lors la cognée fonctionne sans relâche. Branches et broussailles sont accumulées au pied des souches trop puissantes pour être extirpées du sol. On met le feu à tous ces amas de combustible, et bientôt, sur toute l'étendue du terrain défriché, il ne reste que des fûts à demi carbonisés, de deux ou trois pieds de haut, entourés de cendres qu'on répand sur la terre fraîchement remuée pour en augmenter la fertilité. La première année, la charrue et la herse passent autour de ces débris sans les entamer ; mais, sous l'influence successive de la chaleur, du froid et de l'humidité, la décomposition ne tarde pas à avoir raison de la ténacité des racines.

Les gros troncs, préalablement coupés, sont réunis en un énorme bûcher que dévorent également les flammes, mais leurs cendres, recueillies et lavées, donnent une solution riche en sels de potasse qu'en extrait ensuite par évaporation et dont la vente vient augmenter les faibles ressources du nouveau colon. « Souvent, dit un écrivain canadien, il existe sur le lot des bouquets d'érables à sucre (Acer sacchariferum), l'arbre national du Canada, qui en a placé la feuille dans son écusson en compagnie de l'industrieux castor. Le squatter les épargne, mais c'est pour en tirer, comme les barons du moyen âge faisaient de leurs prisonniers, la plus forte rançon possible. Au mois d'avril, aussitôt après les fortes gelées de la fin de l'hiver, il pratique avec sa hache, dans l'écorce et l'aubier de chaque arbre, une légère entaille à trois ou quatre pieds du sol. La sève sucrée, recueillie sur une goudrelle de bois, tombe goutte à goutte dans une auge placée au-dessous. Les auges pleines, on verse leur contenu dans un grand chaudron suspendu à la crémaillère au-dessus d'un feu clair, alimenté d'éclats de cèdre et de sapin. Lorsque le sol, aux alentours de la cabane, n'a pas encore dépouillé sa blanche parure d'hiver, on retire de temps en temps quelques cuillerées de sirop, qui, versées brusquement sur le lit de neige, produisent, en se figeant, une sorte de sucrerie bien connue des « habitants » et appelée la tire.

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Tire d`érable sur la neige

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Il faut voir alors toute la petite famille de gourmands et les gourmandes qui s'ébattaient autour du foyer, se disputer joyeusement ces rustiques friandises. Bientôt les granulations se formant dans le sirop annoncent que le liquide est suffisamment évaporé ; on le laisse un peu refroidir, puis on le verse dans des moules d'où il sort solidifié en pains d'une belle couleur jaune clair qui  remplacent avantageusement, dans les campagnes du Canada, les sucres de canne et de betterave, beaucoup plus coûteux, sans être plus agréables au goût. » Chaque érable peut produire au printemps près d'une livre de ce sucre, valant de dix à douze sous la livre. Quelques années se passent, le lot défriché par le squatter est devenu la propriété d'un immigrant étranger ou d'un cultivateur chassé des vieilles paroisses par l'épuisement du sol et le morcellement toujours croissant des héritages.  Peu à peu le travail assidu d'une terre vierge fait entrer l'aisance au foyer. La cabane de « logs » fait place à une élégante et confortable demeure ; et tel qui fût resté un pauvre hère s'il n'eût pris le parti courageux de s'enfoncer dans la forêt, devient le riche propriétaire d'une ferme dont le peuplement des lots voisins augmente chaque année la valeur.

Fin de l`extrait

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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