Le Millénarisme,c'est quoi?
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Le Millénarisme,c'est quoi?
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Le danger d’un idéalisme chrétien centré sur
l’organisation politique du monde est toujours
de vouloir assujettir la réalité mouvante et complexe
à un schéma de perfection fermé sur soi,
pensé en vase clos. Dès les débuts de l’histoire
du christianisme, ce rêve a pris un autre nom
dont l’actualité ne cesse de s’imposer chaque
jour : le millénarisme.
Le millénarisme
C’est le livre de l’Apocalypse qui alimente des
idées millénaristes dans la culture chrétienne.
En effet il évoque une période de mille ans encadrée
par deux offensives sataniques :
Puis je vis un Ange descendre du ciel, ayant en main
la clé de l’Abîme, ainsi qu’une énorme chaîne. Il maî -
trisa le Dragon, l’antique Serpent, c’est le diable,
Satan, et l’enchaîna pour mille années. Il le jeta dans
l’Abîme, tira sur lui les verrous, apposa des scellés,
afin qu’il cessât de fourvoyer les nations jusqu’à
l’achèvement des mille années. Après quoi, il doit être
relâché pour un peu de temps. 6
Le problème est posé par l’interprétation plus
ou moins littérale de ce texte, compte tenu des
versets qui suivent :
Puis j’ai vu des trônes, et ceux qui vinrent y siéger
reçurent le pouvoir de juger. J’ai encore vu les âmes
de ceux qui ont été décapités à cause du témoignage
de Jésus, et à cause de la parole de Dieu, eux qui n’ont
pas adoré la Bête et son image, et qui n’ont pas reçu
sa marque sur le front ou sur la main. Ils revinrent à
la vie, et ils régnèrent avec le Christ pendant mille
ans. Le reste des morts ne revint pas à la vie jusqu’à
ce que les mille ans soient écoulés. C’est la première
résurrection. Heureux et saint celui qui a part à la
première résurrection ! Sur ceux-là, la seconde mort
n’a pas de pouvoir, mais ils seront prêtres de Dieu et
du Christ, et ils siégeront avec lui pendant les mille
ans. Et quand les mille ans seront écoulés, Satan sera
relâché de sa prison, il sortira pour égarer les nations
qui sont aux quatre coins de la terre. 7
La croyance dite millénariste prend ces versets
au pied de la lettre. Elle imagine donc, dans le
futur, un règne terrestre du Christ, avec les
saints, sur l’ensemble de l’humanité, pendant
une période de mille ans. L’avènement du millénium
est prévu entre une première résurrection,
celle des élus déjà morts, et une seconde, celle de
tous les hommes rassemblés pour le Jugement
dernier. Cet âge d’or s’inscrirait comme une
étape entre le temps de l’histoire et l’éternel
paradis. Deux épreuves terribles en marqueraient
le début et la fin. La première serait
déclenchée par l’Anti-Christ persécutant les
fidèles témoins de Jésus. En triomphant des
forces du mal, ces derniers, avec le Christ, installeraient
sur terre le royaume du bonheur, de
la justice et de la paix. La seconde épreuve, assez
brève, viendrait d’un déchaînement des puissances
démoniaques qui seraient vaincues dans
un ultime combat.
Les premières générations chrétiennes ont été
largement séduites par cette vision de l’avenir.
Écoutons par exemple saint Justin essayer d’en
convaincre son interlocuteur juif Tryphon :
Pour moi, et les chrétiens d’orthodoxie intégrale, tant
qu’ils sont, nous savons qu’une résurrection de la
chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem
rebâtie, décorée et agrandie, comme les prophètes
Ezéchiel, Isaïe et les autres l’affirment. 8
Après lui, le millénarisme des premiers siècles a
trouvé en saint Irénée son meilleur champion.
Le grand apologiste développe et justifie sa
position avec beaucoup de vigueur à la fin de
son traité contre les hérésies. Il estime que les
p rophéties très concrètes d’Isaïe, Ezéchiel,
Jérémie, Daniel, annonçant l’ère messianique
avec sa surabondance matérielle, donnent un
contenu au règne millénaire du Christ 9. En s’appuyant
sur l’autorité apostolique de Jean, par
l’intermédiaire de Papias, il insiste même, à plusieurs
reprises, pour dire que ces textes ne sont
pas à comprendre de façon métaphorique. Pour
lui il ne fait aucun doute que le Christ, en
annonçant qu’il boirait avec ses disciples le fruit
de la vigne dans le royaume de son Père, ne
pouvait pas parler d’un lieu supérieur et supracéleste.
En renouvelant la face de la terre pour y
installer son nouveau paradis, le Sauveur devait
apporter aux justes l’héritage le plus complet
des fruits matériels et spirituels.
1
Le Millénarisme
(J.-M. Bot, L’Esprit des derniers temps, Ed. de l’Emmanuel, pp. 46-64).
Alors régneront les justes, après être ressuscités
d’entre les morts et avoir été, du fait de celle résur -
rection même, comblés d’honneur par Dieu ; alors
aussi la création, libérée et renouvelée, produira en
abondance toute espèce de nourriture, grâce à la rosée
du ciel et à la graisse de la terre. 10
Saint Irénée cite longuement les prophéties de
Jérémie et d’Isaïe pour illustrer son message. Et
il conclut :
Toutes les prophéties de ce genre se rapportent sans
conteste à la résurrection des justes, qui aura lieu
après l’avènement de l’Anti-Christ et l’anéantisse -
ment des nations soumises à son autorité alors les
justes régneront sur la terre, croissant à la suite de
l’apparition du Seigneur; ils s’accoutumeront grâce
à lui à saisir la gloire du Père et, dans ce royaume, ils
accéderont au commerce des saints anges ainsi qu’à
la communion et à l’union avec les réalités spiri -
tuelles11.
On voit clairement que l’horizon d’une telle
espérance prolonge sans rupture celui que trace
l’Ancien Testament depuis l’alliance de Dieu
avec Abraham. Il fusionne en quelque sorte la
restauration temporelle de Jérusalem, glorifiée
au centre de la Terre promise, et repeuplée par
un « Israël » saint, avec les bénédictions les plus
hautes du Christ ressuscité. Le Royaume du
Christ accomplit le programme du Messie tel
que les juifs en rêvaient au temps de Jésus et en
rêvent encore.
À partir de ce point de départ le millénarisme se
décline sous des formes variées selon la valeur
plus ou moins symbolique attribuée à la durée
de mille ans et selon les contenus plus ou moins
spirituels du bonheur imaginé. Derrière ces
variantes il conserve les mêmes caractères fondamentaux.
Il promet un salut collectif réservé à
un groupe de fidèles, de purs. Ce salut doit se
réaliser dans le monde d’ici-bas et non dans un
paradis extra-terrestre ou céleste. Il instaure le
royaume temporel du bien. Il est attendu
comme un événement proche, imminent, car il
correspond au désir le plus intense des heureux
élus. Il doit transformer en son entier la vie sur
terre, de sorte qu’il ne s’agisse pas d’une amélioration
mais de la perfection généralisée.
Enfin, pour les croyants, juifs, musulmans ou
chrétiens, cet âge d’or dépend d’un salut surnaturel,
puisqu’il ne peut se manifester par les
moyens ordinaires de la vie sociale et politique.
Au sens le plus large du terme, par extension et
analogie, est appelé millénariste tout mouvement
politique ou religieux, ou les deux à la fois,
qui annonce et prépare un nouveau paradis terrestre,
ou une société idéale au sein de laquelle
tous les problèmes seraient résolus soit par des
moyens humains, soit par un miracle de Dieu.
Le millénarisme est la croyance en un âge à venir,
profane et pourtant sacré, terrestre et pourtant céles -
te ; tous les torts seraient alors redressés ; toutes les
injustices réparées; la maladie, la mort abolies. Il est
dans la nature même du millénarisme d’être en même
temps religieux et socio-politique, et de lier étroite -
ment le sacré et le profane12.
Avant de faire la critique de ce rêve, il n’est pas
sans intérêt de mesurer son succès au cours de
l’histoire judéo-chrétienne.
Évolution du millénarisme
L’origine de cette utopie est le messianisme juif
interprétant le texte sacré de la manière la plus
littérale. Les prophètes annoncent un monde
nouveau de justice et de paix dans un territoire
donné, la Terre promise «où coulent le lait et le
miel ». Il s’agit d’une véritable théocratie qui
doit s’étendre sur le monde entier soumis à la
ville sainte, Jérusalem, avec son Temple restauré,
plus resplendissant que jamais. Nombreuses
sont les prophéties de l’Ancien Testament qui
prédisent au peuple juif cet avenir de bonheur
idéal dont les composantes sont décrites surtout
en termes de félicité terrestre13. Le culte y est présenté
dans le cadre de la loi de Moïse, étendue
elle aussi à tous les peuples:
En ce temps-là, les survivants des nations qui ont
attaqué Jérusalem se rendront chaque année dans
cette ville pour adorer le Seigneur de l’univers, et
pour célébrer la fête des Tentes. Si l’un des peuples de
la terre ne se rend pas à Jérusalem pour adorer le
Seigneur, le roi de l’univers, la pluie ne tombera pas
sur son pays [...] En ce temps-là même les clochettes
des chevaux porteront l’inscription «consacré au
Seigneur ». Les chaudrons ordinaires du temple
seront considérés comme aussi sacrés que les bols à
aspersion placés devant l’autel. Tous les chaudrons
qui se trouveront à Jérusalem et en Juda seront
consacrés au Seigneur de l’univers. Ceux qui vien -
dront offrir des sacrifices les utiliseront pour faire
cuire la viande. Quand ce temps arrivera, il n’y aura
plus de marchand dans le temple du Seigneur de
l’univers 14.
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Chez les premiers chrétiens le millénarisme fut
assez répandu, sans être pour autant généralisé.
«Il est démontré aujourd’hui que les premières
communautés chrétiennes d’Asie, desquelles est
sortie l’Apocalypse, adoptèrent fréquemment
les croyances millénaristes15. » On en trouve la
trace chez le Pseudo-Barnabé (IIe siècle), Papias,
Cérinthe, saint Justin (+ vers 165), saint Irénée
( + vers 208), Tertullien (+ 222), Hippolyte
(+ 235), Méthode d’olympe (+ 311). La tradition
millénariste se retrouve au IV° siècle avec l’apologiste
Lactance. Après les coups sérieux portés
contre elle par Origène et saint Augustin, elle
continue à survivre, de façon marginale, jusqu’au
X° siècle, notamment par des textes qu’on
nomme les « sibyllines chrétiennes ». La plus
ancienne de ces sibyllines, la Tiburtina, a été
rédigée au IV° siècle. Elle correspond aux déchirements
causés par la succession de Constantin
et le développement de l’arianisme. Avec cette
littérature on voit apparaître le thème de l’empe -
reur des derniers jours luttant à Jérusalem contre
le fils de la perdition. La tradition sibylline aida
ainsi, en contrepoint, à fixer dans les esprits la
figure de l’Anti-Christ.
L’espérance millénariste revint en force dans la
chrétienté des XII et XIII° siècles. En partie sous
son influence, des foules de chrétiens entreprirent
les croisades en Terre sainte. On crut alors à
la venue prochaine de l’Anti-Christ, que
devraient précéder les heureuses conquêtes des
derniers temps et un séjour des «saints » dans la
Jérusalem délivrée. La reprise de la ville sainte
ne pourrait être accomplie que grâce à un nouveau
Charlemagne.
Un moine cistercien de Calabre, Joachim de
Flore (1135-1202), devait alors se rendre célèbre
par une théorie des trois âges qui aura une
immense et dangereuse postérité16. D’après lui
l’âge du Père correspond à l’histoire pré-chrétienne.
C’est celui de la Loi, du mariage, des
patriarches. L’âge du Fils, qui dure depuis Jésus-
Christ jusqu’au temps de Joachim, est marqué
par la grâce, le célibat ecclésiastique, les prêtres.
L’âge de l’Esprit, dont il considérait la venue
comme imminente, correspond à la défaite de
l’Anti-Christ et au millénium annoncé par
l’Apocalypse. Il est marqué par l’illumination
spirituelle accordée à tous, l’Évangile éternel, et
le règne des moines «spirituels » dans une Église
purifiée de fond en comble. Mais Joachim de
Flore ne précise rien sur la durée de ce troisième
âge. Les seules dates concernent son commencement
qu’il situe dans la première moitié du XIII°
siècle (entre 1200 et 1260).
Sonnera enfin l’heure du temps bienheureux, du
temps qui sera semblable aux fêtes pascales, l’heure
où, les ombres étant dissipées dans le ciel enfin
ouvert, les fidèles verront Dieu face à face. Dès ce
moment, nul n’entendra plus personne nier que le
Christ soit Fils de Dieu. La terre sera tout entière
remplie de la science du Seigneur, à l’exception des
seules nations que le diable doit perdre à la fin du
monde. Cet état sera le troisième, réservé au règne du
Saint-Esprit 17.
Si, de son vivant, Joachim de Flore resta prudent
et mesuré, sa théorie portait en germe des interprétations
révolutionnaires. Entièrement tournée
vers un avenir radieux, après une transition
dramatique, elle tendait à relativiser l’Église institutionnelle
et l’Évangile lui-même avec la figure
du Jésus historique, puisque celui-ci devait
être dépassé un jour par l’Esprit Saint! C’est
pourquoi «des esprits moins iréniques que l’abbé
de Flore et plus impliqués que lui dans les
conflits ecclésiastiques et sociaux de leur époque
ne manqueront pas, dès le XIII° siècle et plus
encore après, de transformer le joachimisme en
millénarisme radical et violent 18 ». Sa pensée a
été trahie, mais elle se prêtait aux trahisons.
La postérité joachimite commença par les religieux
franciscains, au moment opportun, c’està
- d i re au début de la période annoncée.
L’impact de saint François d’Assise fut tellement
prodigieux qu’il donna une image vivante de
l’idéal entrevu par le moine calabrais. Un certain
nombre de franciscains eurent donc conscience
d’inaugurer le règne des «spirituels ». Le plus
connu d’entre eux est Jean de Roquetaillade
(1300-1365), qui passa une bonne partie de sa vie
en prison. Mais le joachimisme ne put jouer un
rôle historique important sans s’étendre largement
au monde des laïcs, en commençant par
les cercles les plus liés aux franciscains, désireux
de vivre comme eux dans la pauvreté absolue et
de créer des communautés informelles. Les
noms de Dante et de Cola di Rienzo sont les plus
connus parmi les laïcs de la seconde moitié du
Moyen Âge qui accueillirent avec sympathie le
prophétisme issu de Joachim de Flore19. Avec le
3
temps et les péripéties de l’histoire, reculant toujours
l’échéance merveilleuse, l’attente se transforma
chez certains dans un sens plus politique
que spirituel. On fit appel à un sauveur providentiel,
un joker en quelque sorte! Trois figures
en ressortent : celle de l’empereur germanique
pour les uns, du roi de France pour les autres, et
celle d’un pape angélique pouvant redonner à l’Église
la paix et l’unité.
De la fin du XIV° siècle au milieu du XVII°
siècle, les attentes eschatologiques ont été très
présentes dans la chrétienté latine. Elles ont
accompagné la Renaissance comme son ombre
la plus inquiétante et la plus inquiète. Devant les
remises en question du système chrétien et la
médiocrité de la hiérarchie ecclésiale, l’espérance
millénariste s’enrichit, si l’on peut dire, d’une
tendance agressive. Dans leur impatience, les
plus exaltés mirent l’accent sur les signes terrifiants
qui devaient précéder le millénium. Ils se
sentirent investis d’une mission de justiciers.
D’où la rébellion hussite et le millénarisme taborite
dans les pays tchèques, l’appel à la violence
au nom de la Bible de Thomas Müntzer en
Allemagne, ou la folle entreprise de Jean de
Leyde, aux Pays-Bas, voulant transformer la
ville de Münster en nouvelle Jéru s a l e m .
Prolongeant la politisation, on observe, dans la
même période, la diffusion géographique des
attentes millénarismes portugais, espagnol, sudaméricain,
britannique. Du XVII° au XVIII°
siècle, l’Amérique du Nord va polariser les promesses
du millénarisme anglais. « Pour beaucoup
de puritains, le choix de s’installer en
Amérique provenait de l’espérance d’un millénium
prochain 20. » Ce Nouveau Monde sera
bien, pour ces premiers colons, le nouvel Éden,
la nouvelle terre de Canaan. Il reste, pour beaucoup
d’Américains actuels, le modèle universel
qui doit conquérir la planète et la transformer en
paradis terrestre.
Rien d’étonnant ensuite, avec le siècle des
Lumières (XVIII° siècle), que les utopies sociales
prennent la relève jusqu’à laïciser complètement
la marche chrétienne vers le salut éternel. Les
millénaristes du progrès sans Dieu ont alors
fleuri sur le terreau d’un christianisme dénaturé.
Ses derniers avatars s’appellent sectes, com -
munisme, nazisme, Nouvel Âge. Quand on
embrasse d’un seul coup d’oeil l’histoire du
judéo-christianisme, on est impressionné par
l’enjeu gravissime de toute cette évolution.
Le point de vue critique
La première critique sérieuse du millénarisme
est celle d’Origène (185-253). Sa prise de position
suscita un débat à Alexandrie entre son disciple
Denys et le chef local des millénaristes,
Corakion. Celui-ci, après une longue discussion
de trois jours, avoua sa défaite. Mais le coup le
plus sérieux fut porté par saint Augustin (354-
430). II avait lui-même partagé cette conviction
sur la base de la théorie des sept âges, très classique
et ancienne. Cette théorie se fondait sur un
rapprochement entre le premier chapitre de la
Genèse et le psaume 89. Puisque la semaine de
la création fait autorité et que, d’après le psaume
89, verset 4, «un jour est comme mille ans et
mille ans comme un jour », l’histoire mondiale
se divisait logiquement en sept millénaires. Le
septième devenait ainsi l’âge d’or dominé par le
règne terrestre du Christ avec ses saints. La vie
éternelle méritait le titre de huitième jour.
Augustin abandonna finalement cette perspective
pour identifier les mille ans de l’Apocalypse
au temps de l’Église (sixième âge), le septième
âge correspondant alors au repos éternel (sabbat).
Dans la ligne de saint Augustin et de tous ceux
qui ont refusé le millénarisme, depuis le pape
Gélase au V° siècle jusqu’au pape Jean-Paul II,
sans oublier le Catéchisme de l’Église catholique,
nous pouvons énumérer les objections principales
auxquelles se heurte le grand rêve.
Tout d’abord il contredit la patience et la prudence
demandées dans la parabole du bon
grain et de l’ivraie. Dans sa passion de justice, il
oublie la loi du mélange qui doit s’appliquer jusqu’à
la fin au double progrès du bien et du mal.
Il pèche par excès de pessimisme envers le
temps présent, par excès d’optimisme envers
l’avenir historique. Il en arrive donc à négliger
les valeurs précieuses du Royaume de Dieu
cachées dans le devenir et engrangées au fur et
à mesure dans l’éternité. Le trésor de l’instant
présent ne semble pas l’intéresser beaucoup.
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Surtout, saint Augustin lui reproche de trop
mettre l’accent sur le bonheur terrestre en
minimisant le bonheur divin apporté par le
Christ:
Quand on entend dire que ceux qui alors seront res -
suscités s’adonneront aux festins charnels les plus
démesurés, dans lesquels nourriture et boisson regor -
geront au point que, loin de garder nulle retenue, ils
dépasseront même la mesure de ce qu’on saurait croi -
re, assurément, il ne peut y avoir que des hommes
charnels pour croire à de pareilles choses 21.
De fait les millénaristes semblent avoir complètement
perdu de vue que Jésus a dit lui-même
devant Pilate : Mon royaume n’est pas de ce monde 22.
La méprise vient, sur le plan de la Bible, d’une
véritable inversion herméneutique. Au lieu d’interpréter
les prophéties de l’Ancienne Alliance à
la lumière de la Nouvelle, les millénaristes relisent
le Nouveau Testament à la lumière, plus
faible, de l’Ancien ! Adoptant une version fondamentaliste
d’Isaïe, Jérémie, Joël, Zacharie,
Daniel, et de tous les prophètes, ils tentent de
l’injecter, en quelque sorte, dans quelques versets
de l’Apocalypse, sans tenir compte de l’intelligence
des Écritures inaugurée par le Christ
ressuscité. Par exemple, que peut bien vouloir
d i re le triomphe du Temple de Jéru s a l e m ,
annoncé pour l’ère messianique, quand Jésus
identifie lui-même la destruction et la reconstruction
de son corps avec celles de l’édifice
sacré? Véritablement, saint Paul a bien identifié
le problème quand il a dit, à propos des juifs
endurcis devant le mystère du Christ «La lettre
tue, c’est l’Esprit qui fait vivre 23 » Or les chrétiens
millénaristes n’ont pas la même excuse que
les juifs, puisqu’ils reconnaissent le Christ
comme le Messie 24.
Enfin, malgré tous leurs efforts, les millénaristes
n’arrivent pas à expliquer comment
Satan relâché peut, en un temps record, rassembler
une multitude d’ennemis contre les
fidèles, pour le dernier combat. Ou bien on
escamote ce passage de l’Apocalypse, comme le
fait saint Irénée, ou bien on est obligé, comme
Joachim de Flore, d’admettre que le règne idéal
du Christ ne s’étend pas sur toute la terre mais
seulement sur une chrétienté régionale. Le
dilemme est inévitable. Si le millénium est parfait
et universel, il doit mener à un passage en
douceur vers le paradis éternel, ce qui contredit
quelques versets de saint Jean 25. Si l’on maintient
ce retour en force de l’agression satanique
à la fin du millénium, le règne idéal n’en sort
pas indemne. Il doit laisser la place au mélange
de l’histoire, conformément à la parabole du
bon grain et de l’ivraie. Quant à savoir quelle est
la bonne interprétation de l’Apocalypse, je
réserve cette question pour la suite, quand nous
parlerons de la dernière évangélisation et du
règne de l’Anti-Christ.
Pour moi, en tout cas, le millénarisme est indéfendable.
Je sais bien qu’il n’est pas condamné
formellement par le magistère de l’Église. Mais
l’autorité de ce magistère n’intervient qu’en dernier.
Le millénarisme est, à mon sens, condamné
autant par la lecture chrétienne de la Bible que
par les leçons de l’histoire. Ces dernières surtout
nous apprennent que l’utopie soi-disant chrétienne
a pris souvent des formes fanatiques, sectaires,
délirantes. Avec les ruptures de la fin du
Moyen Âge, les thèmes millénaristes se sont
durcis, tant du côté protestant que du côté
catholique. Pour finir ils se sont laïcisés en idéologies
antichrétiennes, bases de données idéales
pour la doctrine du futur Anti-Christ. Je ne vois
aucune raison de revenir, de près ou de loin, à
une forme quelconque de millénarisme.
Je préfère suivre sans hésitation les mises en
garde du magistère de l’Église depuis le concile
d’Éphèse, ou le décret du pape Gélase, jusqu’aux
dernières prises de position qui datent
du XX° siècle, à la fin du second millénaire de
l’ère chrétienne. Ainsi le Décret du Saint-Office
déclare-t-il en 1944 :
Que faut-il penser du système du millénarisme miti -
gé qui enseigne qu’avant le Jugement dernier, précé -
dé ou non par la résurrection de certains justes, le
Christ notre Seigneur viendra visiblement sur notre
terre pour y régner ? Réponse, confirmée par le sou -
verain pontife le 20 juillet : le système du millénaris -
me mitigé ne peut pas être enseigné de façon sûre.
Le Catéchisme de l’Église catholique confirme 26 :
Cette imposture anti-christique se dessine déjà dans
le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans
l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’ache -
ver qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatolo -
gique même sous sa forme mitigée, l’Église a rejeté
cette falsification du Royaume à venir sous le nom de
5
millénarisme, surtout sous la forme politique d’un
messianisme sécularisé, « intrinsèquement perverse
27 ».
Enfin le pape Jean-Paul II se défend, dans son
encyclique présentant le futur jubilé de l’an
2000, d’entretenir l’illusion de l’âge d’or :
Il n’est pas question de se prêter à un nouveau millé -
narisme, comme certains le firent à la fin du premier
millénaire 28.
L’espérance chrétienne
La véritable réponse au millénarisme est donnée
par la doctrine sociale de l’Église. Dans leurs
engagements professionnels, politiques, re l igieux,
les chrétiens sont appelés à vivre au quotidien
dans le monde d’ici-bas, sans être du
monde. Ils sont citoyens du ciel. Leur postulat
de base n’est jamais « politique d’abord », mais
«spirituel d’abord ». En matière politique l’espérance
théologale ne permet pas de rêver d’un
christianisme d’État. Il s’agit plutôt d’oeuvrer de
manière réaliste, avec d’autres, pour la politique
du meilleur possible, à un moment donné de l’histoire,
en sachant qu’il est illusoire de prétendre
réprimer tout le mal dans la société sans provoquer
un mal plus grand encore 29. L’Église relativise
tout projet politique d’ensemble, condamne
souvent tel ou tel aspect d’un programme et ne
propose jamais un projet global, clé en main,
pour établir enfin la nouvelle société conforme à
l’Évangile.
En attendant la terre nouvelle et les cieux nouveaux,
nous pouvons seulement préparer la
voie au retour du Christ comme le dit le concile
Vatican II:
Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et
de l’humanité, nous ne connaissons pas le mode de
transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figu -
re de ce monde déformée par le péché ; mais, nous
l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle terre
où régnera la justice et dont la béatitude comblera et
dépassera tous les désirs de paix qui montent au coeur
de l’homme. Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu
ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans
la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité.
La charité et ses oeuvres demeureront et toute celle
création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée
de l’esclavage de la vanité. Certes, nous savons bien
qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il
vient à se perdre lui-même, mais l’attente de la nou -
velle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver
celle terre, doit plutôt le réveiller le corps de la nou -
velle famille humaine y grandit, qui offre déjà
quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il
faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de
la croissance du règne du Christ, ce progrès a cepen -
dant beaucoup d’importance pour le Royaume de
Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une
meilleure organisation de la société humaine. Car ces
valeurs de dignité, de communion fraternelle et de
liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre
industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le
commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous
les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute
souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ
remettra à son Père «un royaume éternel et universel
royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de
grâce, royaume de justice, d’amour et de paix ».
Mystérieusement, le royaume est déjà présent sur
celle terre ; il atteindra sa perfection quand le
Seigneur reviendra 30.
6. Ap 20,1-3.
7. Ap 20, 4-8.
8. Dialogue avec Tryphon, n° 80, dans La philosophie passe au
Christ. L’oeuvre de Justin, éd. A. Hamman, DDB, coll. «Ichtus »,
1982, p. 261. Justin est mort martyr à Rome vers 165.
9. Lire surtout Isaïe 2, 1-5; 11, 1-9 ; 25, 6-9 ; 55, 12-13; 66, 18-23 ;
etc.
10. Saint IRÉNÉE DE LYON, Contre les hérésies, Éd. du Cerf,
1984, V, 33, 4, p. 666.
11. Ibid., V, 35, 1, p. 673.
12. Jean SÉGUY, dans l’ouvrage collectif Le Retour du Christ,
chap. 3, « Sociologie de l’attente », Facultés universitaires Saint-
Louis, 1983, p. 88 (L’auteur cite M. I. PEREIRA DE QUEIROZ).
13. Cf., entre autres, les fameuses prophéties d’Isaïe dont j’ai déjà
donné les références. Mais « le judaïsme ne reçut pas des
périodes antérieures une conception unifiée et cohérente du
Messie, de l’ère messianique ou des signes annonciateurs de cet
âge. La littérature apocalyptique de la période du Second
Temple apportait une version différente de l’idée messianique
biblique. Quant au corpus talmudique et midrachique, il proposait
des visions variées, voire contradictoires, en la matière. La
notion de messianisme se reconstruisit donc dans le contexte
médiéval de la pensée juive » (Dictionnaire encyclopédique du
judaïsme, Éd. du Cerf-Robert Laffont, 1996, article « Messie », p.
661-662). Aujourd’hui la pensée juive se disperse plus que
jamais entre un messianisme sécularisé (simple idéologie du
progrès) et un millénarisme surnaturel (grandiose utopie kabbalistique).
14. Za 14,16-21.
15. Jean DELUMEAU, Une histoire du paradis, t. II, Mille ans de
bonheur, Fayard, 1995, p. 21.
16. Henri DE LUBAC, La postérité spirituelle de Joachim de
Flore, Lethielleux, 1978, 2 vol. Sur la pensée de Joachim de Flore
cf. aussi Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale, Éd. du Cerf-
DDB, 1993, vol. III, ch. VI.
17. Cité par Jean DELUMEAU, ibid., p. 47-48. Nous verrons plus
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loin comment tenir compte de certaines intuitions de Joachim de
Flore, sans retomber dans l’illusion millénariste. On remarque
que Joachim préserve la lettre du texte de Jean en prévoyant une
place pour le retour ultime de Satan, ce qui l’oblige à une certaine
contradiction : la paix et la sainteté du troisième âge, pour « la
terre tout entière », ne s’étendent pas sur les nations païennes
tenues en réserve pour l’offensive finale menée contre les fidèles
du Christ !
18. Ibid., p. 53.
19. Ibid., Première partie, ch. III.
20. Ibid., Première partie, ch. III.
21. Saint AUGUSTIN, La Cité de Dieu, liv. XX, ch. VII, « OEuvres
de saint Augustin », t. 37, DDB, 1960, p. 213.
22. Jn 18, 36.
23. 2 Co 3, 6.
24. Il n’est pas très étonnant de voir que les intégristes catholiques,
comme les fondamentalistes protestants, adhèrent facilement
au millénarisme. Leur souci est d’abord politique. Ce qu’ils
cherchent, c’est le règne social du Christ, la théocratie catholique
étendue à l’échelle mondiale. La seule chance que ce rêve se réalise
un jour réside dans l’utopie millénariste. Ce qui est paradoxal,
c’est qu’ils louent sur ce point les théologiens des premiers
siècles (saint Irénée, saint Justin, etc.) alors qu’ils rejettent
avec indignation la liturgie de cette époque restaurée par le
concile Vatican II…
25. Saint Irénée de Lyon, qui prétend se rattacher à l’évangéliste
Jean par Papias et Polycarpe, insiste lourdement pour écarter
l’interprétation métaphorique des prophéties bibliques sur le
futur paradis terrestre. Il est obligé alors d’envisager un fondu
enchaîné entre ce millénaire et le règne éternel centré sur la
vision béatifique. Il ne se rend pas compte qu’il contredit ainsi la
prophétie de l’Apocalypse qui annonce, pour la fin du millénium,
un dernier déchaînement des forces du mal (Ap 20, 7-10) !
Sa position est intenable.
26. Catéchisme de l’Église catholique, n° 676.
27. Référence au communisme condamné par Pie XI.
28. JEAN-PAUL II, À l’aube du troisième millénaire, 1994, n° 23.
29. Lire à ce sujet l’ouvrage de Jean-Miguel GARRIGUES, La
politique du meilleur possible, Marne, 1994.
30. Concile Vatican II, L’Église dans le monde de ce temps, n° 39
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Dieu seul suffit,l'aimer,le suivre et faire sa volonté.
Re: Le Millénarisme,c'est quoi?
Hitler croyait commencer cette ère!
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Re: Le Millénarisme,c'est quoi?
L'église catholique ne croit pas au millénarisme.
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