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Tocqueville - L`Ancien Régime et la Révolution - la question antireligieuse

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Tocqueville - L`Ancien Régime et la Révolution - la question antireligieuse Empty Tocqueville - L`Ancien Régime et la Révolution - la question antireligieuse

Message par MichelT Mer 19 Jan - 13:58

Extrait de Alexis de Tocqueville - L`Ancien Régime et la Révolution - 1856


CHAPITRE II

Comment l'irréligion avait pu devenir
une passion générale et dominante
chez les Français du XVIIIe siècle,
et quelle sorte d'influence cela eut
sur le caractère de la Révolution



Depuis la grande révolution du XVIe siècle, où l'esprit d'examen avait entrepris de démêler entre les diverses traditions chrétiennes quelles étaient les fausses et les véritables, il n'avait jamais cessé de se produire des génies plus curieux ou plus hardis qui les avaient contestées ou rejetées toutes. Le même esprit qui, au temps de Luther, avait fait sortir à la fois du catholicisme plusieurs millions de catholiques, poussait isolément chaque année quelques chrétiens hors du christianisme lui-même : à l'hérésie avait succédé l'incrédulité.

On peut dire d'une manière générale qu'au XVIIIe siècle le christianisme avait perdu sur tout le continent de l'Europe une grande partie de sa puissance ; mais, dans la plupart des pays, il était plutôt délaissé que violemment combattu ; ceux mêmes qui l'abandonnaient le quittaient comme à regret. L'irréligion était répandue parmi les princes et les beaux esprits ; elle ne pénétrait guère encore dans le sein des classes moyennes et du peuple ; elle restait le caprice de certains esprits, non une opinion commune. « C'est un préjugé répandu généralement en Allemagne, dit Mirabeau en 1787, que les provinces prussiennes sont remplies d'athées. La vérité est que, s'il s'y rencontre quelques libres penseurs, le peuple y est aussi attaché à la religion que dans les contrées les plus dévotes, et qu'on y compte même un grand nombre de fanatiques. » Il ajoute qu'il est bien à regretter que Frédéric II n'autorise point le mariage des prêtres catholiques, et surtout refuse de laisser à ceux qui se marient les revenus de leur bénéfice ecclésiastique, «mesure, dit-il que nous oserions croire digne de ce grand homme ». Nulle part l'irréligion n'était encore devenue une passion générale, ardente, intolérante ni oppressive, si ce n'est en France.

Là il se passait une chose qui ne s'était pas encore rencontrée. On avait attaqué avec violence en d'autres temps des religions établies, mais l'ardeur qu'on montrait contre elles avait toujours pris naissance dans le zèle que des religions nouvelles inspiraient. Les religions fausses et détestables de l'antiquité n'avaient eu elles-mêmes d'adversaires nom-breux et passionnés que quand le christianisme s'était présenté pour les supplanter; jusque-là elles déteignaient doucement et sans bruit dans le doute et l'indifférence : c'est la mort sénile des religions. En France, on attaqua avec une sorte de fureur la religion chrétienne, sans essayer même de mettre une autre religion à sa place. On travailla ardemment et continûment à ôter des âmes la foi qui les avait remplies, et on les laissa vides. Une multitude d'hommes s'enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L'incrédulité absolue en matière de religion, qui est si contraire aux instincts naturels de l'homme et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut attrayante à la foule. Ce qui n'avait produit jusque-là qu'une sorte de langueur maladive engendra cette fois le fanatisme et l'esprit de propagande.

La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés à nier les vérités de la religion chrétienne ne paraît pas suffisante pour rendre raison d'un événement si extraordinaire ; car pourquoi tous ces écrivains, tous, ont-ils porté leur esprit de ce côté plutôt que d'un autre ? Pourquoi parmi eux n'en a-t-on vu aucun qui se soit imaginé de choisir la thèse contraire ? Et enfin, pou> quoi ont-ils trouvé, plus que tous leurs prédécesseurs, l'oreille de la foule tout ouverte pour les entendre et son esprit si enclin à les croire ? Il n'y a que des causes très particulières au temps et au pays de ces écrivains qui puissent expliquer et leur entreprise, et surtout son succès. L'esprit de Voltaire était depuis longtemps dans le monde ; mais Voltaire lui-même ne pouvait guère en effet régner qu'au XVIIIe siècle et en France.

Reconnaissons d'abord que l'Église n'avait rien de plus attaquable chez nous qu'ailleurs ; les vices et les abus qu'on y avait mêlés étaient au contraire moindres que dans la plupart des pays catholiques ; elle était infiniment plus tolérante qu'elle ne l'avait été jusque-là et qu'elle ne l'était encore chez d'autres peuples. Aussi est-ce bien moins dans l'état de la religion que dans celui de la société qu'il faut chercher les causes particulières du phénomène.

Pour le comprendre, il ne faut jamais perdre de vue ce que j'ai dit au chapitre précédent, à savoir : que tout l'esprit d'opposition politique que faisaient naître les vices du gouvernement, ne pouvant se produire dans les affaires, s'était réfugié dans la littérature, et que les écrivains étaient devenus les véritables chefs du grand parti qui tendait à renverser toutes les institutions sociales et politiques du pays.

Ceci bien saisi, la question change d'objet. Il ne s'agit plus de savoir en quoi l'Église de ce temps-là pouvait pécher comme institution religieuse, mais en quoi elle faisait obstacle à la révolution politique qui se préparait, et devait être particulièrement gênante aux écrivains qui en étaient les principaux promoteurs,

L’Église faisait obstacle, par les principes mêmes de son gouvernement, à ceux qu'ils voulaient faire prévaloir dans le gouvernement civil. Elle s'appuyait principalement sur la tradition : ils professaient un grand mépris pour toutes les institutions qui se fondent sur le respect du passé; elle reconnaissait une autorité supérieure à la raison individuelle : ils n'en appelaient qu'à cette même raison; elle se fondait sur une hiérarchie : ils tendaient à la confusion des rangs. Pour pouvoir s'entendre avec elle, il eût fallu que de part et d'autre on eût reconnu que la société politique et la société religieuse, étant par nature essentiellement différentes, ne peuvent se régler par des principes semblables; mais en était bien loin de là alors, et il semblait que, pour arriver à attaquer les institutions de l'État, il fût nécessaire de détruire celles de l'Église, qui leur servaient de fondement et de modèle.

L'Église d'ailleurs était elle-même alors le premier des pouvoirs politiques, et le plus détesté de tous, quoiqu'il n'en fût pas le plus oppressif ; car elle était venue se mêler à eux sans y être appelée par sa vocation et par sa nature, consacrait souvent chez eux des vices qu'elle blâmait ailleurs, les couvrait de son inviolabilité sacrée, et semblait vouloir les rendre immortels comme elle-même. En l'attaquant, on était sûr d'entrer tout d'abord dans la passion du publie.

Mais, outre ces raisons générales, les écrivains en avaient de plus particulières, et pour ainsi dire de personnelles, pour s'en prendre d'abord à elle. L'Église représentait précisément cette partie du gouvernement qui leur était la plus proche et la plus directement opposée. Les autres pouvoirs ne se faisaient sentir à eux que de temps en temps; mais celui-là, étant spécialement chargé de surveiller les démarches de la pensée et de censurer les écrits, les incommodait tous les jours. En défendant contre elle les libertés générales de l'esprit humain, ils combattaient dans leur cause propre et commençaient par briser l'entrave qui les serrait eux-mêmes le plus étroitement.

L'Église, de plus, leur paraissait être, de tout le vaste édifice qu'ils attaquaient, et était, en effet, le côté le plus ouvert et le moins défendu. Sa puissance s'était affaiblie en même temps que le pouvoir des princes temporels s'affermissait. Après avoir été leur supérieure, puis leur égale, elle s'était réduite à devenir leur cliente; entre eux et elle s'était établi une sorte d'échange : ils lui prêtaient leur force matérielle, elle leur prêtait son autorité morale; ils faisaient obéir à ses préceptes, elle faisait respecter leur volonté. Commerce dangereux, quand les temps de révolution approchent, et toujours désavantageux à une puissance qui ne se fonde pas sur la contrainte, mais sur la croyance.

Quoique nos rois s'appelassent encore les fils aînés de l'Église, ils s'acquittaient fort négligemment de leurs obligations envers elle ; ils montraient bien moins d'ardeur à la protéger qu'ils n'en mettaient à défendre leur propre gouvernement. Ils ne permettaient pas, il est vrai, qu'on portât la main sur elle ; mais ils souffraient qu'on la perçât de loin de mille traits.

Cette demi-contrainte qu'on imposait alors aux ennemis de l'Église, au lieu de diminuer leur pouvoir, l'augmentait. Il y a des moments où l'oppression des écrivains parvient à arrêter le mouvement de la pensée, dans d'autres elle le précipite ; mais il n'est jamais arrive qu'une sorte de police semblable à celle qu'on exerçait alors sur la presse n'ait pas centuplé son pouvoir.

Les auteurs n'étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre, et non dans celle qui fait trembler ; ils souffraient cette espèce de gêne qui anime la lutte, et non ce joug pesant qui accable. Les poursuites dont ils étaient l'objet, presque toujours lentes, bruyantes et vaines, semblaient avoir pour but moins de les détourner d'écrire que de les y exciter. Une complète liberté de la presse eût été moins dommageable à l'Église.

« Vous croyez notre intolérance, écrivait Diderot à David Hume en 1768, plus favorable au progrès de l'esprit que votre liberté illimitée ; d'Holbach, Helvétius, Morellet et Suard ne sont pas de votre avis. » C'était pourtant l'Écossais qui avait raison. Habitant d'un pays libre, il en possédait l'expérience ; Diderot jugeait la chose en homme de lettres, Hume la jugeait en politique.

J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit dans son pays, soit ailleurs, et je lui demande s'il croit la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre de la société ; il me répond sans hésiter qu'une société civilisée, mais surtout une société libre, ne peut subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses yeux, le plus grande garantie de la stabilité de l'État et de la sûreté des particuliers. Les moins versés dans la science du gouvernement savent au moins cela. Cependant il n'y a pas de pays au monde où les doctrines les plus hardies des philosophes du XVIIIe siècle, en matière de politique, soient plus appliquées qu'en Amérique; leurs seules doctrines antireligieuses n'ont jamais pu s'y faire jour, même à la faveur de la liberté illimitée de la presse.

J'en dirai autant des Anglais. Notre philosophie irréligieuse leur fut prêchée avant même que la plupart de nos philosophes ne vinssent au monde : ce fut Bolingbroke qui acheva de dresser Voltaire. Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, l'incrédulité eut des représentants célèbres en Angleterre. D'habiles écrivains, de profonds penseurs prirent en main sa cause ; ils ne purent jamais la faire triompher comme en France, parce que tous ceux qui avaient quelque chose à craindre dans les révolutions se hâtèrent de venir au secours des croyances établies. Ceux mêmes d'entre eux qui étaient le plus mêlés à la société française de ce temps-là, et qui ne jugeaient pas les doctrines de nos philosophies fausses, les repoussèrent comme dangereuses. De grands partis politiques, ainsi que cela arrive toujours chez les peuples libres, trouvèrent intérêt à lier leur cause à celle de l'Église ; on vit Bolingbroke lui-même devenir l'allié des évêques. Le clergé, animé par ces exemples et ne se sentant jamais seul, combattait lui-même énergiquement pour sa propre cause. L'Église d'Angleterre, malgré le vice de sa constitution et les abus de toute sorte qui fourmillaient dans son sein, soutint victorieusement le choc; des écrivains, des orateurs sortirent de ses rangs et se portèrent avec ardeur à la défense du christianisme. Les théories qui étaient hostiles à celui-ci, après avoir été discutées et réfutées, furent enfin rejetées par l'effort de la société elle-même, sans que le gouvernement s'en mêlât.

Mais pourquoi chercher des exemples ailleurs qu'en France? Quel Français s'aviserait aujourd'hui d'écrire les livres de Diderot ou d'Helvétius ? Qui voudrait les lire ? Je dirai presque, qui en sait les titres ? L'expérience incomplète que nous avons acquise depuis soixante ans dans la vie publique a suffi pour nous dégoûter de cette littérature dangereuse. Vous voyez comme le respect de la religion a repris graduellement son empire dans les différentes classes de la nation, à mesure que chacune d'elles acquérait cette expérience à la dure école des révolutions. L'ancienne noblesse, qui était la classe la plus irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après 93 ; la première atteinte, elle se convertit la première. Lorsque la bourgeoisie se sentit frappée elle-même dans son triomphe, on la vit se rapprocher à son tour des croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra partout où les hommes avaient quelque chose à perdre dans le désordre populaire, et l'incrédulité disparut, ou du moins se cacha, à mesure que la peur des révolutions se faisait voir.

Il n'en était pas ainsi à la fin de l'ancien régime. Nous avions si complètement perdu la pratique des grandes affaires humaines, et nous ignorions si bien la part que prend la religion dans le gouvernement des empires, que l'incrédulité s'établit d'abord dans l'esprit de ceux-là mêmes qui avaient l'intérêt le plus personnel et le plus pressant à retenir l'État dans l'ordre et le peuple dans l'obéissance. Non seulement ils l'accueillirent, mais dans leur aveuglement ils la répandirent au-dessous d'eux ; ils firent de l'impiété une sorte de passe-temps de leur vie oisive.

L'Église de France, jusque-là si fertile en grands orateurs, se sentant ainsi désertée de tous ceux qu'un intérêt commun devait rattacher à sa cause, devint muette. On put croire un moment que, pourvu qu'on lui conservât ses richesses et son rang, elle était prête a passer condamnation sur sa croyance.

Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et ceux qui croyaient encore faisant silence, il arriva ce qui s'est vu si souvent depuis parmi nous, non seulement en fait de religion, mais en toute autre matière. Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent d'être les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus l'isolement que l'erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui n'était encore que le sentiment d'une partie de la nation parut ainsi l'opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse apparence.

Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les croyances religieuses à la fin du siècle dernier a exercé sans aucun doute la plus grande influence sur toute notre Révolution; il en a marqué le caractère. Rien n'a plus contribué à donner à sa physionomie cette expression terrible qu'on lui a vue.

Quand je cherche à démêler les différents effets que l'irréligion produisit alors en France, je trouve que ce fut bien plus en déréglant les esprits qu'en dégradant les cœurs, ou même en corrompant les mœurs, qu'elle disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des extrémités si singulières.

Lorsque la religion déserta les âmes, elle ne les laissa pas, ainsi que cela arrive souvent, vides et débilitées; elles se trouvèrent momentanément remplies par des sentiments et des idées qui tinrent pour un temps sa place, et ne leur permirent pas d'abord de s'affaisser.

Si les Français qui firent la Révolution étaient plus incrédules que nous en fait de religion, il leur restait du moins une croyance admirable qui nous manque : ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne doutaient pas de la perfectibilité, de la puissance de l'homme; ils se passionnaient volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans sa vertu. Ils mettaient dans leurs propres forces cette confiance orgueilleuse qui mène souvent à l'erreur, mais sans laquelle un peuple n'est capable que de servir; ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à transformer la société et à régénérer notre espèce. Ces sentiments et ces passions étaient devenus pour eux comme une sorte de religion nouvelle, qui, produisant quelques-uns des grands effets qu'on a vu les religions produire, les arrachait à l'égoïsme individuel, les poussait jusqu'à l'héroïsme et au dévouement, et les rendait souvent comme insensibles à tous ces petits biens qui nous possèdent.

J'ai beaucoup étudié l'histoire, et j'ose affirmer que je n'y ai jamais rencontré de révolution où l'on ait pu voir au début, dans un aussi grand nombre d'hommes, un patriotisme plus sincère, plus de désintéressement, plus de vraie grandeur. La nation y montra le principal défaut, mais aussi la principale qualité qu'a la jeunesse, l'inexpérience et la générosité.

Et pourtant l'irréligion produisit alors un mal public immense.

Dans la plupart des grandes révolutions politiques qui avaient paru jusque-là dans le monde, ceux qui attaquaient les lois établies avaient respecté les croyances, et, dans la plupart des révolutions religieuses, ceux qui attaquaient la religion n'avaient pas entrepris du même coup de changer la nature et l'ordre de tous les pouvoirs et d'abolir le fond en comble l'ancienne constitution du gouvernement. Il y avait donc toujours eu dans les plus grands ébranlements des sociétés un point qui restait solide.

Mais, dans la révolution française, les lois religieuses ayant été abolies en même temps que les lois civiles étaient renversées, l'esprit humain perdit entièrement son assiette; il ne sut plus à quoi se retenir ni où s'arrêter, et l'on vit apparaître des révolutionnaires d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie, qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'un dessein. Et il ne faut pas croire que ces êtres nouveaux aient été la création isolée et éphémère d'un moment, destinée à passer avec lui ; ils ont formé depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties civilisées de la terre, qui partout a conservé la môme physionomie, les mêmes passions, le même caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde en naissant; elle est encore sous nos yeux.



MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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