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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

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Message par MichelT Mer 6 Avr 2016 - 1:27

DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE

OEUVRE CAPITALE DE LOUIS DE LÉON ( Espagne - 16 ème siècle)

DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) 2362811270_3dc4c67a8e_o

Et l'un des chefs-d’œuvre théologiques de l'Espagne, traduite pour la première fois en français , sur la 25e édition espagnole,

PAR
M. l'Abbé V. POSTEL
Du diocèse de Paris – année 1856


DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) 4403735_7_75b3_la-basilique-san-isidoro-de-leon-dans-le-nord_9bdb98f26aa4e54db1c9bd063a6b4da5


Chapitre 1 - Exposition du sujet


Considérations générales sur les Noms , et sur celui de
Dieu en particulier.
Tout Nom donné par Dieu a une signification profonde .
Observations sur les lettres mêmes dont se compose un Nom.
Du Nom de Dieu.

Chapitre 2 — Jésus-Christ Rejeton ou Fruit

Ce Nom, dans la Sainte-Écriture, regarde Notre-Seigneur .
On ne peut l'appliquer à Zorobabel
Comparaison entre Jérusalem et l’Église.
Passage de Jérémie et de Zacharie
Le monde a été créé en vue du Verbe
Ce Verbe est le vrai Fruit du monde
Quelle est l'excellence de ce Fruit
Nos âmes elles-mêmes le reproduisent
Ce Fruit effet de la volonté libre de Dieu, produit sans culture par la Vierge très-sainte

Chapitre 3 -  Jésus-Christ Face de Dieu.

Autorités .
Jésus se montre au monde dans trois grandes circonstances.
C'est surtout dans le Verbe incarné que nous voyons Dieu.
La beauté de cette Face adorable.
Sa suavité, sa douceur , son humilité.

Chapitre 4 - Jésus-Christ la Voie ou le Chemin.

Autorités.
Différents sens du mot Voie ou Chemin.
Tous ces sens sont applicables au Sauveur.
Il est la droite Voie.
C'est une Voie élevée.
C'est une Voie facile.
Cette Voie nous porte et marche avec nous.
Elle est débarrassée d'ennemis.
Les Juifs un jour reviendront à ce Chemin.

Chapitre 5 — Jésus-Christ Pasteur.

Autorités.
Ce que c'est qu'un Pasteur ; éloge de la vie pastorale.
Ses caractères conviennent à Notre-Seigneur.
Jésus aime la solitude et la retraite.
Sa houlette est toute amour.
Il donne la loi et les moyens de l'observer.
Aveuglement du pécheur, qui court aux citernes empoisonnées.
Chaque brebis traitée selon ce qui lui convient.
Les mille soins du divin Pasteur à l'égard de son troupeau.
Il le mène aux pâturages éternels, sur la montagne de Sion.
Il le pacifie merveilleusement.
Ce Pasteur est bien au-dessus de tous les pasteurs.

Chapitre 6-  Jésus-Christ Montagne de Dieu.

Autorités , discussion des textes.
Qualités générales des Montagnes.
Elles conviennent toutes à Notre-Seigneur.
La faible pierre s'est faite Montagne.
Commentaire sur le Psaume 71.
Éloge de la Poésie.
Ce que produit cette Montagne.
Les Saints, les Apôtres, le pécheur converti, etc.
Mons coagulatus.
Les contradictions du bien sur la terre.

Chapitre 7 — Jésus-Christ Père du siècle futur.

Autorités
L'homme doit naître une seconde fois, et pourquoi.
Comment Adam tomba dans le piège du démon.
Les conséquences pour nous.
Comment Dieu répare le mal.
En quoi consiste cette nouvelle naissance.
Comment s'opère la transformation.
Erreurs des protestants à cet égard.
Dieu nous envoie dans Jésus-Christ un nouveau Père.
Jésus-Christ nous engendre de nouveau.
Nous sommes ressuscites dans sa personne.
Ce nouveau Père l'est-il pour tous sans exception ?
Ce que c'est que le siècle futur.
Paraphrase du Psaume 103

LIVRE II.

A D Pedro Portocarréro
La faiblesse de l'homme expliquée par sa chute.

Chapitre 8 -  Jésus-Christ Bras de Dieu.

Autorités. Discussion des textes.
Sens tout spirituel de ces textes, contre les Juifs.
Pourquoi les Juifs ont pu s'y tromper.
C'est un châtiment de leur dureté.
Le gouvernement divin à la fois fort et doux.
Comment le démon avait troublé l'oeuvre de Dieu.
Comment Dieu punit le démon et déjoua sa trame.
Puissance du Bras de Dieu dans la conversion du monde.


Chapitre 9 - Jésus-Christ Roi de Dieu.

Autorités.
Ce qui fait la grandeur et la dignité d'un Roi en général.
Tout cela est en Jésus-Christ .
De plus , il connaît les souffrances de ses sujets pour les avoir
Partagées.
C'est par-là qu'il est arrivé à sa Royauté.
Combien sont différents de lui les princes de la terre.
Ce que doivent être les sujets du Royaume de Jésus-Christ.
La manière dont le Roi divin nous gouverne.
Il nous éclaire , il nous attire.
Des quatre grandes Monarchies prédites par les Prophètes.
L'empire des Turcs a-t-il été prédit?
Tableau du Royaume de Jésus-Christ .

Chapitre 10 — Jésus-Christ Prince de la Paix.

Autorités
Ce que c'est que la Paix. Tous les êtres y aspirent.
Jésus seul peut prendre le titre de Prince de la Paix.
En quoi consiste pour l'homme la Paix véritable.
Ce qu'a fait Notre Seigneur pour mériter ce titre.
Le pouvoir de la grâce sur nous.
Comment elle soumet nos passions.
Autorité de saint Chrysostome.
La Paix ne peut exister qu'avec Jésus-Christ.

Chapitre 11 - Jésus-Christ Époux.

Ce que c'est que l'union entre Époux.
Celle de l'âme avec Jésus-Christ est plus parfaite.
— surtout par la sainte Communion.
Texte remarquable de saint Grégoire de Nysse.
Pureté de cette union.
Délices de cette union.
Ces délices ont soutenu les martyrs, les solitaires , etc.
Jésus-Christ Époux de l'Église.
Développements d'après les Saints-Livres.
Paraphrase du Psaume 44.


Chapitre 12. - Jésus-Christ Fils de Dieu.

Autorités
Comment Jésus-Christ est Fils de Dieu.
— — Fils unique
Il a adopté cinq manières de naître.
Naissance de son Père.
Comparaison avec le soleil.
Naissance sur la terre .
Naissance par sa résurrection.
Naissance dans l'Eucharistie .
Naissance dans nos âmes par la grâce.
Comment Jésus se tient au milieu de nous.
La lutte entre l'âme et les sens, représentée par Jacob et Ésaü.
Différents Noms de Fils donnés à Notre-Seigneur par la Sainte- Écriture.


Chapitre 13 — Jésus le Bien-Aimé.

Autorités
C'est ici une question de fait , non de droit.
L'Écriture a annoncé ce caractère dans le Rédempteur futur.
Ce caractère s'est montré de la plus sensible manière.
— Avant la naissance temporelle .
— Depuis l'Incarnation .
Caractère de l'amour que l'on porte au Sauveur.
Quelques exemples. Saint Ignace d'Antioche.
L'Épouse du Cantique des Cantiques.

Chapitre 14 — Le Nom de Jésus.

Nom tout spécial
Comment on l'exprime en hébreu.
Commentaire de saint Bernard.
Jésus est notre salut.
Ce Nom appartient essentiellement au Sauveur.
La vraie et la fausse vertu.
Les fêtes mondaines pour obtenir l'aumône du riche.
Jésus seul est notre Salut.
Immensité de ce Salut.
L'arbre de la science, l'arbre de la nourriture.

Chapitre 15 — Jésus Agneau de Dieu.

Trois significations de ce Nom.
Il exprime la Douceur.
La Pureté extrême.
L'Immolation. Le Sacrifice.


1 - Considération générales sur les Noms, et sur celui de Dieu en particulier.

Le Nom, si nous voulons le définir brièvement, est un mot qui se met à la place de la chose ou de la personne dont on parle, et qui se prend pour cette chose ou cette personne même. Ou encore : le Nom est l'objet même que l'on désigne , non dans sa substance réelle et vraie , mais dans l'être que lui donne la parole et l'entendement. Car il faut bien comprendre que la perfection de toutes les créatures , et spécialement de celles qui sont douées de raison, consiste en ce que chacune d'elles renferme toutes les autres, et que, étant une, elle soit néanmoins universelle , autant que cela lui est possible. C'est en cela qu'elle se rapproche de Dieu, source unique et asile divin de tout ce qui existe. Plus elle a ce caractère et cette faculté, plus elle s'élève à la divinité , dont elle se rend l'image. Image qui est véritablement , si l'on peut s'exprimer de la sorte, l'objet des élans de la nature entière, la fin et comme le point de mire où tendent les désirs de toutes les créatures.

La perfection, pour chacun de nous, c'est d'être un monde parfait, de telle façon que, si tous sont en moi et si je suis en tous , si j'ai en moi-même l'être de tous , et que tous à leur tour , et chacun en particulier, possèdent mon être propre, la grande machine de l'univers s'unit et s'enchaîne, l'innombrable variété de ses parties se réduit à une majestueuse unité; ainsi les différents êtres ne sont pas confondus , et ils se mêlent cependant ; et, tout en se fractionnant, ils demeurent un. Sur la variété et la diversité du monde , qui offrent à la vue leur immense concert, se déploie, victorieuse et souveraine, l'unité qui domine tout. En cela la créature se rapproche de Dieu, de qui elle émane, qui en trois personnes n'est qu'une seule essence , et en qui une infinité d'excellences ineffables forment une seule excellence, simple et parfaite.

Notre perfection étant donc telle , chaque être soupirant d'ailleurs naturellement après sa propre perfection, et la nature d'autre part nous mettant à même d'arriver à l'accomplissement de ceux de nos désirs qui sont nécessaires, elle a, ici comme en tout le reste, montré une admirable prévoyance. Comme il ne se pouvait faire que des êtres matériels et grossiers fussent tous les uns dans les autres , elle a donné à chacun d'eux, en dehors de l'être réel qu'il possède en lui-même, un autre être de tout point semblable au premier, mais plus délicat, naissant de lui d'une certaine manière, et au moyen duquel il existe et vit dans l'entendement de son voisin , de même que celui-ci et tous les autres existent et vivent à leur tour dans le sien.

La nature a voulu ensuite que cette perception, cette intelligence des choses, sortît de la bouche au moyen de la parole. Elle a voulu que les choses, qui dans leur être matériel réclament chacune leur place propre, pussent dans cet être spirituel se trouver nombreuses sans s'embarrasser l'une l'autre, et réunies sans confusion sur un même point; et, ce qui est plus merveilleux encore, que la même chose fût en même temps en plusieurs lieux. Nous rendrons plus claire cette pensée par la comparaison d'un miroir : si nous en prenons plusieurs et si nous les plaçons devant nous, notre visage , qui est un , paraît à la fois un dans chaque miroir et multiple dans la réunion de tous les miroirs; toutes ces images, sans la moindre confusion, parlent ensemble aux yeux, lesquels à leur tour parlent à l'esprit qui juge.

C'est pourquoi, toutes les créatures vivent et existent dans notre entendement lorsque nous les comprenons et que nous leur donnons un Nom. Ce qu'elles sont en elles-mêmes , elles doivent l'être aussi en nous , si notre bouche et notre entendement sont fidèles à la vérité. Avec cette différence, toutefois, qu'après tout elles ne sont dans l'entendement qu'une image de la vérité, c'est-à-dire d'elles-mêmes, en d'autres termes des simples Noms. Ainsi s'explique et se justifie ce que nous disions tout à- l'heure , que le Nom est comme une image de l'objet, ou bien l'objet lui-même représenté d'une autre façon, l'objet se substituant à lui-même , se prenant pour lui-même, dans ce but de perfection et de communion universelle que nous indiquons. De là pouvons-nous maintenant conclure qu'il y a deux manières ou deux espèces de Noms : les uns qui existent dans l'esprit , les autres qui se rendent sensibles dans la bouche. Les premiers sont l'être que possèdent les choses dans l'entendement, les seconds l'être qu'elles reçoivent sur les lèvres de celui qui les exprime comme il les conçoit. Il y a entre eux ce point de conformité , que les uns et les autres ne sont que des images et, comme je l'ai dit plusieurs fois, des substitutions de l'objet lui-même. Mais en même temps il y a aussi cette différence, que les uns sont des images par leur nature propre, les autres en vertu de l'art tout seul. Je veux dire que l'image ou la figure qui existe dans l'intelligence s'y produit à la place et au nom des choses qu'elle représente, à cause de la ressemblance naturelle qu'elle a avec elles. Mais cette image elle-même est à son tour exprimée, traduite , remplacée par les mots, qui sont notre ouvrage propre et entièrement de choix.

Dans ce traité, nous nous occuperons des Noms quant au second sens principalement, tout en ayant aussi la pensée attachée au premier ordre de signification. Marcel allait continuer, lorsque Julien l'interrompit.
— « Il me semble, lui dit-il, que vous avez remonté le cours de l'eau jusqu'à la source , et c'est ainsi qu'on doit faire dans toute question que l'on étudie à fond. Si j'ai bien compris, de trois questions que vous nous avez proposées en commençant vous en avez déjà examiné deux, à savoir

1° Ce que c'est que le Nom en général,

2° Quelle est sa fin dans les relations intellectuelles. Reste le troisième point : Quelle forme doit-on donner au Nom et quelles règles faut-il suivre pour l'appliquer aux objets ? »

— Avant d'aborder ce dernier examen de principes, répondit Marcel, nous ajouterons un mot à ce qui précède. Lorsque notre intelligence nous fait percevoir les objets créés , nous formons quelquefois dans notre entendement une seule image , qui représente plusieurs de ces objets , je veux dire qui embrasse à la fois tous les points de contact qu'ont les objets entre eux; cette image, d'autres fois, ne représente qu'un seul et unique objet, dégagé de tout le reste de la création. De même, et pour répondre à cette distinction de l'esprit, il y a deux sortes de Noms : les uns s'appliquant à plusieurs êtres, on les appelle Noms communs ou génériques; les autres n'en désignant qu'un seul, proprement et uniquement; et ce sont ces derniers qui doivent nous occuper ici.

Il est essentiel de bien observer à leur sujet ce qui suit. Toutes les fois qu'un Nom propre est ainsi appliqué avec délibération à une chose, le caractère même et la raison d'être de ce Nom exigent qu'il en représente une propriété essentielle et particulière. Cela se comprend. Car si le Nom , comme nous l'avons dit , tient la place de l'objet, si la fin qu'on lui donne est de faire en sorte que ce qui en réalité est éloigné nous soit actuellement présent , il convient souverainement qu'il joue assez bien son rôle pour se substituer, autant qu'il est possible à un son de le faire, à l'être dont il exprime la nature. Ce principe ne s'observe pas toujours dans les langues humaines , imparfaites comme leurs auteurs.

Mais en Dieu il est constamment et nécessairement respecté. Partout où Dieu a parlé, nous sommes certains qu'il ne s'est point écarté de cette règle fondamentale. Aussi , voyez , dès l'origine du monde , comme il inspire Adam pour donner à chaque être la dénomination convenable. Qu'est-ce à dire, sinon que pour le premier homme cette dénomination se présentait comme naturellement, qu'il n'aurait pas même eu la pensée de transférer à une créature le Nom qui s'adaptait à une autre en vertu d'une raison intime et mystérieuse? Mais, je le disais tout-à-l ‘heure, la ressemblance ou conformité du Nom avec l'objet se découvre sur trois points : la figure , le son, et plus particulièrement l'origine de la signification.

Un mot de chacune de ces choses, en commençant par la dernière. Nous avons dit que la ressemblance ou conformité du Nom avec son objet se fait remarquer surtout dans l'origine ou source de la signification. Expliquons ceci. Lorsque le Nom que l'on impose à un objet se déduit ou découle de quelque autre parole ou de quelque autre Nom , cette autre parole , cet autre nom , doit nécessairement se rapprocher , pour la signification, d'un point qui se rapproche lui-même d'une propriété spéciale de l'objet nommé ; de telle sorte que ce même Nom , partant d'une pareille source, éveille, aussitôt qu'il est prononcé, l'image de cette propriété spéciale dans l'esprit de celui qui l'entend. En d'autres termes, le Nom doit renfermer dans sa signification quelque chose de ce que l'objet désigné renferme dans son essence. C'est ainsi, par exemple, que dans notre langue castillane nous nom mons Corrégidor celui qui tient la baguette de la justice dans une ville : ce nom vient du verbe Corregir, Corriger; et cela se comprend , puisque l'office , ou du moins une partie de l'office de ces magistrats est de corriger ce qui est mal , ce qui est désordre. Et ainsi , en entendant simplement ce Nom, on comprend de suite ce qu'est ou ce que doit être le Corrégidor. De même, nous appelons encore en espagnol Casamenteros ( entremetteurs) ceux qui s'occupent de mariage, parce que réellement ils interviennent, ils s'entremettent dans les affaires de cette nature, qu'ils traitent directement. Or, cette règle est constamment observée dans la Sainte-Écriture, soit qu'il s'agisse des Noms que Dieu a désignés lui-même , soit qu'il s'agisse de ceux qu'il a inspirés.

Et cela de telle manière , que non-seulement il approprie ces Noms à l'essence des êtres, mais encore que, toutes les fois qu'il a ajouté à cette essence , au-delà de ce qui lui appartient naturellement, quelque qualité remarquable, il crée en même temps un nouveau Nom en rapport avec elle. Nous avons de ceci plusieurs marques dans la Bible : on peut citer les changements apportés dans les Noms d'Abraham , de Sara , de Jacob, de Josué, des Juifs eux-mêmes quand ils furent en possession de la Terre promise , et de beaucoup d'autres.

Il y a quelques instants seulement, dit Sabinus, nous avons eu à ce sujet un exemple bien digue d'attention , et même en l'entendant j'avoue que j'ai éprouvé un certain embarras. »
— « Et de quoi s'agit-il ? » répondit Marcel.
— «Je veux parler du nom de Pierre, donné par Jésus-Christ à Céphas , ainsi qu'il a été lu à la messe du
jour. »
— a Vous avez raison. Cet exemple est remarquable.
Mais qu'entendez-vous par cet embarras qu'il a fait naître dans votre esprit? »
— « Le voici. Quel peut avoir été le motif qui a fait donner à saint Pierre ce nom par le Sauveur? Il y a là
sans doute un grand mystère. »
— a Sans doute, reprit Marcel, un grand mystère, comme vous le dites, et un très-grand mystère. En imposant à saint Pierre, publiquement et devant tous ses disciples, ce nom nouveau, Notre-Seigneur a voulu marquer qu'il établissait au fond de l'âme de cet apôtre, d'une manière plus abondante que dans aucun autre, le don d'une force invincible. »
— «Et voilà précisément, dit aussitôt Sabinus, la considération qui a fait naître mon doute : car comment
se peut-il faire que celui-là même qui avait été doué de force entre tous ait été le seul à renier son divin Maître?
Sa force consistait-elle donc à tout promettre et à né rien tenir? »
— Je crois, Subinus, que vous perdez de vue un point essentiel. On ne peut douter en aucune façon que le glorieux Prince des apôtres n'ait eu plus abondamment qu'eux tous le don de fermeté , d'amour et de foi en Jésus-Christ. Et la meilleure preuve qu'on en puisse donner, c'est ce zèle et cet empressement qu'il eut toujours pour tout ce qui semblait loucher à l'honneur ou à la consolation de son divin Maître. Et cela non-seulement après qu'il eut reçu le Saint-Esprit, mais même avant la Pentecôte , lorsque Jésus-Christ lui demanda trois fois s'il l'aimait plus que les autres; sa réponse fut pleine de foi et d'amour , et Jésus montra qu'il la considérait comme telle, en lui confiant le gouvernement de son Église. Si Pierre, à un moment donné, tomba dans une sorte d'apostasie , il est à croire que tout autre de ses compagnons , dans la même occasion. aurait eu le même malheur; pour n'avoir pas été exposés à la tentation , ils n'en furent pas plus courageux pour cela.

Si Dieu voulut qu'une pareille occasion de chute se présentât pour Pierre, il avait un dessein secret et une raison particulière. Il voulait lui apprendre à se confier moins à l'avenir dans ses propres forces , qui lui donnaient de la présomption; et, de plus, il enseignait à celui qui devait être un jour le pasteur et comme le père de tous les fidèles à se montrer indulgent et compatissant pour les faiblesses humaines. La douleur et les larmes de l'Apôtre lui valurent d'ailleurs un accroissement de force d'en haut. Aussi reçut-il cette force à un degré miraculeux, non-seulement pour lui-même , mais pour tous ses successeurs , représentés dans sa personne. Et cette force est demeurée si inébranlable sur la Chaire Apostolique, que les divers Pontifes qui l'ont occupée ont maintenu, et maintiendront jusqu'à la fin , ferme et sans atteinte, l'enseignement et la confession de la foi.

Mais revenons à ce que je disais. Nous devons admettre comme certain que tous les Noms donnés par ordre de Dieu renferment en eux-mêmes la signification de quelque secret particulier caché dans l'objet nommé. C'est le premier des trois points que j'ai signalés. Le second concerne le son produit parle Nom. Il faut que le Nom soit tellement composé, que lorsqu'il est prononcé il donne en quelque sorte le même son que l'objet qu'il désigne, ou comme imitation du langage de cet objet si c'est un être animé et raisonnable, ou comme représentation de tout autre accident qui lui est propre. Le troisième point regarde la figure, c'est-à-dire la disposition des lettres employées à l'écrire, quant au nombre et quant à l'ordre. Ceci devient plus subtil; mais nous trouvons , de ces deux conditions , une infinité d'exemples dans la langue originale des Saints-Livres, et dans les Saints-Livres eux-mêmes.

C'est que, de fait, il n'y a pas de mot ayant une signification déterminée, qui bien prononcé ne fasse entrer dans l'oreille un son rappelant l'objet. Et, quant à la figure, si on examine aussi la chose à fond, il y a lieu d'admirer combien de secrets et de mystères se cachent dans la Sainte-Écriture sous ce voile. Dans ces pages divines, on voit ajouter à certains Noms des lettres qui expriment un accroisse ment de perfection ; dans d'autres , au contraire , on en retranche pour marquer la privation, l'accident, la pauvreté. Par exemple , tel mot qui s'applique ordinairement à un homme de cœur, s'il vient à se dire d'un personnage mou et efféminé , prendra pour la circonstance des lettres qui n'entrent que dans la composition des mots destinés aux êtres faibles et aux femmes; et réciproquement, quand il s'agit d'une femme courageuse et d'un caractère viril.

Ailleurs, les lettres modifient leur propre forme; celles qui sont ouvertes se ferment, celles qui sont fermées s'ouvrent, ou bien elles se transposent, elles affectent un ordre différent; elles se font, comme on pourrait dire, semblables au caméléon. Je ne donnerai point d'exemples sur ce point, parce que cela exigerait beaucoup de détails et que c'est un des éléments de la langue hébraïque , comme vous le savez très-bien, vous Julien et Sabinus, qui possédez cet idiome. Et puis, si les yeux suivent aisément sur l'écrit ces modifications, elles sont presque insaisissables à l'oreille. Cependant, si vous le jugez bon, occupons-nous, comme preuve unique et générale de ce que j'ai avancé, de la figure et de la qualité des lettres hébraïques employées pour écrire le Nom de Dieu, ce Nom que les Juifs appelaient ineffable et qu'ils défendaient de prononcer, tandis que les Grecs l'appelaient de leur côté
le Nom de quatre lettres.

Si nous nous arrêtons au son qu'il produit, tout y est voyelle : ainsi Dieu lui-même est tout entier être, vie, esprit, sans mélange, sans composition, sans matière. Si nous envisageons en suite le caractère des lettres hébraïques qui le forment, nous remarquerons que chacune d'elles peut se mettre à la place des autres , et de fait cette substitution a lieu souvent en hébreu, de sorte que chacune est tout et que tout est dans chacune : image, d'une part, de la simplicité divine, et d'autre part de l'infinité de perfections qui se trouvent en Dieu. Tout en lui est une grande perfection, et cette perfection est elle-même toutes les perfections. De telle manière que, à proprement parler, la parfaite sagesse de Dieu, par exemple, ne diffère point de son infinie justice, ni sa justice de sa grandeur, ni sa grandeur de sa miséricorde : le pouvoir, l'amour, la science, tout en lui est un.

On n'enlèverait pas un attribut à cet Être souverain sans entraîner tous les autres ; sous quelque face que nous le considérions, c'est un tout, nous n'y voyons aucune partie. Ainsi que je vous l'ai fait observer, le caractère des lettres hébraïques rend tout cela. Et non-seulement leur caractère, mais encore, ce qui va exciter votre admiration, la figure et la disposition de ces lettres peint en quelque sorte le Créateur. Et en disant cela, Marcel s'inclinait; muni d'une petite baguette, il traçait sur le sable le mot mystérieux, .
qu'il représentait en hébreu.

— Voilà, ajouta-t-il , comment on trace toujours ce saint Nom, dans l'écriture chaldaïque. C'est, comme vous le voyez , une image de la Trinité ; égalité des personnes, unité de l'essence ; de même que ces lettres n'ont qu'une figure et un nom. Mais restons-en là. Et Marcel allait entamer un autre chapitre, lorsque Julien l'interrompit:

« Avant d'aller plus loin , Marcel , lui dit-il , il serait bon de nous apprendre comment il se peut faire, d'après les principes que vous nous avez développés en commençant, que Dieu ait un Nom propre. Je ne vous ai point fait plus tôt cette question , quelque envie que j'en eusse, afin de ne pas vous interrompre. Si le Nom est l'image qui se substitue à l'objet, quel sera le mot, le son, la pensée même , qui puisse arriver à être une image de Dieu ? Et si cela est impossible à toute créature, comment oserons-nous dire qu'il y a un Nom propre de Dieu ?

Je vois encore à cela une autre difficulté. La fin du Nom étant que l'objet désigné existe par lui en nous, comme vous l'avez dit, il est bien inutile de donner à Dieu un Nom quelconque : Dieu, sans cela, est très certainement en nous; il nous environne, il nous pénètre intimement, aussi intimement que notre propre substance. Que veut-on de plus? » Vous avez , Julien , ouvert la porte à une série de grandes et profondes questions. Je ne vous répondrai point, au-delà de ce qui est absolument nécessaire, afin que votre objection ne nous enchaîne pas dès le début de nos études ; la réfuter à fond entraînerait des digressions sans limites. Commençant donc par le dernier point , je l'avoue , c'est une vérité incontestable que Dieu nous est présent, qu'il nous est voisin , si je puis ainsi parler, qu'il nous pénètre aussi intimement qu'il se pénètre lui-même. C'est en lui , c'est par lui que non-seulement nous avons le mouvement et la respiration, mais encore la vie et l'existence, ainsi que l'exprime si bien saint Paul (Act., 17, 28).

Cependant cette présence est de telle nature, que dans cette vie elle ne nous est pas sensible; tout unie qu'elle soit à notre être, elle est bien éloignée de notre vue et de la connaissance claire et sans nuages à laquelle aspire notre intelligence. Il con venait donc, pour ce motif , ou, pour mieux dire, il était nécessaire que, tant que nous vivons dans ce séjour de larmes, tant que la face du Seigneur ne nous apparaît pas, nous eussions, à sa place, sur les lèvres un Nom et une parole, dans l'esprit une figure qui le représentassent, encore que l'une et l'autre fussent imparfaites et obscures, énigmatiques , pour employer le mot de l'Apôtre (1. Cor., 13, 12). Lorsque je m'échapperai de la prison de ce monde , où mon âme est plongée à la fois dans le travail et dans les ténèbres, lorsque j'arriverai en présence de la pure et éclatante lumière divine , le même Dieu qui maintenant s'unit à ma substance s'unira alors à mon entendement ; lui-même et directement, sans qu'il soit besoin d'aucune image, se présentera aux yeux de mon âme.

Alors son Nom ne différera point de sa personne; chaque élu le nommera tel qu'il le verra et qu'il le connaîtra, suivant son degré de vue et de connaissance; ce sera le véritable et unique lui. C'est pourquoi saint Jean nous apprend, au livre de l'Apocalypse , que dans cette éternelle félicité, Dieu, après avoir séché les larmes des siens et avoir effacé de leur mémoire le souvenir des combats passés (Apoc, 7, 17), leur donnera à chacun une petite pierre, et sur cette pierre un nom écrit que celui-là seul connaîtra qui l'aura reçu. Ce nom n'est autre chose que le Nom divin , le Nom qui exprime l'essence de Dieu et qui sera communiqué aux bienheureux dans leur vue et dans leur entendement. Il sera un en tous, mais il y aura différence de degré pour chacun, et variété de perception. En un mot, ce Nom mystérieux dont parle saint Jean, le Nom qu'alors nous donnerons nous-mêmes à Dieu sera précisément tout ce que Dieu sera lui-même dans notre âme : et Dieu , comme le dit saint Paul , sera alors toute chose en tous. De sorte que dans le ciel, où nos yeux s'ouvriront, nous n'aurons pas besoin, à l'égard de Dieu , d'un autre nom que la substance divine même.

Mais, au milieu de l'obscurité actuelle , nous sommes obligés de lui donner une dénomination à part. Ce n'est pas nous, du reste, qui la lui avons attribuée; c'est le Seigneur lui-même dont la miséricorde l'a marqué dès qu'il en a vu la nécessité pour nous. Et ici nous devons admirer la manière dont le Saint-Esprit a inspiré Moïse lorsqu'il écrivait l'histoire de la création. Après en avoir marqué tous les détails, obligé par conséquent de nommer souvent le divin Auteur de ces choses, il ne lui donne cependant pas une seule fois son vrai Nom, avant que l'homme ne paraisse à son tour dans l'ordre de la production des êtres : voulant faire entendre que jusque-là la révélation de ce Nom était inutile , puisque l'homme seul pouvait le comprendre et que l'homme n'avait pas encore été mis au monde. L'homme à peine créé , Dieu se fait nommer, pour s'humaniser lui-même, si je puis ainsi parler.

L'autre point de votre objection, Julien, est celui-ci: — Dieu étant un abîme d'être et d'infinie perfection, et d'autre part tout Nom devant être l'image de l'objet , comment admettre qu'une parole finie puisse devenir l'image de ce qui est sans bornes ? A cela quelques-uns répondent que ce Nom , étant celui que Dieu s'est donné à lui-même, manifeste toute la conception propre de la divinité quant à sa propre essence, et que Dieu par là exprime la manière dont il se comprend, son Verbe même. Ils veulent, en conséquence, que ce mot qu'il nous a révélé et qui résonne à nos oreilles soit le signe de cette autre parole éternelle et incompréhensible qui naît et vit dans son sein, de la même façon que nous manifestons nous-mêmes le secret de nos cœurs par le moyen des paroles que nos lèvres prononcent.

Quelle que soit l'explication qu'on admette à ce sujet, lorsque nous disons que Dieu a des Noms qui lui sont propres ou que tel Nom est propre à Dieu , nous n'entendons point par là que ce Nom est parfait eu lui-même et qu'il embrasse et manifeste tout ce qu'il y a en Dieu. Il y a une différence entre un objet propre et un objet égal ou adéquat. Pour la propriété, il suffît que l'on désigne quelqu'une des qualités particulières: pour l'égalité et la perfection, il faut que tout soit déclaré. C'est pourquoi , si nous donnions à Dieu un Nom, jamais ce Nom ne serait complet et égal à son divin objet, pas plus que nous ne pouvons seulement comprendre parfaitement et complètement cet Être souverain. La bouche n'exprime que ce qu'entend l'esprit, et il est de toute impossibilité que la parole s'élève plus haut que l'intelligence.

Ceci nous amène à comprendre pourquoi il est donné à Notre-Seigneur Jésus-Christ plusieurs Noms: la raison en est dans son infinie grandeur, dans le trésor de ses perfections, et en même temps dans la diversité de ses offices et des biens qui découlent de lui sur nous. Une seule vue de l'âme ne peut embrasser tout cela, encore moins une seule parole suffira-t-elle à le rendre. Comme donc celui qui verse de l'eau dans un vase au col long et étroit l'y introduit peu-à-peu, et non d'un seul coup , ainsi le divin Esprit, connaissant combien notre entendement est étroit et borné, ne nous représente pas tout à la fois cette grandeur immense, mais il nous l'offre pour ainsi dire par fragments, nous en révélant une partie sous le voile d'un Nom , une autre sous celui d'un Nom différent , et ainsi jusqu'à la fin.

De là la quantité de ces dénominations appliquées au Sauveur par la divine Écriture : elle l'appelle tour à tour le lion, l ‘agneau , la porte , le chemin, le pasteur, le Prêtre , le Sacrifice, l'Époux, la Vigne , le rejeton, le roi de Dieu , la face de Dieu, la pierre, l'Étoile du Matin, l'Orient, le Père, le Prince de la paix , le salut, la vie , la vérité, et bien d'autres encore.
Pour moi , dans cette liste déjà incomplète je choisirai seulement dix Noms, ceux qui me paraîtront les plus importants, parce que tous les autres peuvent se ramener à ceux-là d'une manière ou d'une autre. Avant d'entrer pleinement dans le sujet, observons que parmi les Noms donnés à Jésus-Christ il en est qui ne s'appliquent qu'à sa divinité ; les uns sont propres à sa personne, les autres communs à toute la Trinité. Le manuscrit que vous avez trouvé , Sabinus, ne s'occupe point de ces Noms-là ; nous n'en dirons rien non plus. Les seuls auxquels nous devons consacrer ici notre étude sont ceux qui regardent l'Humanité sainte, soit à titre des perfections qui lui sont propres, soit au point de vue des œuvres que Dieu a opérées et opère encore par elle en notre faveur. Conséquemment, Sabinus, si vous n'avez point autre chose à dire , avançons dans notre sujet.


CHAPITRE 2 - Jésus-Christ Rejeton ou Fruit.


Sabinus prit le manuscrit et lut : Le premier Nom , dans notre langue , se traduit exactement par rejeton. En hébreu Notre-Seigneur est appelé Cemah , mot que le texte latin de l'Écriture rend quelquefois par «germen» , quelquefois par «oriens». C'est ce que nous lisons au chap. IV du prophète Isaïe : Dans ce jour , le rejeton du Seigneur sera exalté, et le fruit de la terre sera en grand honneur. — Jérémie dit à son tour , au ch. 33 , v, 15 : Je ferai en sorte qu'il naisse à David un rejeton de justice , et je ferai régner sur la terre la justice et la raison. — Nous trouvons encore dans Zacharie , ch. III, lors que le prophète console  le peuple juif récemment sorti de la captivité de Babylone : J'amènerai mon serviteur orient. — Et au ch. 6, v. 12 : Voici l'homme , son nom est orient.

Sabinus interrompit sa lecture pour laisser à Marcel la facilité d'expliquer ce texte. Ce Nom , dit celui-ci , est le premier que nous offre le manuscrit, et il y a de bonnes raisons pour qu'il se présente dans cet ordre. Nous y voyons , en effet, sous un certain rapport, la condition et l'ordre de la naissance de Jésus-Christ, sa nouvelle et miraculeuse génération; et l'on sait que toutes les fois qu'il s'agit de quelqu'un c'est d'abord sa naissance qu'on examine. Mais, avant de dire ce que c'est qu'être Rejeton et ce que signifie ce mot , en même temps que la raison pour laquelle il a été appliqué à Jésus-Christ, il convient de s'assurer si véritablement la Sainte-Écriture le lui donne ; en d'autres termes , si les passages que nous venons d'alléguer ont bien pour objet le Sauveur.

Car il en est qui l'ont nié, ou par ignorance ou par irréligion. Quant au premier, il est parfaitement clair qu'il y est question du Christ : d'abord parce que le texte chaldaïque, qui est très-ancien et d'une fort grande autorité, dit ainsi : « Dans ce jour le Messie du Seigneur (et non le Rejeton) sera exalté;» ensuite parce qu'il n'y a aucune autre interprétation possible de ce verset. Ce ne peut être sérieusement, en effet, qu'on l'applique à Zorobabel et à l'heureux état dans lequel se trouvèrent les Juifs sous son gouvernement, puisque, pour tout lecteur attentif des livres de Néhémie et d'Esdras , le peuple eut à cette époque même bien des misères à endurer , une grande pauvreté , de nombreuses contradictions , aucun repos ni dans les institutions politiques ni dans la jouissance des, biens spirituels. Et quand même encore il serait vrai que l'âge de Zorobabel eût été heureux pour les Juifs, il est certain qu'il ne serait pas arrivé à ce degré de félicité que le prophète exprime par ces fortes paroles; car, quel est le mot, ici, qui ne donne l'idée d'un bien tout divin et extrêmement rare?

Il y est dit du Seigneur, expression qui dans la langue hébraïque exprime toujours une idée de diamants , de pierres précieuses; gloire, grandeur , magnificence , que peut-on imaginer de plus fort? Et, pour nous ôter à cet égard le moindre doute, le prophète étend, pour ainsi dire, la main et indique le temps et le jour même du Seigneur : « En ce jour... » Mais quel jour ? Aucun autre sans doute que celui dont il parlait immédiatement auparavant : « Dans ce jour le Seigneur ôtera violemment aux filles de Sion les sandales de leurs pieds , les coiffes qui sont sur leurs têtes , leurs colliers , leurs bracelets, leurs bagues, leurs rubans de cheveux , leurs jarretières, leurs chaînes d'or, leurs boîtes de parfums , leurs pendants d'oreilles , leurs bagues , leurs pierreries qui leur pendent sur le front , leurs robes magnifiques , leurs écharpes, leurs beaux linges et leurs aiguilles , leurs miroirs , leurs chemises de grand prix , leurs bandeaux et les habillements légers quelles portent en été ; et leur parfum sera changé en puanteur , leur ceinture en une corde , leurs cheveux frisés en une tête nue et sans cheveux, et leurs riches corps de jupe en un cilice. »( Isaïe, III, 17-25.)

En effet , ce fut dans ce même jour , quand Dieu eut jeté par terre l'orgueilleuse Jérusalem sous les coups des Romains, qui vinrent assiéger la ville , passèrent ses habitants au fil de l'épée ou les emmenèrent en captivité; ce fut alors, dis-je, que le Fruit et le Rejeton du Seigneur , se donnant au monde et paraissant au milieu de nous , s'éleva à la gloire et au triomphe le plus éclatant. Au lieu que , dans la destruction de Jérusalem par les Assyriens , — si quelqu'un par impossible prétendait que le prophète y fait allusion , — on ne peut véritablement dire que le Fruit du Seigneur prit son accroissement ni que la terre produisit son fruit, au moment même où la cité sainte succombait. Car il est notoire que dans cette calamité
il n'y eut rien qui en tempérât la rigueur et qui pût être appelé une félicité, ni du côté de ceux qui furent emmenés à Babylone, ni du côté de ceux que le vainqueur assyrien laissa en Judée et à Jérusalem pour avoir soin des terres.

Les uns furent réduits à une dure servitude, les autres demeurèrent sous le coup d'une crainte continuelle et dans une misère profonde, comme on le voit par Jérémie. Au contraire, dans cette dernière chute du peuple juif, on aperçoit la gloire du Nom de Jésus-Christ. Si Jérusalem succombe, l'Église s'élève; et voici que cet homme condamné naguère à une mort ignominieuse , cet homme dont on avait voulu déshonorer et anéantir jusqu'au Nom, devient comme un brillant soleil dont les rayons vont illuminer le monde.

Il est vivant, c'est un maître, un maître si puissant, qu'il arrive le fouet à la main pour châtier ses anciens persécuteurs, enlevant au démon (anges déchus) l'empire du monde, détruisant le culte des idoles et chassant loin de lui, comme l'astre du jour les nuages, les erreurs et les ténèbres de toutes sortes. Lui seul apparaît triomphant dans cette lamentable confusion.
On peut appliquer ces mêmes réflexions au second passage, qui est de Jérémie. Annoncer qu'il naîtrait à David un Rejeton de justice, un Fruit de justice , c'était désigner visiblement Jésus-Christ, surtout si l'on médite ce qui suit, que ce fruit fera régner sur la terre la justice et la raison : car c'est bien là l'œuvre propre du Sauveur et l'une des fins principales de son incarnation, une œuvre qu'il a seul accomplie dans sa perfection.

Aussi , toutes les fois qu'il est question de lui dans les Saintes-Écritures , on la lui attribue comme un signe personnel et caractéristique. Rappelons-nous , par exemple, ces versets du Psaume 71: «Seigneur, donnez votre jugement au Roi et votre justice au fils du Roi, afin qu'il gouverne votre peuple dans l'équité , et vos pauvres selon la loi. Les hautes montagnes conserveront la paix avec ce qui est plus humble dans le peuple , et les collines écouteront la justice. Il assurera leurs droits aux pauvres d'entre le peuple; il sera l'appui des pauvres délaissés, et il écrasera le cruel oppresseur. »

La troisième citation, de Zacharie, — J'amènerai mon serviteur Orient—, n'offre aucune difficulté d'application. Les Juifs eux-mêmes avouent qu'elle concerne le Christ, et le texte chaldaïque ne permet pas d'en douter. Autant en devons-nous dire du quatrième passage , tiré du même Zacharie. Et il ne faut point être arrêté par ce qui se dit à la suite, que ce Rejeton portera des fruits sur lui-même et qu'il édifiera le temple de Dieu, paroles que quelques-uns ont rapportées, comme nous l'avons déjà remarqué, à Zorobabel qui effectivement rebâtit le temple. Car porter des fruits sur soi-même, autour de soi-même, suivant la rigueur du texte original, est un caractère qui semble convenir exclusivement à Notre-Seigneur.

N'a-t-il pas dit dans l'Évangile : «Je suis la vigne , et vous êtes les sarments ? » Et dans le Psaume 71 que je citais tout-à-l 'heure, n'est-il pas écrit aussi : « Dans ses jours, les justes porteront du fruit ? » (verset 7)  Ou bien encore, si nous voulons envisager la vérité, qui a jamais pu faire , d'hommes corrompus , des hommes justes et irréprochables? Quel arbre a jamais offert plus de fruits que Notre-Seigneur?

C'est là sans doute aussi ce que veut dire le Prophète. Après avoir donné au Messie le nom de Rejeton , de Fruit unique dans sa beauté, il ajoute aussitôt, pour qu'on n'imagine pas que ce Rejeton ne produira que pour lui-même : « Il donnera des fruits autour de lui. » Comme s'il disait : Tout autour de lui, en lui et de lui, naîtront des fruits divins et sans nombre, et ce rejeton enrichira l'univers de nouveaux rejetons tels que jamais on n'en avait vus.

Ainsi donc , c'est ici l'un des Noms de Jésus-Christ, et, suivant l'ordre que nous avons adopté, le premier de tous , sans qu'on puisse élever à cet égard un seul doute. Mais il a, comme autant de satellites, d'autres désignations qui rentrent dans cet ordre d'idées, quelle que soit la différence des expressions. Au chap.34 d'Ézéchiel, le Sauveur est appelé une Plante; Isaïe, 11, le nomme un Rameau, un peu plus bas une Fleur, ailleurs, au chap. 53, une Tige et une Racine : expressions qui rentrent toutes dans celle de rejeton. Notre premier point étant établi de la sorte, nous passerons à l'explication même du Nom , si vous n'y voyez point d'obstacle.

— « Nous n'en voyons aucun , » s'empressa de dire Julien ; « il y a longtemps , au contraire , que la pensée et l'espérance de ce Fruit divin nous a rendus avides de le goûter. »
— Et en effet , reprit Marcel , il est bien digne de cet empressement et de cette avidité : car c'est de tous les fruits le plus doux ; le bien qu'il fait n'est pas moindre que son goût est délicat. Je crains seulement que la pauvreté de ma langue et la faiblesse de mon esprit ne suffisent pas à vous le présenter aussi magnifique et aussi pur qu'il est. Mais dites-moi, Sabinus, car je veux maintenant raisonner avec vous :  cette magnificence du ciel et de l'univers que nous voyons, cette autre magnificence que conçoit notre intelligence et que nous cache le monde invisible, a-t-elle existé toujours telle qu'elle est aujourd'hui ? S'est-elle faite elle-même ? ou bien est-ce Dieu qui l'a créée et pro duite dans l'espace ?
— « C'est une chose bien certaine, répondit Sabinus, que Dieu a créé le monde et tout ce qu'il renferme, sans avoir pour cela aucune matière préexistante, mais avec la seule force de son infini pouvoir , qui tira toutes choses du néant. Est-il possible d'émettre à ce sujet un seul doute ? »

— Non assurément ; mais allons plus loin. Tout cela est-il sorti de Dieu sans que Dieu en ait conçu le dessein, par une sorte de conséquence naturelle et nécessaire de son être , ou bien Dieu a-t-il fait l'univers librement, parce qu'il l'a voulu ? — « Il est tout aussi incontestable que Dieu a été libre et délibérant dans la création. »
— C'est la vérité même, reprit Marcel. Mais, une fois ce principe admis, reconnaissez-vous aussi que Dieu,
dans une œuvre pareille, s'est proposé quelque grande fin?
— « Une fin bien élevée sans doute. Quel est l'être raisonnable qui agit avec discernement , et qui cependant n'a pas de but? »
— Par conséquent, continua Marcel, Dieu a voulu probablement augmenter son propre bonheur et agrandir son être?
— « En aucune façon, » dit Sabinus.
— Et pourquoi?
— « Dieu, source éternelle et infinie de tout bien, ne peut ni vouloir ni trouver, en dehors de lui-même,
aucun accroissement , aucun avantage que ce soit. »
— De telle manière donc que Dieu, en tant que bien infini et parfait, n'a recherché dans la création de l'univers aucun bien pour lui-même; et cependant, nous l'avons dit, il s'est proposé une fin. C'est pourquoi , s'il n'a point prétendu recevoir, sans aucun doute il a pré tendu donner, et s'il n'a pas produit le monde pour ajouter quoi que ce soit à sa propre essence, il devient incontestable qu'il a voulu se communiquer lui-même à ses créatures et répartir entre elles les biens qui sont en lui. Une telle fin est seule digne de la grandeur de Dieu , de cet Être souverain dont la nature est essentiellement bonté, et nous savons que l'inclination propre de ce qui est bon est de faire le bien; de sorte que, plus un être est bon, plus aussi il a cette inclination.

Mais si , en créant et en ordonnant l'univers, le dessein de Dieu a été de faire du bien à ses créatures et de répandre sur elles ses propres biens, quels biens a-t-il dû communiquer à celle qui était le but de toute son œuvre ?
— « Les mêmes certainement que ceux qu'il a accordés aux autres créatures, soit en particulier soit collectivement. »
— C'est bien dit , Sabinus; mais vous ne répondez pas à ma question.
— « Et comment cela » ? dit Sabinus.
C'est que, ces biens étant de différentes classes, ayant différents degrés, des qualités diverses, ce que
je vous demande, le voici : Vers quel bien ou vers quel degré de bien entre tous Dieu a-t-il principalement
porté son intention?
— « Mais, répondit Sabinus , quels sont ces degrés dont vous parlez ? »
— Il y en a un grand nombre ; cependant on a coutume, dans l'École, de les réduire à trois espèces: nature, grâce et union personnelle. A la nature appartiennent les dons de naissance, à la grâce ceux que Dieu surajoute à ceux-là; le bien de l'union personnelle représente l'union que Dieu a faite , dans la personne de Jésus-Christ , de la divinité et de notre nature. La différence est grande entre ces différents biens. — Quoique tous ceux que nous remarquons dans la créature lui viennent de Dieu même, Dieu néanmoins lui a donné les uns comme biens propres et naturels , c'est-à-dire tout ce qui constitue son être et ce qui en découle immédiatement: c'est ce que nous appelons les biens de nature, parce que nous naissons avec eux, l'être, la vie, l'intelligence, etc. Les autres ne sont point naturels à la créature , ils ne sont pas même contenus virtuellement dans ses facultés pour en découler d'eux-mêmes; mais Dieu les a accordés par surcroît,


Dernière édition par MichelT le Ven 28 Juil 2017 - 22:01, édité 8 fois

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Mer 6 Avr 2016 - 3:08

ils sont absolument libres de sa part : ce sont la grâce, la charité et les autres dons spirituels, que nous appelons biens surnaturels. Maintenant, nous devons comprendre que tout bien qui nous vient de Dieu a une ressemblance véritable avec Dieu même, parce que, toutes les fois que Dieu agit, il n'a point d'autre modèle que lui-même et qu'ainsi il fait tout à sa ressemblance divine.

Ici encore il y a une différence à noter. Par ce qui leur est naturel les créatures représentent l'être de Dieu ; mais dans les biens de la grâce ils représentent à la fois l'être, la condition , et pour ainsi dire la vie et la félicité divines. C'est pourquoi , sur ce point , les créatures qui sont douées de la grâce approchent de Dieu et s'unissent à lui de beaucoup plus près que celles qui ont seulement les biens de nature. Mais, s'il s'agit de l'union personnelle, la créature, à cet endroit, ne se contente plus d'être une image de Dieu, elle se divinise, elle ne fait plus avec le Créateur qu'une seule et même personne.

— « Et ainsi , interrompit Julien , vous admettez que toutes les créatures s'unissent avec Dieu de manière à ne former avec lui qu'une personne ? »

— Jusqu'ici, reprit Marcel riant de cette subite exclamation de surprise , je n'ai point parlé de nombre ; j'ai seulement traité le comment. Pour parler plus clairement, je n'ai compté ni le nombre ni la qualité des êtres qui s'unissent à Dieu de ses différentes manières ; je me suis borné à expliquer le mode d'union et de ressemblance , la nature , la grâce, l'union personnelle. Venant maintenant à la question que vous soulevez , celle du nombre , je vous dirai que , quant au premier mode, toutes les créatures ont ce genre de ressemblance avec Dieu; quant au second , il n'y a que celles qui ont la raison , et le troisième regarde la seule humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Toutefois, bien que l'union personnelle soit exclusivement propre au Rédempteur, on peut dire en un certain sens que Dieu, en s'unissant ainsi à l'Humanité sainte, a paru s'unir en même temps à toutes les créatures: car l'homme, avec sa raison qui le distingue, tient en quelque sorte le milieu entre l'esprit et la matière, embrassant dans son être l'un et l'autre à la fois; il est, comme le disait la sagesse antique , un petit monde , un abrégé de l'univers.

— « J'attends avec impatience, dit Sabinus, que vous nous découvriez où vous en voulez venir. »
— Nous y voici, répondit Marcel. Je vous demande donc si la fin de Dieu, en créant toutes choses, a été
seulement de se communiquer à elles ; si cette union, cette communication, se fait de différentes manières, ainsi que nous l'avons vu , et si l'une de ces manières est plus parfaite que les autres , s'il y a gradation entre elles. Ne vous semble-t-il pas qu'un si sublime artisan, dans une œuvre si grande , devait nécessairement avoir pour but de produire dans cet univers, sorti de ses mains , la plus élevée et la plus parfaite communication de lui-même qu'il se peut concevoir?

— « Je le comprends ainsi, » répondit Sabinus.

— Cela étant, poursuit Marcel, de toutes les communications réalisées et possibles , l'union personnelle accomplie entre le Verbe divin et l'humanité du Christ, au point qu'un Dieu devienne véritablement homme, est incontestablement la plus grande de toutes. Aussi la conséquence de cette vérité est inévitable et frappante : c'est que Dieu a créé le monde visible et invisible dans le but de consommer la bienheureuse et merveilleuse union qui nous occupe. C'est-à-dire, mes frères, que la fin pour laquelle a été créée la variété et la beauté de l'univers a été de réaliser ce Composé de Dieu et de l'homme , ou, pour mieux dire, cet Homme-Dieu, Notre- Seigneur Jésus-Christ.

— « Cette conséquence est rigoureuse, » dit Sabinus.

Or, reprit Marcel, voilà justement ce qu'il faut entendre lorsque nous appelons, avec l'Écriture, Jésus- Christ le Fruit ou le Rejeton. Cela veut dire que le Sauveur est la fin de toute la création et l'être pour l'heureux enfantement duquel tout a été tiré du néant, disposé et préparé. De même donc que, dans un arbre, la racine n'a pas été faite pour elle-même, et encore moins le tronc, qui naît et se nourrit d'elle , mais que l'un et l'autre, unis aux branches, à la fleur, à la feuille et à tout le reste , convergent à la production du fruit , véritable fin, terme sensible de l'arbre : de même, et dans un ordre semblable, ce beau ciel étendu sur nos têtes, ces étoiles qui versent sur nous leur lumière dorée, cet astre étincelant, roi de l'empyrée, source de la clarté et de la lumière, cette terre ornée de fleurs , ces eaux peuplées de poissons , les animaux, l'homme, l'univers entier, si grand, si splendide, tout cela s'est échappé des mains de Dieu dans le but de faire du Fils éternel un homme, de produire cet unique et divin fruit qui est Jésus-Christ , dont nous pouvons dire qu'on trouve en lui l'Enfant commun et général de tout ce qui existe.

Et, pour continuer cette comparaison, de même que le fruit, pour le développement duquel s'est montrée la fermeté du tronc , la beauté de la fleur , la verdure des feuilles , contient en lui-même tout ce qui a concouru à sa formation , l'arbre tout entier pour mieux dire : de même aussi Jésus-Christ, pour la naissance duquel Dieu a créé d'abord les racines solides et profondes des éléments, puis sur ce fondement l'immensité de l'univers avec toute sa variété de branches et de feuilles , si je puis, ainsi parler, renferme et embrasse en lui toutes ces choses, ce qui est -créé et ce qui n'est pas créé , ce qui est divin et ce qui est humain, ce qui vient de la nature et ce qui vient de la grâce, comme dit saint Paul (Colossiens. 1, 16).

De là nous devons conclure quelle est l'inestimable valeur de ce fruit, à la production duquel ont contribué tous les êtres de la création. C'est bien là le fruit par excellence ; et de la grandeur, de la beauté, du mérite des moyens, nous arrivons à la perfection sans limites de la fin. Lorsqu'on entre dans un palais ou dans une habitation royale riche et somptueuse, à la vue des larges murailles garnies de tours fortifiées, des rangées nombreuses de fenêtres sculptées, des galeries, des colonnes, de la porte haute et couverte d'ornements, des vestibules, des cours, des longs appartements, des chambres décorées de peintures, de tapisseries et de dorures, des meubles précieux, des marbres et des statues; quand on aperçoit en même temps la multitude des serviteurs , l'ordre qui préside au service, la richesse des costumes; qu'on entend le son joyeux des instruments de musique et des concerts , on se sent pénétré de respect pour la majesté qui réside dans cette enceinte et on la regarde comme bien supérieure elle-même à toutes ces magnificences.

Ainsi nous devons comprendre , en voyant le ciel et la terre, toute cette splendeur de la création , que Celui-là est sans comparaison bien plus beau et bien plus merveilleux, qui a été le terme et la fin du Créateur. Si donc la majesté de ce temple de l'univers, de ce monde comme nous l'appelons, est si grande et si éclatante, Jésus-Christ, pour l'incarnation duquel tout cela a été fait dès le principe , au service duquel tout cela sera un jour assujetti , à qui actuellement tout cela se soumet et obéit, est incomparablement ce qu'il y a de plus grand de plus glorieux, de plus parfait, au-delà de ce qui peut s'entendre et se dire. C'est ce que saint Paul, inspiré par le Divin Esprit, écrivait aux Colossiens, 1, 15- 19 : « II est l'image du Dieu invisible , il a été engendré avant toutes les créatures. Pour lui elles ont toutes été tirées du néant , au ciel et sur la terre , les visibles et les invisibles ; les Trônes, les Dominations , les Principautés, les Puissances, tout a été créé pour lui et par lui... Toutes choses reçoivent l'être de lui. Et lui à son tour est la tête du corps de l'Église : il est le principe, le premier né des morts , afin que partout sa primauté soit assurée. Ainsi a-t-il plu au Père... »

Jésus-Christ est donc appelé Fruit parce qu'il est le fruit du monde, en ce sens que le monde a été créé pour le produire. Voilà pourquoi Isaïe , appelant de ses vœux la naissance de ce divin Rédempteur, et sachant bien que les cieux et toute la nature vivaient et subsistaient principalement pour cette naissance, la demandait à l'univers lui-même et s'écriait : « Répandez votre rosée , O cieux, des hauteurs du firmament; et vous , nuées, faites pleuvoir sur nous le Juste ; que la terre s'ouvre et qu'elle produise le Sauveur, » Isaïe. 45, 8»

Mais ce n'est pas la seule raison de ce Nom. Il y a à cet égard un autre point de vue. Tout ce qui parmi les hommes est véritablement Fruit, Fruit digne de paraître aux yeux de Dieu et d'avoir l'entrée du ciel , non-seulement est produit par la vertu de ce Fruit, qui est Jésus-Christ, mais tout cela est la personne même du Fils de Dieu, d'une certaine manière. En effet, la justice et la sainteté qu'il répand dans l'âme de ses serviteurs , aussi bien que les œuvres excellentes qui en découlent et qui par conséquent augmentent aussi ces deux vertus , sont véritablement comme une image et un portrait vivant de Jésus-Christ; et cela à tel point que l'Écriture-Sainte confond ces deux choses et que nous entendons saint Paul nous avertir de revêtir Jésus-Christ (Rom. 13, 14): car vivre dans la sainteté et la justice c'est représenter le Fils de Dieu , en reproduire l'image. Tous les chrétiens , en vivant de la sorte, s'appellent individuellement Jésus-Christ, et, tous réunis ensemble de la manière que nous avons dit, forment un seul et même Jésus-Christ. Écoutons à ce sujet le témoignage de l'Apôtre (Galates. 3, 27-28) : « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ , vous vous êtes revêtus de Jésus-Christ ; il n'y a plus ni juif ni gentil, ni libre ni esclave, ni homme ni femme : tous ne font qu'un en Jésus-Christ. »

Et ailleurs, au chap. 4 de la même Épître : « ...Mes petits enfants, que j'engendre de nouveau, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous...» Lorsqu'il donne ses avertissements aux Romains, 13, 12-14, il leur dit pour les animer au bien : « Disons adieu aux œuvres des ténèbres, revêtons les armes de la lumière , et , semblables à ceux qui sortent pendant le jour , marchons couverts et honnêtement habillés; non point dans les festins et dans l'ivresse , non dans un sommeil désordonné ou dans de honteuses bassesses, non dans les contestations et dans l'envie; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ. » Que tous ces fidèles devenus autant de Jésus-Christ n'en forment plus qu'un seul, saint Paul le dit aussi lorsqu'il écrit aux Corinthiens, I , 12, 12 : « De même qu'un corps a plusieurs membres et que tous ces membres , si nombreux qu'ils soient , ne forment cependant qu'un seul corps, de même en est-il de Jésus-Christ. » Passage dans lequel , comme l'observe saint Augustin , il n'est pas dit — De même en est-il de Jésus-Christ et de ses membres , mais — Ainsi en est-il de Jésus-Christ — , pour nous montrer que ce divin Sauveur, notre tête, est dans ses membres, et que les membres et la tête forment un seul Jésus-Christ, comme nous aurons occasion bientôt de l'expliquer plus longuement.

De tout ceci il résulte pour nous que c'est à bon droit que le Nom de Fruit a été donné à Jésus-Christ : car tout ce qui est fruit véritable et de valeur dans l'homme est Jésus-Christ même, vient de lui , en est l'image. — Et comme nous avons fini sur cette matière, continuez, Sabinus , la lecture du manuscrit.
— « Un moment encore, dit Julien en étendant la main vers Sabinus. Si j'ai bonne mémoire, vous aviez énoncé, en commençant, un ordre d'idées auquel vous n'avez pas encore touché , celui de la nouvelle et merveilleuse conception de Jésus-Christ, dont ce Nom du Fruit est aussi l'emblème. »

— Cela est vrai , et vous avez bien fait , Julien , d'aider ma mémoire , répondit aussitôt Marcel. Je vais vous satisfaire sur ce chapitre.

«Le Nom que nous traduisons par REJETON, d'autres fois par fruit, ne désigne point , dans la langue originale, un fruit quelconque, mais proprement celui qui naît de lui-même, sans culture et sans soins. Cette observation , relativement à Jésus-Christ, nous fournit le sujet de deux pensées. La première, qu'il n'y a eu ni science, ni puissance, ni mérite, ni industrie dans le monde, qui ait pu déterminer Dieu à se faire homme, c'est-à-dire à produire ce fruit. La seconde , que dans le sein très-pur et très-vénérable d'où s'est échappé ce fruit divin la vertu seule de Dieu a opéré, sans que l'homme intervînt d'aucune manière.

Dès que Julien entendit parler de Marie , il se leva, s'approcha de Marcel, et, lui montrant un visage plein de joie : « Quel bonheur pour moi , lui dit-il , de vous avoir rappelé ce que vous alliez oublier ! Je suis tout réjoui de voir que la pureté virginale de notre commune Mère et Maîtresse se trouve marquée dans les lettres et prophéties de l'Ancien-Testament. Et cela était bien juste. Là où, de longues années d'avance, on écrivait des choses d'une moindre importance, il n'était pas possible qu'un si grand mystère fût omis.

Je vous en prie donc, mon Frère , si quelques textes vous reviennent à ce sujet, citez-les-nous, à moins que je ne vous importune par cette demande. »

— Rien, au contraire, Julien , ne me peut coûter moins que de m'étendre sur ce qui touche à la gloire de mon unique Avocate et Maîtresse. Encore que Marie ait ces titres généralement pour tous les chrétiens, je les lui offre comme lui convenant particulièrement à mon égard, puisque dès ma première jeunesse je me suis mis tout spécialement sous sa protection. Vous ne vous trompez pas, Julien : les textes de la Bible ne sont point demeurés muets sur des mystères de cette importance, sur des choses si élevées. Il est plusieurs endroits où l'Écriture les exprime d'une manière très-claire pour l'esprit de foi , bien que ces passages conservent quelque obscurité pour les cœurs que l'infidélité aveuglerait. N'en est-il pas de même pour ce qui regarde le Sauveur lui-même, qui est, suivant saint Paul (Colos., 1, 26), un mystère caché? caché au peuple juif, pour le punir de son ingratitude, de son indifférence quant aux choses saintes et de ses crimes énormes. Je vous citerai d'abord, comme un témoignage lumineux (du moins il me semble tel ), le passage d'Isaïe que nous invoquions tout-à-l ‘heure : « Répandez, ô cieux, votre rosés, et que les nuées nous envoient le Juste comme une pluie céleste. » Là, en effet, quoiqu'il s'agisse de la naissance de Jésus-Christ, considérée comme celle d'une plante des champs, il n'est nullement question ni de charrue ni de hoyau ni d'agriculture, mais seulement de ciel, de nuage et de terre , auxquels est attribuée toute l'œuvre.

Si l'on voulait rapprocher ces paroles du prophète de celles de l'archange Gabriel quand il vint saluer Marie, on remarquerait aisément qu'elles sont presque les mêmes, et qu'il n'y a entre elles d'autre différence que celle de la propriété des termes , en ce sens que l'Archange parle au présent et sans figures, tandis qu'Isaïe n'a que des expressions métaphoriques, à la manière des prophètes. Ici c'est l'Ange qui dit : « L'Esprit-Saint viendra sur vous. » Là c'est Isaïe qui parle ainsi : « Vous enverrez , ô cieux, votre rosée. » Ici nous lisons : « La vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. » Là on demande que les nuées s'étendent. Ici : « La chose sainte qui naîtra de vous sera appelée Fils de Dieu. » Là : « Que la terre s'ouvre et qu'elle produise le Sauveur.» Et pour que le moindre doute ne puisse subsister, l'Écriture ajoute aussitôt : « En même temps fleurira la justice, et c'est moi le Seigneur qui l'ai créé. »

Remarquez que Dieu ne dit pas « C'est moi qui l'ai créée, » — la Justice qui doit fleurir, mais « Je l'ai créé,» lui, le Sauveur, c'est-à-dire Jésus-Christ, car c'est ce mot même de Jésus que porte l'original. Dieu dit donc : «C'est moi qui l'ai créé; » il s'attribue à lui-même la création et la naissance de ce doux Salut, et il semble s'en féliciter comme d'une œuvre extraordinaire et admirable; il répète Ego, Ego, Moi, Moi, comme s'il disait Moi seul, et personne avec moi.

Le même prophète ne nous offre pas une moindre lumière sur ce sujet, au chap. 4, lorsqu'il parle de Jésus-Christ, se servant pour cela de la même figure de plantes, de fruits et de choses champêtres ; il ne donne point d'autre cause de sa naissance que Dieu et la terre, c'est-à-dire Marie et le Saint-Esprit. « En ce jour, dit-il, le rejeton de Dieu sera glorieux et magnifique , et le fruit de la terre montera à la plus grande hauteur. »

Mais, entre autres textes frappants, j'apporterai celui du Psaume 109, qui, tout obscur qu'il est dans la version latine, est très-clair et très-intelligible dans l'original; à tel point que les anciens docteurs, avant la venue du Rédempteur, y découvrirent, et ils en ont laissé par écrit des témoignages, que le Messie devait naître d'une vierge , par une opération divine et sans la présence d'aucun homme. Il est dit au verset 3 de ce psaume, d'après la Vulgate : « Tecum principium in die virtutis tuoe , in splendoribus sanctorum : ex utero ante luciferum genui te. » Mais le texte hébreu porte : « Dans les splendeurs de la sainteté des entrailles et dans les splendeurs de l'aurore, avec vous est la rosée de votre naissance : » phrase qui indique bien, dans son ensemble et dans chacun des mots qui la composent, le mystère que nous recherchons.

D'abord il est certain que le prophète parle ici de Jésus-Christ;( Voyez Matth., 22, 43 ; Marc, 12, 36 ; Luc., 20, 42.) il ne l'est pas moins qu'il fait allusion à sa conception et à sa naissance, et les mots entrailles et naissance , qui selon le sens original signifient tout aussi bien génération, le prouvent suffisamment. Mais que Dieu seul, sans le ministère d'aucun homme, ait été l'auteur de cette œuvre divine et inouïe dans le sein virginal et très-pur de Notre-Dame , on le voit en premier lieu par ces mots : « Dans les splendeurs de la Sainteté. » N'est-ce pas à dire que le Seigneur devait être conçu non point dans les ardeurs de la concupiscence, mais dans les hauteurs saintes du ciel;  non dans les  hontes de la sensualité, mais dans la plus sublime sainteté de l'esprit? Ce qui suit l'indique de la même manière : « L'aurore et la rosée. » Expressions qui peu vent se comprendre ainsi : — Vous serez engendré dans le sein de votre Mère comme dans l'aurore elle-même, comme tout ce qui , au milieu de la belle saison , naît dans les champs sous l'influence de la seule rosée du ciel , et non par les sueurs et le travail de l'homme. Et enfin , pour tout rendre d'un seul mot , le texte ajoute : « Avec vous est la rosée de votre naissance. » Les entrailles de la divine Vierge viennent d'être comparées à l'aurore; poursuivant donc son image, le prophète appelle rosée la vertu de cette génération miraculeuse, car c'est au moment de l'aurore matinale que l'on voit tomber la rosée dans les champs.

Aussi bien, la vertu de cette génération reçoit ce même nom dans un assez grand nombre d'autres passages de l'Écriture , lorsqu'il est question du corps de Notre-Seigneur, de sa résurrection, et même de la nôtre; on peut voir cela notamment au chap. 26 d'Isaïe , v. 19. David dit donc au Christ que cette rosée et cette vertu qui a formé son corps et qui lui a donné la vie dans les entrailles virginales ne leur a point été fournie par un autre être venu du dehors, mais que le Christ l'a eue de lui-même et l'a apportée avec lui. Il est certain, en effet, que le Verbe divin, en se faisant homme dans le sein de la Sainte Vierge, y a formé lui-même son corps et tout l'être humain dont il s'est revêtu. Voilà pourquoi le Psalmiste nous dit, pour nous faire bien comprendre ces choses, qu'avec le Christ est la rosée de sa naissance.

Ce qu'ici nous appelons naissance, nous pouvons aussi l'appeler enfance; et, encore que la signification soit à peu près la même, ce dernier mot représente mieux l'être nouveau et corporel pris par Jésus-Christ dans le sein de Marie; être qui fit de lui d'abord un enfant, puis un jeune homme, puis un homme parfait. Jésus, dans son autre naissance qu'il tient de Dieu , a toujours été éternel, parfait, égal à son Père. Je pourrais apporter, à l'appui de la vérité que nous traitons, beaucoup d'autres témoignages. Mais nous sommes pressés par le temps, la carrière est longue à parcourir. Restons-en donc là, et terminons par ce texte d'Isaïe , au ch. 53 : « Il s'élèvera en croissant comme un rejeton en présence de Dieu, comme une racine ou un arbrisseau né dans une terre sèche. » Le Prophète, il faut l'avouer, ne pouvait employer dans le style figuré des prophéties, des expressions moins équivoques et plus faciles à entendre.. Il fait du Christ un arbrisseau, et, suivant le fil de cette comparaison, il appelle aussi sa sainte Mère une terre, une terre sèche, pour exprimer de la façon la plus convenable et la plus claire qu'elle a enfanté en demeurant vierge.

Mais , Julien , si vous le jugez à propos , Sabinus continuera sa lecture. — « J'y consens, » répondit Julien.
Sabinus reprit donc le manuscrit et lut ce qui suit.

CHAPITRE 3.

Jésus-Christ Face de Dieu.

Jésus-Christ est appelé aussi Face de Dieu , comme on le voit au Psaume 88 , 15 : « La miséricorde et la justice marcheront devant voire Face. » C'est qu'en effet avec Jésus est née la vérité, la justice , la miséricorde , ainsi que l`atteste Isaïe , 45, 8 : « La justice paraîtra en même temps que lui. » David marque la même chose au Psaume 84, 11-14 : « La miséricorde et la vérité se sont rencontrées. La justice et la paix se sont embrassées. La vérité est sortie de la terre, et la justice a regardé du haut du ciel. Le Seigneur a été plein de largesse, et la terre de son côté a donné un fruit excellent. La justice marche devant lui, elle dirige ses pas dans le chemin. » — On donne encore ce même Nom a Jésus-Christ au Psaume 104, lorsque David, invitant les nations à recevoir la bonne nouvelle de l’Évangile, leur dit : « Présentons-nous devant la face du Seigneur en chantant ses louanges. »

Et plus clairement encore au Psaume 79 , 4 : « Convertissez-nous, Dieu de notre salut ; montrez-nous votre face , et nous serons sauvés. » Isaïe lui donne aussi le même Nom , 64,2 : « Vous êtes descendu , et les montagnes se sont abîmées devant votre face. » Le Prophète dans cet endroit parle visiblement du
Christ et de sa venue parmi les hommes.

En outre de ces textes que vient de lire Sabinus, dit alors Marcel, il y en a un très-remarquable qui mérite d'être cité, bien que le manuscrit n'en fasse point mention. Mais, avant de le développer, je veux vous faire remarquer qu'au Psaume 79, les paroles que nous venons d'entendre , — « Convertissez-nous , Dieu de notre salut, » — sont trois fois répétées, au commencement, au milieu et à la fin du Psaume : ce qui ne manque pas d'être mystérieux, et cela pour l'une des deux raisons que je vais dire. — La première, c'est que Dieu sans doute a voulu par là nous montrer que, jusqu'à ce qu'il ait achevé et perfectionné l'homme , il y met trois fois la main : d'abord lorsqu'il l'a tiré de la poussière et élevé du non-être à l'être qu'il lui a donné dans le paradis terrestre; ensuite, lorsqu'il a réparé sa chute en s'incarnant lui-même; troisièmement, en le ressuscitant après sa mort, pour le rendre désormais immortel et immuable. Nous voyons une indication de cette pensée au livre même de la Genèse , lorsqu'en parlant de la création de l'homme l'historien sacré répète trois fois le mot créer : « Dieu créa l'homme à son image et à sa ressemblance , il le créa à l'image de Dieu, il le créa homme et femme. »

La seconde raison, qui me paraît plus certaine, c'est que si dans ce psaume le Prophète demande à Dieu, en trois endroits différents, qu'il tourne vers lui son peuple, qu'il le convertisse et qu'il lui découvre sa face, c'est-à-dire Jésus-Christ, cela vient de ce qu'en effet le Verbe divin s'est montré et se montrera au monde d'une manière toute particulière dans trois circonstances : Premièrement , sur la montagne du Sinaï, où il a donné la loi aux Juifs, où il leur a fait connaitre son amour et en même temps ce qu'il voulait d'eux. Environné de feux, revêtu de flammes pour ainsi dire, sous des apparences visibles, il leur parla matériellement, et tout le peuple put l'entendre. Ce fut comme le commencement de son incarnation; il paraissait alors résolu à se faire homme plus tard, comme eux et au milieu d'eux, ainsi qu'il l'a fait réellement depuis.

Secondement, dans sa naissance véritable, lorsqu'il est venu parmi nous revêtu de notre chair, qu'il a conversé avec les hommes et que par sa vie et sa mort il a opéré notre salut. Troisièmement, à la fin des siècles, lors qu'il reviendra pour consommer le salut de son Église. Je crois pouvoir dire aussi que ces trois manifestations du Verbe, l'une sous des apparences sensibles pour les yeux et pour l'oreille , les deux autres par une incarnation réellement accomplie, ont été signifiées et annoncées par le Verbe lui-même dans le buisson , lors que Moïse lui demanda qui il était et qu'il lui fut répondu : «Celui qui serai, qui serai, qui serai» (Je suis celui qui est)(Exode,3, 14): C'est moi qui ai promis à vos pères de venir maintenant vous délivrer de la terre d'Égypte, de naître ensuite parmi vous pour vous racheter du péché, et revenir enfin sous la même forme humaine pour détruire la mort et vous rendre entièrement parfaits. C'est moi qui serai votre guide dans le désert, votre salut fait homme, votre gloire devenu juge.

— Julien, interrompant Marcel, lui dit ici : « Il me semble que le texte de l'Exode que vous avez invoqué ne porte pas je serai, mais bien je suis, au présent. Je sais bien que dans l'original l'oreille est frappée comme s'il y avait le futur ; mais , d'après le génie de la langue , la signification du présent ne fait pas de doute dans cet endroit. »

— Ce que vous dites est vrai , Julien; il est certain que dans la langue hébraïque les expressions propres au temps futur se mettent quelquefois pour le présent ; et dans le passage qui nous occupe il peut très-bien se faire qu'il en ait été ainsi ; c'est l'interprétation de Saint-Jérôme et celle des Septante. Ce que j'avance actuellement se réduit à ceci : Sans rien changer aux paroles sacrées, en les prenant dans leur stricte signification littérale , nous y trouvons le mystère dont j'ai parlé. Il convenait souverainement, pour ce que Moïse désirait alors savoir, que ce mystère fût alors révélé. C'est pourquoi, je vous le demande, Julien, n'est-il pas certain que Dieu a communiqué ce même secret à Abraham?

— « C'est une chose très-sûre, et Notre-Seigneur le témoigne expressément lorsqu'il dit (Jean. 8, 56) : «Abraham a désiré voir mon jour ; il l'a vu, et il s'est réjoui. »
— N'est-il pas également certain que Dieu a cependant tenu ce mystère secret, jusqu'à son accomplissement, non-seulement aux démons, mais à un grand nombre d'anges ?
— «Il n'y a point de doute qu'on doit entendre ainsi ce que dit saint Paul à ce sujet ( Colossiens. 1, 26 ). »
— De sorte que, continua Marcel, Dieu a caché ces choses; il n'en a été question qu'entre le Seigneur, Abraham et quelques-uns de ses descendants, c'est-à-dire les descendants principaux , les têtes de la famille des Hébreux. Dieu leur a transmis, en quelque sorte de main à main, cette promesse et ce mystère.

— « Je conviens de tout cela, » dit Julien. — Puisqu'il en est ainsi, puisqu'il est également manifeste que Moïse, dans le passage dont nous parlons, quand il dit à Dieu — « Seigneur, j'irai, comme vous me le commandez, trouver les enfants d'Israël et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous; mais s'ils me demandent le nom de ce Dieu , que leur répondrai-je ? — puisque, dis-je, il est manifeste que Moïse réclame un signe de la divinité de sa mission, non-seulement pour lui-même, mais pour ceux auxquels il est envoyé, et que Dieu le lui donne par les paroles que nous avons récitées — « Dis-leur que je suis Celui qui serai, qui serai, qui serai, et que c'est moi qui t'envoie, » — il s'ensuit, comme une conséquence nécessaire , que ce que Dieu exprime de la sorte était une chose secrète et voilée pour toute autre intelligence , un signe que Dieu seul savait, comme ceux auxquels il le révélait, ou bien une sorte de mot d'ordre tel qu'on le pratique dans les dangers de la guerre.

On doit conclure, par le même motif, que ce que Dieu dit à Moïse dans ces paroles est précisément le mystère dont je parle, c'est-à-dire cette communication mystérieuse entre Dieu , Abraham et ses descendants. Car on ne peut admettre , avec quelques-uns, qu'ici Dieu déclare simplement ses perfections infinies et son essence éternelle, puisque tout cela était connu non-seulement des anges, mais des démons (anges déchus), mais des hommes instruits; la raison naturelle toute seule conduisant à cette notion. Et ainsi tout autre esprit qui eût voulu tromper Moïse et se donner à lui pour le Dieu véritable aurait pu réussir en employant cette déclaration générale, laquelle n'eût point suffit pour le convaincre lui-même non plus que les chefs du peuple.

Pour en revenir au passage qui n'a pas été cité dans le manuscrit et que j'ai déclaré très-important, c'est un texte du chap. 6 du livre des Nombres : Dieu donne au prêtre cette formule de bénédiction sur le peuple : « Que Dieu vous découvre sa Face et qu'il ait pitié de vous ; que Dieu tourne sa Face vers vous, et qu'il vous donne la paix. » Il n'est pas possible de douter que cette face ne soit Jésus-Christ incarné : d'anciens et saints docteurs, Théodoret , Saint Cyrille d`Alexandrie, le disent formellement.

Et cela est d'autant plus visible, qu'au psaume 66, où l'on convient généralement que David demande à Dieu qu'il envoie au monde le Messie , le Prophète commence par les paroles de cette bénédiction ; il la montre en quelque sorte au doigt, l'explique et la rend très-sensible ; il semble qu'on l'entend dire : La bénédiction que vous avez enseigné au prêtre à répandre sur votre peuple, voilà, Seigneur, ce que je vous supplie de m'accorder; montrez-nous votre Fils et notre Sauveur : c'est la voix de tout votre peuple qui vous en conjure. « Deus misereatur nostri et benedicat nobis ; illuminet vultum suum super nos, et misereatur nostri. » ( Que Dieu ait pitié de nous et qu`il nous bénisse; qu`il nous montre un visage serein)

Au livre de l`Ecclésiastique, le Sage, après avoir prié avec ardeur pour le salut du peuple, pour la ruine de l'orgueil et du péché , pour la délivrance des humbles et des opprimés , pour le soulagement et le bonheur des justes, pour leur exaltation au-dessus de toutes les nations du monde , — ce qui est expressément demander la première et la seconde venue de Jésus-Christ, — conclut par ces paroles dignes d'attention : « Faites, Seigneur, avec votre peuple , suivant la bénédiction d'Aaron, et dirigez-nous dans le chemin de la justice.» (Eccli. 36, 22).

Or, il est bien connu de tous que le chemin de la justice de Dieu c'est Jésus-Christ; il le déclare lui-même (Jean. 14, 6) : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Et saint Paul écrit aux Éphésiens, 1, 3: « Béni soit Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle et céleste en Jésus-Christ. » Ce qui est d'autant plus frappant, que la bénédiction qui se donnait au peuple avant la naissance du Rédempteur ne demandait à Dieu que la seule venue de son Christ , source et origine de toute heureuse bénédiction. Ainsi, une fois de plus, se répondent merveilleusement l'Ancien et le Nouveau Testament.

Ainsi donc, la Face de Dieu dont il est parlé dans le texte est certainement Jésus-Christ. Et il est bon de s'arrêter à voir que l'expression de la même prière revient deux fois, pour marquer qu'il y a deux venues de Jésus-Christ ; et encore, combien sont justes et exactes les expressions employées par le Saint-Esprit. Quand il s'agit de la première venue, il dit : « Que Dieu nous découvre sa Face ; » alors Jésus commence à être visible au monde. Mais quand il est question de la seconde, il dit : « Que Dieu tourne de nouveau sur nous sa Face : » ce qui se comprend sans peine.

Dans la première, suivant une autre version, il dit: « Faites luire  » expression non moins belle, puisqu'en effet Jésus-Christ est venu chasser les ténèbres de l'erreur et, comme le dit Saint Jean, faire briller la lumière dans l'obscurité : ce qui fait qu'ailleurs il est appelé Lumière et Soleil de justice. Suivant cette seconde version, le mot qui répond à celui de tourner de nouveau est exalter: Celui qui a été humilié et mis à mort ne viendra-t-il pas, à ce moment, triomphant et glorieux ? Il viendra non plus enseigner, mais distribuer le châtiment et la récompense. Il est dit encore « Qu'il ait pitié de vous », comme pour prédire la conduite ingrate et cruelle des chefs de sa nation envers Jésus-Christ, qu'il les fasse entrer dans le sein de l'Église, dans cette paix que l'on y trouve et dans ces richesses spirituelles dont elle est seule dépositaire.

Puisque Jésus-Christ a reçu réellement ce Nom de Face de Dieu, il nous faut voir maintenant pourquoi et comment il l'a reçu. Or, quoiqu'il soit véritablement la Face de Dieu sous quelque aspect que nous l'envisagions, — comme homme, c'est son nom ; comme Dieu et comme Verbe , il est proprement et parfaitement l'image et la figure du Père, ainsi que l'appelle Saint Paul (Hébreux. 1, 3), — c'est surtout à titre d'Homme que nous avons à le considérer ici, et il nous faut savoir le point par où l'Humanité sainte mérite d'être nommée ainsi.

Pour le dire d'un seul mot, nous établirons que Jésus-Christ est ainsi désigné par la Sainte-Écriture parce que, de même que c'est par leur visage que nous connaissons nos semblables, nous voyons aussi Dieu dans la personne du Verbe incarné, qui le représente de la manière la plus sensible et la plus parfaite. Cela est tellement vrai, que dans aucune créature, non pas même dans toutes les créatures réunies, nous ne voyons paraître les rayons des divines perfections à un pareil degré ni en telle abondance que dans l'âme,
dans le corps, dans toutes les inclinations, les actions, les paroles de Notre-Seigneur. Commençons par le corps, qui est la première chose tombant sous l'appréciation.

Dans l'état souffrant et infirme auquel il a voulu se réduire pour nous, il est impossible de constater les merveilles que la foi nous découvre en lui. Représentons-le-nous tel qu'il nous apparaîtra dans la joie de l'éternité; voyons ce visage adorable façonné par le Saint-Esprit; admirons cette auguste Face, cette tenue grave et douce, ces yeux et cette bouche, l'une nageant toujours dans la douceur, les autres plus brillants que le soleil lui-même. Examinons l'ensemble de cette Humanité, l'état et les mouvements du corps : quelle beauté, quelle grâce, quelle grandeur inestimables ! Mais, au lieu de flétrir tous ces trésors par ses pauvres paroles, n'ai-je pas le tableau que m'en a fait le divin Esprit lui-même, le divin Esprit qui a formé Jésus dans les entrailles de Notre- Dame ?

Il me dit, par la bouche de l'Épouse des Cantiques (v, 10-16) :  «Mon bien-aimé éclate par sa blancheur relevée par le rose de ses joues ; il est choisi entre mille. Sa tête est comme un or très-pur, ses cheveux comme les jeunes rameaux des palmiers , noirs comme un corbeau. Ses yeux sont comme les colombes auprès des ruisseaux, qui sont lavées dans du lait et gui se tiennent sur le bord des plus grands courants d'eau. Ses joues sont comme de petits par terres de plantes aromatiques gui ont été plantées par les Parfumeurs. Ses lèvres sont comme des lis gui distillent la myrrhe la plus pure. Ses mains sont d'or et faites autour, ornées d'hyacinthes; sa poitrine est comme d'un ivoire enrichi de saphirs. Ses jambes sont comme des colonnes de marbre posées sur des bases d'or; sa beauté est celle du Liban, et il se distingue entre les autres hommes comme les cèdres parmi les autres arbres. Le son de sa voix a une admirable douceur. Il est tout aimable. Tel est mon bien-aimé. »

Fixons donc nos regards sur cette beauté accomplie, examinons-la attentivement , et nous verrons que tout ce qu'il peut paraître de Dieu dans un corps, tout ce qu'un corps peut retracer de la divinité en s'unissant à elle , tout cela resplendit dans l'humanité de Jésus- Christ avec infiniment plus d'éclat que dans tous les autres corps, et qu'elle en est comme un' fidèle et vivant portrait. Descendons aux détails, considérons chaque objet l'un après l'autre, car longtemps d'avance le Seigneur avait tout décrit; et, sans nous arrêter trop longuement à cette analyse , étudions ces étonnantes perfections , marquées par le Cantique des Cantiques.

Le teint d'abord. Il résulte, chez nous, des conditions mêmes du corps et de ses humeurs ; c'est la première chose qui frappe dans un homme. Or , en Jésus-Christ, nous trouvons dans le teint comme un mélange, une composition des divines perfections. Le teint, nous le savons, a pour éléments le blanc et le rouge, ces deux couleurs qui sont les symboles de la pureté et de l'amour. Lorsque nous levons les yeux au ciel, qu'apercevons-nous d'abord en Dieu, si ce n'est la pure vérité , la perfection simple et absolue, toute remplie d'amour? — La tête, placée au-dessus du reste du corps, représente à son tour la haute et sublime science de Dieu ; c'est bien l'or le plus fin , le trésor de la sagesse infinie. Les cheveux, qui lui appartiennent, sont, dit l'Écriture, comme les jeunes rameaux des palmiers et de couleur noire : c'est que les pensées et les conseils qui procèdent de cette divine science sont profonds et obscurs.

Aucune différence entre les yeux de la Providence et ceux de ce corps adorable; les derniers sont le regard de la colombe, ils sont baignés dans la blancheur du lait : ils veillent au salut et à la conservation des êtres avec une très-grande suavité et douceur, donnant à chacun sa nourriture et comme son lait. Et que dirai-je des joues, représentées ici comme des parterres de plantes odoriférantes? Ne sont-elles pas l'image de cette justice et de cette miséricorde qui brillent en Dieu comme les deux côtés de son visage et qui répandent sur la nature entière leur bienfaisant parfum ?

Car il est écrit (Psaumes. 24, 10) : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. » — La bouche et les lèvres, qui sont en Dieu les instructions qu'il nous donne, les Saintes Écritures où il nous parle, sont dans ce corps la violette et la myrrhe; elles nous invitent à la vertu, elles nous font ensevelir nos convoitises. Et de même, ce qu'en Dieu sont les mains, c'est-à-dire la puissance aussi bien que les œuvres de cette puissance, nous le voyons dans la description du même corps, ce sont ces mains d'or ornées d’hyacinthes, c'est-à-dire la perfection et la beauté de la création : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout était- bon. »

Ensuite, quant aux entrailles de Dieu , pour représenter la fécondité de sa vertu, quelle image convenait mieux que celle de cette poitrine d'ivoire enrichie de saphirs ? Les jambes , belles et solides , semblables à des colonnes de marbre sur des socles d'or , représentent admirablement bien cette force divine que rien n'ébranle et sur laquelle se repose le Seigneur. Sa physionomie aussi est bien comme celle du Liban , l'essence divine pleine de grandeur, de majesté et de beauté.  Enfin, pour abréger, le palais de sa bouche est tout douceur, comme le Dieu que nous adorons et dont il est écrit: « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux » (Psaumes. 33, 9) ; « Combien grande, Seigneur, est la multitude de votre douceur, que vous avez cachée pour ceux qui vous aiment! » (Ps. 30, 20.)

Mais si le corps de Jésus-Christ nous montre avec tant de perfection la figure divine, quelle image plus parfaite encore ne sera donc pas sa très-sainte âme, qui véritablement, autant à cause de ses qualités naturelles que pour les trésors de richesses surnaturelles mis en elle par Dieu , ressemble à l'Être divin et le représente plus exactement et d'une manière plus sublime que tout le reste des créatures ? Après l'original de l'univers, qui est le Verbe lui-même , le plus bel univers, celui qui ressemble le plus au premier, c'est cette âme divine.

Comparé à elle, le monde visible n'est que misère et petitesse. Dieu sait, d'une science présente, tout ce qui peut exister et tout ce qui existe : l'âme de Jésus-Christ voit tout ce qui a été, tout ce qui est , tout ce qui sera. Dans la science de Dieu se trouvent les idées et les raisons de toute chose : et dans cette âme la connaissance de tous les arts et de toutes les sciences. Dieu est la source de tout être : et l'âme de Jésus-Christ est la source de tout être bon , je veux dire de tous les biens de grâce et de justice au moyen desquels ce qui existe devient juste, bon et parfait. C'est de la grâce qu'elle renferme que découle toute celle qui est en nous. Et, si Jésus est plein de grâce aux yeux de Dieu, ce n'est pas seulement pour lui-même, mais pour nous aussi.

La justice dont il est rempli le rend aimable devant Dieu au-dessus de toutes les créatures, et elle est assez abondante pour qu'il la déverse sur nous tous et nous rende, nous aussi, agréables au Seigneur : « Nous avons tout reçu de sa plénitude, grâce pour grâce; » d'une grâce une autre grâce (Jean. 1, 16); de la grâce qui est la source une autre grâce qui est comme un ruisseau, un écoulement. Enfin ,Dieu produit et soutient l'univers , il le guide et le conduit à ce qui est son bien : et l'âme de Jésus-Christ crée de nouveau, répare, défend, inspire sans cesse, autant qu'il lui est possible, le bon et le juste à tout le genre humain. Dieu s'aime infiniment lui-même et se connaît au même degré : et cette âme l'aime de son côté et le connaît d'une science et d'un amour en quelque sorte infinis. Dieu est souverainement sage, et elle possède une sagesse immense; Dieu est puissant, elle dépasse en puissance toute force naturelle.

Et comme, si l'on plaçait plusieurs miroirs à des distances différentes en présence d'un beau visage, la figure et les traits seraient reproduits avec plus de perfection dans celui qui serait plus près, de même cette très-sainte âme, toute rapprochée de Dieu, collée à Dieu si je puis m'exprimer de la sorte, par suite de l'union personnelle du Verbe divin , reçoit en elle-même les divines splendeurs et en est inondée beaucoup mieux que toute autre créature. Allons plus loin encore , et , puisque nous avons séparé dans notre méditation le corps et l'âme du Très- Saint Rédempteur, considérons-les unis ensemble ; cherchons dans les inclinations, les qualités et les prérogatives de cette adorable personne cette Face de Dieu qui nous occupe. Jésus-Christ dit de lui-même (Matthieu. 11, 29) qu'il est doux et humble de cœur, et il nous exhorte à apprendre de lui à l'être nous-mêmes. Longtemps auparavant, le prophète Isaïe, le voyant en esprit, nous l'avait peint avec les mêmes caractères ( Isaïe 42, 2-4) : « Il ne sera point bruyant en paroles , il ne fera point acception des personnes, on n'entendra point sa voix au dehors. Il ne brisera point le roseau cassé, et il n'éteindra point la mèche qui fume encore ; il rendra justice selon la vérité. Il ne sera point triste ni précipité jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre. »

Et il ne faut pas inférer de là que Jésus-Christ est doux et humble seulement par la vertu de la grâce qui réside en lui; mais, de même qu'une inclination naturelle porte celui-ci à une vertu, celui-là à une autre, de même l'humanité de Jésus-Christ est par nature pleine de suavité et de douceur.  Et de plus, encore que la grâce et son inclination personnelle même l'aient rendu un modèle d'humilité, il a, d'un autre côté, la grande élévation d'âme qui convient au roi des hommes, au seigneur des anges, à celui qui gouverne toutes choses, que les esprits célestes adorent, qui demeure assis à la droite de Dieu et uni à lui.

Or, qu'est-ce que tout cela , sinon être véritablement la Face de Dieu ? De Dieu , si doux en présence de l'énormité de nos fautes et de l'immensité de la miséricorde que déjà il nous a faite, et non-seulement en présence de cette miséricorde , mais de la manière dont il l'a exercée ! De Dieu si grand et si élevé, que Job disait de lui (Job. 11, 8-9) : « Il est plus élevé que le ciel ; comment atteindre jusqu'à lui? Il est plus profond que l'enfer : comment le pénètrerez-vous? La longueur de la terre et la largeur de la mer nous étonnent; mais il s'étend au-delà de l'une et de l'autre. »

Et malgré cette immensité de grandeur et cette élévation, nous pouvons dire qu'il s'humilie dans une proportion égale, qu'il se met à la portée de sa créature; il compte avec les petits oiseaux, il veille sur les fourmis, il peint lui-même les fleurs; il descend jusqu'au fond des puits, et son œil y protège le ver le plus obscur. Et puis, preuve bien autrement touchante de sa douceur! Il conserve, il caresse les pécheurs, il fait luire sur eux cette belle lumière du soleil que nous voyons. Élevé dans les splendeurs de son éternité, il ne
dédaigne pas de descendre au milieu de ses créatures, et, comme le dit le Psalmiste, résidant au ciel il est aussi sur la terre.

Que dirais-je maintenant de l'amour que Dieu a pour nous et de la charité qui brûle dans l'âme de Jésus- Christ? Que dirai-je de ce que Dieu a fait pour les hommes et de ce que l'humanité sainte a souffert pour eux? Quel terme employer, en les comparant l'un à l'autre, qui rende mieux la vérité, que d'appeler celui-ci Face et Image de celui-là ? Jésus nous a aimés jusqu'à nous donner sa vie, et Dieu le Père , ne pouvant nous donner la sienne , a fait le sacrifice de celle de son Fils.

Pour nous empêcher de tomber dans l'enfer et pour nous faire jouir du ciel , il endure la prison et le fouet, Il s'offre à une mort ignominieuse et horrible : et ce Dieu, qui ne pouvait dans sa nature se soumettre à de tels supplices, a choisi la nature qui lui permettait de les affronter et l'a unie à la sienne. Et cette volonté ardente que la divine Humanité montra pour racheter l'homme par sa mort ressemble à une flamme qui le consumait.

Il n'y à point de bornes sur cette mer où je me suis embarqué : plus j'avance, plus l'horizon s'étend devant moi, plus loin m'emporte le navire; aux mers succèdent les mers, aux abîmes les abîmes. Plus j'examine cette Face, plus ses traits de ressemblance avec le divin modèle se multiplient à mes yeux. Cependant il faut me résumer et en finir. J'ajoute donc seulement ceci. De même que Dieu est à la fois un et trinité, trinité en personne, un en essence, de même Jésus-Christ et ses fidèles adorateurs , pour représenter en cela aussi la divinité, sont nombreux et bien différents quant aux personnes , mais ils sont un quant à l'esprit.

Il y a là, comme nous aurons bientôt occasion de développer cette pensée, une mystérieuse et réelle, unité que les paroles sont impuissantes à rendre, que le cœur seul sent et comprend. En admettant que les qualités de grâce et de justice , et les autres dons divins qui sont dans les justes , se ressemblent en principe et soient différents et divisés quant au nombre seulement, du moins l'esprit qui vit en eux tous, ou pour mieux dire, l'esprit qui les fait vivre de cette vie juste et chrétienne qui les élève si fort au-dessus de la nature et qui les rend à leur tour semblables au Sauveur, cet esprit est un en tous , et c'est celui de Jésus-Christ, le même pour lui, le même pour eux.  Ainsi il vil dans les siens , comme ils vivent par lui et en lui : c'est un même être, multiplié quant aux personnes, simple et indivisible quant à la substance. C'est ce que Jésus demandait lui-même à son Père, dans la dernière Cène ( Jean. 17, 21 ) : « Qu'ils soient tous une seule chose, comme nous sommes nous-mêmes une seule chose. »

Enfin, Jésus-Christ est appelé aussi Face de Dieu parce que, de même qu'un homme se reconnaît au visage, Dieu veut être connu par son divin Fils. Celui qui connaîtrait Dieu d'une autre manière ne le connaîtrait pas ; et voilà pourquoi Jésus disait lui-même (Jean. 14, 3-21) qu'il avait manifesté le nom de son Père aux hommes. Il est encore appelé (Jean. 10, 9) porte et entrée, ( la voie et le chemin) pour la même raison : c'est que lui seul nous guide et nous conduit, lui seul nous fait entrer dans la connaissance de Dieu et dans son véritable amour. Je m'arrête là sur ce second Nom. Marcel se tut, et Sabinus continua aussitôt sa lecture.


Dernière édition par MichelT le Sam 2 Juil 2016 - 18:17, édité 1 fois

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Lun 11 Avr 2016 - 11:56

CHAPITRE 4.

Jésus-Christ la Voie ou le Chemin.

La Sainte-Écriture donne aussi à Jésus-Christ le nom de Voie ou de Chemin. Lui-même se désigne de cette manière au chapitre 14, de saint Jean : « Je suis la Voie, la vérité et la vie. » A quoi peut se rapporter ce qui est dit au ch. 35 d'Isaïe, 8 : « Il y aura alors un sentier et une Voie, et elle sera appelée la voie sainte, et ce sera pour vous la voie droite. » On peut aussi, à ce sujet, citer ce verset 11 du Psaume 15 : « Vous m'avez fait voir les Chemins de la vie. » Et encore mieux celui-ci du Psaume 66 : « Afin qu'ils connaissent sur la terre votre Voie. » Voie parfaitement expliquée de suite après par ces mots : « Parmi toutes les
nations est votre salut»
c'est-à-dire le nom de Jésus-Christ.

Il ne sera pas nécessaire , dit Marcel après cette lecture , de prouver que ce Nom de voie appartient à Notre-Seigneur, puisqu'il se l'attribue lui-même. Mais ce qu'il est à propos de voir et de comprendre, c'est la raison d'un pareil nom et ce qu'il signifie pour nous. II est vrai que nous avons en partie traité ce point dans le chapitre précédent : car Face ou Voie de Dieu est à peu près la même chose. Mais cela ne suffit pas,. il nous faut des considérations nouvelles, et nous allons chercher à les découvrir.

La première observation à faire, c'est que Chemin ou Voie, dans la Sainte-Écriture, se prend dans différents sens. Ce mot quelquefois représente le caractère et le genre d'esprit de chacun, les inclinations, la manière d'agir, ce qu'on appelle, dans le vieux espagnol, le style, et aujourd'hui l'humeur. C'est ainsi que David dit au Psaumes. 102, 7, que « Dieu manifesta ses voies à Moïse », faisant allusion au moment où il se montra à lui sur la montagne et où Moïse s'écria (Exode, 34,6-7) : « Souverain dominateur, Seigneur Dieu, qui êtes plein de compassion et de clémence, patient , riche en miséricorde et véridique ; qui conservez et faites sentir votre miséricorde à mille générations»

Ainsi cette bonté, cette miséricorde de Dieu, voilà, suivant le Prophète, ses Voies. En second lieu, ce mot est pris pour la manière de vivre particulière à chacun, ce que l'on recherche, ce que l'on prétend, soit clans son existence en général, soit dans quelque affaire spéciale et présente; c'est le but proprement dit. On lit dans cette acception, au Psaume 36, 5 : « Découvrez votre voie au Seigneur, et il l'accomplira. » Ce qui veut dire que nous devons remettre entre les mains de Dieu nos intentions et nos desseins, nous confiant absolument dans sa Providence pour le succès. Et il va de soi qu'il s'agit d'intentions et de desseins avouables en présence de cette divine Majesté.

Sous ce point de vue le passage nous donne une double leçon : la première, de ne rien vouloir ni se proposer en faveur de quoi nous ne puissions réclamer le secours du ciel; la seconde, que, une fois affermis dans cette volonté pure et, chrétienne, nous ne nous appuyions point sur nos propres forces, mais que nous nous jetions, confiants et pleins d'amour, entre les bras de Celui qui veut en tout notre bien. — En troisième lieu, on appelle Voie, Chemin, l'œuvre particulière de chaque être. La Sagesse dit d'elle-même (Proverbes 8 , 22 ) : « Le Seigneur m'a créé au commencement de ses voies, » c'est-à-dire je suis la première chose sortie de Dieu. Il est dit aussi de l'éléphant, au livre de Job, 40, 19, qu'il est «le commencement des voies de Dieu; » parce que, parmi les créatures qui se meuvent d'elles-mêmes, celle-ci est la plus grande et la plus surprenante.

Moïse dit, de son côté, au chap. 32 du Deutéronome, 4, que « Les voies de Dieu sont justice» voulant exprimer que ses œuvres sont saintes et justes. Au Psaume 118, le juste demande que ses Voies , c'est-à-dire ses démarches et ses actions, aient toujours pour but l'accomplissement de la volonté divine. — Quatrièmement, l'Écriture emploie surtout le mot Voie et Chemin pour désigner le précepte et la loi. Au Psaume. 17, 22 :- « J'ai gardé les voies du Seigneur , et je n'ai fait aucune action mauvaise. » Au Psaume 118,32, le sens est plus explicite encore: «J'ai couru, dans les voies de vos commandements, quand vous avez élargi mon cœur. »

Ainsi donc, ce mot de voie, en dehors de sa signification propre et directe, qui est celle de la route suivie
Pour aller d'un lieu à un autre, embrasse quatre autres images : le caractère, le but de la vie, les œuvres de l'homme, la loi et les préceptes. C'est que chacune de ces choses conduit l'homme à un terme, à une fin. Il est visible que la loi guide, que les œuvres mènent à quelque but, que la profession particulière met sur une route d'avenir, que le caractère et l'inclination amènent un résultat. Or, maintenant examinons dans lequel de ces quatre sens Jésus-Christ est appelé la voie; ou plutôt convainquons-nous bien que ces quatre sens lui sont parfaitement applicables.

Et d'abord, quant à ce qui est du sens propre et direct du mot, — Ici Marcel montre du doigt la route de Madrid qui s'apercevait au loin, voici le chemin, la voie, qui mène à la cour, à la demeure du Roi , tous ceux qui le prennent pour le suivre jusqu'au bout. Jésus-Christ est de la même sorte, le chemin du ciel. Si nos pas ne se fixent point en lui, si nous ne suivons le sentier qu'il nous marque, personne de nous n'arrivera au ciel. Et non-seulement je dis que nous devons mettre les pieds où il a mis les siens, et que nos œuvres,
qui sont nos pas, doivent suivre les œuvres qu'il a faites lui-même; mais je vais plus loin et j'avance que nos œuvres doivent entrer dans Jésus-Christ, parce que, si elles s'écartent de cet unique chemin, elles sont perdues. Il est certain et hors de doute que tout pas, toute œuvre qui ne s'appuie pas sur lui, dont il n'est pas le fondement, ne profite nullement et ne conduit point au paradis. Beaucoup d'hommes, parmi ceux qui ont vécu en dehors de Jésus-Christ, ont embrassé la pauvreté, ont aimé la chasteté, ont suivi la justice, la modestie, la tempérance, de telle façon qu'à les voir de loin on jugerait qu'ils ont fait la même route que le Sauveur et que leurs mœurs ont été les siennes : cependant, ils ne se reposaient point en Notre-Seigneur, et avec toutes ces vertus ils n'ont pu arriver à la fin éternelle.

Ainsi lisons-nous dans l'Évangile (Luc, 15,5) que la brebis égarée, qui représentait l'humanité, ne fut point reconduite au bercail sur ses pieds ni poussée par le divin Pasteur, mais portée sur ses propres épaules. N'avez-vous pas vu quelquefois, Sabinus, des mères qui, tenant dans leurs mains celles de leurs enfants , placent leurs pieds sous les leurs , les attirent ainsi à elles , les embrassent , les caressent , et sont en même temps leur sol et leur guide infatigables ? O admirable bonté de Dieu! Voilà, Seigneur, votre conduite envers nous, pauvres et chétives créatures.  Vous nous donnez la main de votre miséricorde, vous nous faites placer nos pieds sur l'empreinte de vos pas ; vous nous faites monter, avancer, nous approcher toujours; vous soutenez notre débile jeunesse, jusqu'à ce que, arrivés près de vous, nous entrions au ciel, au milieu de vos embrassements.

— Et comme il y a des chemins de différentes sortes, Julien, les uns faciles et droits, les autres resserrés et difficiles, ceux-ci courts, ceux-là plus longs , quelques-uns semblables à de simples sentiers, Jésus, le vrai et universel chemin, renferme en lui-même, autant qu'il est possible , toutes ces différences. Il a ses voies ouvertes et battues , n'offrant ni difficultés ni dangers, pour les natures faibles et délicates ; il en a de plus ardues pour ceux qui ont une force plus grande ; aux uns il ouvre des circuits lorsqu'ils leur conviennent mieux, et des sentiers de traverse pour ceux qui hâtent le pas et qui désirent arriver plus tôt.

Mais voyons ce que dit Isaïe de Jésus-Christ en tant que voie ( 35, 8-10) : « Il y aura là un sentier et une voie , et elle sera appelée la Voie sainte : aucun homme souillé ne la foulera ; ce sera pour vous la droite Voie, et les ignorants ne pourront s'y égarer. On n'y verra point de lion, aucune bête malfaisante ne s'y présentera , on n'y en rencontrera aucune. Ceux qui ont été délivrés la prendront, et ceux qui ont été rachetés par le Seigneur se convertiront et viendront dans Sion ayant la louange sur les lèvres ; une
éternelle allégresse sera sur leur tête; ils seront remplis de joie et de bonheur, et loin d'eux fuiront la douleur et le gémissement. »


Là où notre texte porte sentier, le texte original a un mot qui signifie toute ouverture donnant passage pour aller d'un objet à un autre, non pointa la vérité passage et route de toute sorte, mais sentier un peu élevé au-dessus du sol, bien aplani, bien pavé, bien balayé, facile à suivre. Ce mot veut dire quelquefois des degrés de pierre, quelquefois une chaussée empierrée et élevée au-dessus des champs qu'elle traverse, d'autres fois ces petites routes sinueuses qu'on aperçoit de loin serpentant sur le flanc de la montagne. Toutes ces significations s'appliquent parfaitement bien à Jésus-Christ. Il est lui-même à la fois une chaussée, un sentier, un escalier plein et ferme. En un mot, ce divin chemin possède deux qualités essentielles : la hauteur, la facilité. C'est une chose incontestable que tous ceux qui marchent en Jésus-Christ s'élèvent à une grande hauteur et ne rencontrent sur cette route aucune pierre d'achoppement.

Ils s'élèvent ainsi parce que leur marche consiste proprement à monter. La vertu chrétienne n'a-t-elle pas pour principe un progrès continuel dans le bien , un avancement constant de l'âme ? Tous ceux qui s'exercent à l'acquérir croissent nécessairement, chaque pas les mène plus loin; tandis que, par un mouvement contraire, celui qui suit le sentier du vice tombe et descend toujours. En effet, devenir ou demeurer vicieux, c'est se dégrader soi-même et s'abaisser; plus on va dans cette direction , plus la chute et l'abaissement grandissent; on se fait semblable à un animal, à moins que cela encore, et enfin on s'annihile en quelque sorte. Les enfants d'Israël , dont la marche à travers le désert est pour nous une source d'instructions, allaient toujours en montant, parce que la disposition du terrain rendait nécessaire une ascension continuelle.

Dans le temple de Jérusalem, qui était aussi une figure de la loi nouvelle, on ne voyait aucune entrée qui ne fût élevée et n'obligeât à monter. Le Sage nous montre lui-même ces choses, mais sous la comparaison de la clarté et de la lumière, en parlant de ceux qui avancent en Jésus-Christ comme de ceux qui refusent de le suivre. Il dit des premiers (Prov., 4,18 ) : « Le sentier des justes est semblable à une lumière resplendissante qui grandit sans cesse jusqu'à ce qu'elle devienne un jour parfait. » Et il marque des seconds , dans un passage qui les concerne : « Leur maison descend vers la mort, et leurs sentiers dans les abîmes, »

En second lieu, par cette voie on se dresse au-dessus du sol et de tout ce qui est vil et bas. Les âmes ainsi acheminées ont horreur de tout ce qui plaît à la terre; elles fuient tout ce que recherche le monde, elles méprisent tout ce qu'il estime. Leur cœur vole bien loin par-dessus tout ce qui paraît à la terre le suprême degré de la félicité, les richesses, les plaisirs, les honneurs. IL y a plus, avons-nous dit. Celui qui marche avec Jésus-Christ ne trouve aucun obstacle, aucune occasion de chute sur sa route. Il n'a à lutter avec personne : car il cède volontiers à tous; il ne s'oppose aux prétentions de personne; il ne contredit point le prochain, il souffre sa colère , ses injures, ses violences; si on le maltraite, si on le dépouille , il ne se tient point pour appauvri, mais il se considère comme débarrassé d'un poids fatigant qui retardait sa marche.

Au contraire, sur une route différente, on rencontre à chaque pas d'innombrables accidents. Beaucoup s'y pressent, tous ont une même et unique fin, tous la veulent obtenir au détriment des autres; ils se froissent, se pressent, se repoussent mutuellement; les chutes sont de tous les instants, et au résumé quand on arrive c'est le désespoir dans le cœur. Oh! qu'il en est différemment avec le Sauveur ! C'est ici le véritable chemin royal où tous peuvent avancer sans embarras et sans fatigue. Ce n'est point seulement un degré, ou une chaussée , ou un sentier : Jésus est à la fois ces trois choses, et il en peut prendre le nom. Il est le degré pour entrer dans le temple du ciel, le sentier qui conduit sans erreur jusqu'au sommet de la montagne, la chaussée ferme et solide où jamais le pied n'a fléchi ni causé de chute. Les autres chemins sont difficiles, rocailleux, mal tracés; ils cessent au moment où l'on y pense le moins, ils disparaissent sous le pied qui les cherche et qui tombe subitement. C'est bien ce que disait Salomon : « Le chemin des méchants est une fondrière et un fossé ouvert. » Combien ont péri à la poursuite des richesses ! combien, alors même qu'ils les avaient conquises! Combien qui en marchant aux honneurs ont rencontré l'ignominie !

Et que dirons-nous de la volupté, sinon que son terme est la douleur? On ne glisse pas de la sorte, on ne se perd pas ainsi, quand on suit notre divine voie : partout une pierre dure et solide pour le pied. C'est pourquoi le Roi- Prophète disait (Psaumes. 36, 31) : « La loi de Dieu est dans le cœur du juste, et ses pas ne seront point trompés.» Et Salomon (Prov. 15, 19 ) : « Le chemin des méchants est semblable à une haie d'épines; mais la voie du juste est sans encombre. » Isaïe ajoute à son tour :  « Sentier et Chemin , et il sera appelé saint. » Texte dont l'original est ainsi conçu, par une triple répétition : «Il sera chemin, chemin, chemin appelé saint . »

En effet, Notre-Seigneur est Chemin pour toute espèce d'homme. Or, tous ceux qui suivent ce Chemin admirable peuvent se classer en trois catégories : ceux qui débutent dans la vertu, ceux qui y font des progrès, ceux que l'on nomme parfaits. Ces trois ordres renferment ce qu'il y a de plus précieux dans l'Église. Le temple de Jérusalem, qui était une image de l'Église, avait aussi trois parties distinctes , concourant au tout : le portique, la nef et le saint des saints. De même, les appartements qui y étaient joints et qui l'entouraient des deux côtés se divisaient en trois classes : les pièces basses, les entresol, les appartements supérieurs. Ainsi Jésus-Christ est trois fois chemin : il est chaussée ouverte et facile pour les imparfaits ; chemin pour ceux qui ont plus de forces ; chemin saint pour ceux qui se sont perfection nés en le suivant.

On lit dans l'Écriture, au passage cité plus haut : « Rien de souillé ne passera par là. » Bien que, dans l'Église de Jésus-Christ et dans son corps mystique, il y ait beaucoup de membres qui ne sont pas sans souillure, cependant tout ce qui passe par ce chemin est nécessairement pur : car tout pas que l'on y fait est exempt de tache, sans quoi il cesse d'être fait sur Jésus-Christ. Et tous ceux qui y cheminent sont purs aussi , qu'ils commencent, qu'ils progressent ou qu'ils aient atteint la perfection. Dès que la tache survient, il y a arrêt, retour ou sortie du chemin. Et, par conséquent, tout chrétien qui ne s'arrête pas, qui avance toujours sur la voie, est nécessairement pur et bon.

Continuons notre texte. « Ce sera pour vous la droite voie. » L'original porte : « Il sera pour eux un Chemin, il est pour eux le Chemin par lequel ils vont. » Jésus-Christ est à la fois pour nous notre chemin et celui qui marche sur ce Chemin. C'est lui qui marche lorsque nous marchons, ou, pour parler plus exactement, nous marchons parce qu'il marche et parce que son mouvement nous pousse nous-mêmes à avancer dans la route de l'éternité bienheureuse, pourvu que notre conscience soit réellement pure et digne de cette divine compagnie : car jamais on ne verra à ce titre et dans ces conditions ce qui est souillé du péché.

Jésus-Christ conduit ceux qui marchent avec lui : de là cette autre parole du texte : « Les ignorants ne pourront s'y égarer. » Car, quel être pourrait se perdre à la suite d'un tel guide? Mais que ce mot est bien digne d'attention, les ignorants ! En effet, les sages, les savants, remplis d'eux-mêmes, pleins de confiance dans leurs propres forces, prétendent se conduire tout seuls, et la présomption les mène à leur perte. Mais quand on a Jésus-Christ pour guide et pour chemin, c'est bien là une route facile à trouver, sans détours, sans obscurité , où l'on ne s'égare qu'autant qu'on le veut bien. « Telle est, dit-il, la volonté de mon Père, qu'il ne se perde aucun de ceux qu'il m'a donnés, mais qu'ils soient amenés à la vie au dernier jour. » (Jean.,6, 39). Et certes, Julien, il n'est rien de plus visible pour les yeux de la raison, rien de plus dégagé d'entraves et d'empêchements , que le chemin de Dieu. Le Roi David le dit admirablement, au Psaumes 18, 9-10 : « Les commandements du Seigneur, c'est-à-dire ses voies, sont pleins de lumière; ils éblouissent les yeux; ses jugements sont vrais, ils se justifient eux-mêmes. »

Mais si ce Chemin ne peut égarer, seront-ce les bêtes féroces qui le rendront périlleux et qui le rempliront de leurs incursions ? Non : car Celui qui en fait une route douce et droite l'environne aussi de sûreté, et c'est ce qu'ajoute le Prophète : « On n'y verra point de lion, aucune bête malfaisante n'y montera. » Il n'y a pas ira, se présentera, viendra, mais montera : car si la méchanceté du démon ou l'ardeur de la passion, ce lion terrible, attaque ceux qui marchent dans ce Chemin, ce sera inutilement pourvu qu'on s'attache de plus en plus à Jésus-Christ : l'ennemi sera toujours en bas et il lui faudra monter pour agir : Ceux qui ont été délivrés prendront cette route.

Il faut en effet être détaché pour y entrer ; il faut d'abord que, par sa grâce et par le don de la justice qu'il établit en eux, Jésus délivre les fidèles de leurs péchés et du poids de leurs chaînes, qui les empêcheraient de marcher. Il est nécessaire de se rappeler que nous n'avons point été rachetés, délivrés, pour avoir marché d'abord, et pour avoir bien marché; nous ne sommes point venus de nous-mêmes à la justice.  

Car, dit saint Paul (Tite. 3, 5), «ce n'est point à cause des bonnes œuvres que nous avons faites, mais par sa miséricorde , qu'il nous a sauvés. » En sorte que notre rédemption ne s'appuie point sur notre voie propre ni sur un mérite personnel; mais, rachetés par le Sauveur, il nous est possible d'avancer et d'acquérir des mérites. Sur cette Voie royale il n'y a que les rachetés qui cheminent; ils sont libres avant de marcher, et, s'ils avancent dans la route , les pas ne leur sont comptés qu'autant qu'ils les font comme hommes libres et justes. La rédemption, la justification et l'esprit qui l'opèrent, les œuvres qui en découlent, voilà les pieds qui font parcourir ce chemin. Il faut donc être racheté. Mais par qui racheté ? Le texte original nous le montre : il signifie celui qui est racheté par un parent. De telle façon donc qu'on ne voit sur ce Chemin que ceux qui ont dû leur rachat à un parent, ou du moins à son entremise.

Ici encore nous retrouvons, comme rédempteur véritable, l'adorable Jésus. N'est-il pas réellement notre frère par la nature humaine dont il s'est revêtu ? Comme homme, il a souffert pour les hommes ; comme leur frère et leur chef, il a payé jusqu'à la dernière obole de leur dette, il les a rachetés comme choses qui lui appartiennent par le sang et par la nature, ainsi que nous aurons à le dire ailleurs.

Le prophète ajoute : « Ceux qui ont été rachetés par le Seigneur marcheront de nouveau dans ce chemin. » Ceci regarde proprement le peuple juif, qui doit, à la fin des temps, rentrer dans le sein de l'Église. Ramenés enfin sur cette route qu'ils ont abandonnée, ils y feront de grands pas, confessant le Messie que leurs pères ont crucifié. Ils reviendront à cette voie dans laquelle ils ont marché d'abord, à l'époque où ils vivaient dans son attente et où ils lui étaient agréables. Insensés, qui n'ont pas compris ce qu'ils voyaient, ni profité du soleil de grâce qui les environnait de ses rayons.

Rachetés cependant comme le reste du genre humain, ils reviendront un jour. Et ici chaque mot a sa raison particulière qui prouve bien la vérité de ce que j'avance. C'est ainsi qu'au lieu du mot Seigneur l'original porte le nom propre de Dieu, qui renferme le sens spécial d'une tendre et amoureuse bonté. Ensuite, ce que nous traduisons par racheté, pris au pied de la lettre, signifie la rédemption même, la délivrance; et il en résulte ce sens de la phrase : les rédemptions du très-miséricordieux Seigneur se convertiront et feront nouvelle route. Il y a le pluriel, les rédemptions, parce que ce n'est pas une seule fois, c'est cent fois que les Juifs ont été soustraits à leurs ennemis, et encore de mille manières; l'Écriture est remplie de ces récits.

En quoi Dieu s'appelle lui-même le très-miséricordieux. C'est qu'en effet, bien qu'il le soit pour tous les hommes en général et toujours, il s'est montré à l'égard de ce peuple infidèle d'une bonté plus spéciale, plus grande, plus ineffable. Ensuite, quand il s'en est vu outragé, renié, mis à mort, il ne l'a point repoussé pour jamais; il lui prépare pour l'avenir un saint et heureux retour. Quel aimable sort donc que le nôtre ! Quel agréable et béni voyage que celui où nous avons le divin Maître lui-même pour chemin et pour guide ; où Jésus est notre conducteur, notre assurance, notre appui; où ceux qui marchent sont ses créatures et ses captifs rachetés par lui ! Et ainsi tous sont libres, tous sont nobles.

Libres des chaînes du démon , rachetés du péché, fortifiés contre les restes du péché , défendus contre toute mauvaise chute, animés au bien par le goût qui les y porte, appelés à une récompense si magnifique, que la seule espérance de la posséder leur donne le cou rage de tout faire. « Ils viendront dans Sion ayant la louange sur les lèvres ; une éternelle allégresse sera leur partage ; ils seront remplis de joie et de bonheur, et loin d'eux fuiront la douleur et le gémissement. »

C'est donc dans toute la rigueur du terme que Jésus-Christ est appelé chemin. Il mérite aussi bien ce titre dans le sens figuré. Qu'est-ce, pour chacun de nous, que la voie que nous suivons, sinon nos inclinations, ce à quoi nous portent notre jugement et notre goût? Or, Notre-Seigneur, ainsi que déjà nous l'avons remarqué, est une image vivante de Dieu, le portrait véritable de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il veut, l'accomplissement de sa pensée éternelle. Et si quelque fois nous donnons aussi ce nom de voie à la fin que se propose chaque homme pendant la vie comme but de son travail et de toute son action, le Christ de Dieu ne sera-t-il pas encore lui-même cette Voie ?

N'est-il pas l'objet principal que se propose le Seigneur et qu'il envisage dans tout ce qu'il produit ? Et enfin, pour terminer, comment Jésus ne méritera-t-il pas la désignation de chemin, de voie, si on l'applique à tout ce qui est loi, règle, commandement, à tout ce qui ordonne et dirige la vie ? Jésus est seul la loi suprême. Non-seulement il nous apprend ce que nous avons à faire , mais il le fait avant nous, avec nous et pour nous, nous donnant pour cela les forces nécessaires. Il parle à la raison; il fait plus, il s'adresse à la volonté, s'en empare, la dirige et la conduit au bien. C'est une pensée que nous aurons occasion bientôt de développer longuement.

— Marcel s'arrêta, et Sabinus reprit la lecture du manuscrit, dans les termes qui suivent.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Lun 11 Avr 2016 - 21:00

CHAPITRE 5


Jésus-Christ Pasteur.


Notre - Seigneur se donne à lui-même ce nom, lorsqu'il dit «Je suis le bon Pasteur. » (Jean. 10, 11.). Saint Paul, écrivant aux Hébreux, 13, 20, dit aussi que « Dieu a ressuscité Jésus, le grand Pasteur des brebis. » Écoutons encore saint Pierre, 1, 5,4 : « Lorsqu'apparaîtra le Prince des Pasteurs... » Les prophètes l'ont appelé de la sorte, par exemple Isaïe, chap. 40, 11 « Tel un berger il fait paitre son  troupeau»; Ézéchiel, chap. 34 , 23;« Je susciterai pour le mettre à leur tête un pasteur que les fera paître» Zacharie, chap. 11, 16 « Car voici que je vais susciter un pasteur dans le pays».

Ce que j'ai dit au sujet du dernier Nom , poursuivit Marcel , je puis le répéter ici. Il est superflu de prouver que la désignation de pasteur appartient véritablement à Jésus-Christ : car c'est lui-même qui se l'applique. Mais ce qui est essentiel , c'est d'étudier les causes qui font donner à Notre-Seigneur un pareil Nom. Or, dans cet être que nous appelons un pasteur , il y a bien des choses à envisager , soit quant à l'office , soit quant à la personne et au genre de vie.

D'abord quant à l'office. La vie pastorale est une vie paisible, éloignée du bruit des villes, de leurs voluptés et de leurs vices; c'est une vie innocente , non-seulement à ce point de vue, mais aussi à celui des avantages matériels qu'on en retire. Elle a ses plaisirs particuliers, plaisirs d'autant plus grands qu'ils ont pour objet des choses plus simples, plus pures , plus naturelles : la vue d'un ciel sans limites, d'une atmosphère saine et libre, de la campagne, de la verdure, des roses et des fleurs. Ici ce sont les oiseaux qu'on entend avec délices dans leur doux ramage; là le bruit d'une fontaine qui murmure, partout Dieu et ses œuvres. Aussi ce genre de vie , si conforme à la nature , est-il très-ancien parmi les hommes ; nous le voyons apparaître dès le commencement du monde; il est pratiqué par les plus saints patriarches : Jacob, ses douze enfants, le Roi David lui-même.

Il n'est point de poète qui n'en ait chante les avantages et les agréments : vous le savez , Sabinus.

— « Quand même , répondit Sabinus , personne n'aurait des éloges pour la vie pastorale, il suffit que le seul Virgile en ait parlé comme il l'a fait : dans une pareille matière , il surpasse tous les autres écrivains, il se surpasse lui-même; rien de plus délicieux que ces morceaux de poésie que tout le monde sait par cœur. Mais puisque votre sujet, Marcel, vous amène à expliquer ce qu'est la qualité de pasteur et à dire un mot de la manière dont les poètes ont chanté ce genre de vie, j`éprouve une grande hésitation sur un point que je voudrais voir éclaircir. D'où vient que les poètes , toutes les fois qu'il est question d'amour et de choses amoureuses , placent leur action dans la personne des bergers et identifient en quelque sorte avec eux cette passion? C'est ce qu'ont fait en particulier, pour ne parler que de ceux-là , Théocrite et Virgile. Et pourquoi citer même les poètes ? Vous voyez, dans l'Écriture , l'Esprit-Saint lui-même, au livre des Cantiques, appeler en scène deux pasteurs, deux bergers, afin de nous faire connaître, par le langage qu'il met sur leurs lèvres, l'amour qu'il porte à l'homme.

Et cependant il me semble bien que ces gens-là sont très-incapables de jouer un pareil rôle, grossiers et ignorants comme ils sont toujours. Ils ne sont guère capables, suivant moi, de comprendre tout ce qu'il y a de délicat dans l'amour , tout ce que ce sentiment a d'élevé et de grand. Ni leurs habitudes ni leur manière d'être ne les appellent à cet honneur. »

— Votre observation, Sabinus, est parfaitement vraie. C'est dans les bergers , à la garde des troupeaux, au milieu de la campagne , que les poètes placent les héros de l'amour qu'ils ont à célébrer. Mais aussi vous avez tort de penser qu'il y ait des personnes plus propres à un rôle de cette nature. Il est possible que dans les villes on sache mieux s'exprimer, employer de plus belles paroles, faire usage de plus sublimes formules; ce n'en est pas moins aux champs , dans la solitude et loin du monde , que se trouve la délicatesse du sentiment. Et de fait les poètes anciens , si loin que nous puissions remonter dans l'histoire littéraire des nations , ont eu une constante attention à éviter ce qu'il y a partout de lascif et de mensonger dans l'amour que les villes ont fait dominer : amour faux le plus souvent, plein d'artifices et facile à s'évanouir. Parmi les campagnards au contraire, chez ces hommes simples et bons que le vice n'a point détournés de la nature, l'amour a conservé son caractère essentiel et primitif; il se propose encore la fin légitime pour laquelle Dieu l'a créé.

Libres de leurs occupations, peu absorbés par de grandes et épineuses affaires, n'ayant menu; presque aucune distraction, ces hommes conservent vif et plein de feu l'amour qu'ils ont une fois ressenti. A cela contribue aussi, il faut le dire, l'étendue de l'horizon sur lequel se promènent leurs regards, le ciel, les champs, la lumière du soleil ; leçon toujours nouvelle , école éternellement ouverte d'amour pur et véritable. Quelle union parmi ces éléments sortis de la main du Créateur ! quelle harmonie ! quelles intimes et merveilleuses communications ! Et de tout cela les fleurs et les fruits chaque année, ces délicieuses productions d'une nature pleine d'amour ! Et ainsi , sous ce rapport, les bergers l'emportent réellement sur le reste des hommes.

Et, pour continuer à développer ce qui concerne l'office de la vie pastorale , nous remarquerons que le Pasteur a pour mission, lui aussi, de gouverner, mais d'une manière bien différente de celle qui se voit sur la terre dans les autres gouvernements. D'abord, il ne s'agit nullement ici d'établir des lois , de fixer des commandements , mais de nourrir et de faire participer à un aliment commun la foule des sujets. En second lieu, la conduite du monarque n'est point, dans le Berger, régie par un principe unique quant aux personnes et quant aux temps; les règles varient suivant les besoins actuels et souverainement mobiles du petit état. Troisièmement, point de nombreux officiers, d'administrateurs subalternes et dépendants les uns des autres : le chef commande et gouverne seul ; il conduit, ramène , abreuve, lave, soigne, punit et récompense lui-même; c'est lui encore qui procure le délassement à ses brebis sur le pipeau où il promène ses doigts; lui qui environne le troupeau de sa garde vigilante et de sa continuelle défense. Enfin, voyez-le, le soir au retour : comme il s'occupe de ses sujets, avec quelle sollicitude il les compte, les range, les presse, les dirige!

C'est pour cela sans doute que les Saintes-Écritures, quand elles veulent représenter ce qui est égaré, perdu , abandonné, le comparent à un troupeau sans Pasteur (Matthieu. 9, 36; —1. Rois. 23, 17). Ainsi donc , il est très-vrai de le dire, la vie du Pasteur est innocente et tranquille , elle est pleine de charmes particuliers , et une inclination naturelle pour l'amour y domine. Le gouvernement qu'il emploie à l'égard de ses brebis est tout paternel , tout simple, remarquable par les quatre caractères distincts que nous venons d'énumérer. Examinons maintenant si tout cela existe en Jésus-Christ et si nous n'avons pas à noter en lui une avantageuse reproduction de ces offices et de ces qualités. Par là nous nous convaincrons que c'est à bon droit qu'il est désigné dans l'Écriture sous ce titre de pasteur. Jésus-Christ vit dans une campagne , il jouit d'un ciel libre , il aime la solitude et la paix, il place ses délices dans l'éloignement de tout ce qui trouble le cœur et l'existence.

En effet, de même que ce qui frappe les regards aux champs est ce qu'il y a de plus pur dans la création extérieure, ce dont tout le reste se mêle et se forme pour nos différents besoins et pour nos plaisirs, de même cette région de vie où habite notre glorieux bien est la pure vérité, la lumière véritable et éclatante de Dieu, l'original certain de tout ce qui a l'être, la racine et la source éternelle d'où naissent et où s'appuient toutes les créatures. Et, si je puis m'exprimer de cette manière, là sont les purs éléments , les prairies remplies de fleurs éternelles, les fontaines d`eaux vives, les montagnes couvertes de mille biens du plus haut prix, les sombres et paisibles vallons, les frais bosquets, où, loin de tout danger ou de toute intempérie de l'air, fleurissent le hêtre, l'olivier, l'aloès et tous les autres arbres odoriférants, où viennent se reposer des troupes d'oiseaux d'une ravissante beauté, faisant entendre les plus admirables concerts.

Ah ! si nous comparons à cette région fortunée le lieu de notre malheureux exil , quelle ressemblance lui trouverons-nous ? N'est-ce pas le trouble à côté de la paix , la confusion et la tristesse , le bouleversement et l'ébullition affreuse de la plus turbulente cité , auprès de la sérénité , du repos et de la douceur ? Ici le travail et la peine , là la jouissance et la paix. Ici la pensée et l'imagination , là une vue présente des choses . Ici les ombres qui effraient, qui causent de l'horreur , là la vérité qui repose et qui remplit le cœur.

Ici ténèbres, trouble, agitation; là, lumière très pure et paix qui ne finit jamais. Aussi est-ce avec raison que l'épouse du Cantique des Cantiques ( 1, 7) dit au divin Pasteur,: « Montrez-moi, ô le bien-aimé de mon âme, où est votre pâturage et où vous vous reposez au milieu du jour. » Oui, c'est bien véritablement le midi, le milieu du jour , cette lumière qui brille constamment de la même clarté; c'est bien là ce lieu paisible où, dans le silence des passions et de tous les éléments, on n'entend que la douce et aimable voix de Jésus-Christ, qui, environné de son glorieux troupeau, se nourrit de lui et le nourrit à son tour , trouve en lui sa félicité et fait lui-même le bonheur de ses brebis. Et ainsi Notre-Seigneur est ajuste titre appelé pasteur quant à la région où il habite.

Il ne l'est pas moins justement quant au genre de vie qu'il préfère et qui est la paix de la solitude, comme il le montre bien dans ses fidèles serviteurs, qu'il appelle généralement à la vie retirée, à la solitude des déserts. Quand il choisit Abraham , que lui dit-il ? « Sors de ton pays et de la maison de tes pères , et je te donnerai pour descendants des nations entières. » S'il veut se montrer a Elie, il l'envoie dans le désert. Les fils des prophètes vivaient dans les pays abandonnés qui longent le Jourdain. Lui-même nous apprend , en parlant de son peuple , qu'il le conduira à l'écart et que là il parlera à son cœur (Osée, 2, 16). Lorsqu'il prend la forme de l'Époux , que demande l'Épouse , sinon cette retraite loin du tumulte et du tourbillon de la société humaine ? (Cant. Cant. 2, 10, 13) : « Lève-toi, hâte-toi, mon amie , ma colombe , ma toute belle ; viens. L'hiver est passé , les brouillards se sont dissipés. Les fleurs se sont montrées sur notre terre ; voici le temps d'émonder nos arbres; la voix de la tourterelle s'est fait entendre près de nous; le figuier s'est couvert de ses premiers fruits ; les vignes en fleurs ont embaumé la campagne. Lève-toi, ma belle, et viens. » Chacun désire de voir aimer des autres ce qui lui est agréable à lui-même. Et c'est pourquoi le Seigneur, ce divin Berger, aimant la solitude et la campagne, ses serviteurs, qui veulent être véritablement et particulièrement ses brebis, doivent avoir les mêmes goûts et aimer les mêmes objets.

C'est que, pour développer cette pensée , Julien , ceux qui doivent être conduits au pâturage par Dieu sont obligés de laisser bien loin la nourriture et les aliments mondains, de sortir de leurs ténèbres et de leurs chaînes pour jouir de la liberté sainte et lumineuse de la vérité , en un mot d'entrer dans la solitude de la vertu, où en effet la foule ne se presse pas : c'est là seulement qu'on trouve le pur et frais pâturage, source d'éternelle félicité pour l'âme et d'inépuisable jouissance pour le cœur. Là où vit et réside le pasteur , là doivent résider et vivre les brebis , ainsi que le disait l'une d'elles (Philippiens. 3, 20) : « Votre vie est dans le ciel ; » et le pasteur lui-même (Jean. 10, 4) : « Les brebis reconnaissent sa voix , et elles le suivent. »

Mais si Jésus Christ est pasteur quant au lieu où il réside, à combien plus forte raison encore le sera-t-il au point de vue des habitudes de sa condition pastorale, c'est-à-dire par ses entrailles pleines d'amour!  Y a-t-il une expression, une langue, une exagération , qui puisse traduire cet amour ? Toutes ses œuvres ne sont qu'amour ; par amour il est né à Bethléem, par amour il a vécu sur la terre, par amour il nous a rachetés de son sang; tout ce qu'il a fait pendant sa vie, tout ce qu'il a enduré sur la croix , la gloire dont il jouit maintenant à la droite de son Père , sa qualité d'avocat en notre faveur, tout cela a été réglé par son amour envers nous. Toutes ses œuvres d'amour, pour le passé, pour le présent, dans l'avenir qu'il nous prépare, sont réellement ineffables.il n'y a point de mère , point d'épouse, point de cœur aimant , point d'ami , point de père, qui approche de cet amoureux Sauveur. Avant que nous ayons songé à lui , il nous aime déjà. Nous l'offensons, nous le méprisons , et il nous recherche; point d'aveuglement en moi, point de dureté ni d'obstination, qui ne soit vaincue par l'incomparable douceur de sa miséricorde. Il veille pendant notre sommeil, alors que nous n'avons pas le sentiment du danger qui nous menace. Il veille , dis-je , avant le lever du jour , il sort de son repos , ou , pour parler plus justement, il ne repose jamais ; toujours à la porte de nos cœurs, il y frappe sans cesse et il nous dit, comme l'Époux des Cantiques ,(5, 2 ) « Ouvrez-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe , ma toute pure : car ma tête est couverte de rosée, et les boucles de mes cheveux sont humides des gouttes de la nuit. »«Il ne dort pas, dit David (Psaumes. 120, 4), il ne s'assoupit point, Celui qui veille à la garde d'Israël. »

Et c'est pourquoi, si Jésus dans sa divinité est tout amour, suivant ce que dit saint Jean, (1, 4,) Deus charitas est, de même dans son humanité, revêtue au milieu de nous, il est encore tout amour et douceur. Comme le soleil, fontaine, source de lumière , ne fait rien qui ne soit splendeur et vif éclat, répandant sans cesse ses rayons sur toute créature terrestre, ainsi notre aimable Sauveur, source inépuisable d'amour, répand ses flots d'amour. Sur son visage , sur sa bouche, dans toute sa personne, brille ce feu céleste ; il perce son corps, ses vêtements, les objets qui l'entourent, et il porte ses flammes jusqu'à nos yeux : tout ce qui parait de lui est rayon d'amour. Voilà pourquoi , quand il se révéla
pour la première fois à Moïse, il ne le fit point sous une autre forme que sous celle d'une flamme ardente qui consumait un buisson (Exode, 3, 2).

En cela il nous donnait une image et de lui et de nous : c'étaient les épines, figure de notre dureté ; le feu, symbole de ses amoureuses pensées envers nous. — Nous avons de cela encore une preuve saisissante dans la révélation qui fut faite à saint Jean (Apocalypse. 1, 14-16) : il vit l'image d'un homme dont la figure reluisait comme celle du soleil et dont les yeux étaient comme des rayons embrasés, les pieds semblables à du cuivre brillant au mi lieu d'une fournaise; il avait dans sa main droite sept étoiles, il avait une ceinture d'or sur la poitrine, et autour de lui sept chandeliers d'or. Tout cela veut dire que Notre-Seigneur, entouré des flammes d'amour qui sortaient de son cœur et qui l'environnaient comme un manteau, montant jusqu'à son visage qu'elles couvraient, sortant par ses yeux eux-mêmes, par ses pieds , par ses mains , ressemblait à un soleil éclatant dont tous les rayons étaient l'amour. Cet or, emblème de la charité dans la Sainte-Écriture, et qui lui servait de ceinture, représentait l'amour particulier qu'il a au fond de sa poitrine divine pour les âmes fidèles, qui le cherchent avec un soin plus constant et plus généreux. —Mais laissons ces détails, et occupons-nous à présent de ce qui est l'office plus propre et plus direct du Pasteur, c'est-à-dire de gouverner et d'administrer son troupeau.

Jésus-Christ seul est le véritable pasteur, parce que seul, entre tous ceux qui jamais ont dirigé, gouverné, administré, il a pu employer le caractère de gouvernement qui convient à ce genre. David , parlant de lui au Psaumes. 22, 1, ne sépare point dans sa personne ce qui est de gouverner et ce qui est de mener au pâturage : « C'est le Seigneur, dit-il , qui me dirige, et qui ne me manquera dans les abondants pâturages au il m'a fixé. » En effet, le gouvernement propre de ce doux Sauveur , ainsi que nous, aurons peut-être occasion de le dire plus au long, est de nous donner sa grâce et avec elle la force efficace de son Esprit : et cette grâce nous dirige et nous nourrit à la fois, ou, pour mieux dire, sa direction principale, c'est de nous donner les aliments et tout ce qui est nécessaire à l'existence.

La grâce du Rédempteur est la vie de nos âmes, le salut de notre volonté chancelante, la force qui soutient notre faiblesse , la réparation continuelle des dommages que nous cause le péché, l'antidote assuré de ce poison redoutable et mortel , le rafraîchissement qui nous rend le courage, le baume qui nous conserve pour l'immortalité glorieuse au milieu de la décomposition universelle. C'est pourquoi, tous les êtres fortunés qui vivent sous la houlette de ce pasteur, toutes les fois qu'ils sont mus par lui , qu'ils font ou qu'ils souffrent quelque chose, croissent, font des progrès, prennent une vigueur nouvelle; tout leur devient facile dans la vertu , tout leur est un sujet de mérites incessants. Et c'est bien ce qu'il exprime lui-même dans l'Évangile (S.Jean, 10, 9) : «Celui qui entrera par moi entrera et sortira , et toujours il rencontrera des pâturages. »

Entrer et sortir, dans le langage figuré de l'Écriture , est une manière de parler qui représente la vie entière et ses divers accidents. Cette parole signifie donc que , du premier moment au dernier , à la vie comme à la mort, dans le temps de l'adversité comme dans celui de la prospérité, dans la santé et la maladie, pendant la paix, pendant la guerre, les serviteurs de Jésus-Christ trouvent de la joie auprès de Celui qui les dirige, et non-seulement de la joie , mais un affermissement de vie, des pâturages substantiels et salutaires.

C'est encore le sens de ce que prophétisait Isaïe touchant les brebis de ce pasteur , quand il disait ( Isaïe. 49, 9-10) : «Elles seront menées au pâturage le long des routes, et ces pâturages leur seront offerts dans toutes les plaines. Elles ne souffriront point de la faim, de la soif, ni de l'ardeur du soleil et de l'été : car Celui qui les a en pitié les guidera, et il les abreuvera aux fontaines des eaux.» Vous le voyez, en disant que ces âmes fidèles seront conduites aux pâturages des chemins, l'Écriture exprime que les pas même qu'elles font sont pour elles une nourriture, aussi bien que les ressources de la route elle-même. Le chemin du méchant est plein de pierres et d'obstacles qui causent des chutes nombreuses et qui le brisent dans sa marche; il s'en plaint au livre de la Sagesse , 5, 7 : « Nous nous sommes lassés dans la voie de l'iniquité et de la perdition , nous avions parcouru des chemins difficiles ; car nous avons méconnu la voie du Seigneur. »

Le chemin du juste, au contraire, est doux et sans fatigue. Le texte dit aussi que partout, sur les hauteurs comme dans la plaine , c'est-à-dire dans tous les évènements de la vie, le juste a toujours ses pâturages et sa nourriture préparés , loin des ardeurs du soleil ou des rigueurs des saisons. Pourquoi? parce que, — c'est l'Écriture qui répond, parce que celui qui le dirige est Celui-là même qui l'a pris en pitié. Nous l'avons marqué nous-mêmes , il gouverne et nourrit, c'est là son empire de pasteur; il guide aux sources pures, c'est-à-dire à l'Écriture sacrée, à la grâce de l'Esprit-Saint, qui rafraîchit, qui crée, qui donne des forces toutes nouvelles.  Le Sage envisageait le même point de vue (Proverbes. 13, 14) : « La loi de la Sagesse est une source de vie. » Passage où, comme on le voit, il unit ensemble la source et la loi :

1° Parce que si Jésus-Christ donne à ses brebis une loi , il crée en elles la force et le pouvoir de l'observer, par le moyen de la grâce ;

2° Parce que la chose même qu'il leur commande est ce qui constitue notre bonheur et notre vie véritable. En effet, qu'est-ce qu'il nous ordonne? N'est-ce pas de vivre dans la paix, dans le repos , dans l'allégresse et la félicité, nous qui sommes de sa divine et royale famille? C'est lui qui a mis en nous le désir de tous ces avantages, et c'est lui qui veut remplir ce désir. Sans lui, notre pensée s'égare sur ces biens impossibles; elle ne peut les atteindre, elle se trompe, elle fait mille détours sans issue, elle prend l'apparence pour la réalité. Pour obtenir la vie, elle poursuit la mort; au lieu des richesses et de l'honneur, elle court après l'ignominie et la pauvreté.

Ainsi donc, Jésus nous donne des lois qui nous mettent infailliblement sur la route de cette vérité que nous poursuivons de tous nos désirs. Ses lois donnent la vie en même temps que le précepte ; ce qu'il nous commande est précisément ce qui nous soutient le plus sûrement ; il nous donne comme nourriture le salut, le bonheur de l'âme, l'honneur, la paix, et tous ces biens accompagnent les commandements qu'il impose à ses enfants.

C'est ce qu'exprime le Roi-Prophète ( Psaumes. 35, 10) : « Auprès de vous, Seigneur, est la fontaine de vie, et c'est dans votre lumière que nous serons éclairés. » Et, en effet, la vie et la lumière ( sans laquelle il n'y a point de vie ), en même temps que les œuvres qui conviennent à cette vie, naissent et découlent, comme d'une source, de la lumière de Jésus-Christ, c'est-à-dire de ses commandements, ceux de la grâce qui s'adressent au cœur dans le silence, comme ceux qu'il a écrits dans son code divin. De là cette plainte qu'il nous adresse par la bouche de Jérémie, 2, 13; plainte si juste et si touchante : « Ils m'ont abandonné, moi la fontaine d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes ouvertes de tous côtés et qui ne retiennent point l'eau. » Pendant qu'il nous conduit au véritable pâturage et au bien, nous choisissons nous-mêmes, de nos propres mains, ce qui nous donne la mort. Pendant que nous avons près de nous cette fontaine sacrée, nous recherchons les puits.

Auprès de cette source limpide, il nous faut, déplorable aveuglement, des citernes troubles ou desséchées. Et, d'un autre côté, de même que la loi du Seigneur est aussi la vie, de même ce que nous choisissons, ce que nous préférons, ce à quoi nous nous attachons dans nos égarements, les sentiers que nous suivons, guidés par nos illusions, ne se peuvent désigner autrement que par l'expression du prophète. D'abord , ces citernes creusées dans la terre avec un travail incroyable de notre part , qu'est-ce autre chose sinon les biens que nous recherchons, avec tant d'empressement et au prix de tant de sacrifices , dans la vile poussière qui nous environne ?

Si nous faisons attention aux sueurs et aux peines de l'avare, aux anxiétés et aux tourments de l'ambitieux pour arriver aux honneurs après lesquels il court ,aux douleurs que coûtent au débauché ses prétendus plaisirs, nous n'aurons pas de peine à nous convaincre qu'il n'y a ni travail ni misère qui égale cette misère et ce travail. En second lieu , citernes percées de toutes parts et privées d'eau , grandes en apparence , appelant les hommes a elles lorsque de loin , fatigués et altérés, leurs yeux viennent à les découvrir et qu'ils se promettent d'y trouver le repos et le rafraîchissement; mais en réalité mares infectes et obscures, dénuées absolument de ce qu'elles semblent promettre , ou , pour mieux dire, pleines du contraire.

Au lieu d'eau elles donnent de la fange : l'avare devient pauvre de sa richesse, l'ambitieux se fait vil et rampant esclave, dans le but incertain de dominer à son tour, l'impudique trouve la souffrance et le tourment au milieu de ses honteuses satisfactions. Mais si Jésus-Christ est Pasteur à tous ces titres, il ne l'est pas moins sous un autre rapport : celui de la mesure différente dont il se sert pour ses différentes brebis. Il cherche exactement pour chacune d'elles ce qui lui convient. Il dirige le troupeau, et la nourriture est donnée à chacun selon son besoin particulier et selon sa faim.

Aussi, en parlant de sa qualité de pasteur, au chap. 10 de saint Jean, il nous dit lui-même qu'il connaît chacune de ses brebis par son nom ; ce qui signifie qu'il a une parfaite connaissance de chacune d'elles, qu'il la conduit et l'appelle au bien dans la forme particulière qui lui convient mieux; sa direction n'est pas unique et uniforme à l'égard de toutes. Elle est différente pour les natures molles et débiles , différente pour les caractères formés et fermes, différente pour les parfaits, pour ceux qui ne le sont pas encore; à chacun il offre son bien particulier, avec une merveilleuse et tendre bonté. Lorsqu'il vivait ici-bas, parmi les hommes, sa manière d'agir différait suivant les sujets, dans les bienfaits qu'il accordait à tous. Les uns étaient guéris d'une seule parole , les autres étaient favorisés de sa présence corporelle; il touchait ceux-ci, il renvoyait ceux-là et ne les guérissait que lorsqu'ils s'étaient mis en route; quelquefois il fallait l'invoquer à haute voix, souvent il suffisait d'implorer d'un regard sa compassion ; ici il guérissait publiquement, là dans le secret et loin de la foule.

Telle est, maintenant encore , à l'égard des hommes , sa conduite de pasteur, et saint Pierre a grande raison de l'appeler multiformis , à mille formes dans sa grâce. Le pain, qui dans l'ancien temple se plaçait en présence du Seigneur et qui était une image sensible du Sauveur, est appelé par l'Écriture le Pain des figures. De même le gouvernement de Notre-Seigneur est à plusieurs faces ou figures, et c'est un pain. Pain, parce qu'il nourrit; à plusieurs figures, parce qu'il se conforme au besoin de chacun. Et comme la Sagesse nous apprend que chacun trouvait à la manne le goût qu'il y désirait , ainsi Jésus varie ses pâturages suivant nos différentes nécessités. C'est ce qui rend son gouvernement le plus parfait de tous les gouvernements. Suivant Platon , le gouvernement le meilleur n'est pas celui qui s'appuie sur des lois écrites, parce que ces lois sont froides et invariables, tandis que les circonstances de la vie varient sans cesse, et pour ainsi dire à toutes les heures.

Régir les hommes par la seule loi écrite, c'est comme si l'on voulait faire entendre raison à un entêté, qui n'écoute rien et qui est d'ailleurs en pouvoir d'exécuter ce qu'il dit : travail assurément difficile et comme impossible. L'empire le meilleur est donc celui d'une loi vivante, qui toujours embrasse ce qui est préférable, et qui en même temps connaît infailliblement ce qui mérite un tel choix; de telle manière qu'il n'y ait d'autre loi que le jugement droit et sain du prince, toujours prêt à se conformer aux nécessités présentes et particulières. Un tel gouvernement, il faut bien l'avouer , ne se rencontre point ici-bas : car il n'est pas un homme , parmi ceux qui régissent les peuples, assez sage pour ne se point tromper, assez juste pour vouloir le bien en tout temps et partout. Ces qualités sublimes sont exclusivement le partage de Jésus-Christ. Parfaitement et divinement doué de sagesse et de bonté, jamais il ne tombera dans une erreur d'appréciation, jamais il ne se décidera pour le mal. Éternellement attentif sur son peuple, il voit sans nuage et sans travail ce qui convient à chacun , et il l'y appelle ou l'y dirige , et , comme le disait saint Paul de lui-même, « Il se fait tout à tous pour nous gagner tous . »(1. Cor. 9, 22.)

Ici vient le troisième point que nous avons attribué à l'office du pasteur , c'est-à-dire d'être un office multiforme, rempli de soins nombreux et variés. Il suffît de réfléchir un instant pour voir combien sont différentes, multipliées, opposées, les conditions d'existence et de vertu dans l'homme. Jésus voit tout cela, Jésus pourvoit à tout cela. C'est lui qui nous appelle, qui nous purifie, qui nous redresse , qui nous guérit, qui nous sanctifie , qui se fait notre joie, qui nous revêt de gloire. C'est lui l'auteur de tous les moyens dont Dieu se sert pour diriger les âmes , et c'est lui à la fois qui nous en a mérité l'application par ses souffrances.

Que ce caractère est bien exprimé par Ézéchiel, (34, 11-16 ) « Voici ce que dit le Seigneur : Je chercherai moi-même mes brebis , je les chercherai de nouveau , comme on voit le Pasteur compter et revoir son troupeau lorsqu'il se tient au milieu des brebis dispersées: ainsi je chercherai mon troupeau. Je tirerai mes brebis de tous les lieux dans lesquels elles se sont répandues au jour de l'orage et de l'obscurité , je les appellerai du milieu des nations , je les recueillerai sur toutes les plages, et je les introduirai dans la terre qui leur appartient. Je les mènerai paître sur les montagnes d'Israël, au bord des rivières, dans tous les lieux de repos. Je les mènerai paître dans les pâturages les plus abondants ; leurs pâturages seront sur le sommet des montagnes d'Israël. Là elles se reposeront au milieu d'une herbe verdoyante, elles se rassasieront dans les riches pâturages des montagnes d'Israël. »

Et ainsi, lui-même cherche ses brebis et les conduit lorsqu'elles sont égarées; si elles sont en captivité, il les rachète; malades, il les guérit; il les préserve de tout mal , il les guide au bonheur et leur livre les plus beaux pâturages; il les nourrit su rie bord des ruisseaux, dans tous les lieux où habite la paix; quoi qu'il arrive, quelles que soient les vicissitudes du temps , elles sont assurées de leur pâture.  Et comme tout cela arrive par Jésus-Christ, le prophète ajoute aussitôt : « Je susciterai pour elles un pasteur , et mon serviteur David les mènera aux pâturages ; c'est lui qui les fera paître, c'est lui qui sera leur Pasteur, et moi le Seigneur je serai leur Dieu , et mon serviteur David sera au milieu d'elles comme leur prince. »

Dans ce passage d'Ézéchiel nous avons à observer trois choses. La première est que, pour mettre à exécution tout ce que Dieu promet aux siens, il leur dit qu'il leur donnera Jésus-Christ pour pasteur, et il l'appelle son serviteur David, parce qu'en effet Jésus était Fils de David selon la chair. La seconde est que pour de si grandes choses il promet un seul Pasteur, autant pour nous montrer que rien n'est impossible à Notre-Seigneur, que pour nous convaincre que c'est toujours lui qui nous conduit en personne. Parmi les hommes, bien que le pouvoir soit aux mains d'un seul, il n'arrive jamais que de fait un seul ait toutes les charges du gouvernement; il y a, sous un chef , un grand nombre d'officiers subalternes; et d'ailleurs on trouve dans ce chef une multitude d'impulsions contraires, celles de ses passions, de ses affections , de ses intérêts, qui inspirent un grand nombre des actes qu'il accomplit.

En troisième lieu , ce Pasteur que Dieu promet et qu'il a donné à son Église doit être au milieu des brebis comme un prince élevé sur son trône : cela veut dire qu'il sera dans le secret des cœurs, s'en rendant maître et les gouvernant directement. Car il est certain que la véritable nourriture de l'homme, son vrai pâturage, est au milieu de lui-même et dans les biens intérieurs qu'il possède. Écoutons à cet égard une sentence d'Épictète le philosophe , dans son Manuel (1) :

« Parmi les choses qui existent, les unes sont en notre pouvoir, les autres hors de notre portée. Ce qui est en notre pouvoir, ce sont les jugements que nous formons, les appétits , les désirs, les écarts de toute nature, en un mot tout ce qui constitue nos. œuvres. Ce qui est indépendant de nous, ce sont le corps, la richesse, les honneurs, l'autorité, en un mot tout ce qui ne saurait être appelé notre œuvre. Ce qui dépend de nous n'éprouve de difficultés d'aucune sorte, nul obstacle , nul empêchement. Il n'en est pas ainsi du reste; nous pouvons, dans ce qui nous échappe, être troublés , empêchés , gênés, asservis. C'est pourquoi, faites bien attention que, si vous prenez comme libre ce qui est dépendant et esclave, ou comme étant à vous ce qui appartient à un autre, vous tomberez dans de graves difficultés, dans la contradiction, dans le trouble, et vous vous en prendrez alors à Dieu et aux hommes. Mais si, au contraire, vous ne regardez comme à vous que ce qui vous appartient réellement, accordant également aux autres ce qui est à eux, personne n'aura jamais puissance contre vous; vous ne recevrez d'atteinte de qui que ce soit pas plus que vous n'en porterez vous-même. Point d'ennemi contre vous, point d'homme qui prenne
plaisir à vous tourmenter ou à vous contrarier, on qui pèse sur votre volonté pour la déterminer a une action que désavoue l'intelligence. »

(1) On se rappelle qu'Épictète fut l'un des plus célèbres philosophes de l'antiquité grecque et du stoïcisme. Il vivait à la fin du 1 er siècle, sous Domitien. Son fameux Manuel, écrit par un de ses disciples , est ce que la philosophie rationaliste peut opposer de plus parfait aux doctrines révélées , dont il est d'ailleurs infiniment probable qu'Épictète a été plus ou moins illuminé. Toute sa morale se réduisait à ces deux principes si féconds: « Abstiens-toi, Résigne-toi ! »

C'est pourquoi, ajouterai-je, autant ce qu'il y a de meilleur pour l'homme consiste dans le bon usage de tous les éléments dont il peut absolument disposer et qui sont au dedans de lui-même, sous son libre arbitre et loin de toute coaction, autant il est vrai que gouverner, régir, entretenir l'homme, c'est faire en sorte qu'il use bien de ces éléments intérieurs dont il a le suprême domaine.  C'est donc à très-juste droit que Dieu place Jésus-Christ, qui est son pasteur, au milieu des entrailles de l'homme, afin qu'ayant sur lui toute autorité , il soit le principe de ses jugements, de ses pensées, de ses appétits et de ses désirs ; qu'il les tourne vers le bien , et que de là l'âme retire une force invincible, un aliment substantiel, principe de vigueur pour elle. C'est bien ce qu'exprimait ce prophète qui disait : « Ils seront menés paître dans les meilleurs pâturages de leur propre terre ; » c'est-à-dire dans ce qui est véritablement et proprement le sort heureux, la félicité de l'homme, sa vie intérieure.

Là ne se borne pas la mission du pasteur annoncé par l'Écriture. Il conduit ses brebis sur les montagnes les plus élevées d'Israël : c'est-à-dire, il les mène aux biens suprêmes de l'éternité, qui sont de toute manière au-dessus de ceux de ce monde. En effet, ce Pasteur admirable est le maître souverain de tous ces biens; il en est entouré, il y préside, ou, pour parler plus vrai, il les renferme tous dans sa personne comme dans leur source même. De là vient qu'il attire sans cesse à lui ses agneaux ; il va les trouver , il les appelle , il les embrasse, il les cache dans son sein, il les élève avec lui dans les hauteurs célestes, comme le disait le prophète.

Et ainsi Jésus, si élevé en lui-même par suite des richesses éternelles qu'il possède, l'est encore dans ses brebis, parce que, en les paissant, il les détache du sol où reposent leurs pieds, il les en éloigne, il les attire à lui , au sein de ses mystérieux et admirables trésors, où il les comble de biens et de dons ineffables. Étant donc admis qu'il réside au milieu de chacune de ses brebis, qu'il les mène au pâturage en s'unissant à elles et en les incorporant en quelque sorte à lui, ainsi que je viens de le marquer, nous voyons dans cette simple explication combien justement on lui peut attribuer ce que nous avons dit convenir à un Pasteur, c'est-à-dire de réunir dans un seul troupeau , dans un seul corps, toutes les brebis différentes. C'est ce que fait encore Notre-Seigneur d'une merveilleuse manière : nous aurons peut-être occasion de le faire voir longuement plus tard.

Qu'il suffise , pour l'instant , de savoir que le vêtement n'est pas aussi intimement uni à celui qu'il couvre , que la ceinture ne touche pas d'aussi près les flancs qu'elle entoure , que la tête ne fait pas avec les membres d'un être vivant un tout plus inséparable, que le père n'est pas plus étroitement attaché à son Fils ni l'épouse à l'époux, que Jésus-Christ, notre céleste pasteur, n'est uni à ses brebis et ne les unit entre elles pour former un troupeau unique. C'est là ce qu'il veut, c'est là ce qu'il recherche, c'est là où il arrive. Les législateurs , les chefs d'école, les fondateurs d'états, qui ont paru avant lui, et en dehors de lui, dans le monde, n'y ont point semé la paix, mais la division (1) ; ils ne sont point venus

(1) Qu'est-ce, en effet, que la multitude des peuples et des gouvernements qui partagent le monde , sinon le fractionnement à l'infini de la grande famille humaine ? La société chrétienne , au contraire , est véritablement une , c'est même là un des caractères qui la font reconnaître: Unam, Sanctam , Catholicam et
Apostolicam Ecclesiam


former un bercail ; mais plutôt, comme il est dit dans saint Jean (10, 8, 10, 12), ils ont été des larrons et des mercenaires, entrés parmi les brebis pour diviser, irriter, donner la mort. Encore que la multitude des méchants se ligue pour livrer des combats aux brebis du Seigneur, ils ne forment point pour cela une seule âme , un seul tout; on ne voit point parmi eux un seul troupeau sous une seule houlette; mais dans leur conjuration, c'est le désordre le plus triste et le plus varié des concupiscences, des passions, des désirs, des volontés opposées. Point de bercail ni de repos pour ces hommes; c'est une lutte continuelle; assemblage accidentel d'ennemis acharnés qui se détestent et se repoussent de cœur, chacun d'eux a sa propre volonté et ses inclinations auxquelles il sacrifie tout. Qu'il en est autrement, ô mon pasteur divin, sous le bras de votre commandement !

Voilà pourquoi vous êtes appelé le pasteur par le prophète Ézéchiel, 34, 23 : « Suscitabo super eas Pastorem unum. » Votre travail propre, c'est d'établir l'unité.
Nous venons de le démontrer abondamment, Jésus est pasteur, et à ce titre il veille perpétuellement sur son troupeau, non-seulement pour le garder de tous les dangers et l'environner de remparts solides contre l'ennemi, mais encore pour l'améliorer et le faire profiter de plus en plus. « Les yeux du Seigneur, disait David [Psaumes. 33, 16), sont ouverts sur les justes, et ses oreilles sont attentives à leurs prières.»

Et dans un autre endroit il est écrit (Isaïe, 49, 16) : « Quand même une mère viendrait à oublier son fils, pour moi je ne vous oublierai point. » S'il appartient à un Pasteur de travailler en faveur de ses brebis sans égard aux intempéries et à la rigueur des saisons, qui a jamais travaillé comme l'a fait Notre-Seigneur en faveur de ceux qui sont à lui? C'est bien avec vérité que Jacob, semblant parler en son nom, disait à Laban (Genèse, 31, 40) : « Le jour et la nuit j'étais dévoré par la chaleur , par le froid , et le sommeil s' est enfui de mes yeux. » Que si l'on voit encore un Berger vivre dans l'humilité d'une basse condition, couvert de vêtements pauvres, traité sans respect et obligé de pourvoir lui-même à ses nécessités, n'avons-nous pas vu Jésus-Christ , devenu semblable à ceux qu'il venait sauver , prendre la forme d'esclave , « Formam servi accipiens », pour se mettre à la tête de son troupeau et le conquérir ?

Après nous être ainsi étendus sur la convenance qu'il y a à donnera Jésus le nom de Pasteur, disons maintenant un mot des avantages que dans cet office le Sauveur possède sur tous les autres Pasteurs. C'est qu'en effet non seulement il est pasteur, mais pasteur comme jamais il n'y en eut au monde. Il nous en avertit lui-même au chap. 10 de saint Jean : « Je suis , dit-il , le bon Pasteur : » c'est-à-dire le Pasteur par excellence, le Pasteur élevé par ses qualités propres au-dessus de tous les autres Pasteurs. Ceux-ci ne sont Pasteurs que par accident, par circonstance : Jésus est né pour être pasteur, et avant de naître il a choisi ce but de son incarnation; en sorte que , comme il le dit dans saint Luc, 15, 4, il n'est descendu du ciel que pour courir après la brebis perdue. (II s'agit de la parabole de la brebis perdue )

Aussi , à peine est-il né à Bethléem , qu'il en instruit les bergers de la Judée. C'est là son premier point de supériorité. — En second lieu, les autres Pasteurs gardent le troupeau qui leur est remis, mais notre divin Pasteur se fait à lui-même son troupeau. Nous devons donc à Jésus-Christ une éternelle reconnaissance non-seulement pour la bonté avec laquelle il nous gouverne et nous paît , mais aussi et principalement pour le choix qu'il a fait de nous. Créatures sauvages et méchantes, il fait de nous des agneaux; égarés et perdus, il nous a cherchés pour nous recueillir dans son bercail; il place en nous les inspirations les plus douces, la simplicité du cœur, une sainte et persévérante humilité : liens nouveaux qui nous rattachent à sa bergerie. — Troisièmement, il est mort pour ses brebis : et quel autre Pasteur en a jamais fait autant?

Pour nous retirer de la gueule du loup, il s'est immolé volontairement et il a donné sa chair à déchirer à ces cruels ennemis de son troupeau. — Quatrièmement, Pasteur , il est aussi pâture et aliment des siens. S'il les nourrit, c'est de son corps et de sa vie spirituelle; s'il les abreuve, c'est de son sang et de son Esprit. Par les flammes d'amour qu'il excite dans leurs âmes il se fait un avec eux , il les change en lui-même. En se nourrissant de lui, ses brebis se dépouillent d'elles-mêmes pour revêtir les qualités de Jésus-Christ. Le troupeau, engraissé par cet admirable pâturage , en vient à ne faire plus qu'un avec le Pasteur. (Remarquons encore que les autres Pasteurs , loin de servir de nourriture à leurs brebis, tirent eux-mêmes d'elles ce qu'il ont pour soutenir leur propre existence.)

Enfin, pour achever ce que nous avons à marquer sur ce Nom , si les antres qualités dont nous avons parlé jusqu'ici et dont nous parlerons par la suite de cet entretien conviennent à Notre-Seigneur sous un certain point de vue et jusqu'à une limite définie de temps ou de circonstances, le Nom de Pasteur n'a point de terme possible dans l'application qu'on lui en fait. Avant sa naissance corporelle , il a donné leur nourriture aux créatures dès le moment de leur existence. C'est lui qui administre et soutient toute chose, qui donne aux anges leur aliment, et tout attend de lui sa conservation, suivant le mot du Psalmiste (103 , 27). Incarné, descendu parmi nous, il continue ce divin office, il nourrit l'homme de son esprit et de sa chair.

A peine remonté au ciel, il en fit descendre encore ce qui nous maintient dans la vie; aujourd'hui, plus tard, dans tous les temps et à toutes les heures, d'une manière secrète et merveilleuse, par mille moyens différents, il nous envoie ce dont nous avons besoin. Sur la terre il nous conduit aux pâturages; dans le ciel il sera encore notre Pasteur , lorsqu'il nous y aura attirés auprès de lui ; les siècles s'écouleront dans ce fortuné séjour, et avec eux la vie des brebis du Seigneur se perpétuera éternellement. Jésus vivra en elles, il leur communiquera sa propre vie. C'est là qu'il sera pour toujours leur Pasteur et leur pâturage.

— Marcel s'arrêta à cet endroit et fit signe à Sabinus de continuer sa lecture. Celui-ci prit aussitôt le manuscrit et lut :


Dernière édition par MichelT le Mar 19 Avr 2016 - 0:23, édité 2 fois

MichelT

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Mar 19 Avr 2016 - 0:18

CHAPITRE 6

Jésus-Christ Montagne de Dieu.


Jésus est encore appelé MONTAGNE, comme on le voit au chap. 2 de Daniel , où il est dit que «La pierre qui frappa les pieds de la statue qu'avait vue en songe le roi de Babylone , et qui la mit en pièces , se changea en une haute Montagne qui couvrait toute la surface de la terre». On lit aussi au chap. 2 d`Isaïe : «Dans les derniers jours , la Montagne de la maison du Seigneur sera établie sur le sommet des montagnes ; elle s'élèvera au-dessus des collines, et toutes les nations accourront vers elle». Enfin il est dit au Psaume 67 : «La Montagne du Seigneur est riche et toute pleine de fruits»

Sabinus referma le cahier. Julien prit aussitôt la parole.

— « Puisque votre écrit joue ici , Marcel , le rôle de Pythagore, qui avait le privilège d'affirmer sans justifier sa parole par des preuves philosophiques, je pense que vous ouvrirez pour lui la bouche et parlerez à sa place. Or, les passages allégués à l'instant, les deux derniers surtout, ne sont pas si évidemment applicables à Jésus-Christ qu'on n'ait lieu de douter, avec quelques interprètes, si réellement ils le concernent.

— Il est vrai, répondit Marcel, que les avis à cet égard sont partagés ; mais le cahier que nous lisons a
suivi la version ordinaire, qui est en même temps la plus certaine et la meilleure. En effet, dans le texte d’Isaïe, à l'endroit d'où il a été extrait, il n'y a pour ainsi dire pas un mot, ni avant ni après , qui n'ait trait au Christ. Notre-Seigneur y est, au contraire, montré pour ainsi dire au doigt. Le premier de ces passages porte : « Dans les derniers jours. » Or, comme vous le savez, la fin des jours ou les derniers jours , dans le style de l'Écriture, est une expression qui désigne le temps de la venue de Jésus-Christ. C'est ainsi qu'on doit interpréter cette figure , notamment dans la prophétie de Jacob [Genèse, 49, 1), et dans plusieurs autres endroits. En effet, le temps de sa venue, auquel commença à se montrer la lumière évangélique en même temps que le Sauveur naissait lui-même, et de plus la durée du mouvement de cette lumière, qui n'est autre que celle de sa prédication, soleil divin embrassant le monde entier et illuminant successivement tous les peuples, tout cela, en renfermant l'évènement et son accomplissement parfait, sa durée même, est appelé Un Jour , parce que c'est une copie en quelque sorte de l'apparition matinale de l'astre du jour et de sa révolution autour du monde dans l'espace de vingt-quatre heures. On ajoute le dernier jour, et voici pourquoi :

— Lorsque le soleil de l'Évangile achèvera sa course, ce qui aura lieu quand il aura lui sur toutes les plages sans exception, à l'exemple du soleil matériel, il n'y aura plus après lui d'autre jour. C'est Notre-Seigneur qui nous l'apprend ( Matth. 24, 14) : « Cet Évangile sera annoncé dans tout l'univers, et alors viendra la consommation. »

Il est dit, en outre, que la Montagne du Seigneur sera établie. Le mot original marque un établissement
fixe et invariable , non point momentané ou soumis aux atteintes et aux injures du temps. Ne lisons-nous pas au Psaume en, 19 : « Le Seigneur a affermi son trône au-dessus des cieux. » Or, je vous le demande, quelle autre montagne y a-t-il , quelle autre élévation inébranlable, sinon Jésus-Christ seul , dont le règne ne doit point avoir de fin, suivant la parole de l'ange à Marie (S. Luc, 1, 32).

Continuons. « La Montagne de la maison du Seigneur. » Ici nous voyons l'explication d'une parole par l'autre : car le texte signifie manifestement : Cette Montagne, c'est la maison du Seigneur. La maison du Seigneur, entre toutes, qu'est-ce antre chose que Jésus notre Rédempteur, en qui repose et réside l'Être divin, suivant le mot de saint Paul aux Colossiens, 2, 9 : « In ipso inhabitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter » ?( Car en lui habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité.)

Le texte porte encore : « Sur le sommet des Montagnes.» Or, on ne saurait parler ainsi d'un autre que de notre Sauveur. Le mot Montagne , dans la Sainte-Écriture et suivant le langage mystérieux de l'Esprit Divin, signifie tout ce qui est élevé, ou dans l'administration temporelle , tels que les princes , ou dans la vertu et la science spirituelle, tels que les prophètes, les supérieurs ecclésiastiques. Dire dans un sens absolu « les Montagnes,» c'est marquer toutes les Montagnes, ou bien, comme on peut l'entendre par rapport au premier texte, les Montagnes les plus importantes, soit par suite de leur élévation , soit à cause des qualités qui les distinguent.

C'est pourquoi, l'expression que nous étudions ne signifie pas seulement que cette divine Montagne est plus haute que les autres, mais qu'elle est placée sur leur tête : de telle façon que ce qu'elle a de plus bas domine nécessairement ce que les autres ont de plus élevé. Unissant donc aux expressions claires par elles-mêmes ce que je viens d'observer, nous tirerons cette conclusion : que la racine, ou la partie inférieure de la montagne dont il s'agit dans le texte d'Isaïe, c'est-à-dire ce qu'il y a en elle de moins élevé , de plus humble , repose sur toutes les hauteurs les plus sublimes, tant de l'ordre temporel que de l'ordre spirituel. Encore une fois, de qui parlera-t-on dans des termes si magnifiques , si ce n'est de Jésus-Christ ?

Au reste, examinons un peu ce que dit la Bible lorsqu'elle parle en termes simples et ouverts de Jésus-Christ; rapprochons ces passages de celui d'Isaïe; et, s'il demeure bien constant que des deux côtés l'objet
est le même , nous n'aurons plus à conserver un doute. Que marque David? « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à vous servir de marchepied ». Voici saint Paul (Philippiens, 2, 10) : «.... Afin qu'au nom de Jésus tous fléchissent le genou, aussi bien les habitants du ciel que ceux de la terre et ceux de l'enfer. » Le même Apôtre, parlant directement du mystère du Christ, dit ailleurs ( 1. Corinthiens.,1, 25) : « Ce qui est (ou mieux ce qui paraît) infirme en Dieu est plus fort que les hommes... Ce qui est en Dieu folie est plus sage que les hommes. »

N'est-il pas évident que là c'est notre Montagne qui est placée au-dessus de toutes les Montagnes , et que c'est vraiment à Jésus-Christ que tout ce qu'il y a de grand dans la nature et dans l'enfer sert d'escabeau? Toute créature fléchit devant lui le genou ; toute élévation s'incline devant sa face. Là nous voyons ses humiliations, les mépris dont il a été couvert, sa croix et ses tourments, être désignés comme plus puissants et plus sages que toute puissance et toute sagesse humaines ; c'est proprement et réellement le pied de la divine Montagne qui repose sur le sommet de toutes les Montagnes.

De ces considérations il résulte qu'il n'y a point à douter que Jésus-Christ est véritablement la Montagne
chantée par Isaïe et le Seigneur célébré par David au Ps. 109, psaume qui est d'un bout à l'autre une prophétie manifeste embrassant non point un seul mystère, mais à peu près tous ceux qui concernent notre salut opéré parle Dieu incarné. Si ce psaume paraît obscur, c'est à ceux-là uniquement qui n'entrent pas dans l'esprit de sa véritable inspiration, qui obéissent aux écarts de leur imagination propre , écarts que le prophète n'a ni pu ni dû prévoir. Il ne s'agit donc point de tourner de mille manières les paroles du texte , d'obscurcir et d'embarrasser la pensée par de vaines subtilités qui détruisent au lieu d'édifier.

Il faut prendre une bonne fois le fil conducteur, l'esprit de l'écrivain sacré, et alors on a devant les yeux un merveilleux enchaînement de vérités qui s'appellent mutuellement. En ce qui touche au point présent, et sans nous éloigner de notre but en expliquant tout le passage, il suffit de se souvenir que le verset en question est suivi de ces paroles : «Cette Montagne sur laquelle il a plu à Dieu d'habiter et où certainement il demeurera pour l'éternité. »

On ne saurait attribuer pareille application d'idée à aucun être créé. Il serait à propos d'examiner avec un soin attentif chacune des syllabes de ce verset, aussi bien que de celui qui précède ; mais nous ne devons pas nous écarter aussi longtemps de notre objet. Bornons-nous à constater ce premier point, que Notre-Seigneur est désigné lui-même par ce nom de Montagne. En second lieu, nous verrons, en nous appuyant sur ces mêmes passages, les qualités que l'Esprit-Saint donne à cette divine Montagne, Je dis donc, mes frères, que, en dehors de la supériorité incontestée que les Montagnes possèdent sur le reste des objets terrestres , supériorité qui appartient à Jésus-Christ comme homme sur toutes les créatures, la principale raison qui lui fait donner ce Nom est l'abondance, la multiplicité, la richesse infinie des biens qu'il renferme en lui-même.

Vous le savez sans doute , dans la langue hébraïque, qui est la langue originale des Saints- Livres (1), le mot Montagne , dans son sens propre et primitif, a le même sens que le mot moderne abondant,
plein, femme grosse ; en sorte que ce que nous nommons des Montagnes est appelé en hébreu objet plein et abondant, femme destinée à devenir prochainement mère.

(1) lien est ainsi pour presque tous les livres de l'Ancien-Testament. Cependant les livres de Tobie , de Judith et de Daniel ont été écrits primitivement en chaldéen , aussi bien que quelques passages d'Esdras et de Jérémie. Le second livre des Machabées a été écrit en grec. Dans le Nouveau-Testament, le seul Évangile de saint Matthieu a été écrit en hébreu, les autres l'ont été en grec. (Note du texte espagnol).

Une pareille acception est naturelle et juste. Toute Montagne est haute et arrondie, son sommet enflé représente le sein d'une mère. De plus , elle renferme en elle-même, comme si elle le concevait pour le donner à la lumière en son temps, à peu près tout ce que l'on prise en ce monde. Elle produit des arbres d'espèces variées, d'où l'on sait tirer le bois pour la charpente des édifices, ou bien des fruits pour la nourriture et l'agrément de l'homme. Elle offre des pâturages et des herbes en plus grande abondance que toute autre partie du sol; herbes souvent médicinales et douées de secrètes vertus pour la santé.

C'est dans les Montagnes que se forment le plus grand nombre des fontaines, les fleuves et les rivières, qui, partant de ces hauteurs, descendent dans la plaine , la fertilisent et lui donnent une partie de ses charmes les plus doux. C`est là encore que se composent le mercure, 1'étain, les mines d'argent, d'or et d'autres métaux, les pierres précieuses, les carrières de pierres propres à la construction des palais et à celle des murs qui protègent une cité contre l'ennemi. En un mot, les Montagnes semblent être un réservoir , un dépôt immense des plus riches trésors, du sol.

Reportons à Jésus-Christ ces idées et ces images. En tant que Dieu, en tant que Verbe divin par le ministère duquel le Père produit toute créature , il renferme en lui-même tout ce qui est créé , et dans le degré de perfection le plus élevé. Comme homme, — et c'est surtout ici notre point de vue , — n'est-il pas une montagne, un assemblage, la source de tout ce qui est bon , utile, agréable, glorieux, au-delà du désir et de la pensée?

En lui est le salut du monde, la ruine du péché, la victoire sur le démon. Les canaux de grâces et de
vertus qui coulent sur nos âmes, au plus profond de nos cœurs, où elles opèrent tant de miracles, n'ont-ils pas en Jésus leur point de départ et leur source ? N'est-ce pas en lui , dirai-je encore , que prennent naissance, force et vie , que se couvrent de feuillage et de fruits, les cèdres au front superbe et ces arbres de la myrrhe et de l'encens , comme les appelle le Cantique des Cantiques, 4, 14 : je veux dire les apôtres, les martyrs, les prophètes, les vierges?

Il est lui-même le sacrifice et la victime, le pasteur et le pâturage , le docteur et la science, l'avocat et le juge , la récompense et le distributeur de la récompense, le guide et la voie, le médecin et le remède, la richesse, la lumière, la protection, la consolation unique de tout ce qui est. Par lui nous nous réjouissons dans nos tristesses; il est notre conseil dans les difficultés de la vie, notre secours dans les périls et dans les tentations du désespoir, notre salut en un mot. Et , afin de nous attacher plus indissolublement à lui, de peur qu'en cherchant ailleurs ce qui nous manque nous n'allions nous éloigner de son adorable personne, il a mis en lui-même la source abondante, le magasin, si nous osons nous servir de cette expression, le trésor immense et libéral de tout ce qui nous est nécessaire , utile ou agréable , dans la prospérité comme dans le malheur, à la vie et à la mort, pendant les années si pénibles de notre exil terrestre et jusqu'au moment de notre entrée dans cette éternelle félicité à laquelle nous aspirons.

Une Montagne élevée touche de son sommet les nuages; elle les perce, il semble qu'elle monte jusqu'au ciel; sur ses flancs elle donne des vignes et des moissons , en même temps que de fertiles pâturages aux troupeaux. Ainsi , en Jésus-Christ, ce qu'il y a de plus élevé, la tête, c'est la personne divine, Dieu, qui domine tous les cieux, abîme de la sagesse incréée, immense hauteur à laquelle nous n'atteindrons jamais, qui que nous soyons. Mais aussi , ce qui s'incline vers nous, ce qui nous représente les flancs de cette Montagne sacrée, ce sont les douces paroles évangéliques, la vie pauvre et exemplaire que le Verbe incarné a voulu mener parmi nous, les œuvres qu'il a accomplies comme homme , ses douleurs , sa passion , les outrages que les hommes lui ont fait endurer et qu'il a soufferts pour les sauver eux-mêmes.

Tels sont les pâturages qu'il offre à ses brebis. Là nous trouvons le blé qui donne de la force au cœur
humain , le vin qui excite en lui la vraie et sainte joie, l'huile d'olive qui entretient la lumière et dissipe nos
ténèbres morales. « Le rocher, dit le Psalmiste , 103, 18, est un lieu de retraite pour le lièvre. » Ah ! c'est bien en vous , ô vrai refuge des pauvres cœurs troublés , ô Jésus notre Sauveur, c'est en vous, appui si doux et si sûr ami si compatissant e-t si fidèle , c'est en vous que, pleins des tristesses et des dégoûts de ce monde, nous nous, jetons avec abandon. Vienne donc à tomber l'eau des nuages, viennent à s'ouvrir les cataractes du ciel ; que la mer franchisse ses limites, qu'elle couvre de ses flots déchaînés l'univers en proie à un nouveau déluge : attachés à notre céleste Montagne , bien loin par-delà les dangers terrestres, nous ne craignons rien.

Et quand même, suivant l'expression de David (Ps. 45, 3), les hauteurs, s'arrachant de leurs fondements, iraient se précipiter dans la mer , pour nous , sur notre Montagne éternelle et protectrice, nous demeurerons à jamais inébranlables. Mais pourquoi ces images , et où me conduit l'animation du discours? Revenons à notre sujet ; et, après avoir montré pourquoi le Sauveur est appelé MONTAGNE, examinons les qualités qu'à ce titre lui attribue l'Écriture.

On lit dans Daniel, 2, 34, qu'une pierre lancée par une force inconnue frappa les pieds de la statue et la
réduisit en poussière , et que cette pierre , grossissant peu-à-peu, devint une Montagne si grande qu'elle couvrit toute la terre. Nous devons donc observer d'abord que cette énorme Montagne a commencé par n'être qu'une petite pierre, Jésus-Christ est appelé pierre pour différentes raisons; mais ici ce mot représente à la fois force et petitesse. Nous ferons attention que ce n'est point lorsque la pierre de Daniel fut devenue Montagne qu'elle tomba sur la statue et la brisa, mais lorsqu'elle n'était encore qu'une masse légère.

Jésus-Christ pour abaisser la hauteur et détruire la tyrannie du démon ( des anges déchus), aussi bien que le culte qu'il se faisait rendre et les temples qu'il avait inspiré à ses adorateurs de lui consacrer, n'a point fait usage de son plus grand pouvoir ; il n'a peint étendu contre lui son bras formidable ni fait peser sur sa tête maudite le poids de sa divinité cachée sous les voiles de l'humanité. Ses armes étaient ce qu'il y avait en lui de plus humble et de plus petit : sa chair sainte , le sang de ses veines , la captivité, les tourments et la mort qu'il a affrontés pour nous.

De si faibles choses ont eu la plus incroyable force; il a bien fallu qu'à la mort de cet auguste Rédempteur toute la superbe , tout l'empire de l'enfer s'avouât anéanti et vaincu. Et ainsi Jésus a été d'abord une faible pierre, et cette pierre s'est faite montagne. Jésus a commencé par s'humilier, et humble il a vaincu; vainqueur couvert de gloire, il a laissé apercevoir sa divine majesté, et il a rempli la terre et le ciel de la vertu de son Nom. Écoutons saint Paul écrivant aux Éphésiens , 4, 9 : « Jésus-Christ est monté : qu'est-ce à dire, si ce n'est qu'il était descendu d'abord dans les parties inférieures de la terre? Celui qui est ainsi descendu , c'est Celui-là même qui est monté de la sorte au-dessus de tous les Cieux afin d'accomplir toutes choses. »

Ailleurs encore il écrit (Philippiens. 2, 8) : « Il s'est humilié lui-même jusqu'à la mort , et à la mort de la croix : et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un Nom qui est au-dessus de tout nom.» On sait que plus un arbre enfonce profondément ses racines, plus aussi il croît en hauteur et en force. De même, c'est à la bassesse et à la petitesse de cette pierre qu'il faut attribuer la grandeur sans limites de la divine et éternelle Montagne que nous contemplons dans cette étude. Plus Jésus s'est humilié, plus il a été élevé en gloire et en puissance.

L'expérience nous montre encore qu'une pierre, si petite qu'elle soit, frappe un grand coup lorsque le
bras qui la lance est fort. On pourrait donc penser peut-être que , si la pierre du prophète mit en morceaux la statue, ce fut par suite d'une force particulière de projection. Mais le Saint-Esprit ne veut point qu'une supposition pareille ait lieu, et il fait marquer expressément par l'écrivain sacré que la pierre frappa la statue sans être lancée par une main quelconque : ce qui veut bien dire que toute sa force lui venait d'elle-même, et d'elle seule. Appliquons encore ceci à notre sujet. Ce qui a paru en Jésus-Christ faible et de vile condition , sa passion et sa mort, les ignominies dont on l'a accablé, a été si véritablement de pierre, c'est-à-dire si dur à la résistance, si fort et si violent à l'attaque , que le monde dans son orgueil n'a pu résister à une telle impulsion; il s'est brisé, comme un verre léger sous un choc inattendu.

Et remarquons de plus , non sans admiration, que cette pierre n'a point frappé de front cette énorme masse , mais elle a atteint seulement les pieds, où jamais une blessure n'est mortelle. Nonobstant cela, le coup a été assez terrible pour tout entraîner sur le sol. Ainsi , dès le commencement du règne évangélique, dès les premiers coups de Jésus-Christ contre le monde dans tout l'éclat de sa force , c'est aux pieds que l'attaque s'est faite, à cette partie qui touche le sol dans la société : je veux dire les humbles conditions, les hommes simples et vulgaires.

Et ceux-ci une fois frappés, une fois vaincus par la vérité, séparés violemment du monde , morts à ses principes et entièrement dominés par la divine pierre, est venu le tour de la tête et du tronc : les sages et les puissants sont tombés, les uns pour se soumettre volontairement à cette pierre invincible, les autres pour demeurer brisés par elle aux yeux de l'univers; ceux-ci pour abandonner aussitôt leurs mauvaises mœurs, ceux-là pour s'enfoncer de plus en plus dans le mal. Et ainsi, destruction d'un côté, conversion de l'autre : la pierre, après cette grande œuvre , s'est changée en montagne , et seule elle a cou vert le monde.

Caractère non moins digne de remarque : cette montagne, la terre ne l'a point formée, c'est de pierre
qu'elle est composée, afin que nous comprenions bien qu'elle est inébranlable sur sa base, qu'aucune secousse , aucun mouvement du sol, ne la peut émouvoir. Et à ce sujet passons à la parole suivante de David, « La Montagne du Seigneur, dit-il , est une Montagne pressée , une Montagne grasse, » c'est-à-dire abondante et fertile, comme nous disons d'une terre qu'elle est grasse. Les qualités d'une terre pareille sont d'être épaisse, forte, point sablonneuse; elle boit aisément l'eau, s'en imprègne et se remplit de suc. Les moissons alors répondent à cette richesse du sol; on les voit épaisses et hautes , couronnées d'épis magnifiques. Il est vrai, pour nous en tenir à la lettre , que le texte original porte Basan, nom propre d'une Montagne de la terre sainte, située de l'autre côté du Jourdain, vers les tribus de Gad et de Ruben.

Cette Montagne était renommée pour sa fertilité ; en sorte que notre version , tout en supprimant le nom , a parfaitement conservé le sens et exprimé la même idée. — Jésus-Christ, de même, n'est point semblable à un sable léger et mouvant; c'est , au contraire, une terre forte et grasse, qui boit et renferme en elle tous les dons du Saint-Esprit, désignés souvent dans l'Écriture sous la figure des eaux. Aussi, le fruit qui sort de cette montagne, les moissons qui s'y font voir nous prouvent merveilleusement la fertilité dont elle est douée.

David, au Psaume 71, 16, parlant, sous cette même figure, de ces moissons qui représentent incontestablement le règne de Jésus-Christ, dit en propres termes : « Une poignée de blé sera jetée en terre sur le sommet des Montagnes , et le fruit qui en sortira sera plus élevé que le Liban ; il fleurira au milieu des villes comme le foin qui couvre la terre. » Cette traduction est celle de l'auteur. Voici le texte de la Vulgate: « Et erit firmamentum in terra in summis montium ; superextolletur super Libanum fructus ejus , et florebunt de civitate sicut foenum terroe. »


À ce sujet, continua Marcel , je crois à propos de vous rapporter en passant la traduction en vers de ce
texte du psaume , par un de nos amis . La voici :

«. .. 0 siècle d'or , verrons-nous donc bientôt un seul épi sur le coteau produire un si riche trésor , que sa semence nous offre des moissons ondoyantes, s'élevant jusqu'à la cime du Liban? Alors le
froment croîtra , plus épais et plus pressé que l'herbe autour des habitations de l'homme... »


Et, afin que l'on voie clairement que ce fruit, qu'il appelle froment, n'est pas le blé matériel de nos campagnes, et que par cette abondance et fécondité il ne faut point entendre à la lettre une disposition du sol ni les faveurs d'une température clémente , mais qu'il s'agit d'un fruit de justice, de moissons toutes spirituelles qui jusque-là ne s'étaient jamais vues et qui se produisent par la vertu de la divine Montagne, le poète ajoute aussitôt : «La renommée a fait voler en tous lieux le nom de ce Roi , qui monte jusqu'au ciel. »

Mais peut-être ce nom lui est-il venu avec le fruit. Non, ce Roi vivait déjà, il existait dans le sein du
Père , avant que les siècles eussent commencé leur cours.

«... Ce nom brillait d'un éclat immense , avant même que le soleil eût donné sa lumière. En lui tous les mortels , jusqu'au dernier, seront bénis. Le jour , la nuit , en tout temps, les nations le chanteront et le couvriront de bénédictions et de louanges ; tous les peuples lui diront : Seigneur , Dieu d'Israël , quelle hymne peut égaler votre gloire ?»  Je me suis écarté de ma route, emporté par le goût de
la poésie; mais j'y reviens.

— Marcel s'arrêta un moment pour prendre un peu de repos. Il allait continuer, lorsque Julien l'inter
rompit :
— « Avant de passer outre , dites-moi, Marcel : cet ami que vous venez de citer et que vous prétendez
être connu de nous, je voudrais savoir son nom. Bien que je ne sois que médiocrement poète , ces vers
m'ont paru excellents ; et, quel qu'en soit l'auteur, je déclare que j'approuve fort cette consécration d'un
beau talent à célébrer la vérité chrétienne. C'est là le devoir du poète digne d'un pareil nom. »

— Rien n'est plus vrai, répondit aussitôt Marcel. Ce devrait être le seul objet de la poésie. Ceux qui la prostituent à autre chose, qui l'avilissent par des chants licencieux, devraient être châtiés comme les corrupteurs de deux choses très-saintes , la poésie et les mœurs. Ils corrompent la poésie. N'est-ce pas Dieu qui l'a inspirée aux hommes , afin que sur ses ailes ils s'élancent vers le ciel, d'où elle est descendue elle-même? Ce mot de poésie ne représente rien de moins, disons-le, qu'une participation du souffle céleste et divin.

Aussi , dans les prophètes , dans tous ceux qui ont été véritablement mus par Dieu, dans ceux qui pour d'autres raisons ont écrit sur les vérités divines, nous voyons le même esprit qui les excitait , qui leur montrait des hauteurs auxquelles les autres hommes n'atteignent pas, leur souffler en même temps un ordre de composition et de langage qui mettait dans leur bouche le nombre et l'harmonie des vers.

Leurs discours s'élevaient de la sorte bien au-dessus des discours humains , et les mots répondaient par la grandeur des images à la grandeur des pensées. De plus , les mauvais poètes corrompent les mœurs, ce qui est plus grave. C'est que les vices , les dégradations secrètes , rendus avec le charme de la poésie, pénètrent plus facilement à l'oreille, et par elle au cœur, déjà trop disposé au mal.

Ce mal alors, s'emparant de la créature, s'en rendant le maître et le tyran, en chasse peu-à-peu toute bonne pensée et toute retenue, quelquefois sans qu'on y fasse attention. Et certes , il faut bien le dire , c'est une sorte de plaisanterie , c'est une malheureuse inconséquence, que des mères remplies de zèle pour la bonne éducation de leurs filles leur interdisent soigneusement les compagnies dangereuses qu'offriraient à leur innocence certaines personnes même de leur sexe, et ne prennent aucun souci des poésies et des chansons plus que légères qui sont pour elles, par la mémoire, une compagnie journalière et constante, un poison doux et continuel qui circule petit à petit dans leurs veines et y produit bientôt d'affreux ravages.

Il en va de l'éducation et de la morale comme d'une cité : quand la forteresse principale est prise, tout est perdu. Le cœur une fois gagné, une fois égaré et adonné au vice, il n'y a plus de serrure, plus de garde si vigilante et si forte qui suffise. Notre sujet, je l'avoue, ne nous amenait guère à parler de cela; mais aujourd'hui la plaie est devenue si générale et si dangereuse, qu'on la retrouve à chaque pas et qu'on ne saurait en détourner son esprit.

Marcel reprit son discours.

— Nous disions tout-à-l ‘heure que cette divine Montagne , suivant le Psalmiste , est admirablement
fertile. Nous avons montré son importance par la quantité et par la beauté des moissons qu'elle a versées
sur le monde. Nous ajoutons que David, lorsqu'il en parle au psaume 71, 16 , dit que d'une poignée de blé
semée sur la cime de la Montagne il naîtra des épis si forts et si élevés, qu'ils égaleront en hauteur les cèdres du Liban. Chacun de ces épis serait donc comme un cèdre, et leur assemblage magnifique s'agiterait au souffle des vents, comme on voit au loin ondoyer la tête des cèdres et des autres arbres gigantesques qui servent de couronne au mont Liban. Dans ce passage, le Prophète-Roi signale trois qualités que nous devons étudier.

Il nous parle d'abord de blé ou de froment, chose utile, nécessaire même pour la vie, et non point d'arbres ou de végétaux plus brillants en feuilles ou en branches que remarquables par leurs fruits : ce dernier
caractère convient aux anciens philosophes et à tous ceux qui ont prétendu être vertueux en s'appuyant
sur eux-mêmes et sur eux seuls. En second lieu , il nous apprend que ces moissons non-seulement sont plus profitables et meilleures , mais dépassent de beaucoup en hauteur les cèdres du Liban. Par où nous sommes portés à comparer, pour l'avantage de ceux-ci, la gloire toujours plus grande et plus universelle dont jouissent les saints dans l'Église, avec celle des hommes que l'histoire nous recommande le plus pour leur sagesse ou pour leurs exploits.

Troisièmement, un si grand fruit est sorti d'un bien faible principe; c'était une poignée de froment jetée sur une Montagne, sur la cîme élevée où d'ordinaire le blé réussit assez mal, soit parce qu'il n'y rencontre que le rocher, ou tout ou plus une terre légère et sans profondeur, soit parce que le ciel y est sévère et froid , par suite de l'élévation. Voilà précisément l'une des plus singulières merveilles que nous apercevons dans la vertu pratiquée par le chrétien, à l'école de Jésus-Christ. Ses origines dans l'âme paraissent bien petites, c'est à peine si on les peut voir; et puis, par un mystère étrange, sans que l'on sache comment ni pourquoi, la voici qui grandit, qui s'élève, qui monte toujours et qui arrive à de divines hauteurs.

Nous savons tous les incroyables efforts de la sagesse antique pour rendre les hommes vertueux; nous avons vu ses préceptes, ses discussions, ses systèmes; aujourd'hui encore nous pouvons jouir de l'admirable douceur et de la mâle éloquence avec lesquelles elle inculquait à l'humanité ses conceptions morales. Hélas ! nous savons également à quelle stérilité désolante ont abouti tant de travaux et de discours.

Il n'en est pas de même avec Jésus-Christ. Examinons son œuvre. Il sème, non point une quantité notable, mais un seul grain de blé; il envoie douze hommes sans naissance et sans science; sa doctrine se prêche sans aucuns frais de rhétorique et de grammaire; elle n'a que des sentences courtes, simples , communes pour la forme, bien plus , dures et amères pour l'homme : et en peu de temps il sort de ces éléments infimes une incomparable moisson de vertus. Nous aurons occasion bientôt de revenir sur cette pensée.

Pour le moment, prenons-la seulement une minute encore, et voyons la chose dans le détail. Peut-on, sans être ravi d'admiration, suivre le travail intérieur qui se produit alors dans une âme? Ici c'est un être créé de Dieu, qui vivait sans règle et sans lois, n'obéissant qu'à ses passions, enfoncé , pétrifié pour ainsi dire dans le mal ; son Dieu c'était l'argent, son but le plaisir; orgueilleux avec tous, orgueilleux encore, mais cruel aussi , avec ses inférieurs. Il a entendu une parole ; une simple parole a frappé son oreille ; elle est descendue secrètement dans son cœur, elle y a déposé dans le silence un germe presque invisible, un mot qui s'entend à peine a été murmuré : et cet homme se réveille; il réfléchit, il est touché; ce n'est plus le pécheur que nous venons de plaindre et de détester.

En peu de jours la divine semence a levé, elle a étendu ses ramifications dans l'âme tout entière, elle l'a enveloppée, vivifiée; et cette branche desséchée que le feu de l'enfer attendait pour la consumer est devenue tout-à-coup un arbre vert et magnifique , couvert de fleurs et de fruits. Le lion s'est fait brebis; le larron qui dérobait le bien d'autrui se dépouille aujourd'hui du sien pour le donner; l'impudique qui portait partout avec lui la corruption répand la bonne et suave odeur de l'innocence recouvrée. Encore une fois, quels résultats ! quel développement miraculeux ! quelle transformation ! et comment une si humble plante a-t-elle pu grandir à ce point et se couvrir de si riches fruits?

Jésus-Christ nous parle lui-même de ce grain de moutarde qui prospère en peu de temps (St Matth. 13, 31 ; St Marc 4, 30; St Luc 13, 18); ailleurs il invoque la comparaison d'une perle orientale, petite en volume, mais d'une haute valeur (St Matth. 13, 45); ailleurs encore , c'est une légère masse de levain , on la mêle à une grande quantité de pâte, et elle y exerce promptement une action considérable (St Matth. 13, 33;
St Luc 13, 21). Il est inutile de chercher d'autres exemples , qui ne nous manqueraient pas, notamment dans saint Paul, dont aujourd'hui nous célébrons la mémoire.

Continuons. David ajoute : « Montagne pressée, Mons coagulatus. » Le sens de l'original fait allusion à un
fromage; il signifie encore tout ce qui est gonflé, et en général ce qui offre des renflements et des dépressions. C'est pourquoi, réunissant toutes ces significations, saint Augustin traduit Montagne de lait durci (In Psalm. 108, Serm. 17) ; d'autres interprètes mettent Montagne des mamelons; et ces deux traductions conviennent également bien. La première désigne visiblement la fertilité de cette Montagne. Elle n'est pas seulement d'une terre riche et parfaitement disposée, mais elle est elle-même un assemblage de lait durci, c'est-à-dire, en prenant l'effet pour la cause, un mont de fruits précieux, de pâturages pour les troupeaux, de pain pour les nécessiteux.

Saint Augustin en fait aussi la remarque, ce pain , aussi bien que cette fécondité de la Montagne , c'est ce qui soutient les parfaits; le lait durci et l'herbe des pâturages représentent la nourriture de ceux qui ne font que débuter dans le bien, selon le mot de l'Apôtre (1. Cor. 3, 1) : « Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait pour breuvage , et non point des aliments substantiels : car vous ne pouvez encore les supporter. »

Et de cette façon la divine Montagne est bien visiblement la nourriture de tous, et de ceux qui sont avancés dans la vertu et de ceux qui commencent seulement à s'y adonner. Dans la seconde interprétation , qui admet Montagne des mamelons, il y a une autre instruction à saisir. En effet, on voit, dans la nature, des montagnes qui n'ont qu'une pente régulière jusqu'à leur sommet, où elles forment une pointe arrondie et unique, et on en rencontre d'autres qui se terminent par plusieurs points et qui semblent composées de collines nombreuses.

Jésus-Christ n'est pas, comme les premières, une Montagne élevée et excellente par un seul endroit ; c'est une Montagne composée d'autres Montagnes, une grandeur pleine de grandeurs aussi incomparables que variées, « Afin que, comme l'écrit divinement saint Paul (Colossiens. 1, 18), cet auguste Maître ait la primauté au milieu de tout ce qui existe. » David va plus loin : « Ut quid suspicamini montes coagulatos ? Mons in quo beneplacitum est Deo habitareineo : etenim Dominus habitabit in finem. »« Pourquoi regarder avec envie,  montagnes élancées, le mont sur lequel il a plu à Dieu d`habiter, et même sur lequel le Seigneur habitera a jamais.» (Psaumes 67.)

Il s'adresse à tout ce qui se considère soi-même comme élevé et s'oppose à Jésus-Christ, osant lui disputer son souverain empire, et il leur dit :« Quid suspicamini» ce que saint-Jérôme traduit autre part (Psaumes 68) : « Pourquoi cette lutte? Que signifie cet antagonisme ?» C'est comme s'il disait : « Quelle est donc cette audace et cette présomption de votre part, ô Montagnes, si grandes que vous soyez dans votre estime propre , de vous présenter en face de cette Montagne unique, prétendant l'emporter sur elle ou placer en vous-mêmes ce que Dieu a réservé pour elle seule, c'est-à-dire son tabernacle éternel ! C'est, hélas ! une vaine fatigue, un inutile labeur. »

Deux faits ressortent de là pour nous. D'abord , que notre céleste Montagne est l'objet de l'envie et de la
contradiction de beaucoup d'autres Montagnes; ensuite, que la nôtre a été choisie du Seigneur entre toutes. Quant au premier chef, il se résume en cette assertion : C'est la destinée de Notre-Seigneur d'être toujours en butte à l'envie ; et ce n'est pas là un médiocre sujet de consolation pour ses serviteurs. Rappelons-nous la prédiction du vieillard Siméon, lorsqu'il l'accueillit au temple dans sa présentation et qu'il dit à Marie : « Cet enfant sera la perte et la résurrection de plusieurs en Israël , et comme le but des contradictions d'un grand nombre. » (S. Luc, 2, 34).

On lit aussi au Psaume 2, dans une acception semblable : « Quarè fremuerunt gentes , et populi meditati sunt inania ? Astiterunt reges terroe , et principes convenerunt in unum adversùs Dominum et adversùs Christum ejus. » « Pourquoi ce tumulte des nations, ces vains projets qui méditent les peuples? Ce sont les rois de la terre qui se soulèvent; les princes conspirent entre eux contre le Seigneur et contre son Christ.»

L'événement a confirmé pleinement cette prophétie; et pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à nous rappeler la guerre faite au Rédempteur par les chefs du peuple Juif pendant toute sa vie mortelle et la conjuration qui le remit entre leurs mains déicides. Chose bien étonnante , en vérité, quand on y veut réfléchir ! S'il s'était agi de traiter Jésus comme il le devait être en vertu de la dignité de son adorable personne; s'il avait ambitionné lui-même le pouvoir temporel sur toutes les créatures; si, dans ses paroles ou dans ses actes, il s'était montré impérieux, plein de lui-même et de sa grandeur; s'il avait eu la prétention avouée par lui, non pas de faire du bien à tous, mais de s'enrichir du bien des peuples,de vivre de leurs sueurs et de leur travail , dans un agréable repos, il n'y aurait point à s'étonner que bon nombre d'hommes lui portassent jalousie; cela serait, au contraire, dans la nature des dispositions humaines, et nous voyons chose analogue tous les jours autour de nous. Mais de dire qu'il était la douceur même, ne se préférant à personne , ne disputant jamais une prérogative ou une charge, vivant sans faste, dans l'humilité, faisant à tous les hommes sans exception un bien ineffable , sans chercher , sans demander , sans vouloir même en retour le moindre hommage ou la moindre offrande : c'est chose inexprimable qu'il y ait eu des peuples pour le détester, des grands pour l'avoir en horreur, lui pauvre et humble, des puissants et des ministres sacrés pour maudire un bienfaiteur universel et infatigable.

Mais sans doute cette envie , cette haine, aura fini avec son supplice; on n'aura plus fait d'opposition à ses disciples ni à sa doctrine, on ne se sera point élevé contre eux. N'allez pas le croire ce qu'ils
ont fuit au chef, ils le réservaient aux membres. Lui-même l'avait annoncé, au chapitre 15 de saint Jean, 20 : « Le disciple n'est point au- dessus du maître ; s'ils m'ont persécuté , ils vous persécuteront aussi. »

Et c'est ce qui leur est arrivé avec les empereurs , avec les rois, avec les princes, avec les sages du monde. Et ainsi, de même que notre bienheureuse Lumière, qui devait pour tous les motifs être aimée, a été poursuivie et persécutée, de même sa loi , sa doctrine , ses disciples ont été , sans en donner motif, en butte à l'envie et à la haine du monde dans ce qu'il a de plus élevé. Voici cependant des hommes qui prêchaient autour d'eux la nécessité, non point d'augmenter ses richesses ou de rechercher les dignités et les honneurs, mais de se dévouer à l'humilité, au désintéressement, de céder de son propre bien et de s'appauvrir soi-même pour soulager l'indigence des autres, de rendre le bien pour le mal; ces hommes non-seulement enseignent ces maximes, mais ils les pratiquent; ils deviennent les bienfaiteurs de leur siècle : conçoit-on que de tels hommes soient détestés et persécutés ?

Que si quelques individus leur ont voué ce sentiment , du moins comment admettre qu'il ait été partagé par les princes et les rois, et que la puissance publique ait pris les armes, ait déclaré une guerre à outrance à une si aimable et si humble bonté ? Mais telle était la destinée faite par Dieu à cette Montagne divine, pour l'exalter encore.

Si maintenant nous voulons examiner le principe et l'origine première de cette haine étrange , nous nous convaincrons aisément qu'elle a commencé longtemps avant que Jésus-Christ se fût incarné. Le premier qui lui voua un si horrible sentiment fut Lucifer, au dire du glorieux saint Bernard , qui comprenait bien en cela l'Écriture (In Cantica, Sermon 17, n. 5). Cet esprit maudit , lorsque Dieu lui eut révélé, a lui et à quelques autres anges , une partie de ses décrets éternels au sujet de ce mystère , lorsqu'il vit que le Père voulait faire du Verbe revêtu de chair le prince et le maître universel de tout ce qui existe, n'eut plus pour le divin Rédempteur qu'un sentiment de haine et de jalousie infernale.

C'est à cette occasion sans doute qu'il se précipita dans la révolte et qu'il tomba du haut du ciel au sein des enfers. C'est que , s'examinant lui-même et considérant orgueilleusement la perfection des dons naturels dont il était rempli ; plein de satisfaction et de vanité du singulier degré de grâce et de qualités éminentes auquel il avait été appelé dès le commencement des siècles, au-dessus de tous les autres anges, il se complut en lui-même et ambitionna ce haut partage fait au Verbe incarné. Alors se fit la révolte contre Dieu ; la sainte obéissance fut foulée aux pieds, la grâce devint de la superbe : et dès-lors Lucifer devint le chef de toute arrogance et de tout orgueil , pendant que Jésus-Christ est celui de tout ce qui est humble et doux. De même qu'en descendant une échelle on tombe d'un degré à un autre jusqu'au dernier , le démon tomba de la désobéissance dans la détestation du Rédempteur futur ; il conçut contre lui de l'envie d'abord, puis une irréconciliable haine; puis , de cette haine sortit bientôt le dessein de lui faire sans interruption la guerre avec toutes les forces dont il pouvait faire usage.

Ses premiers coups tombèrent sur Adam et sur Ève , et il tua en eux , autant qu'il lui fut possible , la succession entière de l'humanité. Il atteignit ensuite la personne même de l'Homme-Dieu , qu'il fit persécuter et conduire à la mort par ses suppôts. Ce n'était pas tout, puisque Jésus laissait des disciples : Lucifer continua ses hostilités contre ceux-ci; il les continuera jusqu'au dernier jour , allumant contre eux la fureur de tout ce qui lui appartient, c'est-à-dire de ses principaux ministres , qui sont tout ce que le monde renferme d'hommes pleins de leur sagesse ou de leur puissance. Et dans cette guerre, dans cette lutte mortelle , la force combattant toujours contre la faiblesse , l'orgueil contre l'humilité , l'adresse et la ruse contre la simplicité et la confiance, on n'en voit pas moins le triomphe perpétuel de ce qui paraissait devoir tomber dès les premiers actes de la lutte.

C'est contre de tels ennemis que, David prononçait les paroles que nous avions citées et qui nous retiennent un moment. Cet ange déchu, et les compagnons de sa révolte aussi bien que lui, tous enrichis et dotés de biens si extraordinaires, voilà les Montagnes qu'il appelle Montagnes des mamelons ou des hauteurs , Montagnes des Montagnes. Montagnes superbes, leur dit-il, vous êtes jalouses de la grandeur de l'Humanité sainte qui vous a été révélée; vous lui déclarez la guerre , dans le des sein de l'humilier et de la détruire ; il vous semble que cette grandeur et cette gloire vous appartenaient à vous-mêmes: pour moi, je vous assure que cette peine est inutile et ce labeur insuffisant ; tous vos efforts ne feront qu'augmenter le triomphe du Christ; quoi que vous fassiez, il posera sur vous ses pieds , et sur ce marche pied la divinité jouira éternellement, dans le repos et la félicité céleste , de la gloire qui lui appartient.

— Marcel cessa de parler, et aussitôt Sabinus, comprenant qu'il avait fini cette matière, reprit le manuscrit et l'ouvrit. — «Ce qui suit, dit-il , est exprimé en bien peu de mots; mais je crois que le sujet est fécond en développements et en instructions précieuses.»

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 23 Avr 2016 - 23:53

CHAPITRE 7

Jésus-Christ Père du siècle futur.


Le sixième Nom attribué à Notre-Seigneur est celui de Père du siècle futur , Pater futuri saeculi. Ainsi l'appelle lsaïe, au chap. 9 : «Il sera appelé le Père du siècle futur.»

— « Je n'avais pas encore épuisé ce que je voulais dire sur le Nom de Montagne, répondit alors Marcel.

Mais, puisque Sabinus a passé plus loin, je ne refuserai pas de le suivre, d'autant mieux que peut-être aurai-je l'occasion plus tard de revenir sur ce qui me restait à dire, avec un meilleur à-propos.

Sabinus a bien raison dans la réflexion qu'il vient de faire : ce qui nous est maintenant proposé est court en paroles , mais étendu en conséquences et en valeur; ou sinon étendu, du moins mystérieux et profond : car nous y trouverons une grande partie du mystère de notre Rédemption à expliquer. Merveilles admirables , en vérité, qui , si elles peuvent entrer dans mon entendement et sortir de ma bouche avec la force et l'expression qui leur conviennent et qui leur sont dus, nous illumineront magnifiquement et rempliront nos âmes de l'amour divin.

J'espère que Jésus nous inspirera lui-même, qu'il nous aidera dans nos saints désirs; et, dans cette confiance, j'aborde ce nouveau et grand sujet. C'est une chose incontestable, bien prouvée par la Sainte-Écriture, que l'homme, pour vivre selon la volonté de Dieu, doit naître une seconde fois après sa naissance corporelle , et il ne l'est pas moins que, de fait, tous les fidèles ont cette seconde naissance, principe et origine de la vie chrétienne en eux. Ainsi le démontrait Notre-Seigneur lui-même à Nicodème, ce maître et docteur de la loi qui vint pendant la nuit pour se faire disciple. Jésus, comme fondement de sa doctrine, avant toute autre chose, lui dit (S. Jean, 3, 3): « Je vous le dis en vérité, à moins de renaître, on ne saurait voir le Royaume de Dieu. »

La corrélation philosophique des termes nous conduit nécessairement à cette double conclusion : partout où il y a naissance il y a un fils; partout où il y a un fils il y a un père. En sorte que si, nous fidèles , nous commençons par une nouvelle naissance à être de nouveaux fils, nous avons immanquablement un nouveau Père a qui nous devons cette naissance : ce Père, c'est Jésus-Christ. Voilà pourquoi l'Écriture le désigne aujourd'hui sous le Nom de Père du siècle futur, Pater futuri soeculi. C'est qu'il est bien véritablement le principe et la cause de cette génération nouvelle et bienheureuse; il est le Père de cette infinie multitude de fidèles qui en ont été favorisés.

Mais , afin de mieux saisir cette consolante doctrine, mettons dans notre étude , suivant la faiblesse de notre entendement , l'ordre qui lui convient. Voyons donc
— 1° Pourquoi il est nécessaire que l'homme naisse une seconde fois ,
— 2° En suivant de degré en degré, tout ce qui est la conséquence de cette nécessité.

Et, pour développer de si grandes questions, ne perdons pas un instant de vue la lumière de la divine Écriture, notre astre, notre étoile polaire, non plus que les enseignements des anciens Pères et des saints de l'Église. Je le disais tout-à-l'heure : lorsque la miséricorde de Dieu, mue par sa seule et divine impulsion , se détermina avant tous les siècles à élever jusqu'à elle la nature humaine et à la faire participante de ses biens les plus précieux, maîtresse et dominatrice de toutes les créatures, Lucifer, à cette nouvelle , saisi du sentiment hideux de la jalousie , résolut de conduire le genre humain à sa perte et à son déshonneur, autant du moins qu'il le pourrait , et de le corrompre tellement dans son âme et dans son corps , qu'il devînt absolument incapable des biens du ciel et du haut rang que la bonté céleste lui réservait.

« C'est par l'envie du démon, (anges déchus) dit le Saint-Esprit au livre de la Sagesse, 2, 24, que la mort est entrée dans le monde.» C'est pourquoi, à peine eut-il aperçu le premier homme dans sa perfection originelle, revêtu de la grâce de Dieu, placé dans un délicieux séjour, destiné à un bonheur extrême qui semblait être pour lui le premier échelon pour s'élever jusqu'à l'éternelle et unique félicité du ciel; à peine eut-il vu en même temps que Dieu lui avait défendu de toucher au fruit d'un certain arbre , avec menace de mort s'il contrevenait à la défense ; sachant d'ailleurs que les décrets divins sont immuables, il dressa aussitôt son terrible et odieux plan d'attaque. Il vit d'un coup-d’œil que, s'il pouvait parvenir à tromper Adam et à lui faire transgresser le commandement, il le perdait inévitablement, le soumettait à l'empire de la mort, tant dans son corps que dans son âme, et par conséquent le privait de la destinée sublime qui l'attendait.

La pensée lui vint cependant que, quand même le premier homme pécherait, Dieu pourrait encore accomplir ses promesses en faveur des descendants qui naîtraient d'Adam. Il résolut donc, pour consommer cette immense ruine, de placer dans ce premier homme , comme dans la source d'où il découlerait sûrement sur les autres , son propre venin , son poison infernal , c'est-à-dire les semences de son orgueil , de son ambition, de son impiété, en un mot la racine de tous les vices , avec un aiguillon continuel , propre à exciter sans cesse , de concert avec la nature , le développement de ces maux par la voie de transmission du père aux enfants ; en sorte, pensait-il, que tous naîtront dans la haine de Dieu , enclins à de nouvelles fautes toutes personnelles et toutes délibérées, incapables par conséquent d'obtenir la place éminente désignée pour eux. Tel fut son plan , tel il le réalisa. Trompé par lui , l'homme pèche ; sa ruine était accomplie ; le dessein de Lucifer était accompli du même coup.

L'ennemi de Dieu crut avoir troublé , anéanti , confondu la miséricordieuse intention du Seigneur. En effet, notre sort se trouvait étrangement cruel et déplorable. Deux décrets divins, deux sentences éternelles allaient être opposées l'une à l'autre, sans qu'il semblât possible de les concilier. D'une part , Dieu avait décrété qu'il élèverait l'homme au-dessus de toutes les créatures; d'autre part, il avait aussi promis que, si l'homme péchait, il lui ôterait à la fois la vie du corps et celle de l'âme. Et l'homme avait péché ! Si donc Dieu maintenait son ordre premier, il effaçait le second ; s'il donnait suite à celui-ci , le premier devenait illusoire. Quelle que fût la détermination, la parole divine se trouvait démentie et vainc dans ses résultats : supposition impossible, outrageuse pour la sagesse et la puissance du Créateur.

Dieu peut-il être inconstant et frivole? Ou bien, y a-t-il dans les profondeurs du possible quelque chose capable d'arrêter sa volonté souveraine? Ici cependant il y avait à tomber dans cette imputation et dans ce péril. On dira sans doute qu'il était facile à Dieu de créer une autre race humaine qui ne serait point sortie de la première, et d'accomplir sur elle tous les desseins de l'éternelle miséricorde , pendant que l'autre recevrait le châtiment promis à son infidélité. Cela se pouvait, effectivement; mais en réalité la promesse originelle n'en était pas moins déplacée et visiblement atteinte dans son application immédiate.

Ce n'était pas à des êtres raisonnables quelconques que Dieu s'engageait à donner sa grâce, mais bien à ces hommes qui recevaient de Dieu, par Adam , la naissance et l'être. Lucifer avait vu tout cela. Mais l'incompréhensible sagesse divine ne devait pas être arrêtée par cet obstacle et par cette difficulté; il ne lui fut pas malaisé de sortir vainqueur de cette impasse apparente. Elle se résolut donc, non point à créer une autre famille humaine , mais à faire en sorte que celle qui existait déjà reçût une nouvelle naissance : de manière que sa première naissance fût pour l'homme une mort, et la seconde sa vie réelle.

Ainsi le Seigneur , par le premier moyen , appliqua la peine qu'il avait décrétée , et par le second il répandit sur nous la grâce promise et le gage de la grandeur préparée pour nous an ciel. Sa vérité, sa gloire demeuraient sans tache. Écoutons les éloquentes quoique courtes paroles du Pape saint Léon à ce sujet (1) : — « Le démon se félicitait d'avoir, par sa ruse infernale , amené l'homme àpécher, et par une suite nécessaire à perdre les dons du ciel; il le voyait avec joie dépouillé du don d'immortalité et assujetti à une dure sentence de mort. Ce lui semblait une consolation, dans son propre châtiment et dans ses souffrances, d'avoir pour compagnon un nouveau pécheur. Il se disait, plein de joie , que Dieu , exerçant ainsi sa sévérité sur l'homme qu'il avait créé cependant pour une si haute destinée, avait montré de l'incertitude et de l'inconstance dans ses décrets ; car il lui avait été nécessaire d'aviser de nouveau à ce que, immuable par nature et incapable de céder à un obstacle dans ses desseins miséricordieux, il pût donner suite au premier décret de sa clémence à l'égard de l'homme, en même temps qu'il ne ferait pas périr cette créature coupable que la malice et l'astuce du démon avait entraînée à prévariquer. »

Voilà donc pourquoi nous devons naître une seconde fois. Mais il nous faut voir maintenant quelle est cette nouvelle naissance, quelle force nous lui devons attribuer et en quoi précisément elle consiste. Lorsque nous venons au monde , en même temps que la substance de notre Âme et de notre corps, nous apportons un poison infernal qui se répand sur toutes les parties de notre être, s'en empare, les mène à leur perte et les détruit. Dans l'entendement ce sont les ténèbres, l'oubli dans la mémoire , la dépravation et l'éloignement des commandements divins dans la volonté, la concupiscence et la fureur du plaisir dans les appétits, l'erreur dans les appréciations, le péché dans les œuvres, et dans tout le corps la faiblesse, l'infirmité, la fatigue , la douleur, et enfin la mort et la corruption. Caractères que Saint Paul résume admirablement en un seul mot : péché et corps de péché. (Romains 6, 6.)

Et saint Jacques nous dit à son tour, ( Jacques 3, 6) que a La roue de notre naissance , c'est-à-dire son principe , la substance qui y préside, «est brûlée du feu de l'enfer. » Et ainsi , dans la substance même de notre corps et de notre âme, naît en même temps que nous, imprimée , collée pour ainsi parler, cette influence maudite à laquelle on peut donner mille qualifications qu'elle mérite. Elle s'empare de nous à ce point, que non-seulement elle souille et corrompt notre nature jusqu'à la rendre toute différente d'elle-même, mais que , ce mal accompli , elle continue à la dominer , à la mouvoir, à la conduire où il lui plaît , comme ferait un maître puissant de qui elle relèverait nécessairement.

Que si l'on souhaite de savoir la cause d'une si grande infortune, pour la comprendre il faut observer, premièrement , que notre substance naturelle, par elle-même et en vertu de sa première naissance , est essentiellement imparfaite et, pour me servir de cette expression, simplement ébauchée; avec cet avantage toutefois, qu'elle jouit du libre arbitre et du domaine de sa volonté pour se compléter elle-même , se modeler entièrement , suivant la forme mauvaise ou bonne qu'elle préfère : car d'elle-même elle n'en a aucune et peut les recevoir toutes, comme- une cire molle que l'on pétrit à volonté.

Il faut observer , secondement, que ce qui manque à l'homme et qu'il peut acquérir à titre de complément et de perfectionnement ne lui donne pas, il est vrai, quand il le possède , l'être, la vie, le mouvement, mais que l'homme y trouve ce qui rend son existence bonne ou mauvaise, ce qui achève de le fixer dans son être propre ; c'est comme la forme et l'esprit de l'âme, qui la porte et la détermine à ses différentes actions , qui se fait deviner et apercevoir partout, qui se trahit dans les moindres détails.

En formant le premier homme , et par lui nous tous qui existons, Dieu le créa avec ses seules et divines mains : et de ces mains adorables il ne sort rien qui n'ait un cachet de perfection merveilleuse. Il ajouta aussitôt à la substance naturelle de l'homme les dons de sa grâce, il le fit à son image et à sa ressemblance propre; et alors, enrichi de ces trésors surnaturels, l'homme parut transformé, accompli, perfectionné autant qu'il le pouvait être. Cette créature nouvelle , d'après son origine, pouvait être rangée par le Créateur parmi les animaux sans raison, parmi les démons, parmi les anges : le Seigneur la voulut faire à sa propre image, répétons-le; il mit en elle sa ressemblance divine.

Pourquoi? Parce que Adam , aussi bien que nous qui devions recevoir de lui la vie , nous pouvions tous de la sorte avoir présente devant nous cette image , pourvu que notre premier père ne la perdît pas. Hélas ! il tarda peu à consommer ce malheur; il enfreignit la loi qui lui avait été donnée, et aussitôt le voilà dépouillé de la perfection singulière qui l'avait distingué. Cependant son infortune ne fut pas telle qu'il demeurât entièrement dépouillé ; s'il perdait, d'une part, l'esprit et l'image surnaturelle de Dieu , il se voyait, d'un autre côté , revêtu de sa faute et de sa misère, de l'image et de l'esprit du démon ( ange déchus) dont il avait adopté les inspirations.

Il en portait la honteuse livrée. A peine eut-il perdu ce qu'il tenait du Seigneur, au moment où il s'éloigna de lui, qu'il hérita de ce que le démon lui assurait par ses fallacieuses promesses. Dieu avait permis, dans sa justice éternelle , que sous ce fruit visible et matériel le démon cachât sa propre image d'ange rebelle, c'est-à-dire une vertu mauvaise qui lui ressemblait. Cette vertu, tantôt nous l'appelons poison , tantôt ardeur et concupiscence, parce qu'elle excite en nous d'incroyables feux et de terribles désirs ; tantôt péché, parce qu'elle consiste tout entière dans le désordre et la révolte et incline toujours au bouleversement et à l'iniquité.

Elle a reçu mille autres noms, et c'est à peine s'ils suffisent pour rendre tout ce qu'il y a de mal en elle. Il serait plus exact peut-être de la nommer simplement un autre démon, puisqu'elle possède ce qui convient à cet esprit mauvais, superbe, arrogance, envie, éloignement de Dieu , affection aux biens sensibles , amour des délices, du mensonge, de la tromperie, de l'erreur, de la vanité.

Ce mauvais esprit, de même qu'il succéda au bon dont l'homme était précédemment doué, imita, dans la forme du dommage qu'il lui causait, le bien et l'avantage qui assortaient du premier esprit. Celui-ci perfectionnait l'homme non-seulement dans la personne d'Adam, mais dans celle aussi de nous tous qui étions renfermés en lui; ainsi le mauvais, devenu universel à son tour, empoisonna l'espèce humaine, d'abord d'une manière générale, dans la source , qui était Adam, puis chacun de nous en particulier au moment de sa naissance, se joignant à nous, s'incarnant pour ainsi dire avec nous depuis ce premier instant.

C'est à cause de cela que nous venons au monde, comme je l'ai dit plus haut, empoisonnés, dégradés et pécheurs. L'esprit premier, qui était bon, nous rendait, quoique de simples hommes, des êtres semblables à Dieu : le second esprit, qui est mauvais , en s'unissant à notre substance, lui imprime son propre caractère de mal, se l'assimile, lui donne sa figure et sa forme, celle du serpent : et alors nous devenons ennemis de Dieu , enfants de colère, fils du démon , proie assurée de l'enfer.

Ce n'est pas tout, et nous avons d'autres caractères à constater dans ce poison détestable. Voyons-les en détail ; leur étude nous sera d'un grand secours plus tard. Et premièrement nous observerons qu'entre ces deux choses dont je parle, dont l'une est la substance du corps et de l'âme, et l'autre l'esprit mauvais et la peste originelle, il y a cette différence qui nous regarde en ce moment, que la première, c'est-à-dire la substance de l'âme et du corps , est bonne en elle-même, parce qu'elle est l'œuvre de Dieu seul. N'est-ce pas lui qui a fait l'âme ? et quant au corps , n'est-ce pas lui aussi qui a pris un peu de limon de la terre pour le pétrir et en former l'enveloppe humaine? Quel autre y a travaillé que lui ? Nous ne pouvons nier que ce ne soit lui encore qui , par la vertu de cette première création, principe des naissances successives, donne l'existence et la vie à tous les hommes qui peuplent la terre, qui l'ont  peuplée et qui la peupleront dans la suite des siècles. Mais il n'en va pas ainsi de la seconde chose, l'esprit mauvais et le poison de l'orgueil : ce n'est point Dieu qui l'a créé, ce n'est point Dieu qui le met en nous et qui l'unit à notre naissance ici-bas. Il appartient exclusivement au démon comme son œuvre, à l'homme comme son choix; au démon qui l'a inspiré, à l'homme qui volontairement et délibérément a suivi cette inspiration. C'est pourquoi cet esprit est appelé par l'Écriture le vieil homme, le vieil Adam; pour marquer qu'il est le fait du premier père, la suite de sa faute, le résultat de sa chute, et non point un don que Dieu lui aurait fait. Il est appelé encore le vieux vêtement, parce qu'Adam s'en couvrit, pour lui et pour nous, tout revêtu qu'il était déjà de l'esprit céleste que Dieu avait mis en lui.

Il est appelé l'image de l'homme terrestre, parce que cet homme que Dieu forma de la terre se transforma lui-même volontairement en cette image déchue; et , tel qu'il se fit alors lui-même, tels il nous engendra à notre tour; nous sommes tous ses enfants dans cette image ; en elle nous n'avons d'autre père que lui. Cependant, observons-le encore , par notre nature, par les biens naturels que nous apportons en naissant, nous sommes enfants de Dieu , ainsi que plusieurs fois je l'ai répété. Voilà pour le premier point.

En second lieu, le poison originel à la propriété particulière de nous infecter de deux façons : par une influence secrète que nous nommerons une vertu, par une autre influence formelle et sensible. Ce n'est qu'à cause de l'influence virtuelle , et par elle, que s'exerce la seconde influence sensible. La première nous a atteints lorsque nous n'avions pas encore personnellement l'existence, lorsque nous ne vivions que dans Adam, comme en germe; la seconde au moment où nous avons paru sur la terre. A la première de ces époques, le mal n'apparaissait visible que dans le seul Adam, bien que secrètement et dans l'intimité des choses il corrompit toute la masse ; mais, à la seconde époque, c'est-à-dire à notre naissance , il se joint ostensiblement à chacun de nous.

Prenons , par exemple, la graine d'un acacia ou de tout autre arbre; la racine de l'arbre futur, son tronc, ses feuilles, ses fleurs, tout y est renfermé à l'état de principe. Maintenant, que par une action chimique de sorte ou d'autre on imprègne cette graine d'une couleur ou d'un goût étranger, à l'instant même on verra , on sentira cette couleur ou cette saveur particulière, sans toutefois pouvoir se rendre un compte absolu de toute sa vertu et de tout ce qu'elle produira plus tard. On la comprend en partie , il est vrai ; mais ce n'est qu'à l'époque des fleurs et à celle des fruits qu'on en découvrira bien la force et les effets réels.

Ainsi en est-il pour le sujet qui nous occupe. Troisièmement, comme suite et résultat de ce que nous venons de dire, cette vertu mauvaise, cet esprit du mal, naît en nous non point parce que personnellement et volontairement nous l'avons recherché, accepté ou mérité; nous le subissons par suite de la faute d'un autre qui nous avait en germe dans sa personne , comme le grain renferme l'épi ; en sorte que nous avons pris part à sa volonté comme si elle eût été la nôtre propre, et que par conséquent ce qu'il a voulu nous l'avons voulu nous-mêmes.

Étant donc établi qu'au commencement cet esprit du mal naît en nous sans coopération directe et personnelle de notre part, nous remarquerons néanmoins que, toutes les fois que nous nous rendons à ses inspirations et obéissons à ses mouvements déréglés, il prend croissance, s'établit et se confirme plus profondément en nous. C'est pourquoi , naissant avec l'esprit du mal, si nous lui obéissons nous devenons dignes d'un état pire encore, et de fait nous y tombons. Quatrièmement, ce même esprit, ce même poison, dont le nom me revient si fréquemment sur les lèvres depuis quelques instants, en même temps qu'il nous infecte à notre entrée dans le monde et qu'il corrompt notre nature, détruit cette nature autant qu'il est eu lui, la mène à sa perdition et la conduit peu-à-peu à la plus extrême misère. Il l'affaiblit à mesure qu'il se fortifie lui-même , jusqu'à ce qu'il l'anéantisse véritablement.

C'est qu'en effet, bien que, comme je l'ai déjà marqué, nous ressemblions naturellement à une cire molle et impressionnable sur laquelle nous pouvons agir, cependant, sortis des mains de Dieu, créatures bonnes par conséquent, nous recevons avec peine, avec une répugnance instinctive, l'impression du mauvais esprit qui nous infecte. Ce que fait le ver qui naît dans le bois et qui le ronge, l'esprit détestable le fait en nous : il se glisse dans notre substance, il nous ronge, il nous gangrène, il nous consume.

Assis dans notre âme comme sur son trône , dégradant sans cesse ce qui nous appartient, il introduit le désordre et la confusion dans toutes les parties de l'homme. Notre gouvernement intérieur, il le met en révolution; il divise les forces qui le constituent, desserre les liens qui le retiennent et qui soumettent le corps à l'âme; et il arrive de là que le premier n'est pas plus soumis à la seconde que celle-ci ne l'est à Dieu : chemin court et assuré pour conduire le tout à sa destruction. En effet, si le corps reçoit toute sa vie de l'âme, il a d'autant plus de vie lui-même qu'il se soumet plus parfaitement à cette âme; dans la même proportion le contraire se produit en cas de révolte comme celle qui nous occupe.

Et ainsi cette détestable passion originelle, portant la confusion dans l'ordre de la nature, dès le moment où elle est venue nous vicier, nous expose et nous jette en proie à mille et mille calamités; elle affaiblit de plus en plus la force qui restait, jusqu'à ce qu'elle consomme la séparation et fasse tomber l'âme en décomposition, si l'on peut employer une expression pareille. Pour l'âme comme pour le corps, c'est la même action. Si le corps vit par l'âme, l'âme à son tour vit de Dieu : l'esprit mauvais la sépare de son principe de vie; la scission se fait chaque jour plus grave. L'âme, il est vrai, ne se corrompt pas, dans la force matérielle du mot, parce que de sa nature elle ne saurait subir d'altération réelle; il lui reste seulement assez de vie pour comprendre qu'elle est morte, de cette mort que la Sainte- Écriture appelle la seconde mort, la grande mort, la seule véritable mort , pour des raisons qui se comprennent d'elles-mêmes et que nous n'avons pas à développer ici.

Il nous suffit de citer la parole de saint Jacques qui résume tout cela brièvement : « Le péché, dit-il, (Jacques 1, 15,) quand il a été consommé , engendre la mort. » Au sujet de quoi nous ferons encore cette remarque, que lorsque Dieu fit à l'homme ses menaces pour l'engager à ne point donner dans son cœur entrée au péché, le châtiment qu'il lui prédit et qu'il mit pour sanction à son commandement est précisément ce qu'Adam a choisi, ce qu'il transmit à ses descendants, c'est-à-dire la mort, une mort complète et parfaite.

Il semble qu'il n'ait pas voulu , dans son infinie bonté , mettre la main à une si rigoureuse et si extraordinaire peine ; mais il a laissé l'homme se faire son propre bourreau et s'infliger à lui-même ce qui était devenu l'objet de sa préférence. Laissons cet ordre de considérations et revenons à la question qui m'a servi de point de départ, qui est de savoir en quoi consiste la nouvelle naissance que nous acquérons par le Père du siècle futur.

Elle n'a pas pour effet de changer la substance de notre corps et de notre âme : ce ne serait plus alors naître une seconde fois, mais naître tout autres , et par conséquent la fin voulue ne serait point atteinte. Son objet sera donc de nous prendre dans l'état où nous sommes, mais en même temps de nous dégager , de nous délivrer de cet esprit maudit, de ce poison originel qui nous corrompt, et de nous remplir d'un esprit et d'une vertu contraires. Cet esprit, cette force, principe de notre seconde naissance, c'est ce q u i est appelé l'homme nouveau, le nouvel Adam, par les Saints-Livres , par opposition à ce que nous avons nommé, avec eux aussi, le vieil homme.

Comme donc celui-ci infectait la masse entière, l'âme et le corps, l'autre de même doit nous pénétrer absolument dans toute notre substance. Le poison mettait en toutes choses le désordre et la confusion : le nouvel homme règle et ordonne tout, sanctifie tout, purifie tout, et nous conduit à une vie immortelle et glorieuse, comme le vieil homme nous assurait la mort ignominieuse de l'enfer.

Avec lui les choses changent du tout au tout : l'esprit est rempli de lumière, la paix avec Dieu existe dans la conscience, la justice dans la volonté, la modération dans les désirs, la raison dans les appétits, la convenance dans les sentiments, et, par suite, le mérite dans les actions; enfin, la vie véritable, la paix dans tout l'être, une réelle image de Dieu, la certitude d'être son enfant. Quand il s'agit de cet esprit, des œuvres si belles qu'il produit, de son efficacité et de sa vertu merveilleuse, les écrivains sacrés ne tarissent pas sur les noms expressifs qu'ils lui donnent. Nous ne les citerons pas tous, cela nous conduirait loin.

Qu'il nous suffise de consulter Saint Paul. Écrivant aux Galates, 5, 22, il leur disait : « Le fruit de l'Esprit-Saint , ce sont la charité , la joie , la paix , la patience , la bienveillance, la bonté , la longanimité, la mansuétude , la modestie, la pureté, la chasteté. » Il dit ailleurs, au chapitre 3,9  de l'Épître aux Colossiens, : « Vous dépouillant du vieil homme avec tous ses actes, revêtez-vous de l'homme nouveau, de cet homme qui se renouvelle pour connaître et comprendre, selon l'image de Celui qui l'a créé.»

Voilà bien, pour nous, naître une seconde fois, c'est-à-dire nous revêtir du nouvel esprit; naître , non point dans un autre être, dans une substance différente, mais prendre de nouvelles qualités, des conditions d'existence tout autres, et nous montrer sur la terre remplis d'un souffle tout différent du premier. Par cette explication , que j'ai étendue au-delà de ce que j'avais promis, on voit en même temps et ce que c'est que cette seconde naissance et ce que c'est que la chose même qui naît alors, ses conditions, ses qualités, sa nature. Il faut avancer maintenant et examiner en détail l'action de Dieu , et dans quelle forme elle s'est produite, relativement à cette seconde naissance. Par cette étude nous finirons ce qui concerne le présent Nom de Père du siècle futur.

Marcel s'arrêta un instant, et Julien, qui depuis le commencement l'écoutait avec une extrême attention et qui plusieurs fois avait donné des marques d'étonnement, profita de la circonstance pour l'interrompre , et , lui prenant la main , lui dit :

— « Ce que vous nous exposez si bien , Marcel, vous ne le tirez pas de votre propre fonds; vous n'êtes pas le premier qui ayez mis au jour ces pensées : car elles sont éparses çà et là, autant dans les Livres-Sacrés que dans les écrits des Pères. Mais je dois dire que, le premier de tous les docteurs que j'aie lus ou entendus jamais, vous avez coordonné cet enseignement et en avez fait un corps qui se soutient et se combine admirablement bien. Chacune de ces pensées, prise isolément au lieu où elle se trouve exprimée avant vous, nous édifie sans doute et nous éclaire; mais il sort de l'ensemble de votre doctrine une clarté de vues , une beauté d'aperçus et d'idées qui a un singulier mérite.

Je ne sais quelle impression en retireront vos autres auditeurs : pour moi , je le déclare, plein d'admiration pour cette harmonie des vérités révélées , pour ce concert des desseins du conseil éternel que vous nous dévoilez ici, encore que vous ne nous ayez pas tout dit de ce que vous nous réservez , tout cela me fait voir dans le texte sacré une foule de choses que non-seulement je ne savais pas, mais auxquelles je n'eusse fait aucune attention , même en les lisant. Est-ce de ma part une erreur? Il me semble que ce seul mystère , bien compris, bien étudié dans toute sa profondeur, est suffisant pour donner la clé d'un grand nombre de contradictions qui s'élèvent de nos jours contre l'Église, et pour les réfuter victorieusement.

De ce que vous venez de dire, sans chercher même à aller au fond des idées et à les creuser autant qu'elles peuvent l'être , je conclurai naturellement, sans effort, sans travail, comment il se fait que le nouvel esprit qui est l'essence de notre seconde naissance transforme et renouvelle notre âme dès l'instant où il la pénètre , de la même façon que l'esprit contraire donnait un résultat tout opposé. Je vois que cette opération intérieure n'est point une création de l'imagination , une formule de langage, comme le veulent nos hérétiques contemporains.  Car, s'il en était ainsi , il n'y aurait point de nouvelle naissance, notre substance n'acquerrait absolument rien de nouveau, elle resterait dans son premier état. Je vois que cet esprit nouveau, cette créature nouvelle, est chose qui peut croître, de la même façon et au même titre que tout ce qui reçoit naissance.

Je vois qu'il croît par l'action de la grâce, et aussi par la vertu de nos œuvres et de nos mérites, qui eux-mêmes en découlent, de la même façon que l'esprit contraire, lorsque nous suivions ses inspirations, devenait chaque jour plus fort et grandissait d'autant plus que nous déméritions davantage. Je vois enfin que ce même esprit croît en opérant; je veux dire que les œuvres qu'il nous fait accomplir lui donnent un accroissement en nous et sont comme sa nourriture et son aliment propres, de la même manière que les péchés que nous sommes assez malheureux pour commettre alimentent et soutiennent l'esprit mauvais et maudit de la première naissance.

— Il n'y a point à douter, répondit Marcel, que cette naissance nouvelle, et les desseins de Dieu à son sujet, si on les envisage dans leur ensemble et si on les comprend bien, ne détruisent les principales sources des erreurs luthériennes et n'en découvrent manifestement la faiblesse. Nous y avons l'explication claire et parfaitement intelligible d'un grand nombre de textes qui paraissaient obscurs et cachés. Si je possédais assez de talent et d'instruction pour une si grande entreprise, et si Dieu m'en donnait le temps et l'occasion, comme je le supplie de m'accorder l'un et l'autre , peut-être consacrerais-je mes efforts à venger en ce point la sainte Église par une explication de ce mystère.

J'y montre rais la fausse route qu'ont faite , depuis leurs tristes prédicateurs, les hérétiques de l'Allemagne protestante, et je suis certain qu'un ouvrage de cette nature aurait l'utilité la plus grande. Je ne désespère pas d'y dévouer quelque jour une partie de mon temps et de mes études.

— a Serait-il possible que pour une œuvre pareille on manquât de temps ? » demanda Julien.

—Tout temps, en effet, serait bien employé à cela; mais les instants ne sont pas tous en ma possession, et je ne m'appartiens pas toujours à moi-même. Vous connaissez mes occupations sans fin et combien peu ma faible santé me permet de m'acquitter de toutes.

— « Comme si nous ne savions pas, dit à son tour Sabinus appuyant Julien, que vous trouvez du temps
pour d'autres compositions moins importantes et qui vous fatiguent davantage ! »

— J'en conviens ; mais vous remarquerez aussi que ces travaux, considérables quant au nombre, sont néanmoins assez peu de chose pris isolément; tandis que l'ouvrage de polémique que vous me proposez d'entreprendre est long, difficile , tellement uni dans ses parties, qu'une fois commencé il deviendrait impossible de l'interrompre. Ce que je désirais se borne à ceci : mettre un terme à ces disputes d'écoles qui désolent l'Église de Jésus-Christ. Si le Seigneur veut que je me livre à cette entreprise, je suis tout prêta faire sa divine volonté; il me soutiendra de sa grâce.

— « Elle ne saurait vous faire défaut, répondirent ensemble Sabinus et Julien. Rappelez-vous seulement
que rien ne presse plus que cette publication, et que pour elle vous devez négliger tout le reste de vos travaux. »

— A la bonne heure ! Mais auparavant vous souffrirez du moins que nous poursuivions et achevions notre
matière présente. La conversation en resta là. Marcel reprit seul la parole.

— Nous avons vu, mes frères, de quelle façon les hommes naissent une seconde fois , pourquoi cette seconde naissance est nécessaire, et enfin en quoi elle consiste. Il me reste à étudier la forme dont Dieu s'est servi et se sert encore pour opérer en nous un si prodigieux renouvellement.

C'est une question courte et étendue à la fois. Courte : car il suffit d'apprendre que le Seigneur fit un autre homme, l'Homme-Dieu , Jésus- Christ, pour que nous fussions engendrés par lui une seconde fois, comme nous l'avions été précédemment par Adam. Étendue: parce que , pour mettre en lumière et à la portée de l'esprit humain ce sublime œuvre, il est nécessaire de voir ce que Dieu a placé dans la personne du Rédempteur lorsqu'il a voulu en faire notre véritable Père, et de plus la manière dont celui-ci nous donne naissance. Or, on ne saurait brièvement traiter de si profondes matières. Commençons par le premier point. Dieu se proposant donc, dans son ineffable bonté, d'accorder aux hommes le bienfait d'une seconde naissance , après que la première ne leur avait apporté que la mort; comme il entre d'ailleurs dans sa conduite providentielle d'agir toujours avec douceur et suavité, en observant ce qui convient à la nature de chaque être ; voulant, en un mot , avoir de nouveaux fils, il envoya un nouveau Père pour les mettre au monde , et il doua ce Père universel de tout ce qui lui pouvait convenir à ce titre.

Il devait, premièrement, être le Père des hommes: il fut homme lui-même. D'hommes nés déjà : il naquit de la même race et de la même famille qu'eux. Une grave difficulté se présentait cependant. D'un côté, pour que la substance humaine vînt à renaître, dans de meilleures conditions, de ce nouveau Père , il convenait certainement que la substance et la famille fussent des deux parts les mêmes; et, d'un autre côté , cette substance , cette famille première, avait été empoisonnée dans sa source et condamnée à la mort.

Le second Père allait-il donc prendre tous les vices congéniaux du premier? Comment, dans ce cas, trouverions-nous, pauvres proscrits , la pureté acquise qui nous était destinée par l'incarnation du Sauveur? La divine sagesse, qui éclate plus magnifiquement dans les œuvres difficiles, sut bien lever cet obstacle et concilier ces oppositions : elle décréta que le nouveau Père appartiendrait à la lignée d'Adam, afin d'être un homme véritable, mais en même temps sans prendre le mal et le poison qu'il venait détruire. C'est pourquoi il le forma de la même chair, de la même nature qu'Adam , mais non point par le canal ordinaire de la naissance humaine , non point avec les mains et la coopération d'Adam , qui est la cause immédiate de notre vice d'origine; mais il voulut le former lui-même, et lui seul , de ses propres mains, par la vertu de son Esprit-Saint, dans les entrailles de la plus pure des Vierges, qui était elle-même fille d'Adam.

De ce sang et de cette substance très-sainte , enflammé du divin amour, il fit le second Adam , notre Père universel, homme comme nous, mais exempt de toute faute, blanc rayon de miel sorti sans tache des mains célestes, ou, pour mieux dire , composé de la plus pure matière, la fleur de la pureté même et de la virginité. C'est là le premier point, et voici le second. Dieu continua son ouvrage. Toutes les propriétés qui se découvrent dans la fleur et dans le fruit doivent exister préalablement aussi dans la semence d'où ils sortent : ainsi, quand il s'agit de Jésus-Christ, le Père du siècle futur , le Seigneur fit descendre et plaça en lui une abondance infinie de tout le bien qui devait être le principe de notre nouvelle naissance : la grâce , la justice, l'esprit qui s'élève aux biens éternels , la charité, la science et les autres dons du Saint-Esprit.

Il les établit solidement, il les assit pour ainsi dire dans cette source admirable d'où ils devaient couler sur nous tous. Mais il y a plus : dans un principe quelconque, ce ne sont pas seulement les propriétés de la chose à naître que nous constatons , nous y voyons l'objet lui-même existant pour ainsi dire virtuellement : de même il était à propos que les hommes , devant renaître de ce divin Père, fussent en lui comme dans leur principe, en germe et en racine; et ainsi fit le Seigneur. Nous nous souviendrons done que Dieu , par une sorte d'union spirituelle et ineffable, a uni à Jésus-Christ en tant qu'homme tous les membres qui lui appartiennent et qui doivent sortir de lui, tels qu'ils vivent pour un temps sur la terre , tels qu'ils seront au ciel après la résurrection glorieuse, là où nous tous, différents en personnes, nous ne serons plus qu'un en esprit, tant entre nous qu'avec Jésus lui-même.

Alors, pour parler plus exactement , nous ne formerons tous ensemble qu'un même Jésus -Christ. Répétons-le avant de passera autre chose , nous tous avons existé dans le Rédempteur, non point formellement à la vérité , mais de cette manière qu'on appelle virtuelle , avant qu'il nous eût donné une seconde naissance. Ainsi l'avait voulu, dans sa tendresse réparatrice, le Dieu offensé par la première chute. La grâce et la justice dont nous avions besoin se trouvait en réserve pour nous dans Celui qui devenait notre second et véritable Père. Dans le feu , par exemple , où est au suprême degré renfermée la chaleur, et qui est, à cause de cela, la source de tout ce qui échauffe, est aussi réuni tout ce qui peut être chaud d'une façon ou d'une autre , au moins quant à cette chaleur. Cette comparaison rend bien ma pensée.

Pour ôter toute hésitation sur ce point, nous aurons recours au témoignage même du Saint-Esprit, comme nous le faisons toujours. Inspiré par lui , l'apôtre Saint Paul écrivait aux Éphésiens précisément ce que je développe en ce moment, 1, 10 :  «Ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres.» c'est-à-dire qu'en Jésus-Christ Dieu a résumé toutes choses. Le mot grec du texte signifie plus que résumer , il répond assez bien à ce que nous appelons nous-mêmes additionner, réduire à une seule plusieurs quantités différentes.

Il est certain que la somme trouvée , le total , renferme chacune des quantités qui ont servi à la former, non point , il est vrai , divisées comme auparavant, mais réunies, fondues, contractées. Voilà la comparaison dont se sert saint Paul pour nous faire comprendre que Dieu a tout réuni en Jésus-Christ, ou, en d'autres termes, que Jésus-Christ est comme un total de tous les êtres : de sorte que réellement tout réside en lui, spirituellement, secrètement, dans la mesure et les conditions de réforme que les êtres attendent de lui pour être engendrés de nouveau. Ainsi la branche de l'arbre existe dans sa racine et dans son principe.

Saint Paul, partant de ce raisonnement, arrive à la conclusion suivante que nous connaissons tous (2 Corinthiens 5, 14 ) « Si Jésus est mort pour tous, nous sommes donc tous morts , » en vertu de l'union qui nous attache à lui. Si nous mourons précisément en ce qu'il est mort lui-même, c'est donc que nous étions tous renfermés en lui.

C'est du reste ce qu'on peut inférer plus clairement encore du passage suivant de l`Épitre aux Romains , 6, 6 : « Nous savons que notre vieil homme a été crucifié avec lui. » S'il a été crucifié avec lui , il était donc en lui : car la personne divine a toujours été exempte de tout péché, de toute vieillesse de cette sorte, et, si ces expressions sont employées par l'Apôtre , c'est qu'il est certain que nos misérables personnes étaient unies et attachées virtuellement à celle du Verbe incarné. C'est pour la même raison encore qu'il est écrit dans un autre passage que Notre-Seigneur a pris sur lui toutes nos fautes et les a clouées sur l'arbre de son supplice.»

Ce qu'écrivait saint Paul aux Éphésiens, 2, 6,
— Que « Dieu nous a vivifiés en Jésus-Christ , nous a ressuscités avec lui, et avec lui nous a fait asseoir dans le ciel, » avant même la résurrection et la glorification générale, devient une vérité sensible et sans figure quand on l'applique à cette union. Écoutons encore Isaïe , 53, 5 : «Dieu a mis dans son Christ l'iniquité de nous tous... Sa douleur a été notre salut.»

Mais voici Jésus lui-même, qui, suspendu sur la croix, s'écrie d'une voix haute et lamentable : « Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?.... » (Psaumes 21, 1), ainsi que l'avait chanté David longtemps auparavant. Et comment ces paroles seraient-elles l'expression d'une vérité, s'il n'est pas vrai aussi que Jésus souffrait dans la personne de tous, et par conséquent que nous étions en lui , de la même manière que les enfants sont dans leur père , et les membres dans le chef qui les gouverne? Le prophète ne dit-il pas quelque part (Isaïe, 9, 4 ) que ce Roi porte son empire sur ses épaules ? Quel empire donc, je vous le demande? Le Roi lui-même va nous le dire : c'est dans la parabole de la brebis perdue; pour la ramener il la place sur ses épaules.

Son empire, ce sont donc les siens ; il les porte, il leur commande, il les unit intimement à lui pour les faire renaître et pour les sauver (1). Saint Augustin admet positivement cette doctrine. Commentant le Psaume 21, dont nous avons déjà parlé, il demande : « Pourquoi le Prophète dit-il cela ? N'Est-ce pas parce que nous étions dans le Christ nous-mêmes ? »

Au reste, que toutes les raisons, toutes les autorités fassent place à Notre-Seigneur. Que dit-il dans ce beau discours après la Cène, que saint Jean nous a conservé? Il a signalé le jour auquel le Saint-Esprit descendra sur les apôtres; puis il continue : «En ce jour-là vous saurez que je suis dans mon Père et que vous êtes en moi. » C'est pourquoi, il demeure bien établi que Dieu a fait Jésus-Christ père d'une nouvelle famille, et que pour cela il lui a donné toutes les qualités qu'exige ce titre : une nature semblable à celle des enfants a naître; les propriétés qu'ils doivent posséder, et, de plus, ces mêmes enfants à venir renfermés en lui et unis à sa personne originellement et virtuellement. Maintenant, ce point:

(1) Dans son admirable Discours sur l'Histoire universelle , Bossuet a un passage que nous aimons à rappeler ici : — « Le  mystère de Jésus-Christ nous a fait voir comment la divinité pouvait, sans se ravilir, être unie à notre nature et se revêtir de nos faiblesses. Le Verbe s'est .incarné: celui qui avait la forme et la nature de Dieu , sans perdre ce qu'il était , a pris la forme d'esclave. Inaltérable en lui-même, il s'unit et s'approprie une nature étrangère. O hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent , à dire vrai , que des hommes , et encore des hommes vicieux! C'était un trop grand aveuglement. Mais voici un nouvel objet d'adoration qu'on vous propose : c'est un Dieu et un homme tout ensemble, mais un Dieu qui n'a rien perdu de ce qu'il était en prenant ce que nous sommes. La divinité demeure immuable , et, sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu'élever ce qu'elle unit avec elle.

Ayant suffisamment discuté, venons à un autre et voyons comment ce nouveau et divin Père nous a engendrés. En faisant connaître la forme de cette génération , nous rendrons plus intelligible encore le mystère de l'union de l'homme à Jésus-Christ : car, de ce que nous naissons de lui d'une certaine manière, il résultera manifestement que nous étions primitivement en lui. Mais, pour entamer ce chapitre, il est nécessaire de revenir sur nos pas et de" rappeler à notre mémoire, de placer pour ainsi dire sous les yeux de notre entendement, ce qui a été dit plus haut touchant la corruption et l'esprit mauvais avec lesquels nous naissons d'abord , en entrant dans ce monde.

Il faut bien entendre que ce second Père, venant sur la terre pour y détruire le mal qu'avait causé le premier, a voulu marcher sur les traces de celui-ci , quoique dans un esprit tout différent et dans un but tout opposé. Je dis donc que Notre-Seigneur nous a engendrés d'abord en lui-même, où nous étions virtuellement, et de la façon qui convenait à notre union avec lui; plus tard il nous engendre et nous renouvelle personnellement, chacun en particulier, d'une manière effective et réelle.

Adam a mis en nous, dans notre nature, suivant la forme dont il nous avait en lui , l'esprit du mal et le désordre, en tombant lui-même dans ce désordre, en ouvrant la porte de son cœur au venin du serpent et en introduisant ce venin en lui et en nous. Depuis ce moment, autant qu'il a dépendu de lui, nous avons commencé à être, dans la forme qu'alors nous avions, empoisonnés, gangrenés, maudits. Jésus-Christ, notre aimable Père, adonné racine à la justice et à la vie en nous, en produisant aussi en lui-même ce qui devait naître et paraître plus tard en nous. De même donc que le laboureur met, autant qu'il peut, dans le grain la qualité qu'il désire trouver dans les épis de sa moisson , ainsi Jésus-Christ , nous ayant unis à lui de la manière que nous avons expliquée , nous a rendus dans sa personne tels que nous devions devenir dans la suite. Cette naissance n'étant d'ailleurs point la première pour nous, mais une naissance postérieure à celle qui nous avait rendus enfants de colère et de malédiction , il s'agissait non-seulement de nous donner un esprit nouveau et une vie convenable , mais encore de souffrir ce qui était nécessaire pour nous délivrer de l'esprit mauvais que nous avions apporté en venant sur la terre.

On dit ordinairement , d'un maître qui se charge d'un disciple mal enseigné jusque-là , qu'il a deux travaux à accomplir : déraciner le mal, établir le bien. De la même sorte Notre-Seigneur a fait en lui-même deux choses, afin que par lui elles se fissent aussi en nous : la première a été d'arracher de nos coeurs la corruption originelle, la seconde d'y placer un esprit nouveau et bon. Quant au premier de ces buts, pour l'atteindre il est mort en notre nom à tous.

Autant qu'il a dépendu de sa volonté, tous nous sommes morts avec lui à cette vie première et mauvaise que nous ne devons plus retrouver jamais. Et, en effet, Jésus notre chef n'est jamais revenu à cette existence passible , à cette image du péché, qu'il avait prise, ainsi que l'explique Saint Paul écrivant aux Romains, 6, 10 : « Qu'il soit mort au péché ( ou pour le péché) , il est mort ainsi une fois ; qu'il vive maintenant , il vit pour Dieu. » De cette première mort du péché et du vieil homme qui a été endurée à la croix et qui a été générale et comme originelle pour nous tous , naît la force de l'argument employé par le même apôtre au même chapitre : — « Que dirons-nous donc? Demeurerons-nous dans le péché afin que la grâce abonde ?  A Dieu ne plaise ! Car nous qui sommes morts au péché, comment vivrions-nous encore dans le péché? »

—Et un peu plus bas, devenant plus explicite:« Vous devez savoir que notre vieil homme a été crucifié en même temps que Jésus, afin que le corps du péché soit détruit et que nous ne soyons plus les esclaves du péché. »

C'est comme s'il leur avait dit qu'en mourant à sa vie terrestre, qui semblait celle du péché, Jésus-Christ a fait mourir aussi en eux-mêmes tout ce qui tient à une vie de cette nature. Puis donc, qu'ils sont morts à cette vie-là en même temps que Jésus-Christ, et que Jésus-Christ de son côté n'y est point revenu, ils doivent à son exemple, si réellement ils sont en lui, ne point revenir non plus à leur dégradation ancienne. C'est à quoi fait allusion cette autre parole de saint Paul (Rom. 7, 4) : « C'est pourquoi, mes frères , vous êtes , vous aussi, morts à la loi par le moyen du corps de Jésus-Christ. »

Et un peu au-dessous : « Ce qui était impossible à la loi, ce qui, grâce à la chair, la rendait impuissante, Dieu l'a fait en envoyant son Fils sous la ressemblance de la chair du péché, et par le péché il a condamné le péché dans la chair. » (Romains, 8, 3 ). Nous l'avons dit, et nous ne saurions le répéter assez, en se dévouant à cette mort et à ce sacrifice si agréable à la justice divine , Jésus-Christ ne s'est point offert comme une personne particulière , mais comme le représentant et l'incarnation de toute la race humaine, et spécialement de tous ceux que de fait regardait la seconde naissance; il les avait en quelque sorte pris sur ses épaules dans cette grande immolation.

Par conséquent, autant qu'il le pouvait, il a produit en nous ce qu'il produisit alors en lui-même. Cette vérité, bien que suffisamment prouvée, se corrobore de ce que fit et dit Jésus en personne lors qu'il institua l'adorable sacrement de l'Eucharistie. Prenant le pain et le donnante ses disciples, il leur dit :
«Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous , » faisant clairement entendre par-là que son corps véritable était sous ces espèces , qu'il y était dans la forme sous laquelle il devait être offert sur la croix, et que les mêmes espèces du pain et du vin étaient comme une image de la forme qu'il aurait dans son oblation.

Le pain est un corps composé de plusieurs autres , de grains nombreux auxquels on a mêlé l'action de l'eau et du feu. De la même sorte, notre pain de vie, ayant pris en lui, dans son amour extrême, notre nature déchue et en ayant fait comme un seul corps , s'est présenté au nom de tous pour opérer au Calvaire notre rédemption. Comme il allait à la croix nous portant tous unis à lui , de même, il se renfermait sous ces espèces , afin que , tout en mettant un voile sur nos yeux, elles illuminassent continuellement notre cœur et nous fissent comprendre qu'elles contenaient l'adorable personne du Sauveur, non d'une manière quelconque, mais sous la forme qu'il avait revêtue pour marcher à la mort , nous portant tous en lui et ne faisant plus avec nous, par cette union spirituelle, qu'un seul et même être : absolument comme le pain est un composé unique de grains différents en nombre.

Ces mêmes paroles de la Cène disent deux choses : premièrement , Ceci , qui vous paraît être du pain , est véritablement mon corps, le même corps qui sera livré pour vous; secondement, Comme le pain qui paraît être ici , de même c'est mon corps qui est ici , mon corps qui sera envoyé pour vous à la mort  signifié la même chose comme en figure, lorsqu'il marchait au sacrifice ayant sur ses épaules le bois nécessaire.

C'est un point reconnu, que dans le langage mystérieux de l'Écriture le bois sec est l'image du pécheur. De plus, dans le sacrifice du bouc , exigé pour les péchés (Lévitique 8, 14), sacrifice qui a bien été la figure de celui de Jésus-Christ , tout le peuple étendait d'abord les mains sur la tête de la victime : prophétie destinée à montrer que sur la croix notre chef et notre Père nous portait tous en lui. Mais pourquoi parlé-je des boucs ? Si nous voulons une image de cette vérité, il n'en est point de plus vive et de plus parfaite que le souverain prêtre de la loi ancienne , revêtu du pontifical pour offrir le sacrifice.

Comme le remarque saint Jérôme, ou, pour parler plus exactement, comme le Saint-Esprit le déclare au livre de la Sagesse , 18, 24, ce pontifical, dans sa forme générale et dans ses parties, représentait en quelque sorte l'universalité des êtres créés ; le grand-prêtre, lorsqu'il en était couvert, apparaissait comme un monde complet. C'était justice : il s'approchait de Dieu pour traiter avec sa divine Majesté au nom de tous, il fallait donc qu'il eût ce caractère spécial d'universalité dans sa mission. C'est ainsi que Jésus-Christ , le véritable pontife , dont les grands-prêtres de la loi ancienne n'avaient été que l'image, nous revêtit tous pour monter à l'autel de son sacrifice ; immolés avec lui, nous avons perdu là notre antique malédiction.

Jusqu'ici nous nous sommes occupés de la manière dont Jésus-Christ nous a délivrés de cette malédiction originelle. Voyons maintenant ce qu'il a fait en lui-même pour créer en nous l'homme nouveau, l'esprit bon et saint ; en d'autres termes , pour accomplir notre seconde génération. Étant Dieu par nature, exempt d'ailleurs, à cause de son innocence, de la sentence de mort qui pesait sur le genre humain , le Sauveur ne pouvait , en mourant, demeurer la proie du cercueil.

Ainsi que le dit saint Pierre (Actes des Apôtres 2, 24), il était impossible qu'il restât enchaîné par les liens du tombeau , et le troisième jour il s'éleva glorieux et ressuscité. Alors il n'était plus cet homme passible , député du péché, sujet par conséquent au travail , aux misères , à la douleur; son corps semblait sorti , triomphant et lumineux , des mains de Dieu seul. Dans sa première naissance, Fils de Dieu par nature, il n'avait point apporté avec lui la tache de la faute originelle; mais, ayant pour mère une femme mortelle, il avait contracté de cette source la condition humaine de la mort et des souffrances. De la sorte il se trouvait assimilé au double principe de son incarnation.

Or, dans sa résurrection, que l'Écriture appelle aussi une naissance, il n'eut rien de l'homme, ni du côté d'un père ni du côté d'une mère ; Dieu seul l'avait fait ce qu'il était, sans le concours d'aucune cause seconde, et c'est pourquoi nous l'y contemplons exempt non seulement de tout péché, mais de l'image même du péché , et , par suite, de toute infirmité. La gloire  l'immortalité l'environnaient. Engendré une seconde fois par Dieu seul, ce corps divin retraça dans sa forme, autant que cela est possible à un corps, les perfections du Créateur.

Dieu se loue lui-même à ce sujet et s'attribue exclusivement cette œuvre. Nous l'entendons nous dire, au Psaumes 2, 2 : « C'est moi qui vous ai engendré aujourd'hui. » C'est pourquoi, de la même manière que par sa mort il a détruit en nous le vieil homme, parce que sur la croix il nous tenait tous renfermés en lui comme notre Père et notre tête , de la même manière aussi sa résurrection a été véritablement la nôtre; comme lui et avec lui, nous sommes nés une seconde fois. Cette vie nouvelle c'est celle de la justice , une vie toute spirituelle , par laquelle le pécheur commence à être juste; vie qui se développe peu à peu et atteint sa perfection.

L'homme alors arrive à l'immortalité du corps et à l'entière et éternelle délivrance du mal. Jésus ressuscité, à l'instant même nous tous, qui étions en lui comme dans notre principe, nous avons suivi sa transformation divine. Saint Paul exprime cette vérité bien clairement, quoiqu'en peu de paroles, lorsqu'il écrit aux Romains, 4, 25 : « Il est mort pour nos péchés , et il est ressuscité pour notre justification. » C'est comme s'il disait plus au long : Il nous a pris en lui, il est mort comme pécheur, afin que nous , pécheurs, nous mourions en lui; il est ressuscité à une vie éternellement sainte et glorieuse, afin qu'en lui encore nous ressuscitions nous-mêmes à la justice, à la gloire et à l'immortalité.

Mais peut-être doutera- t-on de cette résurrection partagée par nous.  Écoutons le même apôtre (Éphésiens 2, 6) : «Il nous a donné la vie, dit-il en parlant de Dieu, en même temps qu'à Jésus-Christ; il nous a ressuscités avec lui, et il nous a placés sur les nuées du ciel. »

Ainsi, ce que Jésus-Christ a fait en lui-même et en nous, entant qu'il nous renfermait tous, c'est bien ce que je viens d'expliquer. Mais de là il ne faudrait point conclure que par cela seul nous sommes , défait et intérieurement, nés de nouveau , engendrés une seconde fois, morts au péché originel et vivants de l'esprit de justice et de sainteté.

Ce n'est là qu'un commencement et un principe , l'accomplissement n'a lieu que plus tard. Nous n'avons ici que le fondement du second édifice. Pour être exacts et vrais, il faut dire que c'est la semence, la racine première, de ce noble fruit de justice et d'immortalité qui se produit en nous , grandit et s'élève jusqu'au ciel. Encore que, lorsqu'Adam pécha, nous ayons tous péché en lui et ayons reçu le poison et la mort dans leur germe qui devait se développer par la suite, nous devons cependant, de nécessité, naître d'Adam par l'ordre naturel de la génération. De même aussi, pour que de fait la faute originelle meure en nous et que nous vivions à la grâce et à la justice, ce fondement ne suffit pas, il faut autre chose que cette semence et cette source ouverte, et il n'est point vrai , comme le veulent nos modernes hérétiques , qu'il soit assez pour nous de ce qui s'est fait en Jésus-Christ en notre nom; nous ne devenons pas, par cela seul , justes et saints.

Nous avons à renaître réellement, pratiquement, de sorte que cette source ouverte laisse couler sur nous ses bénédictions et ses mérites. Quoique nous ayons déjà employé souvent la comparaison de l'épi, nous y reviendrons pour dire que cet épi , tout renfermé qu'il soit dans le grain jeté en terre , ne parvient de fait à sa maturité et à sa condition propre d'épi , que lorsqu'il a subi lui-même l'action de l'eau et du soleil.

Nous également, nous ne serons en nous personnellement ce que nous sommes en Jésus-Christ qu'autant que nous serons positivement nés de lui. On demandera sans doute : comment pouvons-nous obtenir cette naissance effective? quelle sera la forme de cette génération ? Devons-nous donc rentrer dans le sein de nos mères, comme l'entendait Nicodème ? Ou bien, consumés par le feu, renaîtrons-nous de nos cendres, à l'exemple du Phénix? Si la naissance dont il s'agit regardait la chair, il faudrait bien que
l'une de ces formes fût employée ; mais il s'agit de l'esprit, et rien que de spirituel ne s'y doit rencontrer.

« Ce qui est né de la chair est chair, a dit Notre-Seigneur à ce propos , et ce qui est né de l'esprit est esprit» ( Jean. 3, 6). Ce qui est esprit doit donc naître par l'ordre et en vertu de l'esprit. Jésus-Christ , par la vertu de son esprit, met en nous comme effet actuel ce que nous avons commencé à être en lui et ce qu'il a fait en lui pour nous, c'est-à-dire qu'il donne la mort à la faute en l'arrachant de nos âmes; et, quant à ce feu de corruption et de poison que le serpent infernal a allumé dans notre chair et qui ne cesse de nous solliciter au mal , il l'amortit, lui impose un frein, jusqu'à ce qu'enfin il puisse l'anéantir entièrement.


Dernière édition par MichelT le Dim 24 Avr 2016 - 21:06, édité 2 fois

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Dim 24 Avr 2016 - 0:00

Jésus-Christ Père du siècle futur. (suite)


En même temps, il met en nous une semence de vie, un grain de son esprit et de sa grâce, lequel, enseveli dans notre âme et cultivé avec soin, croît, s'étend, s'élève , prend des forces et devient la perfection de l'homme , comme dit saint Paul (Éphésiens 4, 13). Quand Jésus-Christ fait cela dans notre âme, il nous fait naître de lui en vérité et en réalité. Maintenant , une question différente se présente.

Notre-Seigneur fait-il à tous les hommes cette faveur? la fait-il à tout propos et dans tous les temps? A qui, quand la fait-il ? Il est hors de doute , sur le premier point, qu'il ne la fait pas à tout le monde ni en toute forme ; il n'y a à la recevoir que ceux qui sont appelés au baptême : car c'est dans ce sacrement que s'opère la naissance nouvelle. L'eau touche extérieurement le corps, la grâce de Jésus-Christ agit intérieurement, et alors naît le nouvel Adam, sur les ruines de l'ancien. En cela comme en tout le reste, Dieu a gardé les voies droites et profondes de sa Providence.

Qu'il s'agisse, en effet , de prendre un tison et de mettre le feu à du bois, on commencera par approcher le premier du second; de ce voisinage naîtra une assimilation de qualités; le feu communiquera peu à peu sa chaleur au combustible; la chaleur augmentera et se développera, jusqu'à ce qu'enfin les flammes soient un indice de l'embrasement. Le feu aura donné au bois sa propre forme. Par une opération semblable , pour que Notre- Seigneur place en nous la partie des biens et de la vie qui nous convient depuis qu'il est mort pour nous, en d'autres termes pour que nous naissions chrétiens et devenions ses enfants , il a voulu qu'il se fît en nous d'abord une représentation de sa mort et de sa vie nouvelle, et que de cette manière, devenus semblables à lui, nous prissions dans notre intérieur ce qui répond à sa mort et ce qui répond d'autre part à sa vie.

A sa mort, c'est la fuite et la destruction du péché ; à sa résurrection , la vie de la grâce qu'il nous donne. Lorsque nous entrons dans l'eau pour le baptême , où il nous reçoit lui-même , c'est comme si nous nous noyions dans cet élément, comme si nous y demeurions ensevelis, à l'exemple de Jésus-Christ. Saint Paul le dit expressément (Romains 6, 4) : « Dans le baptême vous avez été ensevelis et vous êtes morts avec lui. » Conséquemment aussi , sortir de l'eau c'est quitter le sépulcre pour revêtir une nouvelle vie. C'est à ce moment que le Sauveur applique à chacun de nous, comme sur un sujet bien disposé, la grâce et les mérites qu'il a obtenus en général à l'homme : la mort au mal originel, la vie et la résurrection au bien.

Ainsi donc, dans le baptême il y a pour nous une image et une vérité. Ce qui paraît aux yeux est une simple représentation de la mort et de la vie; mais ce qui se passe intérieurement n'est autre chose véritablement que la vie de la grâce et la mort de la faute. Cette image et représentation de la mort pouvait se faire de bien des manières différentes. Si vous voulez savoir pourquoi , entre toutes les autres , Dieu a choisi celle-ci, je vous rappellerai sur ce sujet l'excellente raison qu'en apporte le glorieux martyr saint Cyprien.

C'est, dit-il , que la faute qui meurt dans cette représentation a le caractère et les qualités du poison que communique la morsure d'un serpent : or, nous savons, ajoute-t-il, que le venin des reptiles se perd dans l'eau et que les serpents, quand ils y entrent, cessent d'être malfaisants. L'homme donc meurt dans l'eau, afin que dans cet élément meure sa faute. Voilà pour ce qui regarde la mort. Quant à la vie que l'on y trouve, nous observerons que, bien que le péché meure absolument par l'effet du baptême , la vie qui nous y est donnée n'est pas , par opposition , parfaite.

Je veux dire que l'homme nouveau ne vit pas tout de suite en nous absolument et parfaitement ; cette vie n'est en nous que comme un enfant faible et non encore développé. Jésus-Christ ne met point immédiatement dans ces nouveaux enfants la plénitude de la vie ressuscitée, il y en dépose seulement un grain ; c'est une petite semence de son esprit et de sa grâce; petite, dis-je, mais très-efficace pour étendre en nous la vie spirituelle , chasser les restes du vieil homme et s'établir définitivement au milieu de nos âmes.

Combien donc est admirable la sagesse de Dieu. Quel bel ordre elle établit en toutes choses, et que nous avons de sujets de la louer sans cesse ! On dit ordinaire ment, en philosophie, que tel naît un être, tel il croîtra et se développera. N'est-ce pas ce que Dieu même fait ici, lorsqu'il dépose en nous ce grain de son esprit et de sa grâce, source et semence de notre seconde et nouvelle vie ? De la même façon que cette vie a été représentée dans notre âme au baptême , en même temps qu'elle nous y a été donnée, elle croît, grandit, à mesure que nous nous rendons de plus en plus semblables à Jésus-Christ, par quelque voie que ce soit.

Pour recevoir le principe de cette vie de la grâce , nous sommes devenus semblables au Sauveur en figure; une telle similitude ne pouvait exister dans la réalité des choses, tant que nous n'étions pas déjà doués de cette même vie. Voulons-nous qu'elle s'accroisse? il est nécessaire que nous concourions à cette œuvre par la pratique personnelle du bien.
L'esprit que nous recevons ainsi se développe toujours contrairement à l'esprit ancien et pervers , qui s'efface et s'en va. Autant celui-ci était étranger à notre nature et à la substance de notre être , puisqu'il ne venait point de Dieu comme nous, mais du seul démon, autant l'autre nous convient, étant tout entier de Dieu et de Jésus-Christ.

Notre premier Père, en obéissant au démon qui l'excitait au mal, s'est perdu lui-même et nous a perdus avec lui parce qu'il nous renfermait tous : notre second Père , Jésus-Christ , en obéissant à Dieu et en opérant le bien, nous a de même rachetés et sauvés. Ainsi donc, si celui-là a perdu la vie qu'il possédait et acquis la mort promise à son infidélité, celui-ci par ses souffrances a tué la mort et a rendu la vie à ceux qui en étaient désormais privés. De plus, la transgression du premier n'a pas été suivie par nous d'une manière effective; nous y avons participé uniquement en vertu de notre union intime avec lui : Jésus, à son tour, a agi et souffert pour notre bien , sans coopération effective de notre part. Il est vrai cependant qu'à cause de l'union cachée qui nous attachait à lui notre volonté était dans la sienne et participait à ses actes.

Allant plus loin encore, nous dirons que , comme le poison adamique nous a atteints et corrompus de deux manières, généralement et virtuellement lorsque nous étions tous contenus dans le premier homme, particulièrement et positivement lorsque nous avons commencé à vivre en personne, de même la grâce et la vertu divine de Notre-Seigneur(et déjà nous l'avons noté) nous a revêtus d'abord d'une manière universelle et commune, en tant que nous étions unis à lui comme à notre Père, et ensuite de fait et individuellement, quand notre vie en Jésus-Christ a été établie- par les eaux du baptême. Comme donc, lorsque nous naissons, nous tombons dans cette damnation , non point par notre mérite propre , mais à cause des actions de notre chef qui nous tenait renfermés dans sa personne et dont nous héritons jusque dans le ventre de nos mères, ainsi, lorsque nous commençons à vivre en Jésus-Christ, son esprit, qui commence aussi à vivre en nous, n'est ni notre œuvre ni la récompense de nos mérites.

Poursuivons. Le poison originel s'introduit avec nous dans la vie sans aucun acte de volonté de notre part; mais ensuite , notre libre arbitre se déterminant à en faire usage et à suivre ses inspirations détestables, nous lui donnons des forces et une étendue nouvelles, nous le faisons grandir par nos œuvres. Entré dans notre âme sans que nous lui ayons volontairement ouvert la porte, une fois entré nous l'avons pris par la main, pour ainsi parler, nous l'avons guidé à la conquête de nous-mêmes et à la tyrannie qu'il s'empresse d'exercer sur nous.

Ainsi notre vie véritable , cet esprit que nous recevons de Notre-Seigneur , qui nous est d'abord donné sans qu'en aucune façon nous l'ayons mérité, si après l'avoir reçu nous écoutons ses conseils et suivons ses mouvements, nous envahit tout entiers, grandit s'étend en nous : de l'union de sa vertu avec nos propres efforts naît pour nous un accroissement continuel de ses faveurs. Les actions qui partaient de l'esprit mauvais étaient mauvaises en elles-mêmes ; elles soutenaient et fortifiaient cet esprit. Ici, ce que nous faisons sous la douce pression de la vie spirituelle qui nous vient du Seigneur est chose bonne et agréable aux yeux de Dieu ; c'est un trésor acquis , auquel nous devons une élévation nouvelle de bien et un agrandissement de la cause divine qui l'a fait naître.

Le venin , infiltré dans nos veines par l'origine que nous tenons d'Adam , se dilate et circule peu à peu, mine et corrompt successivement toutes les parties de notre être, jusqu'à ce qu'il nous livre à la mort éternelle. Le remède et le salut de Jésus-Christ, par une corrélation évidente d'action, trouve dans sa durée en nous des conditions d'agrandissement et de dilatation continue, jusqu'à ce qu'il assure notre éternelle prédestination. De sorte que, une fois renouvelés de la sorte et pénétrés jusqu'au fond de l'âme par l'esprit de notre second Père, les œuvres que nous accomplissons sous son impulsion nous rendent de plus en plus semblables à lui ; et plus nous agissons de la sorte , plus nous augmentons cette ressemblance. A mesure que nous nous rapprochons de lui il se rapproche de nous, il nous pénètre davantage , il augmente son esprit en nous, il ajoute un degré à un degré, faisant prospérer et grandir cette semence de vie qu'il a répandue dans nos âmes.

Ainsi avançons-nous toujours dans l'aimable et glorieux titre de fils de Dieu. Quand nous sommes nés de nouveau parle baptême , nous avons été faits semblables à Notre-Seigneur dans l'être de la grâce avant de le devenir par nos œuvres. Par suite de cette transformation , nous faisons le bien , nous accomplissons la volonté céleste , nous nous rendons semblables nous-mêmes , par voie de mérites, à notre divin Père.

Ce même esprit , qui excite et sanctifie nos actions, croît et grandit lui-même avec le mérite qu'elles renferment; il monte et s'empare de plus en plus de nous, il multiplie en nous le salut et la vie, et il ne s'arrête que lorsqu'à la fin , au dernier jour de l'existence terrestre, il nous remet glorieux et sauvés à notre Créateur qui nous reçoit dans les parvis éternels, nous pauvres êtres de boue et de poussière.

— Ici Marcel se tut un moment; mais il ne tarda pas à reprendre la parole : Je viens donc d'expliquer, sur le chapitre de Père du Siècle Futur, comment nous naissons de Jésus-Christ, combien cette seconde naissance nous est nécessaire, l'avantage que nous en retirons et la manière mystérieuse dont elle s'accomplit en nous. Il s'agit d'un abîme de secrets; cette génération, cette parenté divine , est dans les Saintes-Écritures enveloppée de nuages : j'en ai dit ce que j'ai pu , ce que ma faiblesse en comprend. C'est peu, il est vrai ; mais le temps et l'occasion présente ne permettent pas que je m'étende davantage sur cette matière : maintenant , quittant ces ronces et ces épines, et entrant dans un plus vaste et plus libre champ, je vous ferai remarquer qu'Isaïe appelle Notre-Seigneur non-seulement un Père, mais le Père du siècle futur : entendant parce siècle la génération nouvelle de l'homme, les hommes eux-mêmes qui naissent de cette seconde manière et l'éternité des temps qui leur est destinée s'ils se montrent fidèles.

Le siècle présent, que , par opposition à celui qu'Isaïe appelle le siècle futur, nous nommons le siècle premier et qui représente la vie que nous recevons d'Adam, a commencé avec ce premier homme et se terminera avec l'existence de ses derniers descendants, et pour nous individuellement ne durera pas au-delà des bornes de notre vie terrestre. Mais l'autre siècle, celui qui peut s'appeler le siècle second, inauguré par Abel, s'étendant avec la suite des âges, persévérera éternellement. C'est lui qu'on nomme le siècle futur ; futur, par rapport à Adam; siècle, parce qu'en lui se trouve un autre monde, semblable en certains points, mais opposé en bien d'autres , au monde ancien et visible.

Quand Dieu voulut créer l'homme , il fit d'abord le ciel, la terre et les éléments : de même , dans la création du second et nouvel homme , afin de tout rendre nouveau comme lui, il a fait un ciel et une terre tout autres : à la terre il a donné la parure de ses fruits, au ciel la lumière de ses étoiles. Ce qu'il avait fait dans le monde visible, il l'a fait aussi dans le monde invisible , procédant de la même façon pour les deux, ainsi que l'a marqué le Psalmiste dans le plus élégant et le plus doux de ses psaumes (Ps 103).

Là, avec les mêmes paroles, et comme s'il n'eût eu qu'un mot à sa disposition, il raconte, à la louange du Seigneur , la création et le gouvernement de ces deux mondes; et, par ce qu'il en dit, on peut découvrir ce qu'il tait, suivant la bonne et judicieuse expression de saint Augustin. Nous lisons donc, dans cette hymne du Roi-Prophète , que Dieu a étendu les cieux comme une tente, qu'il en a couvert les profondeurs avec les eaux, qu'il a distribué les nuages, et que, porté sur eux, il vole sur les ailes de l'air, accompagné du tonnerre, des éclairs et de la foudre. Nous voyons déjà, dans ce premier tableau, le ciel, les nuées, les eaux placées dans les hauteurs de l'atmosphère et au-dessus du firmament; nous entendons les grondements du tonnerre, nous sentons la rigueur et les efforts du zéphyr ; l'éclair y éblouit nos yeux. Ici , c'est-à-dire dans le monde nouveau, qui est l'Église, nous retrouvons tous ces signes.

Le firmament, ce sont les apôtres, les docteurs évangéliques et les autres saints élevés en vertu; leur doctrine sacrée, voilà les nuages qui nous apportent une pluie bienfaisante et sur lesquels se promène le Seigneur ; nous y avons le souffle de son Es prit, l'éclat de sa lumière, le tonnerre de ses menaces,
qui émeut la chair et la soumet.

— Dans la première circonstance, continue le Prophète, Dieu établit la terre sur un fondement solide; elle y demeure, rien ne l'y peut ébranler ; la mer vient-elle bientôt troubler l'harmonie qui lui est destinée, Dieu ordonne la séparation des eaux, et celles-ci, dociles à sa voix, se rendent au lieu qui leur a été marqué et n'en sortent plus ; alors la terre se montre telle qu'elle est, creuse et basse dans les vallées, haute et superbe sur ses montagnes.

Dans la seconde circonstance, le corps ferme et solide de l'Église , qui doit occuper les quatre extrémités du monde, reçoit de la main de Dieu un fondement immuable et éternel, qui est Jésus-Christ. Dans les commencements, ce corps mystique était couvert et comme abîmé par la gentilité, et cette mer immense et agitée de tyrans et d'idoles semblait devoir la submerger à tout jamais; mais voici que Dieu produit la lumière par une seule parole, il éloigne d'elle ces flots envahissants, il les brise sur le sable infime et léger du rivage.

L'Église alors aperçoit sa propre forme et sa divine beauté : sublime dans ses évêques et dans ses ministres spirituels , humble dans les plus simples de ses enfants. Suivant l'expression de David, ses vallées se sont creusées, ses hauteurs ont monté vers le ciel. Là comme ici, pour continuer la paraphrase du même psaume, Dieu tire des montagnes des plus hauts génies les eaux qui coulent, intarissables, sur le chemin de la vérité; là viennent se baigner les oiseaux spirituels; là , doucement rafraîchis, ils chantent au milieu des bosquets de fleurs et de fruits brillants qui leur servent de retraite. Et ce ne sont pas seulement les oiseaux spirituels, c'est-à-dire les esprits élevés , qui se baignent et se désaltèrent dans cette eau ; ce sont tous les autres fidèles, dont le vol est moins haut et qui viennent à leur tour à cet heureux vaisseau.

Dans l'Église comme sur la terre, Dieu envoie des pluies de biens spirituels , qui tombent sur les montagnes d'abord, descendent ensuite dans les vallées et dans les champs par d'innombrables canaux, fertilisant les plus humbles jardins. Le froment qui donne la force, l'huile qui entretient la lumière, le vin qui réjouit, tous les dons de l'esprit se ressentent de cette pluie bénie. Par elle encore, les terres les plus incultes, les plus stériles campagnes, se sont couvertes de hêtres et de cèdres à l'épais et splendide feuillage, aux fruits délicieux , et sous leur ombre on a vu se réfugier des milliers de solitaires disant adieu au monde et à la vie terrestre.

Dieu ne leur a pas ménagé , à eux seuls , l'avantage de ces retraites : à chaque fidèle il a préparé la sienne, dans la limite de sa position et de ses besoins. Les rochers escarpés aux chèvres des montagnes, d'humbles terriers aux petits et timides lièvre de la plaine. Ainsi se fait-il dans l'Église. On y voit la lune répandre sa douce clarté, le soleil de justice y faire éclater ses feux, les distribuant aux uns et aux autres suivant la capacité de leur œil et la nature de leurs devoirs. Il est vrai que par moments aussi la lumière se cache ; les temps se font durs et âpres , et des ennemis furieux se précipitent sur le bercail ; mais à ces nuits et à ces obscurités momentanées succède bientôt une consolante aurore, un jour plus lumineux et enfin la plénitude de la lumière; alors le mal s'enfuit , l'empire de la raison et de la vertu reprend toute sa force.

L'épreuve n'a duré qu'un instant. Combien , ô Seigneur, vos grandeurs sont-elles donc ineffables et si , à la vue de cet univers sensible , nous tombons dans une admiration qui ne trouve point de termes pour se produire, que dirons-nous des merveilles spirituelles qui sont votre incomparable ouvrage?

Là, en effet, nous avons aussi un autre océan , non moins étendu, non moins dilaté dans ses profondeurs, que celui qui embrasse les contours du globe de ses eaux amères et agitées par les soulèvements de la vague. Sur cette mer invisible naviguent mille vaisseaux, mille et mille passagers déchargés du fardeau des passions terrestres, livrés à leurs seules inspirations intérieures et au dessein de vous chercher uniquement , vous leur bien suprême. Heureux , trop heureux ceux qui arrivent au port! Tout ce qui respire, Seigneur, vit de vos libéralités, se nourrit de vos largesses.

Hélas ! comme vous le faites quelquefois pour le gouvernement du monde, vous cachez votre main dans le gouvernement de votre Église, et alors l'âme , privée de votre amour et de votre divin Esprit , se laisse tomber et retourne aux affections mondaines. Mais si vous nous abandonnez à nos chutes afin que nous apprenions à nous connaître nous-mêmes, vous nous renouvelez ensuite afin que nous chantions vos louanges.

C'est ainsi que vous allez, créant, gouvernant et perfectionnant l'Église, jusqu'à ce que vous l'ameniez au terme souverain , à l'éternelle et incorruptible splendeur des cieux, toute brillante, toute renouvelée. Ah ! quand viendra ce fortuné moment, ou plutôt cette immuable absence du temps, cette éternité sans fin, on verra trembler sur sa base et rouler éperdus l'orgueil et l'arrogance du pécheur. Alors disparaîtront, au souffle de votre bouche, les délices , les satisfactions , la sagesse mondaine elle-même; de vos adorables et victorieuses mains vous ensevelirez tout cela dans les insondables abîmes où s'agite impuissante la tyrannie du démon, et dans le royaume de la terre nouvelle il n'y aura plus devant vous que de fidèles enfants.

Sur leurs lèvres on entendra vos louanges , et votre majesté trois fois sainte se réjouira de ce pur hommage. Les élus vivront en vous , vous vivrez en eux : admirable échange, communication d'une douceur inexprimable , vie sainte et divinement heureuse ! Ils seront des rois, et vous, mon Dieu, vous serez le Roi des Rois. Vous leur serez tout , et votre règne n'aura point de fin.

— Marcel avait fini. Sabinus prit aussitôt la parole :

— « Votre ami a traduit aussi en vers ce psaume que vous venez de si heureusement commenter. Jusqu'ici je n'ai point voulu vous interrompre ; mais voici le mo ment de remplir l'office que vous m'avez confié et de réciter cette poésie. »

Julien et Marcel s'empressèrent de répondre que rien ne venait plus à propos et qu'il eût à commencer. Sabinus était jeune, modeste de tenue et de pensée; sa voix avait un charme particulier. Levant les yeux au ciel , le visage un peu coloré par l'émotion, il dit ainsi la paraphrase du psaume 103.
«O mon âme , loue le Seigneur. Mon Dieu , quelle langue pourra dire vos grandeurs ? Vous êtes revêtu de gloire et de beauté , vous êtes une resplendissante lumière. Au-dessus de la tente déployée des deux vous avez iplacé le réservoir des eaux ; les nuées sont votre char , attelé aux ailes des vents. Vous avez pour messagers le feu qui embrase , le tonnerre et la fureur des tempêtes. C'est vous qui maintenez la terre sur ses fondements solides et durables. La mer, au commencement des temps , se répandait sur le sommet des collines; mais à la voix de votre puissance elle s'est enfuie épouvantée ; alors on a vu se dresser les montagnes et se creuser les vallées Que les flots de l'Océan s'élèvent donc les uns contre les autres et se brisent avec fracas : ils ne dépasseront point les limites que vous leur avez posées ; la terre n'a plus rien à craindre d'eux. Mais voici que des rochers vous faites jaillir les sources , et elles coulent sur le flanc des hauteurs , et le daim et les hôtes des forêts viennent sa désaltérer dans ces ondes ; les oiseaux y viennent baigner leurs ailes , et retournent chanter dans le bocage. La pluie que vous versez sur le mondes. fertilise et enrichit les campagnes ; au boeuf vous donnez l'herbe des prés, à l'homme les mille plantes de ses jardins. C'est l'épi jaunissant, c'est la vigne au suc délicieux, où nous puisons la joie; c'est l'olive au doux liquide, le pain qui soutient notre vie. Par votre Providence, ô Dieu , le buisson se couvre de feuilles , les arbres des campagnes et le cèdre royal se revêtent de leur verte parure , au milieu de laquelle l'habitant des airs va poser son nid , et le milan dresser son habitation aérienne.

Les rochers escarpés sont la retraite du chevreuil , le petit lièvre s'abrite sous une pierre. C'est vous qui ordonnez au soleil de luire sur nous ; par vous sa brillante sœur nous enseigne à mesurer le temps . C'est vous qui faites la nuit obscure , alors que les bêtes féroces se répandent sur la terre : le tigre , qui vous demande un apaisement à sa féroce voracité, et les autres ennemis de l'homme. Vous éveillez l'aurore , et tous ces monstres rentrent dans leurs tanières. L'homme alors, ô mon Dieu, donne sans crainte au travail les heures qui lui sont accordées. Oh ! que vos œuvres sont belles , et qu'on y voit briller magnifiquement votre sagesse !

Qui pourra parler dignement de cette mer aux immenses et sinueux rivages , aux poissons infinis qui nagent dans ses eaux ? Qui dira les vaisseaux dont elle est sillonnée, la monstrueuse baleine qui s'y agite en reine? Tout ce qui respire attend de vous sa nourriture , de vous , source inépuisable de tout bien. Nous prenons lorsque vous nous donnez, et votre main bienfaisante nous remplit de présents. Si vous nous abandonnez, la vie nous abandonne à son tour , il ne reste plus de nous qu'un peu de poussière. Mais votre souffle revient , et le monde renouvelé a réparé son existence . Votre gloire n'aura point de fin , et vous serez éternellement exalté par tous les êtres. Quand vous touchez les montagnes , elles vomissent la flamme ; à votre approche le sol a tremblé. Eussé-je cent vies , je vous les consacrerais ; eussé-je cent bouches , elles publieraient uniquement vos louanges. Ma voix , O Seigneur , vous sera agréable , et je n'aurai point de bonheur plus grand que de vous célébrer toujours . Sur la terre nous ne verrons plus le mal , les tyrans de nos âmes auront disparu , et jusqu'à leur mémoire périra. Et toi, mon âme, exalte le Dieu de gloire et annonce ses grandeurs. »


Lorsque Sabinus eut achevé cette citation poétique, Marcel reprit la parole : — Il me paraît superflu, dit-il, après une conclusion pareille, de continuer pour le moment notre entretien. Et puisque Sabinus a si heureusement fermé ces discours , que nous avons d'ailleurs dit déjà de longues choses et que le soleil , qui semble s'être levé pour nous entendre , devient brûlant au-dessus de nos têtes, accordons ses droits à la nature en nous reposant un peu. Ce soir, après la sieste, nous achèverons notre sujet , quand même la nuit nous surprendrait.
— C'est chose conclue, dit Julien.
Et Sabinus ajouta : — Pour moi , je suis d'avis que nous allions terminer tout cela dans cette petite île que
le fleuve forme là- bas et que d'ici nous apercevons très bien.

Les deux amis y consentirent ; Marcel se leva , et l'entretien fut rompu pour le moment.


LIVRE SECOND.


A D. PEDRO PORTOCAUHEHO,

En aucun point ne se révèle plus tristement la misère de l'homme, Très-Illustre Seigneur, que dans la facilité que nous avons à faire le mal et dans la multitude de ceux qui tombent ainsi. Il y a là une étonnante contradiction : car, par une pente naturelle et irrésistible, nous recherchons le bien : et le péché n'est, en lui-même et dans ses conséquences, autre chose que le mal.

Si les anciens philosophes, qui raisonnaient toujours en remontant des effets connus aux causes cachées, avaient étudié ce phénomène , ils auraient bien certainement conclu que notre nature se trouve viciée et que nous portons en nous une cause intérieure et antérieure de ruine, que nous ne sommes point sortis dans ces conditions de la main de notre Créateur , et qu'une cause ou une autre , un désastre , notre volonté peut-être, nous y faits différents de ce que nous étions dans le principe.

Comment, en effet, auraient-ils pu concilier la sagesse prévoyante de la nature , qui met chaque être en état d'atteindre sa fin , avec les inclinations dépravées de l'homme d'une part, et de l'autre avec sa faiblesse pour les combattre , pour se soustraire à leur empire ? Combien il leur eût paru inexplicable et malheureux à la fois que cette nature , qui sous nos yeux dirige vers leur but, si efficacement et si sûrement, les animaux, les plantes, les êtres même les plus vils, eût créé son chef-d’œuvre si particulièrement enclin au péché, que la plus grande partie des hommes manque absolument sa fin et tombe dans la plus extrême misère !

Ce serait, sans aucun doute , une imprudence notoire de remettre à un enfant inexpérimenté et faible les rênes de deux chevaux furieux, dans un terrain difficile et au milieu de précipices béants. Il n'y aurait pas moins de folie à donner à ce même enfant le gouvernail d'un vaisseau éprouvé par la tempête. Peut-on s'expliquer , maintenant, comment la Providence souverainement sage de Dieu, dans un corps si fougueux, si emporté vers le mal, au milieu de tant de dangers, de penchants, de vices que nous sentons en nous, ait placé pour gouverner ce royaume une raison si débile , si dénuée de toute solide science, si incapable de se gouverner elle-même?

Et qu'on ne dise pas que Dieu a agi de la sorte en vue de la science qui devait nous être envoyée plus tard , ou bien de la force que les années apportent en nous et qui nous met en état de tenir tête à tant d'adversaires redoutables. Nous savons tous qu'avant même le réveil de la raison nous sentons l'aiguillon des affections et des passions terrestres, qui s'emparent de nos âmes et les façonnent au mal lorsqu'elles ne le connaissent même pas encore assez pour le discerner du bien. Aussitôt que l'âge de discrétion arrive , il y a là , pour nous attendre à la porte , tout ce qui nous peut perdre, un vulgaire aveugle , des compagnies maudites, les voluptés tyranniques, l'ambition, l'or, les richesses, tout ce qui brille.

Un seul de ces ennemis suffirait pour nous jeter dans les ténèbres et dans l'erreur : que sera-ce donc quand tous se réuniront dans une commune conjuration ? Aussi les chutes sont-elles nombreuses. L'âme abandonne le gouvernail , et c'est le corps , avec ses appétits, qui s'en empare et qui lui fait choisir à elle-même ce qui cause son malheur. De sorte que c'est ce renversement des choses , cette inclination pour le mal que nous ressentons tous, qui nous fait connaître la corruption ancienne qui nous dégrade. Nous l'avons vu au livre Ier, l'homme avait été fait par Dieu, au commencement, entièrement maître de lui-même; il était d'ailleurs parfait comme créature.

L'homme choisit la prévarication, et alors les appétits grossiers se révoltèrent à leur tour , les sens réclamèrent un empire qui ne leur appartenait point , s'insurgèrent contre la raison, la mirent sous le joug, obscurcirent la lumière qui auparavant l'éclairait, corrompirent sa liberté , et , l'enflammant pour les biens qui leur sont propres, le firent esclave humilié de leurs concupiscences honteuses. Et ici constatons un autre phénomène : partout où il y a mal et souffrance , l'expérience acquise fait éviter une nouvelle chute ; celui, par exemple, qui tombe sur une route difficile, examine avec soin chacun de ses pas pour éviter un nouvel accident : dans la catastrophe que nous appelons péché, au contraire , l'épreuve conduit à de nouveaux oublis, à des accidents plus graves ; le premier échelon du péché en crée un second ; plus l'âme se fait de tort à elle-même en ce genre, plus elle semble aimer ce tort. Et certes, de tous les maux que cause le péché, celui-ci, s'il n'est pas le plus grand, est incontestablement un de plus lamentables pour nous.

C'est que, de fait, et cela saute aux yeux, de péchés d'abord légers naissent insensiblement, se poussant les uns les autres, des péchés très-graves; ils se multiplient, ils s'accumulent, ils forment autour du cœur comme une couche épaisse qui le rend insensible et souvent incurable. Ainsi , à force de pécher, on en vient à considérer comme permis, comme naturel et agréable même, non-seulement ce qui est horrible aux yeux de la conscience et à la lumière de la simple raison, mais ce qu'on aurait jugé tel soi-même avant cette série de manquements , au point qu'on eût mieux aimé mourir que de le commettre. Les exemples en sont innombrables, autant dans le cercle ordinaire des relations humaines que dans les feuillets de l'histoire.

Mais le plus remarquable de tous est celui du peuple Juif, dans son passé, dans son présent. Pour avoir, au commencement , trop peu redouté la séparation d'avec son Dieu , il a persévéré dans sa dureté de cœur, allant de faute en faute , jusqu'à ce qu'il en soit venu à crucifier le Fils éternel du Père. Et comme la faute est toujours pour elle-même son propre châtiment, cette offense exécrable a conduit la coupable nation à un abîme de maux jusque-là inconnus.  Ne parlons ni de leur royaume détruit, ni de la ruine du temple, ni de la destruction de leur capitale, ni de Jérusalem devenue un désert; omettons même la gloire de posséder le vrai culte et la vraie religion transférée aux gentils ; les meurtres, les enlèvements, les misères de toutes sortes qu'ils souffrirent sous Titus, l'éternelle captivité dans laquelle ils vivent encore maintenant; exemple formidable de la justice vengeresse d'un Dieu méprisé.

Laissant tout cela de côté, que peut-on imaginer de plus affreux que ce que nous allons dire? Ils avaient reçu la promesse que le Messie naîtrait de leur sang et de leur nation; ils attendent de longs siècles ce Sauveur annoncé; en lui et par lui ils espèrent obtenir le souverain bien; cet espoir les soutient au milieu de leurs plus cruelles épreuves : et puis , quand ils possèdent cette divine rosée , ce Rédempteur céleste, ils ne le veulent point connaître, ils ferment les yeux, détruisent eux-mêmes leur gloire , leur attente, leur bien suprême!

Oui, quand je réfléchis à ce drame, mon cœur se fond de tristesse. Recueillons donc tous les détails de cet épouvantable excès ; nous nous convaincrons facilement qu'il est né d'excès précédents, que le péché a amené le péché, que l'éloignement perpétuel et volontaire du centre de la lumière a laissé ces malheureux dans des ténèbres palpables, source de leur dernière iniquité. Ténèbres inexcusables d'ailleurs ! Car Jésus-Christ brillait d'un tel éclat, tant par ses œuvres miraculeuses que par l'accomplissement des lettres sacrées qui se faisait en lui, qu'il est sans raison de ne l'avoir pas connu ; c'était vouloir se tromper soi-même par amour et par choix; ou plutôt il fallait avoir parcouru une route longue et semée de péchés innombrables, pour aboutir à de si affreuses extrémités. Sort vraiment épouvantable, auquel je ne puis songer sans frémir.

Je reviens maintenant , Très-Illustre Seigneur, à la suite des discours et des entretiens de Marcel; je ne puis tarder davantage à vous la donner. Nos trois. amis, pour revenir à eux, prirent leur réfection et leur repos, ainsi que nous l'avons marqué. Quand la chaleur excessive du jour commença à tomber, ils sortirent de la maison, gagnèrent le bord du Tormès , s'y embarquèrent sur un petit bateau , comme l'avait demandé Sabinus, et vinrent dans un îlot où sont établis plusieurs moulins à eau. Le petit bois qu'on y trouvait aussi était frais et garni de feuillage; la main de l'homme l'avait embelli de plantations régulières ; un ruisseau le partageait en deux, murmurant sur les cailloux blancs et arrondis que ses flots légers caressaient plutôt qu'ils ne les poussaient. Y étant entrés, Marcel et ses compagnons choisirent le plus épais du fourré, pour se défendre mieux encore des rayons du soleil. Il y avait là un peuplier, placé juste au milieu du bocage; ils s'y arrêtèrent et s'y installèrent, ayant devant eux le cours du petit ruisseau et l'herbe bien nourrie qui décorait ses bords.

Leurs premières paroles eurent pour objet de se féliciter du conseil de Sabinus et de remercier celui-ci, qui répondit : — « Je suis enchanté d'avoir été si heureux dans mon idée , principalement à cause de vous, Marcel , dont je crains que la fatigue de si longues explications ne détruise la santé : du moins serez-vous ici plus à votre aise et moins exposé à l'excès de la chaleur. Vous avez sans doute l'habitude de faire des cours nombreux aux écoliers de l'Université de Salamanque, et il vous coûtera peu de converser ici , sous cet ombrage, toute une matinée et toute une soirée cependant je préfère que vous évitiez toute fatigue.»

— « Sabinus a raison, dit Marcel se tournant vers Julien ; la vie d'enseignement, telle que vous la menez, Est bien pénible. Vous l'éprouverez vous-même, Julien. Maintenant , Sabinus , vous pouvez continuer sans crainte la lecture du manuscrit : ce lieu est plus agréable qu'une chaire, et le sujet qui nous occupe est infiniment plus doux au cœur que ceux que nous traitons là-bas. Le travail , ici , disparaît sous le charme qu'il fait naître. »

Sabinus, ouvrant donc le cahier, y lut ce qui va suivre.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 30 Avr 2016 - 14:47

CHAPITRE 8

Jésus-Christ Bras de Dieu.

Un autre Nom donné à Notre-Seigneur par la Sainte-Écriture est celui de Bras de Dieu , Brachium Domini. Nous trouvons cette appellation au chap. 53, 1 d`Isaïe : Qui croira ce que nous avons entendu , et à qui Dieu découvrira-t-il son Bras ? Le même prophète avait déjà dit , au chap. 52, 10 : Le Seigneur a préparé son saint Bras aux yeux de toutes les nations, et toutes les extrémités de la terre verront le salut de notre Dieu. On lit aussi, dans le cantique de Marie (S. Luc, 1, 51 ) : Il a déployé la puissance de son Bras , et il a confondu les superbes. David n'est pas moins exprès au Psaume 70,18 où il parle au nom de l'Église: Dans ma vieillesse non plus que dans mon âge caduc, vous ne m'abandonnerez , Seigneur , jusqu'à ce que j'annonce votre Bras à toute génération future.

Marcel allait commencer l'explication de ces passages, lorsque Julien , lui prenant la main : « Je ne sais, dit-il, si les Juifs nous accorderont qu'Isaïe ait ici en vue le Christ. »

— Ils ne nous l'accorderont pas, répondit Marcel, parce qu'ils sont aveuglés ; mais nous avons une autorité meilleure, qui est celle de la Vérité même. Comme font les malades , qui n'ont jamais plus de répulsion que pour ce qui les doit guérir, ils amassent sur ces textes, qui pourraient seuls leur ouvrir les yeux, toutes les ténèbres, toutes les obscurités qu'ils peuvent. Vain effort! Ils détruiraient plutôt la lumière du soleil. Et en effet , si le prophète n'a point en vue Jésus-Christ, de qui , je vous le demande , parle-t-il donc ?
- — « Vous savez ce qu'ils répondent à cela? » dit Julien.
— « Je n'ignore pas, reprit Marcel , qu'ils s'appliquent à eux-mêmes ces passages, dans l'état où ils se trouvent aujourd'hui. Mais croyez-vous qu'il soit difficile de confondre une interprétation aussi erronée?
— « Les textes sont certainement aussi clairs que possible, ajouta Julien ; et, quand nous n'en aurions pas d'autre preuve , il est évident qu`ils se trompent, pour peu que nous fassions attention à l'extrême innocence , à l'éloignement de tout péché , qu'attribue Isaïe à la personne dont il parle ; il la représente comme satisfaisant elle-même pour les péchés des autres. Or, incontestablement, le peuple juif , quelque orgueilleux qu'il soit, quelque aveugle qu'il se fasse, n'ira pas s'appliquer cette innocence et cette pureté sans tache.

En eût-il l'audace, la parole de Dieu le condamnerait dans Osée, 3, 5, où le Seigneur annonce qu'à la fin de leur longue captivité et vers la consommation des siècles les enfants d'Israël se convertiront au Seigneur. Or, on ne se convertit que lorsqu'on était auparavant livré au mal. Mais, Marcel, en vous accordant ce premier point qui est hors de doute, il ne vous reste pas moins une grave difficulté à lever. Les Juifs, admettons-le, confessent que cette expression de Bras de Dieu désigne le Rédempteur; ils ajoutent, avec nous, que cela équivaut à dire que le Messie sera la force du Seigneur et qu'il réduira ses ennemis. Mais, d'autre part, ils prétendent que les ennemis vaincus par ce Bras divin sont précisément les ennemis de son peuple , c'est-à-dire les ennemis visibles des Hébreux, ceux qui ont anéanti leur empire et qui les ont réduits à l'état où ils sont maintenant, tels que les Chaldéens, les Grecs et les Romains, et les autres infidèles , dont ils espèrent être vengés par le Messie qu'ils attendent encore; et, s'ils l'appellent Bras de Dieu, c'est en vue de cette victoire future et de cette éclatante réhabilitation qu'ils lui devront. »

— Il est vrai, dit Marcel, que tels sont les rêves de cette nation infortunée. Puisque vous avez amené la discussion sur ce terrain , terminons cette question préalable. Lorsque le laboureur veut prendre soin de ses champs , il commence par en arracher les mauvaises herbes, ce n'est qu'ensuite qu'il y sème le bon grain. Nous ferons de même ici , nous débarrassant de l'erreur dont il s'agit , afin d'avoir devant nous le champ de la vérité libre et ouvert. — Dites-moi, Julien, Dieu a-t-il promis à son peuple qu'il lui enverrait son Bras ou sa force pour lui assurer la victoire sur ses ennemis et pour le mettre non-seulement en liberté, mais à la tête des autres nations , dans un glorieux commandement ?

Ne leur a-t-il pas dit , dans quelque endroit , que le Messie serait un courageux et belliqueux capitaine , dont les armes réduiraient les adversaires des Juifs et étendraient par toute la terre ses brillants triomphes , soumettant tous les peuples et les rangeant sous ses lois ?

— « Oui , Marcel , Dieu a fait toutes ces promesses. »

— Est-ce dans un seul endroit qu'il les a faites, une seule fois, ici peut-être, en parlant d'autre chose?
— « Non , il les a répétées mainte et mainte fois , expressément, dans un langage parfaitement clair. »
— Quels sont ces passages ? Vous en rappelez-vous quelques-uns ?

— « Il serait long de les citer tous; et, bien que vous me demandiez ce que vous savez déjà , et sans que je me rende compte dans quel but , je vais vous dire ceux qui me reviennent à la mémoire. Le Roi David, au Psaumes 44, 4-6, parlant directement au Christ, lui dit ces paroles : « Ceignez votre épée à votre côté , O très- puissant ; présentez-vous dans tout votre éclat , dans toute votre beauté. Montez à cheval, régnez avec autorité, dans la vérité, la douceur et la justice. Votre droite accomplira des miracles. Vous lancerez vos flèches aiguës dans les cœurs des ennemis du Roi (c'est-à-dire les peuples tomberont à vos pieds).»

Au Psaume 96, 1-3, il dit encore : « Le Seigneur a régné : que la terre se réjouisse , que les êtres soient dans l'allégresse. Voici que les hauteurs des nuages l'environnent, la justice et le jugement sont assis sur son trône. Le feu marche devant lui, pour brûler tous ses ennemis. » Voici maintenant Isaïe, 11, 11-14 : « Dans ce jour-là le Seigneur étendra de nouveau la main, afin de prendre possession de la partie de son peuple qui a échappé aux Assyriens, aux Égyptiens et aux autres gentils. Il lèvera son étendard au milieu des nations , il rassemblera les fugitifs d'Israël , et il réunira , des quatre parties du monde , les enfants dispersés de Juda... Les ennemis de Juda périront .. . Il enchaînera pour la captivité les fils de l'Orient, Edom sera son esclave, et Moab son serviteur et les enfants d'Ammon lui obéiront.»

Au chapitre 41, 2,3, il dit de nouveau, et dans des termes différents : « Il mettra en fuite , par sa présence, les nations; il poursuivra les princes; il les donnera à son épée comme une poussière , et à son arc comme une paille balayé par le vent. Il se mettra à leur poursuite; il passera dans la paix ; à ses pieds ne paraîtra même pas la trace de la route. » Et un peu plus bas, aux versets 15e et 16e, : « Je vous placerai comme un char qui pour la première fois bat le blé et dont les dents sont aiguisées ; vous briserez les montagnes et vous les réduirez en poudre ; les collines ne seront plus qu'une vile poussière. Vous les jetterez auvent; et le vent les emportera. »

Lorsque le même prophète introduit le Messie les vêtements couverts de sang , et que les assistants, étonnés , lui demandent ce que veut dire ce signe, le Sauveur répond par les lèvres d'Isaïe, 63, 3 : «J'ai foulé seul le pressoir, et personne n'est venu m'aider ; je les ai écrasés dans ma fureur , et dans ma colère je les ai brisés ; leur sang s'est attaché à mes vêtements, j'en ai été souillé. »

Écoutons-le encore au chap. 42, 13 : « Le Seigneur sortira comme un vaillant capitaine, et comme un guerrier plein de courage il montrera son ardeur; il poussera le cri des combats, et il triomphera de ses ennemis. » Mais je n'en finirais pas. Le même Isaïe en dit autant au chapitre 63 et 66; Joël n'est pas moins exprès, Amos et Michée, répètent la même chose.

Et, pour mieux dire, quel est le prophète qui n'exalte pas en différents passages ce glorieux général et sa victoire? »
— Tout cela est exact, reprit Marcel. Mais, dites-moi encore, les Assyriens et les Babyloniens furent-ils des
guerriers fameux , eurent-ils des rois belliqueux et triomphants ? Ont-ils soumis à leur empire l'univers ou
une grande partie de l'univers ?.
— « Sans doute, » répondit Julien.
— Et les Mèdes et les Perses, qui sont venus ensuite, n'ont-ils pas manié l'épée avec succès et soumis une partie du monde connu? N'ont-ils pas eu le grand Cyrus et le puissant Xerxès ?
Julien avoua qu'on ne le peut nier.
— Il n'est pas moins vrai, continua Marcel, que les victoires des Grecs ont soumis tout cela et que l'invincible Alexandre parcourut le monde comme la foudre, l'épouvantant et le domptant. A sa mort, nous voyons ses successeurs occuper pendant de longues années toute l'Asie et une grande partie de l'Afrique et de l'Europe.

Les Romains à leur tour, héritiers de leur pouvoir, de leurs possessions et de leur gloire , agrandirent encore ce domaine et l'étendirent jusqu'aux limites de l'univers. Et ce dernier empire , tant diminué que nous le voyons, composé de parties solides et de parties très fragiles , ainsi que le vit Daniel, existe aujourd'hui encore depuis tant de siècles. Et , sans parler des fameux héros qui ont vécu dans des temps plus rapprochés de nous , tout le monde a entendu parler des Scipions, des Marcellus, des Marius , des Pompée, des César, auxquels il semblait que la terre ne pût suffire.

— « J'attends, dit Julien, où tout cela va nous mener. »
— Vous allez bientôt le voir. Dites-moi donc maintenant une seule chose : ces merveilleuses victoires, ces triomphes , ces conquêtes , est-ce Dieu qui les a accordés aux capitaines et aux peuples que je viens de nommer, ou bien est-ce à eux-mêmes qu'ils en sont redevables ?

— « Cette question , répondit Julien, ne peut faire l'objet d'un doute pour quiconque croit à la Providence divine. Dieu ne dit-il pas lui-même, dans Proverbes 8: « C'est par moi que règnent les Rois »
— Parfaitement, Julien. Je continue, et je vous demande si ces nations connaissaient et adoraient le vrai
Dieu.
— « Elles ne le connaissaient ni ne l'adoraient. »
— Mais Dieu, avant de leur donner de si brillants avantages, les leur avait-il promis? Leur a-t-il envoyé,
de siècle en siècle ou d'année en année, des messagers pour les leur annoncer de mille façons différentes?

— «Dieu n'a rien fait de semblable pour ces peuples, et si, dans les lettres sacrées, on trouve quelques
prédictions à cet égard , comme de fait il y en a, ce n'est que par circonstance , par concomitance à d'autres choses et comme en passant. »

— Eh bien, quel homme a pu jamais imaginer et penser , reprit vivement Marcel, que ce que Dieu donnait ainsi, que ce qu'il accorde chaque jour à des peuples qui le méconnaissent , qui vivent sans lois, sans police et sans vertu, dans l'infidélité et les vices les plus ignominieux, — je veux dire la puissance temporelle, la victoire et la guerre, la gloire et l'honneur d'un triomphe, — quel homme, dis-je, a pu jamais imaginer et penser que ce que Dieu répand de la sorte sur des peuples qui ne sont que ses esclaves , ce qu'il leur donne sans promesse, sans annonces solennelles qui en doublent le prix , comme il leur donnerait un néant , une futilité, un jouet, un hochet, que ce soit là, répété-je, ce qu'il réservait à sa nation choisie, à ce peuple qui seul, au milieu de l'idolâtrie universelle, le connaissait et le servait, et cela après de si pompeuses promesses , après tant d'annonces majestueuses des prophètes, tant de miracles, tant de révélations, après plus de trois mille ans d'attente à la suite de la première promesse.

Qui donc pourra croire que ce soit là l'objet des miséricordieux décrets du Créateur ? Un empire, une victoire terrestre , un avantage périssable si longtemps , si vainement promis, si inutilement désiré, si cruellement refusé! Oh ! ce serait pitié d'admettre que. le grand Dieu du ciel mettra pour terme à son amour et à ses divins engagements des armes , des étendards, le son du tambour et de la trompette , des citadelles assiégées et prises, des murailles renversées, du sang répandu , des milliers d'innocentes victimes emmenées en captivité !

Non, non, nous n'irons point supposer que le Bras de Dieu étendu et rempli de la force divine, ce Bras que le Seigneur annonce dans l'Écriture, dont il accuse une si grande estime , qu'il exalte d'avance de tant de manières, soit simplement un descendant de David, capitaine valeureux, qui, bardé de fer, l'épée au poing, suivi d'une troupe de soldats, a pour mission de mettre aux peuples le couteau sur la gorge et de faire flotter partout ses étendards victorieux.

A ce titre nous aurons autant de Messies dans Cyrus , dans Nabuchodonosor, dans Artaxerxés. Que leur a t-il manqué pour prendre un pareil nom ? Le Messie fut encore, si nous le trouvons là, César le dictateur ou bien le grand Pompée, et par-dessus tout Alexandre-le-Grand. Est-ce donc une si grande chose de tuer des hommes, d'abattre des maisons qui tomberaient d'elles-mêmes, pour que Dieu juge nécessaire à sa gloire de déployer pour cela son Bras, ce Bras qu'il appelle sa propre force ? Comment donc entendrons-nous ces paroles qu'il nous adresse par Isaïe , 55, 9 : « Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre , autant mes pensées sont différentes des vôtres et s'élèvent au-dessus d'elles.»

Passage remarquable que j'ai toujours devant les yeux quand ma pensée s'arrête aux rêveries judaïques. Ce n'est point là son Bras, sa force n'est point cette, faiblesse des sens: qu'allez-vous donc inventer de la sorte? Vous attendez une terre périssable : et c'est le ciel que l'Écriture divine vous annonce. Vous aimez , vous demandez la liberté corporelle , une vie paisible et entourée de richesses , une vie où dans les délices vous vous sentiriez livré peut-être au vice et au péché : et la liberté que Dieu vous a promise est précisément de vous délivrer de ces choses, qui sont de véritables maux!

Vous espériez devenir les maîtres de vos semblables ; et Dieu vous a promis de vous rendre maîtres de vous-mêmes. Vous bornez votre ambition nationale à posséder un successeur de David qui vous ramène à votre première patrie, vous y établisse et vous y fasse réduire vos ennemis sous le joug : et Dieu, bien plus libéral et bien plus magnifique à votre égard, vous a promis, non point seulement un fils de David , mais son propre Fils , fils de David cependant, lequel , rempli de toutes les perfections qui brillent en Dieu , doit vous délivrer de la tyrannie infernale et des portes de la mort éternelle, amener à vos pieds tout ce qui vous est un sujet réel de perte et de dommage, vous rendre saints, justes, immortels, glorieux, citoyens de la grande et paisible patrie qui n'aura point de fin.

Voilà les biens dignes du Seigneur; voilà l'objet des promesses qui vous ont été annoncées, et non point ces espérances mortelles qui vous retiennent dans les ténèbres. Il est certain, Julien, que, parmi les inconvénients qui ressortent d'une semblable erreur, le plus grave, le plus saisissant , est l'idée misérable et avilie que les Juifs se font du grand Dieu que nous adorons tous, eux et nous. Dieu n'a point un cœur étroit comme le nôtre; ces biens, cette gloire terrestre que nous estimons si fort ne sont pour lui, qui les distribue seul, que des avantages caducs, placés en-dehors de l'homme et qui , loin de le rendre meilleur et de le perfectionner, lui font souvent le plus grand mal et l'écartent de sa fin.

C'est pourquoi le Seigneur n'en fait point de cas, et le plus souvent , sans chercher sa gloire dans leur distribution , il les envoie à qui ne les mérite pas, pour les fins que lui seul connaît. L'objet de pareilles faveurs sera souvent un homme éloigné de lui , esclave de ses passions , vil aux yeux de Dieu; c'est pour cet homme une consolation en rapport avec' ses instincts abaissés. Par une providence opposée , quand Dieu discerne parmi nous un cœur élevé , digne d'être son enfant, il lui épargne ordinairement de pareilles faveurs, il en est avare envers lui ; car il sait avec quel emportement nous nous abandonnons à les aimer, et de quelle manière ces richesses de boue coupent ou affaiblissent le nerf de la vertu.

Mais les Juifs nous diront peut-être : — Nous ne dissertons pas, nous ne faisons point de distinctions arbitraires : ce que Dieu nous annonce et nous promet, nous l'attendons simplement ; et d'ailleurs ces promesses, ainsi entendues, nous suffisent bien. Nous lisons qu'il s'agit d'un capitaine, on nous parle de guerres, de chevaux, de flèches et d'épées, de triomphes et de victoires, de liberté et de vengeance; on nous dit que notre ville et notre temple seront réparés, que les nations deviendront nos esclaves, que nous aurons l'empire universel. Nous prenons les choses dans leur acception naturelle , nous les espérons telles qu'elles nous sont annoncées, et cela est assez pour nous

Il a toujours été absurde de s'attacher à la lettre d'un écrit lorsque le sens véritable est saisissable et saute aux yeux de tous. Votre défense, toutefois, aurait encore quelque semblant de raison , si d'autres endroits des divins Livres n'enseignaient pas comment il faut entendre ceux-ci. Isaïe 42,1-3 par exemple , parlant du Christ sans employer de figures , le peint de la manière qui suit: « Voici mon serviteur, je le prendrai avec moi; c'est mon élu, et mon âme s'est complue en lui ; j'ai répandu sur lui mon esprit , et il rendra la justice aux nations. Il ne vocifèrera point, il ne fera point acception des personnes, et sa voix ne s' entendra point au dehors. Il ne brisera point le rameau déjà renversé, et il n'éteindra point la lampe qui fume encore. Il ne sera ni cruel ni emporté. »

Par où il apparaît manifestement que ce Bras et cette force de Dieu , qui est Jésus-Christ, n'est point une force militaire ni un courage de soldat, et que les actions héroïques d'un Agneau si humble et si doux ne sont point des actions de combats, où l'orgueil le dispute à la cruauté , où la colère , la fureur , la rage, sont les principes qui font agir. Ce Rédempteur promis, nous dit-on, ne voudra même pas écraser le rameau renversé : et nous l'assimilerions à ces agitateurs violents et sanguinaires qui ne se reposent que dans le sang et sur des crimes !

Ce que le même prophète rajoute au chapitre 11, 4, n'est pas moins digne d'attention : « Il frappera la terre de la verge de sa bouche , et c`est avec un souffle de ses lèvres qu'il exterminera le méchant.» Que si les armes dont il frappe la terre et avec lesquelles il met les pécheurs à mort sont ses ardentes et vives paroles, il est hors de doute que l'œuvre de ce Bras divin n'est point de combattre avec des armes charnelles contre les corps, mais uniquement contre les vices avec les armes de l'esprit. Et de fait il nous
apparaît ainsi armé de pied en cap, dans le même Isaïe, 59, 17 : « Il a pris pour cuirasse la justice , et le casque du salut est sur sa tête ; il s'est revêtu des vêtements de la vengeance , et il s'est couvert de son zèle comme d'un manteau. »

De telle sorte donc que les flèches dont il était question, qui , lancées par ce Bras vigoureux , traversent les corps, ne sont autre chose que des paroles efficaces et imprégnées de la grâce , qui percent le cœur de part en part. L'épée redoutable qui est marquée n'a pas été trempée avec de l'acier dans les forges de Vulcain pour verser le sang ; ce n'est point un fer visible, mais un rayon de vertu céleste, qui renverse et anéantit tout ce qui dans nos âmes s'élève contre Dieu. Cette cuirasse, ce haubert, toutes ces armes, sont les vertus héroïques du Ciel, contre lesquelles viennent expirer impuissants tous les coups de l'ennemi.

Les Juifs demandent à Dieu sa parole, et ils n'ouvrent pas les yeux pour comprendre et voir ce que Dieu leur annonce. Comment osent-ils donc supplier le Seigneur de leur accorder les biens de cette vie mortelle , lors que tous les jours nous les voyons aux mains des méchants et que par là nous en pouvons comprendre le néant et la vanité ? Dieu ne nous a-t-il pas expressément enseigné, par Isaïe 64, 4, que le bien de sa promesse, la beauté et la grandeur de ce qu'il nous réserve, n'a jamais pu être vu par l'œil , entendu par l'oreille, ni tomber dans l'intelligence humaine?

Qu'une nation l'emporte sur une autre, nous savons bien ce que c'est; la valeur qui se prouve par les armes, nous la voyons chaque jour; il n'est rien que la chair comprenne mieux ni qu'elle désire davantage que les richesses et le pouvoir. Mais ce n'est point-là ce que Dieu fait l'objet de ses promesses; ce qu'il s'engage à nous donner est un bien qui surpasse tout désir et toute intelligence. Qu'un Dieu se fasse homme, la chair ne le comprend pas; que ce Dieu-Homme accepte la mort et ses horreurs afin de donner la vie aux siens, c'est chose qui surpasse tout sentiment.

Qu'un homme meure et que par-là le démon , qui tyrannisait les hommes, devienne leur sujet et leur esclave, qui jamais a entendu pareil mystère ? Que ceux qui étaient destinés à l'enfer deviennent des citoyens du ciel et des enfants de Dieu ; que les âmes s'embellissent de la justice, s'écartent de tout mal, deviennent toutes lumière et équité, et que, unies aux corps, elles soient revêtues d'immortalité et de gloire; qui a jamais porté si haut ses désirs, pour étendus qu'ils fussent ?

Mais pourquoi m'arrêter à ces considérations? Isaïe ne nous révèle-t-il pas au juste, et sans aucune obscurité, sans aucun voile , l'office propre du Christ et le caractère de la guerre qu'il doit soutenir , lorsqu'il fait paraître ce même Rédempteur, au ch. 71, 1-3, où il parle de la sorte : «L'Esprit du Seigneur est sur moi, il m'a envoyé porter la bonne nouvelle à ceux qui sont doux ? »

Entendez-vous ce mot? Porter la bonne nouvelle à ceux qui sont doux, et non point Assiéger des citadelles. Continuons :« Il m'a envoyé quérir ceux qui ont le cœur troublé.» C'est l'erreur qu'il détruit, voilà l'usage de son épée. « Annoncer aux captifs la rémission de leur peine.» Rien qui exprime la guerre. Il ne s'agit pas ici de s'abandonner à de fougueux emportements , mais de prêcher les miséricordes divines , « L'année dans laquelle le Seigneur s'apaise.... Le Seigneur m'a envoyé consoler ceux qui pleurent , donner de la force à ceux qui se désespèrent; poser des guirlandes sur leurs têtes, à la place de la cendre dont ils se couvrent, exciter en eux la joie à la place de la tristesse »

Et, pour qu'aucun doute ne subsiste a cet égard , il conclut : « Alors ils seront appelés forts dans la justice. » Que deviennent donc maintenant ces Juifs qui, se trompant eux-mêmes, se promettent la force des armes, lorsque Dieu ne leur annonce positivement que la force de la vertu et de la justice ?

— Ici Julien , fixant sur Marcel un regard où perçait la joie : « Il me semble, lui dit-il, que je vous ai donné lieu de vous animer , et certes la chaleur de ce jour était suffisante , sans y ajouter celle de votre discours. Je ne me repens point de l'occasion que je vous ai donnée de dire de si belles choses; elles me ravissent. J'ai une dernière question à vous soumettre , et la voici :  Si Dieu promettait à son peuple les biens spirituels que vous dites, pourquoi a-t-il enveloppé sa parole de tant de nuages , et ses prophéties d'obscurités si épais ses? Pourquoi, sachant la faiblesse d'esprit du peuple Hébreu , lui annoncer sans cesse les félicités temporelles et les satisfactions de la chair ? Pourquoi enfin prendre ces cœurs grossiers à un piège où ils devaient tomber? »

— Il n'y avait en cela , répondit Marcel , ni fausse induction ni voile apporté par le Seigneur : car , ce voile apparent, Dieu lui-même le soulevait immédiatement et montrait par d'autres révélations le sens réel de ses promesses. Ce sont les Juifs qui ont voulu obstinément fermer les yeux à la clarté qui leur était faite.

— « Peut-être, poursuivit Julien , ne me suis-je pas suffisamment bien expliqué; vous n'êtes pas tout-à-fait à ma demande, ou du moins elle s'étend plus loin. Je voudrais savoir pourquoi Dieu , prévoyant cet aveuglement, si volontaire que nous le supposions, ne s'est pas exprimé de telle manière qu'il ôtât tout lieu à la moindre incertitude. Quand on parle , c'est pour se faire entendre , et nous ne saurions admettre que Dieu ait eu un autre but dans ses révélations. Vous ne me direz pas, j'imagine, que Dieu n'a pas voulu être compris : car, dans ce cas, il est certain qu'il n'aurait point parlé.

Vous ne direz pas davantage qu'il lui était impossible d'employer un langage intelligible.
— Les secrets de Dieu et ses pensées éternelles sont d'insondables abîmes, répondit gravement Marcel. Partout où il se montre, on trouve aisément des difficultés, dont on ne rencontre pas de même la solution. Le fidèle chrétien place au premier rang de ses règles de foi cette vérité, que si l'esprit humain pouvait connaître les éternelles pensées, elles ne seraient plus celles d'un Dieu; il obéit, il ne discute pas.

C'est ce que nous apercevons dans chaque œuvre du Très-Haut; et, pour ce qui regarde particulièrement l'aveuglement des Juifs, saint Paul lui-même semble renoncer à le comprendre et s'écrie, tout inspiré qu'il est : « 0 profondeur des trésors de la sagesse et de la science divines ! Combien sont incompréhensibles ses jugements , et que ses voies sont mystérieuses! Qui a connu la pensée du Seigneur? Qui jamais est entré dans son conseil (Romains 11,33)  » Cependant, quelque soigneusement que vous cachiez une lumière, elle répandra toujours quelques rayons, et ici ces rayons suffisent pour éclairer l'âme simple et soumise.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Sam 30 Avr 2016 - 15:05

Jésus-Christ Bras de Dieu. ( suite)

Je dirai donc, en réponse à votre objection , Julien , que de ce que quelques-uns trouvent dans une révélation une occasion de péché il ne s'ensuit pas que la sagesse de Dieu doive modifier son langage ou l'ordre du gouvernement qu'elle emploie à notre égard, puisque ce gouvernement a pour objet le bien général et commun. Vous n'ignorez pas qu'il y a des hommes pour qui le jour est une occasion de pécher, tandis que pour d'autres c'est la nuit qui les porte au mal ; le pirate ne s'élancerait point dans les hasards de son brigandage si la lumière ne paraissait pas à l'horizon ; si elle ne disparaissait au contraire, l'adultère ne souillerait point le lit de son prochain.

L'intelligence même et le discernement qui nous distingue des animaux, Dieu ne nous l'aurait point donné s'il avait eu égard à tous ceux qui en font mauvais usage ; il n'aurait point fait de nous des êtres raisonnables. Saint Paul ne dit-il pas, en parlant de la doctrine évangélique, qu'elle est pour les uns un gage de vie, et un gage de mort pour les autres? (2 Corinthiens 2, 16.) Que deviendrait donc le monde , si pour empêcher la faute de quelques-uns tous les êtres avaient à souffrir?

Julien , cette manière de parler , qui fait que Dieu se sert de comparaisons et d'images tirées de ce que nous voyons et connaissons , convient particulièrement à notre condition et à la nature de notre esprit. D'abord, il est certain qu'en nous l'entendement n'arrive à connaître les choses spirituelles et immatérielles que parle moyen des esprits sensibles. En second lieu , les comparaisons qui nous font passer d'un objet à un autre répondent parfaitement aux besoins de notre esprit, qui aime instinctivement à discourir; découvre-t-il des points de similitude, des propriétés communes, entre les choses de diverse nature, il en ressent un plaisir extrême, il se complaît dans ce travail, il le savoure.

De plus et en troisième lieu , c'est l'expérience qui nous fait voir ce qu'il y a d'agréable dans un objet : et, nous ne pouvons avoir, à l'égard des choses du ciel, aucune expérience; leur douceur, leur divine saveur nous échappent, et pour les désirer il faut que, sous l'inspiration de Dieu , nous en ayons une idée tirée de ce qui nous environne sur la terre. De même donc que Dieu s'est fait le plus doux et le plus amoureux des hommes, afin que nous apprissions par lui à connaître la douceur et l'amour dont il est rempli dans son éternelle essence que nous ne voyons pas, et de là à brûler pour lui d'amour, de même dans le langage des Écritures il s'exprime comme un homme parlant à des hommes; il nous désigne ses biens spirituels et invisibles par des paroles et des figures toutes corporelles; il les revêt, pour ainsi dire, de miel terrestre, afin de nous les faire goûter.

Que s'il en est ainsi dans la conduite générale de la Providence , le fait est bien plus sensible encore à l'égard du Peuple choisi , peuple toujours enfant, comme le dit saint Paul. Quand un enfant est tout petit, sa nourrice l'attire par des friandises : ce peuple enfant a été attiré aux biens spirituels par l'appât des biens sensibles et terrestres qu'il aimait. Si, après avoir vu le pouvoir infini de Dieu et l'amour qu'il avait pour eux dans les plaies d'Égypte , dans le passage de la mer Rouge; si, ayant devant les yeux les feux et les éclairs du Sinaï, entendant résonner à leurs oreilles la voix de Dieu qui leur dictait sa loi , ayant à la bouche la manne qu'il leur avait envoyée, voyant encore la nuée lumineuse qui les guidait dans le désert; si enfin, près de la terre de Chanaan, après tant de miracles, ils se mirent à trembler et à pleurer lâchement en apprenant qu'il leur faudrait combattre une nation puissante, que dirons nous du caractère léger et puéril de ces hommes ?

Ils en étaient à douter que celui qui avait pu leur ouvrir un chemin au milieu de la mer pût aussi renverser des murailles de terre. Ni la richesse et l'abondante fertilité de la terre qui leur était offerte , qu'ils avaient sous les yeux et qu'ils désiraient, ni l'expérience multipliée qu'ils venaient de faire du pouvoir de Dieu, ne les détermina à marcher en avant. Que le Seigneur vienne donc, immédiatement et sans préparation, dans des paroles simples, claires, expressives, leur annoncer l'incarnation de son Fils et la venue des biens spirituels avec lui, leur prédire les richesses ineffables de l'autre vie, qu'ils ne comprenaient ni ne pouvaient comprendre : comment, je vous le demande, auraient-ils accepté des promesses de cette nature et sous cette forme ?

Comment auraient-ils estimé, désiré ces avantages qui échappaient à leurs sens ? La divine Parole eût été pour eux un livre doublement scellé. C'est pourquoi , le Seigneur a préféré, dans sa sagesse, les images et les expressions que nous avons vues. Les voiles dont il recouvre sa parole enveloppent particulièrement le grand et incomparable mystère de l'Incarnation. S'agit-il de la grâce qui descend de Jésus-Christ dans les âmes ? S'agit-il des fruits que cette grâce opère et qui sont si étonnants dans l'Église? Dieu emploie des figures tirées de la vie champêtre et de ses différents travaux. Alors, comme nous le disions ce matin, pour donner de tout cela un symbole à son peuple , il s'empare du firmament, de la terre , des nuées, de la pluie, des montagnes et des vallées ; il nomme le froment , les vignes, les oliviers, avec une admirable propriété d'application.

S'agit-il, au contraire, de ce que Notre-Seigneur a fait lui-même pour nous sauver, de sa mort sur un ignominieux gibet, de sa victoire sur l'enfer, de sa résurrection triomphante , de son ascension au ciel, où il appelle à lui l'armée de ses serviteurs ? Les expressions et les comparaisons seront prises de la guerre, des batailles, des avantages temporels de la lutte entre guerriers; il déploiera une bannière, sonnera de la trompette, tirera l'épée; il semble qu'on entend autour de soi tout le tumulte d'un immense et gigantesque combat; voici les vainqueurs , voici les fuyards, voici la joie du peuple délivré.

Et maintenant, Julien , s'il faut avouer tout ce que je pense, la dureté de ce peuple, le peu de confiance en Dieu qu'il a toujours montré, ses infidélités qui commencent à l'origine de sa vocation et qui grandissent avec les siècles, péchés hideux, épouvantables, tout cela a été pour Dieu sans doute un motif de leur adresser ce langage obscur et figuré. De la même manière qu'au sujet des prophéties le Seigneur donne une lumière plus ou moins grande, suivant la disposition, la capacité et les qualités du prophète; qu'aux uns il découvre la même vérité dans le sommeil, aux autres pendant la veille, soit sous des figures corporelles et obscures, soit par des paroles simples et claires, comme le même visage se fait voir tout différent lorsqu'on le regarde dans des miroirs différents aussi : ainsi Dieu, à cause des péchés et de la disposition mauvaise de ce peuple, lui annonce d'une manière confuse et couverte ce qui concerne son Fils et tout le mystère de sa rédemption.

Il savait que, dans ce peuple même, sa parole, ainsi donnée, était assez explicite pour ceux qui seraient bons et fidèles, et que, quant aux autres, leur infidélité n'était pas digne d'une plus grande lumière. Il savait que cette vérité voilée serait pour ceux-là un utile et saint exercice , un sujet de joie quand ils l'auraient découverte; tandis que pour ceux-ci elle deviendrait une pierre d'achoppement et de scandale, châtiment légitime de leurs longues fautes. C'a été là leur punition la plus sévère : avoir sous les yeux la vie, et choisir la mort; soupirer uniquement après un bien, et, quand on le possède, le repousser parce que volontairement ou ne l'a pas connu ; avoir des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre ; être environné de lumière , et se perdre dans les ténèbres.

Par leur péché ils ont mérité de pécher davantage et d'arriver à ce degré du crime et de l'aveuglement , de mettre les mains sur le Christ, de le conduire au gibet, de le renier et de le blasphémer : dernière et épouvantable limite du mal. Au reste , Dieu lui-même, longtemps d'avance, avait annoncé ces choses par la bouche d'Isaïe, 6 , 10 : « J'aveuglerai le cœur de ce peuple , je rendrai leur oreille insensible, je fermerai leurs yeux, afin qu'en voyant ils ne voient point , qu'en entendant ils ne comprennent point, dans la crainte qu'ils ne se convertissent et que je ne les guérisse. » Que pour accomplir ce décret de vengeance Dieu ait choisi à dessein les obscurités des Lettres divines , j'en appelle encore au témoignage du Maître.

Écoutons-le , au chap. 8 , 10, de saint Luc : « A vous il a été donné de connaître le mystère du Royaume; mais aux autres sont réservées les paraboles , afin qu'en voyant ils ne voient point et qu'en entendant ils ne comprennent point. » Mais, puisqu'enfin ce peuple est à la fois aveugle et sourd et qu'il prétend persévérer à plaisir dans ces dispositions, abandonnons-le à son châtiment, et venons en , pour nous , à voir quelle est la force du Bras invincible que nous étudions.


— En prononçant ces paroles, Marcel regarde Sabinus et lui dit : Pourvu toutefois que Sabinus ne voie rien autre chose à ajouter à ces préliminaires. C'est qu'en effet, pendant qu'il discourait, Marcel s'était aperçu que Sabinus le voulait interrompre, l'interrogeant du regard et montrant quelques signes d'impatience. Sabinus répondit alors : « Il s'agissait d'une chose bien peu importante qu'il me semblait que vous laissiez de côté. Vous voulez que je vous la dise , et j'y consens d'autant mieux queje l'ai moi-même désiré. Est-ce pour les punir de leurs péchés que Dieu a parlé aux Juifs en figures? Ont-ils donc été aveuglés parce qu'ils étaient pécheurs? Ou bien est-ce parce qu'ils se sont eux-mêmes et volontairement aveuglés.

Pourriez-vous me faire voir en eux quelque premier péché tellement grave , qu'il ait mérité d'être la cause de ce dernier forfait ? »
— Il est bien superflu , répondit Marcel , de s'informer d'un péché particulier là où nous découvrons tant d'énormités. Cependant, Sabinus, ce que vous me demandez est fondé en motif. Si nous faisons bien attention à ce qu'a écrit Moïse, nous verrons que l'adoration du veau d'or a mérité, comme faute principale, que Dieu abandonnât les Juifs et les laissât arriver jusqu'à méconnaître et crucifier le Sauveur. Nous pouvons dire que c'est de cette source qu'a coulé ce fleuve mauvais, qui , s'enrichissant en route de mille autres infidélités, a fini par devenir un abîme de mal.

Si l'on veut peser et apprécier à fond tous les caractères mauvais qui se rencontrent dans ce péché , on se convaincra facilement qu'il a mérité un châtiment aussi sévère que celui de l'aveuglement qui a empêché les Juifs de reconnaître Jésus pour le Messie, et les autres punitions qui ont suivi celle-là. Je ne veux pas rappeler que Dieu les avait tirés de l'Égypte, conduits à travers la mer Rouge et au milieu du désert. Je me borne à ce point de leur histoire , qu'après avoir vu tous ces miracles de la divine protection ils ont abandonné le Seigneur, au moment même où ils l'avaient encore devant les yeux, au sommet de la montagne, lorsqu'à peine les éclairs et le tonnerre avaient cessé de se faire entendre à leurs oreilles et qu'ils savaient Moïse en communication actuelle avec Dieu.

La loi venait de leur être donnée de la bouche divine elle-même , et ils en avaient été si émus de crainte qu'ils avaient supplié Moïse de leur parler seul. Ainsi donc , c'est en face de Dieu qu'ils ont oublié Dieu ; c'est en le regardant qu'ils l'ont renié , c'est en fixant sur lui leurs regards qu'ils l'ont effacé de leur cœur. Pourquoi donc un tel crime? En faveur de qui cet abandon honteux? On ne peut l'exprimer en moins de paroles ni d'une manière plus frappante que ne le fait l'Écriture : c'était pour un veau, pour un animal qui se nourrit de foin!

Et encore, non point pour un veau ayant vie et mouvement , mais pour une bête qu'ils avaient eux-mêmes fabriquée pour la circonstance. Et on vit ces insensés s'écrier dans leur folie : « Voici, Israël , voici ton Dieu , celui qui t'a délivré de la servitude d'Égypte! » Quelle lâcheté, je vous demande! Et qu'avait fait contre eux le Seigneur pour qu'ils l'abandonnassent ainsi? Qu'espéraient-ils donc, quels glorieux destins attendaient-ils d'un peu d'or mal travaillé ?

Avons-nous, dans nos langues humaines, un mot pour rendre tant de bassesse et d'ingratitude? Ah! il était bien juste que ceux qui s'étaient si volontairement et si gratuitement aveuglés dans un pareil moment fussent aveuglés ensuite, par la permission de Dieu, lorsqu'il s'est agi de connaître leur unique bien. D'ailleurs, pour qu'on ne nous attribue pas, comme personnelle et comme douteuse , cette appréciation, nous entendrons Moïse lui-même dans son cantique, où, faisant allusion à l'adoration du veau d'or, il dit au nom de Dieu (Deutéronome. 32, 21 ) : « Ils m'ont provoqué en ce qui n'était pas Dieu : eh bien! moi je les provoquerai à leur tour en appelant à ma grâce et à la riche possession de mes biens une nation méprisable , qui à leurs yeux n'est pas même une nation. »

C'était leur dire que, puisqu'eux-mêmes avaient abandonné leur Créateur pour adorer un métal, lui à son tour les abandonnerait et prendrait pour héritage la gentilité, jusque-là livrée à l'infidélité et digne de tout mépris.

Nous savons en effet, et saint Paul l'enseigne expressément (Rom. 11, 32), que le renoncement de ce peuple à Jésus-Christ fut le moyen d'opérer ce changement, en vertu duquel les Juifs demeurèrent réprouvés, dépouillés de la religion véritable, laquelle fut donnée aux gentils. — Mais, puisque nous voilà sur ce sujet , rappelons ici ces anciens faits de l'histoire et ce que fit Moïse par l'ordre de Dieu : nous trouverons là une vive peinture de la doctrine que je formule.

N'est-il pas dit, en cet endroit de l'Exode, que Moïse, descendant de la montagne et ayant vu le crime des Hébreux, brisa contre terre les tables de la loi qu'il avait à la main? N'est-il pas écrit, de plus, que le tabernacle où Dieu se manifestait, où il parlait à Moïse, fut aussitôt enlevé par celui-ci du milieu des tentes et placé dans un endroit séparé? Or, que signifiaient ces choses? N'était-ce pas une prophétie , une image frappante de ce qui est depuis arrivé aux Juifs? N'était-ce pas dire que le tabernacle où Dieu réside perpétuellement , c'est-à-dire la nature humaine de Jésus-Christ, qui se trouvait placée parmi eux, où elle était née, devait, à cause de leur infidélité, leur être enlevée? Que la loi , qui leur avait été donnée, et qu'aujourd'hui encore ils conservent avec tant de soin , devait devenir pour eux une lettre morte et un bienfait inutile.

Voilà ce que signifiait cette action de leur premier libérateur. Cette Écriture divine, qu'ils possèdent ne vit point avec eux cependant , elle les abandonne pour passer, sous leurs yeux, à d'autres nations : ce qu'il ne peuvent voir sans une profonde douleur. — Ainsi donc, c'est pour tous leurs péchés, et parmi eux à cause du veau d'or surtout, qu'ils ont mérité que Dieu, d'une part, ne leur parlât point clairement, et qu'eux-mêmes, de leur côté, eussent les yeux et les oreilles fermés.

Revenons donc aux qualités et aux perfections du Bras de Dieu , Brachium Domini , et voyons jusqu'où s'étend sa force.

Marcel s'arrêta un moment, puis continua : On dit de Lactance (1) qu'il a eu plus de vigueur pour confondre les erreurs des païens que de talent pour défendre le Christianisme et établir solidement ses dogmes. Pour moi, bien qu'il ne convienne à personne de promettre rien de soi-même, me fondant sur la vertu des choses que j'ai à dire , j'ose espérer que , si je puis rendre en paroles simples tout ce que Dieu a fait de grand par son Fils et les œuvres de force qui lui ont fait

(I) Le Cicéron chrétien , appelé par Constantin à faire l'éducation de son fils Crispus. Son ouvrage le plus célèbre sont les
Institutions chrétiennes. (Mort en 525).

donner le nom de Bras, Brachium, il n'y aura point à trouver un défaut dans mes preuves ni une obscurité dans la doctrine que j'expose. Mais, afin de pouvoir maintenant, en rapportant ces œuvres, en mieux faire voir la force, il convient, avant de commencer, de bien admettre que Dieu , étant infiniment fort et puissant, n'a qu'à vouloir pour opérer, et que, du moment où il emploierait pour une opération toute sa puissance, il n'y aurait de sa part rien de merveilleux à atteindre le but. C'est pourquoi, ce qu'il y a de plus étonnant, de plus incompréhensible pour nous , ce qui nous prouve le mieux l'immensité de son pouvoir et de sa science, c'est que, quand il agit, il semble qu'il ne sorte en aucune façon de son repos, et que, suivant une expression vulgaire, il n'y mette pas la main.

Il conduit toute chose à la fin qui lui est propre sans troubler les lois établies par lui, sans faire aucune violence, mais par une voie également simple et ferme, écartant sûrement et sans bruit les obstacles qui surviennent. Tel est d'ailleurs le caractère propre de la force accompagnée de la prudence. Ce qu'il y a de plus délicat dans cette prudence, c'est précisément d'ordonner les moyens d'arriver à des fins éloignées et difficiles, et de prendre ces moyens très communs et tout ordinaires, de manière à ce que rien
ne soit troublé à l'entour. Or, voilà ce que Dieu fait toujours, et c'est en cela que brille davantage sa science infinie. Dans ce monde même, tout gouvernement sage se propose un but semblable, relativement à ses lois et à ses décrets.

Non pas que nous en voyions la preuve dans ceux qui administrent aujourd'hui , soit dit en passant. Car, parmi un grand nombre de traditions fondées sur des considérations de cette nature et dont nous n'avons plus que des restes imparfaits, nous constatons chaque jour que, pour joindre un but secondaire mais pressant , on trouble tout l'ordre général et antérieur, sans aucun scrupule; on fait violence aux bons principes d'administration dans cent cas différents, pour amener un résultat actuel qui plaît davantage.

On voit même, sur ce chef, des hommes assez aveugles, assez pleins de leur prétendue sagesse, pour écraser de lois nouvelles le point particulier qu'ils envisagent dans le moment, au détriment de lois meilleures existant déjà ; et, quand ils parviennent, comme ils disent, à faire monter l'eau dans une tour, ils se considèrent eux-mêmes comme la prudence incarnée et le modèle de tout administrateur habile. Et certes, si je le voulais, les faits ici et les exemples ne me manqueraient pas.

Mais laissons cela. Pour envisager avec certitude les grandes choses que Dieu a faites par son Bras , il est à propos de placer sous vos yeux la multitude et la difficulté des actes qu'il devait accomplir pour le salut des hommes. Car, une fois ce point constaté , ces obstacles, ces empêchements majeurs d'une part , et de l'autre la facilité merveilleuse avec laquelle Dieu produit les résultats qu'il a décrétés, et cela par son Fils Jésus-Christ, la grandeur de la puissance divine ressortira d'elle-même; nous verrons clairement pourquoi et à quel heureux titre le Seigneur a dû appeler le Sauveur son propre Bras et sa force.

Nous disions ce matin que le démon (l`ange déchu), dans son orgueil infernal, a désiré pour lui-même ce que Dieu avait résolu pour l'honneur de l'homme dans la personne de Jésus-Christ. Nous avons ajouté que , cette superbe prétention ayant fait sortir Satan de la voie de l'obéissance et de la grâce et l'ayant jeté dans l'éternelle réprobation, cet esprit maudit en conçut de la haine contre son Créateur, et contre les hommes une mortelle envie. Nous avons vu comment, animé de ces pensées, il employa ses efforts les plus ardents et toutes les ressources de son génie à éloigner l'homme du Seigneur par une violation de la loi divine : de cette manière, pensait-il , ni l'homme n'arrivera à la félicité qui l'attend , ni Dieu ne mettra à exécution ses miséricordieux desseins.

Qu'il ait réussi dans le premier point , c'est ce que nous ne savons, hélas! que trop. Satan se crut alors victorieux; il lui semblait que Dieu ne pouvait manquer à sa parole , que l'homme par conséquent devait à l'instant mourir. Voilà ce que j'ai expliqué déjà ; mais j'y ajoute maintenant ceci, qui rentre dans mon sujet actuel : L'homme étant ainsi déchu et entré dans la voie du désordre, l`ange déchu d'autre part se trouvant ravi de son succès , il était de la grandeur et de la dignité de Dieu de ne point laisser les choses en cet état et d'apporter à un pareil mal le remède qui lui convenait. Que de chose à faire dans cette fin! Il fallait d'abord que le transgresseur fût châtié et qu'il mourût ; autrement, la divine parole demeurait sans effet, et la justice souffrait.

Secondement, pour que le premier dessein du Créateur fût accompli, l'homme devait vivre , après avoir été guéri. En troisième lieu , il était indispensable que Satan fût traité comme le méritait son audace, et ici les points de vue se multiplient encore. Satan se montre , d'un côté, en révolte contre Dieu, de l'autre envieux de l'homme. En s'attaquant à celui-ci , il se proposait non-seulement de l'éloigner de son Créateur, mais encore de le soumettre à sa propre tyrannie, se posant comme son maître et son roi par la
vertu du péché. La ruse, pour cet objet, fut son arme ; il s'éleva contre Dieu , voulant lutter avec lui en sagesse et en savoir et l'envelopper, pour ainsi dire , dans les promesses qu'il avait faites à l'homme.

Il fallait donc que cet esprit maudit fût châtié sévèrement sur tous ces points. Son orgueil souffrit le premier; on vit celui qui avait voulu égaler le Seigneur devenir serviteur et esclave de l'homme. Comme, d'autre part, ce qui cause la peine de l'envieux est la félicité de celui dont il se montre jaloux, la peine propre du démon envieux de l'homme était de nous rendre nous-mêmes heureux et glorieux. Quant à l'audace de disputer à Dieu sa science, elle ne pouvait être mieux châtiée qu'en ce que Satan se trouvât enveloppé dans ses filets mêmes et qu'il trébuchât sur le degré qu'il pensait avoir élevé pour sa grandeur usurpée.

Conséquemment , il convenait souverainement, si la chose était possible, que le péché et la mort, procurés à l'homme par le démon pour lui enlever sa félicité, fussent l'un l'occasion , l'autre la cause d'un surcroît de félicité pour lui , en sorte que l'homme trouvât dans sa mort même la véritable vie, le bonheur dans sa misère et dans sa peine, et que le démon fût, sans le savoir, l'instrument de cet incomparable renversement. En outre , ce qui couronnait un si miraculeux édifice était que, pour l'accomplissement de ce qui le concernait, Dieu ne fît point usage de son absolu pouvoir, ne troublât point l'ordre si aimable qu'il a partout établi, mais que, le cours ordinaire des choses étant maintenu, tout se fît immanquablement.

Tout cela, pour l'honneur de la puissance et de la sainteté de Dieu , était nécessaire. Or, maintenant, voyons : Dieu se rebuta-t-il d'une œuvre si complexe et l'abandonna-t-il ? Nullement. Porta-t-il sur un point seulement le remède, abandonnant les autres à leur difficulté naturelle ? Non certes a-t-il, pour cela, fait usage de toutes les ressources de sa puissance ? On sait la réponse. Mais peut-être eut-il à son service des milliers d'anges empressés à le seconder ? Peut-être déclara-t-il ouvertement la guerre au
démon et remporta-t-il sur lui une réelle et éclatante victoire ? Non : il triompha de son ennemi avec un seul homme. Que dis-je avec un homme! il ne fit que permettre à Satan de clouer un homme sur une croix, de le mettre à mort, et cela fut assez.

Et en effet, nous le savons, toute l'œuvre de la Rédemption se résume dans la mort de Jésus-Christ au Calvaire , où il est monté par la permission de Dieu , où il a été torturé par l`ange déchu et par ses ministres , et cela parce qu'il était une Personne divine et que la nature humaine revêtue par lui était, entièrement innocente , libre de la moindre faute, très-sainte et très-parfaite, et que cette nature était douée d'une vertu générale et d'une fécondité particulière pour nous engendrer tous et pour nous renfermer tous en elle. Ainsi , cette mort unique, dans les conditions présupposées, a suffi pour notre mort à tous ; elle a satisfait pour tous les péchés; elle a non-seulement délivré l'homme de la servitude de l`ange déchu , mais elle l'a conduit à l'immortalité , à la gloire, à la possession des biens divins.

Le démon, ayant eu l'audace de mettre sa main sacrilège sur un innocent qu'aucun péché ne lui assujettissait , ayant transgressé par conséquent la loi qui lui était faite, a perdu justement le domaine que la faute originelle lui assurait sur nous; les dépouilles qui le réjouissaient ont été tirées d'entre ses griffes , et on l'a vu devenir esclave de celui qu'il avait tué; tandis que celui-ci, pour être né sans rien devoir à la mort, ni dans sa personne ni dans celle d'aucun de ses membres, devient le maître du démon et le traite en esclave rebelle et fugitif.

Et c'est ainsi que , par une simple loi, ce superbe, cet orgueilleux, cet ennemi , ce cruel tyran, est demeuré soumis et vaincu. Celui qui avait méchamment engagé l'homme confiant et faible, en lui promettant un bien imaginaire, dans les liens de sa servitude, est maintenant placé sous les pieds de sa victime. Il a porté en vie à l'homme, il l'a fait chasser du Paradis terrestre, et il le voit aujourd'hui devenu une même chose avec Dieu dans le ciel. Il présumait immensément de son savoir : Dieu décrète que c'est de ses propres mains qu'il se fera à lui-même ce mal ; c'est par la mort, qu'il avait introduite parmi nous et qu'il avait fait endurer au Rédempteur , qu'il donnera la vie au monde.

De quelque côté donc qu'il se tourne, à quelque colère qu'il se livre, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, et à lui seul; en voulant exalter sa science , sa prudence , son habileté , il fait éclater magnifiquement toutes ces perfections en Dieu : et voilà sans, doute sa plus dure punition.

O grandeur ineffable de mon Dieu ! ô admirable développement de sa force infinie et de sa science éternelle! Viennent donc les Juifs, et qu'ils nous disent ce qui peut maintenant justifier leur erreur ! Peuvent-ils nier que le premier homme a péché ? Tous les hommes n'étaient-ils pas assujettis à la mort et aux souffrances de toute nature , captifs en quelque sorte de leurs péchés ? L`ange déchu n'était-il pas le tyran du monde ?

Iront ils prétendre qu'il n'importait point à l'honneur et à la bonté du Créateur d'appliquer un remède à ce mal , de vaincre le tentateur et de lui arracher sa proie : ou bien, par impossible, sera-ce une œuvre moins grande à leurs yeux de triompher de ce lion que de mettre en fuite les armées terrestres et les bataillons des royaumes d'ici-bas ?

Enfin, imagineront ils une manière plus efficace, plus parfaite, plus courte, plus sage , plus glorieuse, qui fasse ressortir davantage toute la sagesse divine, que celle qui a été choisie de Dieu? Que si ceux-là sont fameux parmi les hommes et y jouissent d'une illustre renommée, qui, à la tête de leurs soldats, ont vaincu leurs ennemis, on n'osera sans doute refuser à Jésus-Christ la gloire bien autrement grande qui lui revient pour avoir seul entrepris une œuvre si élevée et l'avoir admirablement accomplie.

C'est par sa mort que le Sauveur a fait toutes ces choses, qu'il y a mis le dernier sceau. Aussitôt après, il descendit aux Enfers, qu'il dépouilla de leurs trophées; il y enchaîna Lucifer, après avoir foulé aux pieds son orgueil ; puis, le troisième jour, revenant à la vie pour ne plus mourir, il s'entoura de tous les gages de sa victoire et s'éleva au ciel, majestueux et à jamais glorifié. L'ennemi du genre humain en était tombé : à sa place Jésus a élevé notre sang et notre chair, à la droite même de Dieu. Et là, devenu seigneur en tant qu'homme, de toutes les créatures, leur juge et leur salut, voulant effectuer en elles et en nous-mêmes l'application de son divin remède, nous attirer auprès de lui , faire monter ses membres sur le même trône que lui, enlever définitivement à l'Esprit mauvais, désormais réduit à l'impuissance, la tyrannie qu'il exerçait, il envoya son Esprit-Saint sur ses humbles et faibles disciples, avec ordre d'entreprendre sous ce chef puissant la guerre contre les adorateurs des idoles et contre cette sagesse présomptueuse et vaine, ministre sur la terre des volontés de Satan.

De même que les habiles maîtres font personnellement ce qu'il y a dans leur ouvrage de plus parfait et de plus difficile, n'abandonnant à leurs inférieurs que la partie la plus aisée , de même Jésus-Christ a commencé par vaincre en personne le tyran des enfers , et il a chargé les siens de simplement continuer ce combat contre les sujets qui restent aux anges déchus. Ses disciples n'ont pas hésiter : marchant avec résolution où ils étaient envoyés , on les a vus, victorieux, enlever au prince des ténèbres l'empire de ce
monde et faire rouler dans la poussière ses autels.

Mais combien de grandes actions dans cette action sublime ! Que de merveilles dans cette merveille ! Mettons devant les yeux de notre intelligence ce qu'ont vu déjà les yeux de notre corps , et représentons-nous maintenant, comme présent, ce qui s'est passé autrefois. D'un côté, douze hommes dénués de tout ce à quoi le monde attribue la force, appartenant par leur naissance à ce qu'il y a de plus bas dans la société, humbles par leur condition , sans éloquence, sans lettres, sans amis, sans protecteurs : de l'autre , la monarchie universelle et toute la puissance du monde , les religions, les superstitions vieilles de plusieurs siècles, les prêtres, les idoles, les temples et les démons qui y étaient adorés, les lois des princes, les ordonnances des républiques, les règlements des corporations, les princes eux-mêmes, les républiques elles-mêmes.

D'un côté douze hommes sans défense , de l'autre le monde entier , l` ange déchu, ses adorateurs , sa propre sagesse, son propre pouvoir. N'est-ce pas déjà une merveille de voir un si petit nombre d'assaillants s'attaquer à une foule pareille ? Le croirait-on si on n'en avait été témoin ? Ajoutez qu'à la vue du feu que l'ennemi allumait contre eux dans les cœurs , à la vue de la détermination où l'on était de les immoler, des imprécations et des menaces dont ils étaient l'objet, ils n'ont pas un instant renoncé à leur conquête. Voyez-vous, dans la profondeur de vos souvenirs, un homme pauvre et ignoré entrer dans la cité qui commandait à l'univers , dans cette Rome superbe dont l'orgueil autant que la gloire n'ont jamais eu d'égal, et là, au milieu des places publiques , déclarer à haute voix que les dieux de l'empire sont des démons, que la religion et les mœurs reçues des ancêtres sont des crimes et des œuvres maudites ? Et pourtant , cette entreprise grandiose , cette campagne inouïe , a été couronnée du plus entier succès.


Nous le savons , nous l'avons vu, la merveille est sous nos yeux. Et encore, si les nations à convertir avaient eu des pratiques religieuses pénibles pour la nature et que les Apôtres fussent venus leur en apporter de faciles, leur prêcher le plaisir, la joie , l'amour des délices, bien qu'il fût difficile encore, même dans ces conditions, de changer les habitudes et les traditions du monde, soit à cause du respect que nous portons naturellement à nos pères, soit par suite de l'autorité des docteurs et des savants, soit même à cause de la simple routine, dont l'universalité faisait admettre aisément la légitimité , on comprendrait jusqu'à un certain point la victoire. Mais il s'agit de bien autre chose. Les gens qu'il fallait convertir avaient une religion douce et commode, qui lâchait la bride à toutes les passions et qui favorisait toutes les convoitises : et voici que les apôtres les invitent , en ce qui touche aux mœurs, à adopter des lois âpres et dures , à pratiquer la continence, le jeûne, la pauvreté, le mépris des objets terrestres; en ce qui touche aux croyances , à renoncer à leur raison pour admettre une foule de mystères qui lui échappaient , à maudire les divinités qu'avaient adorées leurs ancêtres, à adorer comme un Dieu un homme que les Juifs avaient mis à mort comme un criminel.

Voilà le travail, voilà la pensée, voilà l'œuvre, et ce Crucifié a environné ce travail, cette pensée, cette œuvre, d'une force incroyable , et tout s'est accompli. De quelque côté donc que nous envisagions ce fait, il est au-dessus de toute imagination : merveilleux dans la petitesse de son commencement, merveilleux dans la rapidité de son développement, merveilleux dans sa diffusion sans limites par le monde, merveilleux surtout dans ses moyens. Je m'étonnerais beaucoup moins, je l'avoue , si quelques adeptes , devenant à leur tour apôtres, avaient converti quelques amis , étendu la doctrine nouvelle autour d'eux , rassemblé ces premiers disciples, marché avec eux à la prise d'une ville, puis d'un royaume, puis de l'Empire lui-même , comme avait fait Rome dans l'ordre temporel, et eussent ainsi changé peu-à-peu la face du monde.

Ainsi , avant Rome , avait fait Carthage, et beaucoup d'autres États avant et après elle. Ainsi a marché, depuis , la secte de Mahomet. La puissance des Turcs , qui aujourd'hui fait trembler la chrétienté, a commencé de la sorte par de petits succès (1). C'est de cette manière, enfin , que les

(1) On se rappelle que notre auteur écrivait à l'époque où Sélim II menaçait l'Europe occidentale. La victoire de Lépante (1571)
arrêta les progrès effrayants du Croissant.

hommes deviennent victorieux les uns des autres, et que les nations se soumettent. Le fait qui nous occupe, venant de Dieu, a mis au jour de bien autres moyens. Les Apôtres ne se coalisèrent jamais, et ceux qui se montrèrent dociles à leurs prédications ne le firent point pour engager une lutte , mais pour se résigner aux souffrances et à la douleur. Leurs armes n'étaient point du fer, mais une patience inouïe. Les maîtres étaient à peine immolés, que de nouveaux disciples se montraient; la terre, engraissée de ce sang précieux, produisit de plus merveilleux fruits de salut et de foi.

La terreur, l'aspect de la mort, sujets d'une répulsion si vive de la part de l'homme , avaient ici une vertu d'attraction toute singulière. De même que Jésus avait vaincu en mourant, de même, pour se montrer le Bras et la force de Dieu, il a voulu que le démon fît parade de toutes ses ressources , qu'il excitât ses suppôts à toute la cruauté imaginable, les armant du fer et du feu; il n'a point émoussé leurs épées , ainsi qu'il le pouvait , il ne les a point arrachées de leurs mains, il n'a point revêtu ses serviteurs du bouclier d'Achille, pour les rendre impénétrables ; mais au contraire il les a mis, pour ainsi dire, dans les griffes de l'ennemi, avec permission à celui-ci de se livrer sur eux à toutes les exagérations de sa rage.

Alors on a vu , en dépit de tout, un de ces miracles qui confondent la raison: « Tuons  » disaient le persécuteur et le païen; «Mourons ! » répondaient les fidèles : et à ce jeu sanglant ce sont les tueurs qui ont été vaincus; l'infidélité a succombé, la foi a grandi , elle s'est répandue et enracinée sur toute la terre.

En sorte que, paraissant toujours vainqueurs, grâce à leur force humaine , nos ennemis sont demeurés à la fin non-seulement subjugués, mais anéantis, détruits , consumés, suivant la forte expression du prophète Zacharie, 14, 12 : « Voici quelle sera la plaie dont le Seigneur frappera toutes les nations qui ont combattu contre Jérusalem : leur chair , pendant qu'ils seront encore debout, tombera et se pourrira ; leurs yeux se dessècheront dans leurs orbites, et leur langue sera consumée dans leur bouche. »

Par où vous voyez que personne ne leur doit infliger ce châtiment à la suite de la lutte, mais qu'ils se doivent trouver dans cet état d'affliction et de châtiment par leur propre fait , dans la force de leur existence. Les adversaires de l'Église ont toujours exercé contre elle leur cruauté ; ils ont, toutes les fois qu'ils l'ont pu , ôté la vie aux fidèles , et, remplis de leur triomphe prétendu , foulé du pied le sang chrétien versé par eux ; mais en même temps il est toujours arrivé aussi que, pendant que les martyrs étaient immolés , les idoles roulaient sur le sol, les persécuteurs s'usaient à ce combat , les néophytes se multipliaient, la foi grandissait , jusqu'au moment où la sainte Religion que nous professons est montée triomphante au Capitole.

Qu'ils viennent donc maintenant , ceux qui n'entendent des choses que le sens grossier et le son matériel, qui s'attachent comme des insensés à la lettre morte, attendant des batailles , des victoires , des empires terrestres. S'ils ne veulent point croire à la victoire invisible et spirituelle et à la rédemption des âmes esclaves du démon opérée par Jésus-Christ sur la croix, parce que cela ne tombe point sous les yeux de la chair et qu'ils n'ont point ceux de la foi, que du moins ils réfléchissent à ce que l'univers a vu, à ce qui s'est publiquement passé : la chute des idoles, la soumission des peuples à Jésus-Christ, la voie étrange par laquelle cet incroyable résultat a été obtenu. Qu'ils paraissent donc et qu'ils nous disent si un fait de cette nature leur semble ordinaire, si on l'eût cru possible avant qu'il fût accompli.

Qu'ils nous disent si ce fait ne répond pas mieux aux divines promesses, et si cette victoire n'est pas plus digne de Dieu, que ces succès temporels qu'ils rêvent ? Je le leur demande , quelle victoire peut entrer en comparaison avec cette victoire ? Quel triomphe, quelle marche de vainqueur a jamais éclairé le soleil, qui égale ce triomphe et cette marche du vainqueur crucifié?

Pour moi c'est une chose évidente comme le jour : la seule conversion du monde, envisagée comme elle doit l'être, établit la vérité de la Religion sans laisser place à l'hésitation ou au doute le plus léger, sans permettre une objection sérieuse. Elle réduit au silence l'infidélité, de quelque oripeau philosophique ou traditionnel qu'elle se pare. C'est pourquoi je vous demande, Julien et Sabinus,
— mon faible esprit ne peut guère aller plus loin, et peut-être les vôtres verront-ils mieux, — je vous de
mande s'il n'est pas évident, au spectacle de toutes les merveilles que nous venons de dire et qui sont devenues populaires dans tous les lieux du monde, que l'une seulement de ces deux puissances a pu les produire, ou Dieu ou l`ange déchu , et que jamais l'homme n'eût été capable de miracles semblables.

Or, il est très-certain qu'ils ne sont pas l'ouvrage de l`ange déchu : c'est ce que nous allons montrer, et alors il sera bien clair que Dieu en est l'auteur. De fait, dans cette grande question, s'agissait-il d'autre chose que d'anéantir l`ange déchu et son pouvoir , de ramener à la fois et l'empire qu'il s'était arrogé sur le monde , et les temples qui lui avaient été consacrés, et les cœurs de ceux qui le servaient comme une divinité ?

Ce but n'est-il pas encore celui du Christianisme partout où il règne, partout où il s'établit, dans le Nouveau-Monde où le portent nos missionnaires? Partout, déployant sa bannière, l'Évangile vole à la destruction des idoles et du pouvoir de Satan. Manifestement Satan n'est pas l'auteur d'une guerre dirigée contre lui-même : c'est donc Jésus-Christ, c'est donc le Bras de Dieu qui a tout fait. Qu'elle est brillante la lumière de la vérité! qu'elle échappe difficilement aux regards qui la cherchent ! La Vérité même l'a dit, elle s'élève, elle brille, elle répand ses rayons , loin de tout obstacle, libre de toute contradiction. Quelle admirable simplicité de raisonnement, mes frères, pour s'assurer de la divinité de la Religion!

Redisons-le une troisième et dernière fois : Si la mission de Jésus-Christ n'a point été une erreur causée par l`ange déchu, nécessairement Jésus-Christ a été la lumière et la vérité de Dieu. Il n'y a point là de milieu, il faut choisir. Or, si Jésus-Christ a détruit l'être, la science et le pouvoir de l`ange déchu, comme de fait il les a détruits, il est incontestable qu'il n'a été ni le ministre ni le fauteur de l`ange déchu. Que l'infidélité vienne donc s'humilier en présence de Dieu et qu'elle confesse que notre divin Rédempteur n'est pour nous , et en réalité , autre chose que la force de Dieu , sa justice, sa miséricorde, son puissant et invincible Bras , Brachium Domini !

Que s'il nous paraît tel dans ce qu'il a fait déjà, que sera-ce donc lorsqu'il aura accompli tout ce qu'il nous a promis? lorsque, comme l'écrit saint Paul (1 Corinthiens 15, 24), «il aura évacué, c'est-à-dire dépouillé de leur force, toutes les puissances, toutes les principautés, soumettant entièrement toutes choses à son pouvoir , afin que Dieu règne en elles toutes, lorsqu'il aura imposé une fin au péché, détruit la mort et enseveli dans l'enfer, pour qu'ils n'en sortent jamais, la tête et le corps du mal.»

On aurait beaucoup à dire surtout cela ; mais , comme il nous reste à fournir une longue carrière encore, bornons-nous à ces pensées. Aussi bien , le soleil semble nous envier les derniers rayons dont il éclaire cette soirée. — Julien , levant les yeux, s'aperçut qu'en effet le soleil allait disparaître à l'horizon : « Les heures s'enfuient, dit-il , et , captivés sous le charme de votre parole, Marcel , nous en perdons le souvenir. Au reste, pour continuer nos discours , il me semble que nous serons aussi favorisés par une nuit douce et étoilée que par les ardeurs du jour. »

— «D'autant mieux, ajouta Sabinus, que, si le soleil s'en va où l'appelle la volonté de Dieu, la lune lui va succéder , escortée de la brillante cour des étoiles. Alors , Marcel , dans le silence de la nature, vous aurez en elles un attentif et nombreux auditoire. » Et sans attendre la réponse Sabinus prit le manuscrit et lut.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Dim 15 Mai 2016 - 18:34

CHAPITRE 9

Jésus-Christ Roi de Dieu.

On appelle encore Jésus-Christ le Roi de Dieu. Au Psaumes 2 il dit de lui-même , suivant notre version : «J'ai été établi Roi par lui, c'est-à-dire par Dieu , sur la montagne sainte de Sion». Le texte original porte : Je me suis constitué un Roi sur la montagne de Sion , qui est ma montagne sainte. Suivant ce même texte original , nous lisons encore dans Zacharie, 14, 16 : «Toutes les nations viendront et adoreront le Roi du Seigneur Dieu. »

Après avoir lu ces lignes , Sabinus ajouta : Il reste peu de chose dans le cahier; et, pour n'avoir pas à le rouvrir si souvent, je vais achever ce qu'il contient.  Jésus-Christ est appelé Prince de la paix, et de plus Époux. Le premier de ces deux Noms se trouve au chap. 9 d'Isaïe , où le Prophète , parlant du Rédempteur , dit ceci ; «Il sera appelé le Prince de la paix». On trouve le second en saint Jean , 3, 29 , dans la bouche même de Notre -Seigneur : Celui à qui appartient l'épouse est l'Époux , et l'ami entend la voix de
l'Époux et il se réjouit.
Et en saint Matthieu, 9, 15 : Un jour viendra où l ‘Époux leur sera enlevé , et alors ils jeûneront.

Marcel commença en ces termes son explication : Les paroles que vous m'avez adressées tout-à-l ‘heure, Sabinus, m'auraient donné une grande confusion, si déjà je n'étais habitué à converser avec les étoiles, auxquelles souvent je communique mes pensées, mes inquiétudes, mes tristesses , dans le silence des nuits. Hélas ! elles sont inaccessibles à mes plaintes , ou, si elles ne le sont pas, si elles m'entendent, je n'aurai aucune peine à développer devant elles ces pensées, qui après tout sont les leurs, suivant le mot du Psalmiste, 18, 2 : « Les cieux annoncent la gloire de Dieu, et le firmament étoilé publie ses œuvres. »

Cette gloire de Dieu, ces œuvres de Dieu , ne sont-ce pas surtout les actions de Jésus, qui en ce moment font le sujet de nos discours? Ainsi donc, mes amis, que le ciel écoute ce qui est venu du ciel, ce que le ciel lui-même nous a enseigné. — Cependant, Sabinus, je crains que ma voix affaiblie ne puisse lutter contre le bruit que fait l'eau de ces moulins et qui deviendra beaucoup plus sensible encore dans les ténèbres. Quoi qu'il en arrive, abordons notre sujet.

Dieu, nous venons de le voir, appelle Jésus-Christ son Roi. Or, comme nous savons très-bien que tous ceux qui règnent sont rois par la main de Dieu, nous voyons très-clairement par cette dénomination que Notre-Seigneur n'est pas un Roi comme les autres, mais le Roi par excellence, le Roi essentiellement supérieur. Je réduirai à trois points tout ce qui fait la grandeur et la dignité d'un Roi. Le premier regarde les qualités personnelles qui sont nécessaires à l'exercice de la souveraine puissance; le second embrasse la condition propre des sujets; le troisième la manière de gouverner.

Or, ces trois choses se rencontrent dans Jésus-Christ à un degré plus éminent que dans tout autre Roi, et pour cela il est par excellence appelé le Roi de Dieu. Développons successivement cette doctrine. En ce qui regarde le premier point, c'est-à-dire les qualités que Dieu a mises dans la nature humaine de Jésus-Christ pour en faire un Roi , nous voyons que l'une d'elles est l'humilité et la douceur : « Apprenez de moi, dit-il lui-même (Matthieu 11, 29), que je suis doux et humble de cœur.» Nous avons cité déjà ce passage d’Isaïe, où il est dit du Rédempteur futur :«Il ne sera point inquiet et agitateur, il n'éteindra point la mèche qui fume encore, et il ne brisera point le roseau renversé. »

Le prophète Zacharie ( 9, 9) dit à son tour : « Ne crains point, fille de Sion : voici ton Roi qui vient à toi plein de justice , comme sauveur, pauvre et assis sur une ânesse. » Or, il semblera aux yeux de la chair qu'une pareille disposition du cœur n'a rien de convenable pour qui doit régner. Mais Dieu , qui n'a point sans motifs appelé son Christ Roi entre tous les Rois , qui a voulu faire de lui le Roi de sa main , parfaitement en rapport avec l'idée qu'il en avait éternellement conçue, Dieu a pensé à bon droit que la première pierre d'un pareil édifice était une âme humble et douce, fondement profond, seul capable de supporter la masse entière.

Dans un concert, toutes les voix ne font point l'alto, pas plus qu'elles ne font ensemble la basse; l'harmonie résulte de la combinaison des diverses parties musicales : de même le Seigneur a vu que la douceur et l'humilité de l'âme en Jésus-Christ convenait infiniment pour l'harmonie , combinée avec la hauteur et l'universalité de science et de puissance qui le distingue de toutes les créatures. En effet, si une telle grandeur était tombée sur un cœur humain d'ailleurs superbe et orgueilleux, encore que la vertu de la Personne divine eût pu corriger ce mal , il n'en pouvait sortir aucun bien.

En outre, quand même il n'eût pas été nécessaire en soi qu'un si souverain pouvoir fût tempéré par la douceur, et que ce mélange n'eût été non plus ni indispensable ni utile à Jésus-Christ, il nous convenait souverainement à nous , les vassaux et les sujets, que notre divin Roi fût d'une humilité parfaite. Toute l'efficacité de son gouvernement sur nous , la multitude des biens inestimables qui en découlent , ne nous sont communiqués que par le moyen de la foi et de l'amour qui nous attachent à lui. Or, il ne faut pas grande réflexion pour se convaincre que tout ce qui s'enveloppe de majesté, de grandeur, de dignité extrême, n'engendre point l'affection dans les cœurs, mais seulement l'admiration, l'étonnement, un respect qui éloigne au lieu d'attirer.

Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans l'éclat de son pouvoir, n'aurait point obtenu de l'homme cet amour familier, tendre, qu'il exige de ses serviteurs. Lors donc que son infinie grandeur nous épouvante, son humiliation volontaire vient tout de suite nous rassurer et entretenir en nous une constante espérance. Et en vérité, si nous voulons juger sainement les choses, il n'est point de qualité ni d'avantage qui soit plus digne des Rois , qui leur soit même plus nécessaire, que l'abaissement volontaire et la douceur.

L'abus contraire que nous voyons dominer partout dans les empires de ce monde a seul dénaturé à cet égard nos sentiments naturels, en nous faisant regarder ces deux vertus comme propres uniquement à la pauvreté. Nous ne faisons pas assez attention que la nature divine elle-même, si élevée au-dessus de tout ce qui existe, et qui doit servir de modèle à tout ce qui sur la terre possède le pouvoir, est infiniment douce et infiniment humble, autant que ce mot humble peut convenir à Dieu. Ne la voyons-nous pas, en effet, descendre de son éternité et appliquer ses mains adorables non-seulement à la création d'un ver de terre , mais à la conservation de la vie qu'il lui a donnée?

Ne la voyons-nous pas embellir de mille couleurs l'oiseau de nos bocages , donner à la feuille sa tendre verdure, s'occuper paternellement de ce que nous foulons aux pieds sans scrupule et sans estime, l'herbe des champs, la fleur des prairies? C'est ce qui inspirait à David cette exclamation du Psaumes 122, 6 : « Qui donc est semblable à notre Dieu, lui qui habite dans les hauteurs des cieux et qui veille , au ciel et sur la terre, sur les moindres objets ? » Nous ne recherchons point dans nos princes ces belles qualités, si essentielles pourtant à leur condition, parce que l'usage a tout renversé parmi nous ; de sorte que rien n'est moins véritablement prince et Roi que ceux qui en ont le titre. Mais Dieu a conservé dans son Fils, le véritable et unique Monarque, ce qui constitue la royauté.

Aussi quelle douce humilité en lui !— Nous aurons à revenir bientôt sur la douceur ou mansuétude qui , avons-nous dit, accompagne cette humilité. Jésus a été, en outre, plus exercé qu'aucun autre homme dans l'expérience des travaux et des douleurs de la vie. Le Père éternel a voulu astreindre son Fils à ces épreuves parce qu'il le voulait faire Roi véritable, Roi parfait , Roi doué de tous les dons de son titre, ainsi que l'écrit l'Apôtre (Hébreux 2, 10 et 11) : « Il convenait que Celui pour lequel et par lequel existent toutes choses , qui avait amené à la gloire un grand nombre de ses enfants , il fallait que l'auteur de leur salut fût conduit à la perfection par la souffrance. Car celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés doivent être formés de la même matière. »

Et, après quelques autres pensées, saint Paul continue en revenant à son sujet, 17, 18 : « C'est pourquoi Jésus a dû être rendu semblable à ses frères , afin qu'il devint un miséricordieux et fidèle pontife auprès de Dieu , apaisant sa justice armée contre les péchés du peuple. Car c'est précisément en ce qu'il a souffert et qu'il a été tenté qu'il peut porter secours à ceux qui subissent les mêmes épreuves. » Et je ne sais vraiment ce qui est ici plus digne d'admiration, ou l'amour ineffable que Dieu a eu pour nous en nous donnant pour toujours un Roi, non-seulement de notre lignage, mais encore accommodé à nos nécessités, plein de douceur, de bonté, de compassion, éprouvé par toutes les douleurs ; ou l'infinie humilité, l'infinie obéissance, l'infinie patience de ce Roi éternel, lequel, autant pour nous animer à souffrir et à travailler que pour avoir de nous une plus grande pitié , a consenti à endurer lui-même toutes nos misères.

Parmi les hommes, les uns ont une épreuve à supporter, les autres une autre : Jésus , qui embrasse à la fois dans sa miséricorde tous les siècles et tous les hommes, s'est soumis à l'épreuve de presque toutes les peines et les misères possibles. Quelle est celle qu'il a évitée ? Il y a sur la terre des pauvres : Jésus a été plus pauvre qu'aucun d'eux. Il y en a qui naissent de parents obscurs, méprisés, inconnus : Jésus a eu pour père , aux yeux des hommes, un humble charpentier. Quelle amertume dans la vie que l'exil et la fuite de la patrie ! Jésus a passé, comme exilé, sa jeunesse en Égypte.

Cette lumière divine paraît à peine à nos yeux terrestres , que le malheur déjà s'attache à elle. Si c'est une vive douleur d'être pour les siens une cause de souffrance et de tristesse, voyez à la suite de cet enfant proscrit cette pauvre et belle jeune Mère, ce saint et débile vieillard ! Jésus veut même passer par les tristesses qui attendent l'orphelin; tout enfant, il perd saint Joseph. A peine est-il parvenu à l'âge d'homme, qu'on ne peut plus compter les souffrances auxquelles il s'offre comme victime. Qui
dira son courage dans cette lutte terrible du malheur?

Il semble que, trouvant son bonheur en elle, il ait inventé lui-même des genres de douleur inconnus auparavant. Quelle patience! quelle résignation! Quelle attention à unir ensemble sa grandeur et ses abaissements ! Il a enduré la faim, le froid, une pauvreté extrême, la fatigue et la nudité, les courses perpétuelles de son apostolat et de sa prédication. Il marche de souffrance en souffrance , l'une attire l'autre ; ses sueurs elles-mêmes ne font que lui valoir des persécutions et des affronts. Son amour pour l'homme lui attire la haine de l'homme; ses bienfaits sont une source d'injustices commises à son égard; il vient nous apporter la vie, et on lui rend une mort infâme.

Est-il possible d'aller plus loin ? Et que sera-ce donc si tous ces maux viennent de la part de ceux qui devraient être reconnaissants et aimer? « Ah! s'écrie le Roi-Prophète, si mon ennemi m'avait persécuté, j'aurais pu supporter cette douleur ; mais mon ami, celui que je connaissais, qui n'avait qu'une âme avec moi , qui mangeait à ma table et à qui j'ouvrais mon cœur (Psaumes 37, 12)  » Cette épreuve est au-dessus de toute autre épreuve. Mais Jésus descend plus profondément encore dans l'abîme de la souffrance. Car non-seulement ce sont les siens qui l'ont persécuté, mais ceux-là même que ses infinis bienfaits lui devaient attacher, et, chose inouïe ! ce sont ces bienfaits même qui excitent l'envie,
la haine, la rage de ces ingrats.

« J'ai donc travaillé en vain, dit Isaïe (49, 4) ; en vain j'ai consumé mes forces ; ma cause reste devant le Seigneur, et mes actions sont avec mon Dieu. » Nous n'en finirions pas si nous voulions parcourir en détail toute la vie de Notre-Seigneur et constater chaque point de ses souffrances. Bornons-nous à celle qui a couronné toutes les autres et pour le temps et pour la gravité; nous y verrons combien il a mis d'ardeur à boire pur tout ce calice et à surpasser toutes les créatures dans la dernière limite possible de la douleur.

Peut-on même effleurer ce sujet? Ne parcourons que des détails sommaires. Le malheur est plus sensible à l'homme lorsqu'il succède à la prospérité, et assurément le souvenir de jours plus fortunés alourdit le poids du chagrin actuel. Jésus, peu de temps avant de se livrer et de mourir sur la croix, avait voulu être accueilli triomphalement dans Jérusalem. Il n'ignorait pas le sort qui l'attendait au bout de quelques jours; mais, afin de le rendre plus amer encore, il veut que le souvenir de ce triomphe populaire soit tout présent, tout vivant, que les auteurs du supplice soient les mêmes qui ont jonché la route de fleurs sur son passage, que les mêmes bouches qui ont chanté l'hosanna au Fils de David prononcent le Crucifie-le et formulent l'insulte : « Voyez celui qui détruit le temple de Dieu et qui le rebâtit en trois jours! il a pu délivrer les autres, et il ne peut se délivrer lui-même! »

Contraste douloureux, bien fait pour accabler son cœur d'une angoisse nouvelle. C'est pour ceux qui quittent cette vie une consolation de ne point voir les larmes, les sanglots, la tristesse de ceux qui les aiment : Jésus, la nuit qui précéda son supplice , rassembla tous ses amis, fit avec eux la cène, leur annonça sa mort, voulut entendre leurs regrets, et par-là rendre encore plus amer son sacrifice. Rappelez-vous le langage qu'il leur tint alors. Quelles expressions d'amour! Nous ne saurions les lire , des siècles après, sans en être émus : que devait-ce donc être de les recueillir de la bouche du divin mourant?

Suivons le au sortir du dernier repas. A mesure qu'il avance dans la voie douloureuse , chacun de ses pas est un clou nouveau qui s'enfonce dans sa chair; il voit à chaque moment de plus près la mort et ses tourments, qui l'attendent. Dans le jardin des Oliviers, quel accroissement de sa peine ! II choisit trois de ses disciples pour lui tenir compagnie, et il les voit s'abandonner lâchement au sommeil , au lieu de l'environner de leur sollicitude. Il répand son âme en prières devant le Père éternel, qui est son propre Père, il le supplie d'éloigner de lui un pareil calice : et sa prière n'est point entendue, il veut lui-même qu'elle demeure sans effet. Il laisse la nature humaine désirer en lui ce qu'il ne voulait point lui accorder, afin d'augmenter d'autant l'épreuve qu'il subit. Et, comme si le tourment d'une seule mort ne lui suffisait pas, il veut en savourer d'avance toutes les tortures, mourir de douleur avant de mourir de mort, mourir deux fois, d'abord par la pensée, puis de fait et réellement.

Il prive la partie inférieure de son âme des consolations et de l'appui du Ciel , et en même temps il lui met devant les yeux une représentation vive et présente de toutes les douleurs de la passion , représentation si affreuse, si saisissante, que tout ce qui s'accomplit plus tard n'en égala pas les horreurs, et qu'on vit une sueur de sang couler par tous ses membres , comme si déjà le fer et les épines y eussent passé. Quelle ne fut donc pas cette première étape, pour ainsi dire, du crucifiement! Quelle faim, quelle soif de douleurs ! Car enfin , pourquoi se dévouer d'avance à ces mortelles angoisses? Une mort subite, ou du moins précipitée , eût suffi pour notre rédemption.

Mais non : le Sauveur adorable , avant de tomber entre les mains de ses persécuteurs , appelle à lui la mort, il la fait comparaître en sa présence, pour considérer à loisir son triste aspect, tendre le cou à son glaive, recevoir en détail et peu à peu tous ses coups, d'autant plus affreux que les sens étaient plus avivés pour la ressentir ; en un mot , comme je l'ai dit , éprouver tout ce que le trépas a de plus horrible , les terreurs anticipées de la mort. Et ces terreurs , Julien, sur lesquelles j'ai insisté, je ne prétends point que ce soient elles qui aient ouvert les veines de notre doux Jésus et qui lui aient fait suer des gouttes de sang. Il est certain qu'il eut des craintes et des angoisses mortelles; mais la crainte, mais les angoisses n'ouvrent point le corps , n'appellent point le sang à l'extérieur ; tout au contraire, elles le font refluer intérieurement autour du cœur et laissent la peau froide et dure.

Ce ne fut donc point la crainte qui tira le sang de Notre- Seigneur; mais ce fut, pour le dire d'un seul mot, le courageux effort de son âme, qui le porta au-devant de la crainte et qui le fit combattre victorieusement contre elle. Dans cette nuit terrible, voulant faire lui-même l'épreuve de toutes nos douleurs et les vaincre afin que plus facilement après lui nous en fussions maîtres, il les convoque toutes, avec leurs aiguillons les plus piquants, et les dresse devant sa personne comme une armée en bataille. Telle fut la force de l'image qu'il s'en fit, que le corps fut en proie aux souffrances que nous avons dites, l'âme à cette tristesse ineffable que rapporte l'Évangile.

Mais , à côté de cette lutte, il y en avait une autre le Fils de Dieu se rappelant pourquoi il avait à endurer ces tourments , c'est-â-dire pour les péchés passés et à venir de l'humanité, il en voyait , d'un seul regard, la difformité, la gravité, le caractère d'odieuse ingratitude ; il voyait la colère divine allumée contre nous, et il ne pouvait oublier non plus que tous ces labeurs, ces souffrances, cette agonie répétée, deviendraient inutiles au plus grand nombre des hommes. Image multiple, image terrible , ineffable supplice ! Jésus n'en fut point vaincu, il ne s'éloigna point de cet épouvantable théâtre dressé devant lui; il n'en diminua point l'horreur.

Il n'essaya pas même de cuirasser son âme par l'insensibilité; tout au contraire, nous le voyons réveiller ce qu'il a de sensibilité; il n'essaie pas de se retrancher dans sa divinité sainte, dans les joies infinies du Paradis qui eussent amorti sa douleur, dans la pensée de la gloire et de la félicité célestes à laquelle le conduisait ce chemin rocailleux et sanglant : mais, se dépouillant de tous ces secours, avec le seul courage de son âme , le respect qu'il portait à son Père, le désir de se montrer obéissant envers lui, il affronte la lutte et demeure vainqueur. Mais la force qu'il y déploie , l'avantage qu'il maintient à la raison sur les sens , la générosité du combat, tout cela appelle à l'extérieur les gouttes de son sang et les fait couler.

Et ainsi il éprouve mieux encore nos douleurs pour les sanctifier. En effet, ce qu'il a ressenti n'est pas seulement la terreur, l'angoisse, la contrariété des désirs, l'inutilité d'une demande; il y joint l'incroyable labeur de la lutte contre son appétit propre , contre son imagination, contre l'évocation terrible des tourments, des humiliations, des affronts qui l'attendent; il veut tout expérimenter par lui-même. Et de quoi n'a-t-il pas fait l'expérience, si nous suivons de près sa vie et sa passion ? Le chagrin d'être trahi et vendu par ses amis , c'est Judas; il sent par lui-même l'amertume de l'abandon , de l'inconstance et de la versatilité des proches. Non-seulement il est délaissé de ceux qui devaient lui être dévoués jusqu'à la mort, mais on le livre à ses plus acharnés ennemis. Il voit tomber sur sa personne la calomnie des accusateurs, la fausseté des témoins , l'iniquité sous toutes ses formes, la soif du sang innocent assise sur le tribunal du juge : maux que ceux-là seuls peuvent apprécier qui les ont ressentis.

Il supporte une injuste tyrannie sous couleur de religion, là où il n'y avait qu'impiété et blasphème; la haine de Dieu cachée sous de fausses apparences d'amour et de zèle pour sa loi. Jésus a rempli son calice de toutes ces amertumes. Ajoutez-y les paroles outrageuses, les coups, les soufflets, les moqueries, la joie insolente de ses ennemis, sa comparution devant plusieurs tribunaux qui se le renvoient, la couronne d'épines qu'on lui enfonce sur la tête, les épithètes qu'on lui jette au visage , les péripéties cruelles de son procès, qui un instant paraît gagné, pour le conduire , l'instant d'après , à la mort des criminels.

C'est ainsi que, Pilate ayant méprisé les calomnies des pharisiens et s'étant assuré qu'ils l'avaient livré par envie , on put espérer que l'accusé serait justifié. Quand il est saisi de crainte de l'entendre appeler Fils de Dieu , on peut espérer à meilleur titre encore , la délivrance est certaine. Qui n'aurait d'avance certifié cette heureuse conclusion lorsqu'on vit le Sauveur renvoyé à Hérode, qui découvrait en lui quelque chose de divin ? Mais voici que Pilate remet la liberté de Jésus-Christ entre les mains du peuple, auquel il avait fait tant de bien ; il lui donne à choisir entre l'homicide qui tue et le Rédempteur qui ressuscite; d'un autre côté, la femme du gouverneur romain envoie intercéder pour l'accusé : comment donc douter de son sort ?

Et cependant il se résolut par une solennelle condamnation. Or, cette incertitude affreuse , ces espérances déçues, cet horizon qui s'éclaire et tout-à-coup s'obscurcit , le salut que l'on touche et qui soudainement vous échappe , ces allées et venues de l'espérance à la crainte, cette tempête et ces flots multipliés, qui s'aplanissent ici pour assurer la vie, et là se soulèvent et apportent la mort, ces succès obtenus, ces revirements subits, dernière expression du malheur, sont réservés encore au divin Agneau. Ainsi, Celui qui est la félicité et le bien unique de tous les êtres a voulu goûter par lui-même ce que c'est que d'être malheureux. Nous n'épuiserions pas cette matière si nous voulions continuer à l'étudier; mais la langue se fatigue à dire ce que Jésus ne s'est point fatigué d'endurer.

Laissons donc la sentence injuste de Pilate, la voix accusatrice et les clameurs de la populace, les épaules meurtries du Sauveur, la croix traînée par la ville, la croix ce sceptre véritable et propre de notre grand Roi : chacune de ces choses renferme son tourment particulier. J'arrive au Calvaire.  C'est, pour toute personne honorable , une dure et honteuse chose que la nudité : et Jésus est exposé tout nu aux yeux de la multitude. Être percé par le fer dans les parties les plus sensibles du corps , quel affreux tourment ! Les pieds et les mains du Sauveur sont traversés par des clous. Et, afin que la souffrance soit plus grande, Celui qui exerce sa miséricorde à l'égard des moindres créatures n'a pour lui-même aucune pitié; il se condamne et se poursuit sans relâche aucun.

Les exécuteurs de la justice conservent ordinairement encore un sentiment d'humanité ; sur la croix ils avaient préparé un adoucissement à l'agonie : Jésus repousse cet adoucissement. On offrait alors aux patients, avant de les clouer sur l'arbre fatal , du vin mêlé de myrrhe et d'encens, breuvage dont la vertu est d'endormir les sens et la douleur : Jésus , animé de la soif des souffrances , n'accepte point le breuvage. Et ainsi, déliant la douleur , éloignant tout ce qui pouvait le défendre , le corps dépouillé, mais le cœur armé de force, cuirassé par la patience, notre Roi monte sur le gibet. Alors, élevé au-dessus de la terre , portant lui-même le monde et endurant la peine et le châtiment réservé à nos péchés, il fut en proie à des souffrances qui ne se peuvent énumérer.

Car, je vous le demande, dans quelle partie de son être , dans quel sens de son corps, la douleur ne fut-elle pas excessive ? Ses yeux rencontraient ce qui brisait son âme, une Mère à la fois vivante et morte de tristesse; ses oreilles n'entendaient qu'injures et blasphèmes ; sa bouche n'avait pour éteindre les ardeurs qui la consumaient que du fiel et du vinaigre ; le sens du toucher , frappé de mille manières , ne lui apportait qu'affreuses sensations. Puis le sang se mit à couler en torrents , pour laver de ses flots nos innombrables crimes. Jésus, à ce moment, commença à sentir la vie, telle que nous la possédons nous-mêmes, privée de sa chaleur, la seule chose qui lui restât pour accuser en lui le sentiment; ensuite le froid glacial de l'agonie , et enfin la mort. Mais pourquoi m'arrêter à tout cela ? Ce que Jésus, aujourd'hui triomphant et glorieux dans son éternité, veut encore endurer nous prouve bien clairement avec quelle ardeur il se dévoue à souffrir.

Que d'hommes, que de peuples, révoltés contre la pureté de sa doctrine, blasphèment et outragent son nom ! Exempt de tout mal et de toute misère, il veut cependant, aux yeux des hommes, être soumis à un pareil affront , en tant que son corps mystique, qui vit dans cette terre d'exil, est encore souffrant , afin de s'identifier toujours avec lui.

— « C'est vraiment, interrompit Sabinus en s'adressant à Julien , une nouvelle route pour arriver à la royauté, celle que Marcel vient de nous découvrir. Je ne sais si elle entrait dans la pensée des anciens qui ont écrit sur l'institution des princes; mais ce que je sais parfaitement, c'est que ceux-là ne suivent guère un pareil chemin, qui aujourd'hui portent la couronne. Ce qu'il y a de capital pour eux, c'est précisément de s'exempter de souffrir. »

— «Quelques anciens, répondit Julien, ont voulu qu'on arrivât au pouvoir, à la royauté, par le travail, mais par le travail du corps, celui qui rend un homme sain et courageux; quant aux souffrances morales, qui apprennent à compatir aux autres, il n'en est nulle part question, que je sache. Au surplus, si une pareille doctrine était humaine, nous n'aurions pas le Roi dont nous entretient Marcel, ce Roi formé proprement et directement par Dieu, qui prend les routes véritables, et non point, comme les hommes, des sentiers trompeurs. Ainsi donc, Sabinus, ne nous étonnons pas que les Rois aujourd'hui s'empressent peu d'imiter la royauté de Jésus-Christ : car, pour eux et pour lui, la fin n'est pas la même. Jésus a disposé sa royauté pour notre avantage , et il a tout ordonné dans ce but; mais ceux qui nous gouvernent règnent pour eux-mêmes, ils se soucient médiocrement de nos souffrances; c'est dans le malheur des peuples qu'ils cherchent leur repos.

Si c'est là leur conduite sur nous, quelle en est la cause, sinon qu'ils rejettent loin d'eux l'exemple et les préceptes du Sauveur ? Car d'où pensez-vous , Sabinus, que provient cette ardeur à imposer à leurs sujets de si lourdes charges, des lois si cruelles, dans l'exécution desquelles on trouve plus encore de cruauté et de rigueur ? N'est-ce pas parce qu'ils n'ont jamais expérimenté par eux-mêmes combien pénibles sont l'affliction et la pauvreté ? »

— « Cela est certain, reprit Sabinus; aussi, quel est, je vous prie, le maître qui oserait exercer un prince, son disciple , à souffrir et à endurer des privations? Que si l'un d'eux l'entreprenait , comment serait-il accueilli ? Que dirait-on de lui dans le monde ?

— « Tel est donc, ajouta Julien , tel est notre Inconcevable aveuglement, que nous approuvons ce qui nous est si fatal, et que nous regarderions comme un avilissement que le prince qui doit nous gouverner connût les épreuves dont il s'agit, connaissance bien utile pour nous assurément! Mais si les maîtres et les précepteurs ne s'avisent pas de pareilles leçons, ils savent en retour leur inspirer une grande réserve à l'égard des sujets , vers lesquels, répètent-ils , il ne faut point s'empresser d'abaisser les yeux avec bonté ; et, pendant qu'ils nourrissent l'âme de ces beaux enseignements, ils prennent un égal soin du corps, chargeant l'estomac royal de quatre repas, adoucissant la soie elle-même pour le toucher et réformant la lumière, trop vive pour ces yeux délicats. Mais ceci, Sabinus, n'est point de notre sujet. Laissons à Marcel le sien,  afin qu'il achève de nous expliquer les qualités de notre véritable Monarque. »

— Vous ne m'avez point fait de tort en m'interrompant, dit Marcel; au contraire , cette digression me donnait le temps de respirer, et j'en ai profité. N'allez pas vous imaginer, Sabinus, que vous parviendrez à concilier les qualités placées par le Seigneur dans son Roi avec celles qui appartiennent aux princes terrestres. S'il n'y avait point entre eux une différence absolue, Dieu n'appellerait certainement pas Jésus-Christ son Roi d'une manière exclusive ; les premiers ne verraient pas leur autorité finir avec eux, ou bien la royauté du Sauveur ne serait pas éternelle.

Que les souverains de ce monde mettent donc l'essence de leur titre dans la hauteur et la fierté , qu'ils ne se croient point Rois s'ils ont quelque chose à souffrir: Dieu, choisissant une route tout autre, veut faire de Jésus un Roi qui mérite d'être appelé le sien, et il le fait le plus humble des hommes, le plus inaccessible à l'orgueil de la grandeur; il l'assujettit à la misère et à la douleur, afin qu'il sache avoir pitié de ses pauvres et malheureux sujets ; il lui donne de toutes choses une connaissance parfaite : car le Roi ayant pour office de juger , de rendre à chacun ce qui lui est dû, de répartir avec équité le châtiment et la récompense , il est nécessaire qu'il sache toujours le vrai , et qu'il le sache par lui-même.

La manière dont arrive la vérité aux princes terrestres les aveugle souvent plus qu'elle ne les éclaire. D'abord, ceux par les oreilles de qui ils entendent et par les yeux de qui ils voient se trompent fréquemment; en outre , ils consentent aussi à tomber dans l'erreur, quand leur intérêt les y porte. Et ainsi on peut dire que c'est une merveille lorsque la vérité entre dans un conseil de Roi. Qu'il en va bien autrement de notre divin Monarque ! Son intelligence , comme un fidèle miroir, lui représente sans cesse tout ce qui se fait, tout ce qui se pense; il ne juge point, observe Isaïe, 11, 3, il ne reprend ni ne récompense pour ce qu'on lui a rapporté ni suivant ce qui paraît aux yeux , parce que cette voie ouvre une large carrière à l'erreur ; il n'est point influencé sur le compte de celui-ci par le rapport de celui-là ; il voit la vérité sans ombre.

Dieu lui a donné , à cause de cette connaissance parfaite, tout pouvoir de nous faire du bien. Il a fait plus , il a placé en lui le trésor infini des biens et des richesses qui nous peuvent rendre heureux ; Jésus en est lui-même la source. Afin de rendre ce Roi plus parfait encore, Dieu a fait en sorte que tous ses sujets lui fussent unis par le sang, ou, pour mieux dire, qu'ils naquissent tous de lui , qu'ils fussent faits à son image. Venons maintenant au second point que nous avons annoncé, c'est-à-dire ce qui convient aux sujets de
ce royaume. Toutes les conditions se réduisent à peu près à celle-ci : ils doivent être tous généreux et nobles, appartenant à la même famille. Quoique l'empire qui appartient au Sauveur embrasse l'universalité des hommes, toutes les créatures bonnes ou mauvaises, sans qu'aucune d'elles lui puisse échapper , cependant le royaume dont nous parlons ici, qui doit demeurer éternellement et dont Jésus est proprement le Roi, royaume glorieux d'où seront exclus les méchants, sera composé des justes seuls.

Or, nous disons des justes qu'ils sont tous généreux et nobles , tous d'une haute famille, tous du même lignage. Il est vrai qu'ils sont nés dans des conditions différentes; mais , nous l'observions ce matin , cette première naissance a été ensevelie et s'est perdue , elle n'est d'aucune valeur pour le royaume chrétien , composé de tout ce que saint Paul appelle la nouvelle créature , lorsqu'il écrit aux Galates, 6, 15 : « Auprès de Jésus-Christ il n'y a ni circoncision ni incirconcision, mais une créature toute nouvelle. »
Tous donc sont les enfants du ciel, frères entre eux, fils du Rédempteur. David avait vu ces choses , et il en parle admirablement au Psaumes 103, 3 : « Votre peuple est un peuple de princes, au jour de votre pouvoir. »

Le texte original porte , pour le mot princes, celui de Nedaboth, qui signifie littéralement libéraux, généreux, grands de cœur. Cela veut dire qu'au jour du pouvoir de Jésus-Christ, lorsqu'il aura triomphé de tous ses ennemis et chassé par sa lumière les ténèbres infernales, lorsque tout sera consommé dans la gloire et que, comme un brillant soleil, il inondera les siens de ses rayons, ceux-ci formeront un peuple de princes. Ils seront tous Rois, et lui-même sera, comme le dit l'Écriture, le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs.

— Sabinus, s'adressant à Julien, lui dit : « Voilà bien une vraie et solide noblesse , celle dont nous parle Marcel!  Voilà un corps admirable , où il ne se rencontre point d'inférieur , point de vilain , point de basse condition, où chacun est d'une naissance égale !

Pour moi, Je regarde comme une belle royauté de n'avoir point de sujets misérables. »
— « Dans cette vie , répondit Julien, les Rois, pour châtier les coupables , se voient forcés d'établir des humiliations parmi ceux qu'ils gouvernent.

Ainsi voyons-nous, dans l'ordre du salut comme dans celui du corps, qu'il est à propos quelquefois de faire souffrir une partie pour empêcher les autres de se perdre. Sur ce point donc , je ne saurais blâmer les princes terrestres. « Ce n'est pas qu'ici je les blâme non plus le moins du monde , ajouta Sabinus ; seulement je regrette qu'ils se trouvent dans une nécessité pareille , je le regrette pour eux-mêmes : car ce doit être à leur cœur une peine d'autant plus grande que cette nécessité les presse davantage. Mais s'il y avait, par hasard, des princes qui prissent à cela du plaisir et qui se crussent d'autant mieux Rois qu'ils se sentiraient plus de pouvoir non-seulement pour humilier les leurs, mais pour perpétuer sur eux cette punition pendant plusieurs générations, sans fin s'il était possible, qu'en diriez-vous, Julien?

— « Je dirais qu'ils ne sont rien moins que Rois : premièrement, parce que leur office propre, l'objet de leur institution, est de faire le bonheur de leurs sujets, et non de les abaisser; en second lieu, parce qu'eux-mêmes se feraient du tort par une conduite semblable. Chefs, quel avantage ont-ils à commander à un corps difforme et abâtardi ? pasteurs, que leur revient-il d'un troupeau vil et misérable ? Le poète tragique ( Sénèque) l'a bien dit : « C'est une belle chose de commander à un peuple illustre !»

Et non-seulement ils font tort à leur propre honneur quand ils cherchent les moyens d'humilier ceux qui relèvent d'eux , mais ils portent aussi atteinte à leur intérêt personnel, mettant en péril la paix et la conservation de leurs états. Car, si deux choses contraires, quel que soit le rapprochement qu'on leur fait subir, ne se peuvent jamais mêler entre elles, il n'est pas possible non plus qu'il y ait heureuse et pacifique cohésion dans un royaume dont les parties sont opposées et contraires, les unes élevées en grand honneur, les autres tenues dans l'abaissement. Lorsqu'un corps est affligé dans quelques-uns de ses membres, que les humeurs ne s'y harmonisent pas , il se trouve tout disposé à la maladie, à la mort même : ainsi un étal où un grand nombre de classes, d'ordres , de familles, sont frappés, affligés, condamnés par la fortune et par les lois à ne point se mêler avec les autres , est exposé continuellement à la maladie , à la lutte armée, aux déchirements intérieurs.

L'injure demeure au fond de l'âme , elle y grandit , elle tient le cœur attentif à saisir toutes les occasions de la vengeance. — Maintenant, laissons ce qui concerne nos Rois et nos états terrestres, avec leurs mauvais conseils, leurs erreurs, leurs fautes , et que Marcel veuille bien achever de nous dire pour quelle raison les sujets de notre unique Monarque sont appelés hommes libres, généreux, princes.

— Ils tiennent ce titre , reprit incontinent Marcel, d'abord de Celui qui les a créés et de la manière dont il les a créés, ensuite des qualités éminentes qu'il a placées en eux. Suivons cet ordre. — Du côté de Celui qui les a créés : ils sont l'effet , le fruit , d'une libéralité infinie. Ce n'est, en effet, que dans l'âme généreuse de Dieu, dans l'éternelle largesse de Jésus-Christ, qu'a pu entrer le dessein de prendre pour amis , et pour amis si particuliers, des êtres qui ne méritaient aucun bienfait, qui se trouvaient dignes, au contraire , de tous les châtiments.

Car, encore qu'il soit vrai que le juste peut mériter beaucoup auprès de Dieu, il n'est pas moins certain qu'il n'appartient qu'à l'infinie libéralité du Seigneur de rendre justes ceux qui étaient auparavant pécheurs : ce qui fait dire à saint Jacques, 1, 18, qu'il nous a engendrés par volonté et par choix. Le mot grec, qui signifie par volonté, et saint Jacques, s'il eût employé sa langue maternelle, aurait eu pour mot correspondant celui de Nadib, dérivé de Nedaboth, expression que nous avons vu vouloir dire libéral , généreux. Ce texte porte donc que Dieu nous a créés dans sa libéralité , non-seulement parce qu'il y a été porté par sa volonté , mais parce qu'il lui a plu de faire voir dans notre création , dans la destination de grâce et de justice qu'il nous réservait , les trésors de sa libéralité et de sa miséricorde. Que tout ce que Dieu crée naisse de lui, puisqu'il veut cette naissance, qu'elle est l'œuvre de son libre choix, il n'en est pas moins vrai que pour ce qui est de rendre les hommes justes, de placer en eux un être divin , ce n'est plus seulement acte de volonté, mais libéralité extrême. L'homme ne mérite rien de semblable , il en est au contraire indigne en tous points.

Pour ne pas m'écarter de mon sujet par mille détails, arrêtons-nous à ce qui a eu lieu par rapport à notre chef; examinons comment Dieu l'a traité lorsque , l'arrachant au péché, il créa en lui le bien de la justice, et dans ce seul point , qui résumera tous les autres, nous verrons quelle éclatante preuve de sa libéralité le Seigneur nous a donnée. Adam pèche , il se perd lui-même et il nous perd avec lui : Dieu lui pardonne et le justifie.

Comment exprimer dignement tous les trésors de libéralité que met au jour ce pardon ? Dieu accepte de nouveau pour enfant celui qui, pour accorder sa confiance au serpent, dont il ne pouvait par aucun bienfait antérieur connaître la loyauté et l'amour, l'avait abandonné lui-même, lui son Créateur, dont il connaissait, par une expérience de tous les instants , l'infinie tendresse. Dieu pardonne à celui qui a fait plus d'estime de la vaine promesse d'un bien léger que de l'expérience certaine et de la possession de mille véritables et immenses richesses. Il pardonne, en troisième lieu, à une créature qui , lorsqu'elle a péché , n'a point été poussée par la nécessité ni aveuglée par la passion, mais mue par une inconséquente légèreté.

Quatrièmement, il pardonne à celui qui n'a pas sollicité cette miséricorde, qui a fui devant lui , qui s'est caché, voulant échapper aux yeux de son divin bienfaiteur; et il lui pardonne presque immédiatement après sa faute. Et enfin, ce qui est inexprimable, pour pardonner à Ce coupable, il se constitue lui-même son propre débiteur. Quand donc l'extrême méchanceté de l'homme allumait dans le sein de Dieu la plus juste colère, à ce moment-là même la libéralité intervint, la miséricorde se présenta et l'emporta sur tout. Dieu résout de s'humilier lui-même afin de rétablir dans sa dignité celui qui était tombé , comme dit saint Paul (Philippiens 2, 7), et de satisfaire pour sa dette; en un mot, pour faire vivre l'homme, il veut se faire homme et mourir à sa place.

C`était déjà beaucoup de pardonner à qui avait si grièvement et si volontairement failli; c'était plus encore de lui pardonner si tôt ; il y avait une miséricorde encore plus grande à le rechercher le premier, avant qu'il se présentât suppliant et confiant ; mais ce qui passe toute limite , ce qui ne saurait s'exprimer dans nos langues humaines ni se dignement concevoir dans notre intelligence bornée, c'est d'avoir promis de cette façon sa propre vie comme remède au mal. Quelle bonté ! L'homme s'est éloigné de lui , il l'a quitté pour suivre l`ange déchu (démon) : Dieu se fait homme , afin d'arracher l'homme a cet esclavage volontairement choisi !

Or, ce qui s'accomplit de la sorte au commencement pour nous tous, qui étions renfermés dans Adam, se renouvelle en particulier et secrètement pour chacun. Qui pourra comprendre ou exprimer , sinon celui-là seul qui les a expérimentées, les formes pleines de tendresse que le Seigneur emploie envers une âme afin de l'empêcher de se perdre, alors même qu'elle le veut ? Ce sont de continuelles inspirations ; il ne se fatigue point , il ne se regarde jamais comme vaincu par notre ingratitude de tous les instants ; il nous circonvient , il nous assiège comme une tour fortifiée, afin de pouvoir entrer: il nous demande amoureusement de lui ouvrir, comme s'il s'agissait de son avantage à lui et nullement du nôtre ; il nous répète avec l'Époux du Cantique des Cantiques, 5, 2 : « Ouvre-moi, ma sœur, mon épouse , ma colombe , ma bien-aimée et ma toute belle ; ma tête est couverte de rosée, et les cheveux de mes tempes sont trempés des gouttes de la nuit.»Secondement, avons-nous dit, les justes sont appelés de la sorte à cause des qualités dont Dieu les revêt en les justifiant. C'est qu'il n'y a , en réalité , rien de plus élevé, de plus généreux, de plus royal, qu'une âme parfaitement chrétienne. La vertu la plus héroïque imaginée par les stoïciens , rêvée par eux pour mieux dire , n'est que pauvreté et bassesse auprès de celle que Jésus-Christ établit par sa grâce dans les cœurs. D'abord, quant à la naissance, le chrétien est fils de Dieu; la grâce qui lui communique la vie est une ressemblance vivante de Notre-Seigneur.

Pour les qualités intérieures, la disposition de l'esprit, les pensées et les habitudes qu'il tire d'une pareille origine, tout ce qui est moins que Dieu lui semble petit et mesquin. Il n'estime point ce que son aveuglement fait adorer à la terre , l'or et les plaisirs; devenu véritable Maître et véritable Roi de lui-même, il méprise les honneurs; il foule aux pieds la vaine joie, il rit de la crainte, la volupté le trouve insensible, la colère brise devant luises fureurs; riche au fond du cœur, toute son ambition est de faire du bien aux autres. Et non-seulement il embrasse dans ce but bienfaisant ceux de son voisinage , de son pays, de sa patrie , c'est à tous les hommes qu'il adresse ses affections et son dévouement. Il va plus loin; il n'exclut pas de cette immense charité ses ennemis eux-mêmes ; il n'a que générosité et amitié pour ceux qui le persécutent et qui le veulent faire mourir ; au besoin il donnerait pour eux sa vie.

Combien de chrétiens ont fait ce sacrifice ? Plein de mépris pour tout ce qui ne touche pas à son âme , pour tout ce qui vient et s'en va avec le temps, il est un bien unique vers lequel il soupire, Dieu ; un seul but de ses efforts , les félicités du Ciel. Ce qui est éternel, divin , ce qui l'unit de plus en plus au Créateur, voilà ce qui peut seul remplir son âme. La preuve de ces sentiments , nous la trouvons dans l'un des grands saints de l'Église, l'Apôtre des nations.

Écrivant aux Corinthiens (II Cor. 4, 7-10), et parlant aussi bien en son propre nom qu'au nom de tous les justes, il leur dit : « Nous portons notre trésor dans des vases de terre , afin que notre élévation vienne de Dieu , et non de nous-mêmes. En toutes choses nous endurons la tribulation, mais nous ne nous en troublons nullement; nous sommes livrés aux angoisses , mais non abandonnés; nous souffrons la persécution , mais sans être délaissés ; on nous humilie, mais non jusqu'à nous anéantir. »

Il écrivait aux. Romains, 8, 35, dans un saint mouvement de générosité : « Qui donc nous séparera de la charité et de l'amour de Dieu? Sera-ce la tribulation ? Sera-ce l'angoisse? la faim? la nudité? le péril? la persécution? Le glaive ? » Je viens d'exposer brièvement ce que Dieu a mis en Jésus-Christ pour en faire son Roi , ce qu'il a fait en nous pour nous rendre ses sujets : des trois choses auxquelles se réduit tout ce qui concerne la royauté, ce sont les deux premières. Il me reste à parler de la troisième et dernière, qui est la manière dont ce divin Monarque nous gouverne. Nous y verrons que là encore Notre-Seigneur ne ressemble en rien aux princes de ce monde.

Il est évident et hors de doute que le moyen de gouverner un État c'est la loi , et que par la manière dont elle s'impose un prince parvient ou à s'enrichir seul, s'il se montre tyran dans sa conduite et dans ses décrets, ou à rendre heureux ses sujets s'il est véritablement digne du nom de Roi. Souvent il se fait que , grâce à la faiblesse humaine et à l'inclination violente de l'homme au mal , les lois entraînent avec elles un grave inconvénient, celui d'induire les sujets à mal faire , au lieu de les guider au bien : la chose défendue a toujours tant d'attraits! Et ainsi les lois sont fréquemment elles-mêmes une occasion d'ébranler les lois et, comme le dit saint Paul (Rom. v, 20), de pécher plus grièvement.

C'est pourquoi Notre-Seigneur et Rédempteur a trouvé, pour le gouvernement de son royaume, un nouveau genre de loi qui laisse le chrétien entièrement libre et délivré d'inconvénients semblables. Contrairement aux autres législateurs, il n'enseigne pas seulement à être bon , il ne le prescrit pas seulement, il en donne la grâce. Et quel Roi en put jamais faire autant? Tel est le caractère particulier de la législation évangélique. Deux voies sont ouvertes pour un but pareil : éclairer l'entendement , attirer la volonté. La première donne une lumière qui fait connaître les devoirs à remplir; elle montre ce qu'il faut accomplir, ce qu'il faut éviter. La seconde s'adresse à la volonté; elle imprime en elle une inclination spéciale vers ce qui est digne des désirs de l'homme bon, et par une influence contraire elle l'éloigne du mal.

En un mot, la première consiste dans les commandements ; la seconde dans un caractère tout céleste qui guérit la volonté et la rend saine, l'unissant intimement à la raison , de sorte que, quand celle-ci montre le bien , la volonté n'envisage plus autre chose.

C'est qu'en effet nous avons été tristement frappés , par le péché originel, dans ces deux facultés : l'entendement n'a plus été que ténèbres , la volonté n'a plus connu le droit chemin, elle s'est attachée à ce qu'elle devait repousser. Pour guérir cette double infirmité, les deux lois dont je parle étaient donc nécessaires : il nous fallait la lumière pour dissiper notre aveuglement , des inspirations divines pour ramener notre volonté égarée. Cependant, ainsi que je le disais tout-à-l ‘heure, ces deux espèces de loi diffèrent entre elles en ce que la première, se contentant d'indiquer la voie, pourrait être une occasion de malheurs plus grands si nous nous écartions de nouveau de cette voie, attirés par ce triste penchant qui nous conduit naturellement vers ce qui est défendu. Souvent il arrive ainsi que les faits combattent l'intention du législateur.

La seconde loi vient à propos couper le mal dans sa racine et anéantir les derniers obstacles. Nous l'avons dit, elle nous inspire un doux et favorable penchant vers le bien, elle fait du remède un plaisir, de la défense et du péché un odieux appât que l'on fuit.

Nous appelons la première Loi de commandement , parce qu'elle embrasse exclusivement des préceptes et des défenses; la seconde, Loi de grâce et d'amour , parce qu'elle nous fait aimer ces préceptes et ces défenses. L'une est dure et pesante, car elle fait la guerre aux appétits de la nature et excite dans le cœur de terribles luttes; mais l'autre est la douceur même ; elle ne nous inspire que sentiments de félicité et d'espérance, elle ne commande que par l'amour. L'une est imparfaite, parce que, par suite de cette guerre qu'elle fomente dans l'homme, elle ne saurait être exactement accomplie ; l'autre , parfaite en elle-même, n'a rien que d'achevé et de complet.

La première donne la crainte, la seconde inspire l'amour. Par la première, si nous la considérons isolément , les hommes deviennent véritablement, au fond de l'âme, pires qu'ils n'étaient : par la seconde ils sont faits entièrement justes et saints. Et, pour me servir d'une expression remarquable de saint Augustin , qui a longuement développé cette doctrine en suivant saint Paul pas à pas, l'une de ces lois est temporelle et momentanée, l'autre est éternelle et ne périra point. La loi du précepte est un maître dur et toujours armé du fouet, la loi d'amour n'a que consolation et amabilité. Par la première l'homme est esclave; l'autre le rend enfant du Père éternel , libre et héritier de son divin Père.

Les choses étant ainsi , — car nous ne pouvons à cet égard admettre le moindre doute, — je dis que Moïse, aussi bien que tous les autres législateurs qui , avant ou après lui, ont donné des lois et constitué les états n'ont connu, ni pu appliquer par conséquent, autre chose que la première législation. Aussi leur œuvre a-t-elle été imparfaite, leur travail inutile; au lieu, comme ils le voulaient , de conduire à la vertu et au bien, ils ont échoué dans cette entreprise si louable : nous venons d'indiquer pourquoi. Mais pour Jésus, notre vrai Rédempteur, notre législateur par excellence, encore que les préceptes de son Évangile soient nombreux et qu'il en ait renouvelé d'anciens qui avaient été détournés de leur sens par une succession d'abus ; il a dans sa législation un caractère tout particulier, tout divin : par sa vie tout entière , par son sacrifice sur la croix, il a mérité à ses sujets l'esprit et la vertu du ciel , et, plaçant lui-même en eux sa loi, comme un Dieu et Seigneur à qui rien n'est impossible, il a réglé non-seulement leur intelligence, mais aussi leur volonté, qu'il a redressée, corrigée, dirigée, empreinte d'une force divine.

En nous il a gravé sa loi toute d'amour, nous faisant rechercher ce qui lui est conforme, fuir ce qui la combat. Sans cesse il entretient et nourrit cette disposition, qui se fortifie, s'étend, grandit et prospère en nous, en même temps que la loi elle-même enfonce plus avant ses racines dans notre âme et en vient à nous rendre comme naturelle la pratique du bien et l'éloignement du péché. C'est ainsi que, suivant l'expression de Jérémie, 30 , 8, le Christ attire à lui et gouverne les siens avec des liens d'amour, non plus avec ces éclairs et ces bruits de tempêtes qui avaient accompagné la loi de Moïse. Aussi lisons-nous dans saint Jean, 1, 17, cette parole courte, mais expressive : « La loi a été donnée par Moïse, la grâce nous vient de Jésus-Christ. »

Et cela parce que le législateur des Hébreux avait pour mission d'imposer des préceptes , non de guérir l'âme déchue : ce dont nous avons une image frappante dans ce buisson dont il est parlé au chapitre 3 de l'Exode , qui brûlait et ne se consumait pas : ainsi la loi ancienne éclairait l'entendement sans échauffer la volonté. Jésus , par une disposition plus heureuse, nous ne cesserons de le répéter, réforme nos inclinations , nous fait aimer le bien , nous conduit à sa loi.

Le même Jérémie l'avait divinement prédit, 31, 31-34 :« Des jours viendront, dit le Seigneur, où j'amènerai la perfection sur la maison de Juda, non point comme j'ai fait déjà à l'égard de leurs pères lorsque je les ai pris par la main pour les tirer de la terre d'Égypte : ils ont déchiré ce pacte , et je les ai soumis par ma puissance, dit le Seigneur. Mais voici l'alliance que je conclurai avec la maison d'Israël dans ces jours-là, dit le Seigneur : je placerai ma loi dans leurs entrailles , je la graverai dans leurs cœurs : je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Alors on ne verra plus un homme en instruire un autre et dire à son frère : Apprends à connaître le Seigneur : car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit le Seigneur. J'aurai pitié de leur iniquité, et je ne me souviendrai plus de leur péché. »

Telle est la nouvelle loi de Jésus-Christ, telle sa manière toute nouvelle et jusque-là inouïe de gouverner son peuple. Qu'ai-je besoin de m'étendre en éloges sur ce qui se loue de soi-même? de développer les avantages et les biens immenses de ce genre de gouvernement, où la crainte n'existe plus , où l'amour est le seul lien entre le Roi et les sujets? Où tout ce qui est commandé est aimé, où l'on a du plaisir à faire ce que l'on fait , où l'on ne fait même que ce que l'on aime, et où l'on n'aime rien qui ne soit bon? un gouvernement où comprendre le bien et le vouloir sont une même chose, où la volonté n'a même pas besoin, pour se porter au bien , que l'entendement le lui montre et l'y conduise ?

Concluons donc de là que ce Roi est éternel , et que la raison pour laquelle Dieu l'appelle proprement son Roi c'est parce que les autres princes, comme leurs états, imparfaits et vicieux en mille points, périront un jour et disparaissent en effet les uns après les autres ; tandis que notre Royaume chrétien , dégagé de tout ce qui conduit à la décadence et à la ruine , durera sans limite et s'étendra sans fin. Les autres royaumes périssent, ou bien à cause de la tyrannie des Rois , rien de violent ne pouvant durer ; ou bien par suite des mauvaises dispositions des sujets, qui ne peuvent conserver entre eux l'harmonie nécessaire; ou à cause de la sévérité, de la dureté des lois et du gouvernement lui-même : vices
dont l'état de Notre-Seigneur est parfaitement exempt.

Comment se montrerait-il tyran Celui qui, pour mieux compatir aux travaux et aux peines des siens, a voulu expérimenter par lui-même tout ce qui est douleur et travail? Le verrons-nous ambitionner l'autorité despotique, Celui qui possède en lui-même tout le bien qui peut exister dans ses sujets , qui ne s'enrichit point de leurs richesses , mais qui seul leur communique les siennes? Seraient-ce les sujets qui ne conserveraient point entre eux la paix, étant tous nobles , tous nés du même Père, doués d'un même esprit d'amour et de générosité? Le gouvernement et les lois, qui les rejettera comme trop dures , lorsqu'elles sont inspirées par la charité seule? lorsque les imposer et les faire aimer est une même chose pour le législateur?

C'est donc avec raison que l'envoyé de ce divin Roi dit à Marie : « Il règnera dans la maison de Jacob, et son règne n'aura point de fin.» David, auparavant, avait chanté sur ce glorieux descendant de sa famille, au Psaumes 72, ce que Sabinus, qui en a accepté l'office, voudra bien nous dire dans la versification de son ami. Sabinus ne se fit point prier. — Ce doit être, dit-il, ce passage : « Vous serez , Seigneur , l'objet de la crainte des hommes tant que le soleil et la lune les éclaireront , tant que le char des siècles roulera sur la terre. » Et, pour ce qui regarde la douceur du gouvernement de Jésus et la félicité qu'il nous assure, il est dit dans ces mêmes vers :  « Son amour sera pour nous comme une pluie fine , comme la rosée dans un pré fleuri. Alors le bien donnera ses fruits, et la paix universelle durera dans l'étendue des siècles. »

Marcel ajouta aussitôt : — Une œuvre qui demeure toujours, qui ne souffre en rien du temps, qui ne vieillit point avec l'âge, est évidemment une œuvre divine, appartenant à Dieu seul , qui seul est éternel et qui imprime sa durée à ce qu'il veut. Puis donc que les autres monarques et les autres royautés sont condamnés par leurs défauts à finir, et de fait finissent misérablement, tandis que notre Roi fleurit toujours et trouve dans sa durée un principe de vie nouvelle ; quand même tous les autres princes viendraient de Dieu , celui-ci seul est proprement le Roi de Dieu , qui domine tous les autres Rois et qui leur survit.

Julien , croyant que Marcel avait terminé ses explications, lui dit :  Vous auriez pu , Marcel, confirmer votre doctrine par la distinction que fait l'Écriture-Sainte elle-même entre les royaumes terrestres et celui du Sauveur. Les textes à cet égard en sont très-frappants.
— C'est précisément ce que j'allais ajouter, reprit Marcel, pour terminer ce qui concerne le Nom qui nous occupe. Vous dites donc avec beaucoup de raison, Julien, que l'Écriture nous révèle directement les conditions toutes différentes de ces deux espèces de royaumes, la durée perpétuelle de l'un, la faiblesse et l'existence bornée des autres. Lorsque les prophètes parlent de ces derniers , il semble qu'il ne s'agisse pour eux que de vent, d'animaux sans raison, de bêtes sauvages, tandis qu'ils appellent le Royaume de Jésus-Christ une Montagne.

Daniel, signalant les quatre grandes Monarchies qui se sont succédé dans le monde, celles des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains, nous dit qu'il vit les quatre vents en lutte les uns contre les autres, et un instant après il introduit successive ment quatre animaux différents, ayant chacun une signification particulière. Zacharie à son tour, au vie chapitre, après avoir montré pour le même objet quatre chars menés par des chevaux de différente couleur, ajoute au verset, 5: « Ce sont là les quatre vents » , et le
reste. C'est qu'effectivement tous ces pouvoirs temporels et terrestres ont plus d'apparence que de solidité; ils passent comme un mouvement de l'air, ils ont pour origine et pour cause des circonstances sans valeur.

Ensuite, de même que les animaux, privés de raison, se conduisent grossièrement, brutalement, cruellement,. ainsi ce qui a constitué de telles puissances dans le monde est ce qu'il y a de plus grossier parmi les hommes, l'ambition, l'amour du pouvoir, la vengeance, quelquefois le courage et la valeur corporelle. Comment espérer qu'avec une source pareille ils se maintiennent indéfiniment? Mais s'agit-il de Jésus-Christ et de sa Royauté? Voici David, 2, 34, qui en parle comme d'une Montagne; ailleurs, 8, 4, comme d'un Homme : il vit le Fils de l'Homme qui se présentait devant l'Ancien des jours et qui en recevait plein et absolu pouvoir, pour l'éternité, sur toutes les nations.

La première de ces images, celle de la Montagne, indique la stabilité, la solidité de ce Royaume; la seconde signifie manifestement que cette sainte Monarchie n'a pour principe d'existence ou de gouvernement aucun instinct vil et bas, aucune inclination désordonnée des sens, mais uniquement l'intelligence et la raison, la miséricorde et la justice.

Ici Marcel se tut , paraissant se préparer un autre discours. Mais avant qu'il commençât , Sabinus
lui dit :
— « Si vous le permettez , Marcel , et si vous n'avez plus rien à dire au sujet de ce Nom , je vous ferai deux
questions qui se présentent à ma pensée: l'une fait l'objet de mes doutes depuis bien longtemps , l'autre m'est suggérée par ce que je viens d'entendre. »
— Je vous permets tout, et j'ai même, Sabinus, un vrai désir de vous écouter.
— « Je commencerai par le dernier point. Daniel et Zacharie, dans les passages cités par vous, ne parlent
que de quatre Empires ou Monarchies, et cependant il me semble qu'il en faut compter cinq : car enfin l'empire des Turcs et des Maures , qui fleurit sous nos yeux, ne peut se confondre avec les précédents , et il n'est pas moins puissant qu'eux (1).

Si Jésus-Christ , en venant sur la terre y élever son Royaume, devait y détruire toute autre Monarchie , ainsi que Daniel semble l'avoir prophétisé par la pierre qui frappa les pieds de la statue, 2, 34, comment souffre-t-il qu'après avoir établi sa doctrine et son Nom dans la plus grande partie de l'univers il s'élève un autre Empire non moins formidable et tout différent du sien ? Ma seconde question est celle-ci : Vous nous avez longuement expliqué la douceur et l'amour qui président au gouvernement du Sauveur : pourquoi donc est-il dit au Psaumes 2, 19, et ailleurs

(i) Rappelons-nous qu'à l'époque où écrivait Louis de Léon le turban menaçait l'Europe entière. Sa puissance sur mer et sur terre était formidable , et elle devait paraître plus terrible encore aux Espagnols , qui avaient gémi plusieurs siècles sous le joug des Khalifes.

encore, qu'il régira les siens avec une verge de fer et qu'il brisera ses sujets comme des vases de terre ?

— Ce ne sont point là de médiocres difficultés, Sabinus, et la première surtout est sérieuse. J'aimerais mieux y entendre donner une réponse que la donner moi-même. C'est d'ailleurs un sujet qui a besoin d'être traité à fond , et ce n'est guère ici le lieu , puisque le temps nous manque. Je dirai pourtant en peu de paroles ce que je pense à cet égard; peut-être la réponse vous paraîtra-t-elle suffisante.

Il y a, Sabinus, des docteurs que vous connaissez bien, que tous nous aimons et estimons pour leurs vertus et pour leur science, qui ont prétendu que cet Empire des Turcs et des Maures, si puissant aujourd'hui dans le monde, ne diffère point de l'Empire Romain et n'en est qu'un démembrement, ou plutôt une partie reconstituée. On a voulu voir cette signification dans le quatrième char de Zacharie, dont les chevaux étaient tachetés et vigoureux: deux qualificatifs qui s'entendraient ainsi : les Turcs formeraient le vigoureux coursier ; les empereurs d'Allemagne, qui occupent l'autre partie de l'Empire Romain et qui parviennent au pouvoir non par la voie de l'hérédité , mais par celle de l'élection, seraient représentés par le coursier tacheté , de couleur variée.

Suivant moi, Daniel semble favoriser ce sentiment par deux textes spéciaux. Ainsi , au chap. 2 , parlant de la statue qui représentait l'ensemble de toutes ces Monarchies, il dit que les jambes en étaient de fer, et les pieds de fer et d'argile mêlés ensemble. Or, on convient généralement que les jambes et les pieds n'indiquent point deux Empires différents, mais le seul Empire Romain , lequel dans les premiers temps fut tout entier de fer , grâce à son étendue, à sa puissance et à ses conquêtes, tandis que maintenant ce qui en reste dans l'Occident est faible et comme d'argile. Mais la partie orientale, qui à Constantinople pour capitale, est encore de fer.

Maintenant , que ce fer des pieds, qui dans le sentiment que nous discutons paraît représenter les Turcs, naisse et tire son origine du fer des jambes , qui sont les anciens Romains, et qu'ainsi les uns et les autres appartiennent à un même Empire, c'est ce que Daniel me paraît attester au même endroit, lorsque, selon la Vulgate, il dit que c'étaient des jambes, de leur racine , de leur tronc , que partait le fer qui se trouvait mêlé avec l'argile. Le même prophète encore, au chapitre vu, me paraît désigner aussi les Romains par la quatrième bête si terrible, et par conséquent justifier l'idée que j'émets. Il dit qu'elle avait dix cornes, et qu'ensuite il lui en vint une autre petite qui crût en peu de temps et qui brisa trois des précédentes.

C'est là sans doute l'Empire mahométan, parti de peu de chose et arrivé peu-à-peu à détruire et à soumettre à ses lois deux puissantes parties de l'Empire Romain, celle de Constantinople et celle des soudans d'Égypte, en attendant qu'elle en ait atteint une troisième. Voilà l'explication qui a été donnée. J'avoue pourtan

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Dim 15 Mai 2016 - 19:08

Jésus-Christ Roi de Dieu. (suite)

Les lois ? mais elles sont toutes différentes. La forme du gouvernement ?Il serait ridicule d'établir une comparaison quelconque. La langue, les habitudes, la religion ? Impossible de trouver deux peuples plus étrangers l'un à l'autre sous tous ces rapports. D'autre part, avancer que les Turcs appartiennent à l'Empire Romain parce qu'ils ont détruit sa dernière puissance à Constantinople et lui ont succédé, c'est dire en d'autres termes que les quatre grandes Monarchies n'en ont véritablement formé qu'une seule : les Assyriens ont été vaincus par les Perses , qui les ont remplacés à Babylone , leur capitale; Alexandre est venu à son tour en faire autant des Perses , jusqu'à ce que les Romains aient anéanti les Grecs. On ne saurait donc , Sabinus, établir avec réflexion une semblable thèse. C'est pourquoi j'inclinerais à croire que les prophètes de l'Ancien-Testament ont annoncé seulement quatre Empires, ainsi que vous le disiez tout-à-l ‘heure , sans avoir eu en vue celui des Turcs, qui ne leur a pas été montré vraisemblablement.

Quel dessein , en effet , les faisait parler ? Celui de signaler l'ordre et la succession des monarchies qui devaient occuper le monde jusqu'à l'origine du grand Royaume de Jésus-Christ, but et point de mire de tout l'esprit prophétique. Que si, après l'établissement de ce divin Empire , lorsque le Sauveur aurait soumis à sa loi tous ses prédestinés, que son Nom serait honoré dans l'univers et que son Église s'avancerait glorieuse vers sa destinée immortelle, un Empire nouveau devait surgir , les hommes inspirés ne s'en préoccupaient point, quelle que fût sa puissance, son développement et son étendue. La Providence a laissé ces mystères pour les prophètes du Testament-Nouveau , qui ont dû les consigner dans les écrits que l'Église tient d'eux.

Aussi saint Jean , dans son Apocalypse, fait clairement mention , si je ne me trompe, de l'Empire mahométan ; je dis clairement , autant qu'il est donné à un prophète de s'exprimer de la sorte. Il en fait une cinquième Monarchie , bien distincte des autres. Au chapitre 13, nous lisons qu'il vit une bête qui sortait de la mer, avec sept têtes et dix cornes, et de plus un nombre égal de couronnes : cet animal ressemblait à un tigre quant au corps, à un ours quant aux pieds, et sa bouche était celle d'un lion. On ne saurait douter que ceci ne soit l'image , l'emblème , la prophétie, de quelque grand Empire , tant à cause de ce nom de bête employé par l'Écriture que pour les couronnes et les têtes qui la distinguent; cela est d'autant moins équivoque , qu'un peu plus bas saint Jean déclare lui-même que cette bête reçut le pouvoir de déclarer la guerre aux saints , qu'elle les vainquit et que l'empire lui fut accordé sur toutes les tribus , tous les peuples et toutes les nations.

Il n'est pas moins notoire qu'elle n'a rien de commun avec les quatre animaux que vit Daniel, qu'elle en diffère même absolument quant aux caractères qui lui sont attribués. Or, si elle désigne de la sorte une Monarchie, on en peut conclure qu'il devait y avoir un cinquième Empire, après la naissance du Sauveur, l'Empire musulman. Vous avez dit , Sabinus, que le Christ, en établissant son Royaume, devait détruire tous les autres, vous fondant sur la pierre de Daniel, qui frappa et renversa la statue; et vous ne comprenez pas qu'il apparaisse maintenant une autre puissance de cette nature? Je vous répondrai, et c'est une remarque digne d'attention, que le coup dont il s'agit n'est point l'affaire d'un instant; il a commencé avec la prédication de l'Évangile, il s'est continué avec sa diffusion par le monde, il se perpétue encore aujourd'hui, et ainsi jusqu'à la victoire complète sur tous les ennemis présents et à venir.

De sorte que le Royaume divin , depuis sa naissance , frappe peu-à-peu la statue et l'ébranlera continuellement , jusqu'à ce qu'il soit parvenu à son accroissement parfait et à toute la splendeur de son immortelle lumière. Ainsi s'en va, journellement atteint, le pouvoir usurpé de Satan, tantôt ici , tantôt là , dans une province , dans une île, dans une république , dans une famille. Le coup attaque à la fois la tête et les membres de l'ennemi; il soumet ceux-ci et les soustrait à la hideuse domination qu'ils enduraient.

L'Église s'agrandit de toutes ces conquêtes; les élus se rassemblent dans le sein du Père céleste, afin
que, quand l'heure aura sonné, tout ce qui restera dehors soit jeté au feu comme une paille inutile
. —Voilà, Sabinus, ma première réponse. Vous devez comprendre que ce Royaume de Jésus-Christ a deux états distincts, celui qui concerne chacun de nous en particulier, celui qui nous embrasse tous en commun.

De plus , il a l'état de la contradiction et de la guerre, et l'état de la paix et du triomphe. Dans l'un Jésus-Christ a des sujets obéissants et soumis , mais d'autres aussi qui sont en révolte; dans l'autre tous le serviront et lui obéiront avec amour. Cette considération regarde votre seconde objection. Développons-la. Dans l'un de ces états, celui de la guerre, Jésus se sert envers les rebelles de la verge de fer, mais n'a que dilection pour qui est fidèle; dans le second, il ne trouvera qu'une seule et pure volonté. Pour entrer plus avant dans ma pensée, lorsque nous avons parlé de l'empire établi par Notre-Seigneur dans l'âme juste, nous avons remarqué qu'il règne ici-bas d'une manière différente qu'il ne le fera dans le ciel; non pas toutefois qu'il y ait en cela deux Royaumes séparés, il y en a un seul qui commence sur la terre, qui durera toujours et qui prend diverses formes suivant la variété des temps.

Ici-bas la partie supérieure de l'âme est soumise à la grâce par la volonté , à la grâce qui est comme une image de Jésus-Christ et un lieutenant établi par lui afin de gouverner l'âme , de la secourir, de lui servir de guide et de maître. Mais il y a révolte de la chair et des passions, qui prétendent dominer à leur tour. La grâce soutient la lutte, ou, pour mieux dire, c'est Notre-Seigneur lui-même; et, lorsque le cœur n'y met pas d'opposition, la victoire ne tarde pas à se décider pour l'âme, qui prend des forces, grandit et triomphe pleinement : alors elle détruit de ses mains les idoles de ses passions, devant lesquelles il semblait qu'elle dût être un jour contrainte de se prosterner, et voici qu'elle a solidement constitué son royaume intérieur, où elle s'assied sur un trône lumineux, ayant ses ennemis enchaînés à ses pieds.


Et non-seulement elle les réduit de la sorte, mais elle les tue, les jette dehors, s'en sépare entièrement. Cet état aura son parfait couronnement à la résurrection suprême , et le second, celui de la gloire et de la paix , commencera pour ne plus finir. Saint Macaire parle admirablement de tout cela dans le passage que je vais citer et qui est tiré de sa cinquième homélie : « Alors , dit-il , on apercevra distinctement les trésors que l'âme tient maintenant renfermés au-dedans d'elle. Ainsi les arbres, lorsque l'hiver a cessé et que la force qui est en eux a reçu la chaleur du ciel, s'épanouissent au soleil , à la douce haleine des zéphyrs, et donnent des fleurs et des fruits abondants. Ainsi les herbages, dans la même saison , se couvrent également de ces fleurs printanières qui semblaient renfermées dans le sein de la terre , tout en étant son ornement et sa parure. Images frappantes de ce qui se passera au dernier jour en faveur des bons chrétiens.

A ce moment, les âmes amies de Dieu, c'est-à-dire les vrais fidèles , auront leur mois d'avril, le jour de leur résurrection. Le Soleil de justice répandra ses rayons, et sous cette douce influence on verra paraître la gloire du Saint-Esprit, qui enveloppera les corps des justes, gloire aujourd'hui renfermée au fond de l'âme. Oui , c'est là le premier mois de l'année , le mois qui éveille partout la joie, qui vivifie la terre et revêt l'arbre des forêts , qui porte dans les êtres vivants de délicieuses sensations, qui renouvelle tout ce qui existe : de même, au jour de la résurrection, les justes auront leur mois d'avril, qui environnera leurs corps de splendeur et qui fera éclater au dehors la lumière intérieure qui les éclaire, c'est-à-dire la force et le pouvoir du Saint-Esprit. Pour eux ce ne seront plus que glorieux vêtements, repos éternel, breuvage divin , allégresse , paix et vie durable. »


Telles sont les pensées de saint Macaire. Et en effet, à ce moment et pendant toute l'éternité , l'âme aussi bien que le corps demeureront invariablement soumis à la grâce, qui dominera l'âme et la rendra à son tour entièrement maîtresse du corps. Cette âme, en quelque sorte divinisée, remplie, rassasiée, comblée de la vertu de Dieu, communiquera quelque chose de sa nature au corps lui-même et lui donnera la condition d'un esprit. Le langage et les rapports entre le Créateur et sa créature seront uniquement ceux du ciel ; le corps, pénétré de la puissance de l'âme et de ses qualités, n'aura plus que clarté, légèreté, impassibilité. Ainsi unis, l'âme et le corps n'auront d'autre existence , d'autre volonté , d'autre mouvement , que ceux qui seront mis en eux par la grâce de Jésus-Christ, désormais leur éternelle possession.

Ce qui tient à l'ensemble de ce Royaume est semblable à ce qui regarde les individus. Plus de dissensions, plus de révolte, plus de péché, comme cela se voit sur cette terre , où les uns obéissent pendant que les autres déclarent qu'ils ne serviront pas. Le Roi de Dieu commence par anéantir les chefs, qui sont les démons, ces usurpateurs indignes du domaine divin, ces causes perpétuelles de toute infidélité et de tout mal, qui se sont fait adorer sous la figure des idoles. L'Évangile leur porte un premier coup qui les abat, avec leurs idoles et leurs temples. Ces premiers adversaires soumis, le Roi appelle les seconds , c'est-à-dire les hommes marchant sous cette affreuse bannière et qui, par leur conduite, leurs affections et leurs mœurs, semblent être de nouveaux démons. Il en triomphe, ou bien en les réduisant à reconnaître la vérité , ou bien , s'ils persévèrent dans leur volonté dépravée, en les brisant et en les anéantissant.

Telle a été, dès le principe, la marche de l'Évangile. Semblable au soleil qui, pendant qu'il éclaire les uns, cache sa lumière aux autres, l'Évangile et la prédication de la doctrine de Jésus-Christ, s'avançant toujours et allant d'une nation à une autre, illumine ceux-ci , replonge ceux-là dans l'obscurité, édifie, détruit ou renouvelle toute chose. Si Dieu permet que certains Empires infidèles se fortifient et s'étendent, c'est parce qu'il y trouve un moyen d'amener à la perfection nécessaire les pierres propres à construire son Église. Le triomphe momentané de ses ennemis est donc aussi le sien; il ne compte que des victoires , il marche de succès en succès , jusqu'à ce qu'il soit arrivé au nombre d'élus qui lui a été marqué. Alors le démon et ses suppôts seront réduits au silence, enchaînés, repoussés, jetés au fond de l'abîme. Tout cela aura lieu à la fin du monde, et ce sera le commencement du second état de ce grand Royaume.

On n'y verra plus d'armes, plus de combats , plus de lutte ; le repos et la gloire régneront seuls et enivreront les élus, mis en possession de la terre et du ciel et réunis sous le sceptre éternel et divin du Créateur. État admirablement parfait, que toute langue humaine doit renoncer à peindre ! Saint Paul a écrit lui-même, en termes brûlants, sur ces deux états si remarquablement différents (1 Corinthiens 15, 25-28 ). « Il convient , disait-il aux Corinthiens , que Jésus règne, jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. La mort, notre ennemie, sera détruite la dernière : car il lui a tout soumis. Quand il dit que tout lui est soumis, il faut évidemment excepter Celui qui lui a ainsi soumis toute chose. Et quand tout lui sera soumis , alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en toutes choses. »

L'Apôtre dit qu'il convient que Notre-Seigneur règne jusqu'à ce qu'il place ses ennemis sous ses pieds et jusqu'à ce qu'il détruise toutes les autres puissances; ce qui signifie que l'état de guerre doit durer jusqu'à l'état définitif de gloire. Il ajoute que, quand il aura vaincu tout le reste, il vaincra aussi en dernier lieu la mort, dont l'existence sera devenue inutile et pour les élus et pour les damnés eux-mêmes qui l'appelleront en vain. Le Rédempteur alors présentera à son Père son Église triomphante, afin qu'il en soit le chef éternel en même temps que lui-même.

Dieu sera tout en toutes choses , et cela pour deux raisons. La première , parce que tous les hommes , avec leurs facultés et leurs inclinations, lui seront soumis et obéissants, que sa loi ne trouvera plus de contradicteurs : deux conditions corrélatives que l'Oraison Dominicale nous apprend à unir pour former le Royaume divin : « Que votre Règne arrive, Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.» La seconde, parce que Dieu seul sera lui-même tout ce qui est nécessaire ou utile à son Empire : c'est lui qui en sera le prince , le ministre, le secrétaire, le conseiller; tout ce qui aujourd'hui se régit par différents ministres , lui seul le régira ; c'est lui qui sera pour les élus leur richesse, leur repos, leur bonheur , leur vie. Platon compare les Rois à des pasteurs, Homère leur donne positivement ce Nom, parce qu'en effet ils imitent les bergers dans la conduite de leurs peuples. Ainsi Dieu sera-t-il , dans cet état à jamais glorieux, le plus parfait des pasteurs dans sa bergerie , il sera l'âme de son Église rassemblée en un seul corps. Uni à elle , ne faisant plus qu'un avec elle , la pénétrant jusqu'au plus intime de l'être , ce n'est qu'en lui que l'Église aura le sentiment , le mouvement, l'action.

Tous nos sens seront pénétrés des rayons de la divinité. Comme dans le fer rouge on ne voit autre chose que du feu, aussi ce qui est humain semblera alors être tout Dieu. Au reste, qu'avons-nous de mieux à faire que de laisser ici parler le prophète? « Éclate en louanges , fille de Sion, dit Sophonie (3, 14); sois remplie d'allégresse ; réjouis-toi et dilate ton cœur , fille de Jérusalem ! Le Seigneur a déchiré ta sentence , il a détourné tes ennemis ; le Roi d'Israël, ton Seigneur, est au milieu de toi; tu n 'as plus à redouter aucun mal. »

Écoutons encore Isaïe, 60, 18-22 : « On n'entendra plus parler d'iniquité dans cette patrie; plus de
guerre, plus de destruction sur les frontières ; le salut sera maître de tes remparts, et l'hymne de joie remplira tes portes. Ce ne sera plus le soleil qui t 'éclairera pendant le jour, ni la lune qui se lèvera pendant la nuit; mais le Seigneur lui-même sera ton éternelle lumière, et ton Dieu sera ton triomphe. Le soleil qui t'illumine ne se couchera plus ; tu ne verras plus décroître l'astre des nuits : car le Seigneur sera ton flambeau éternel , et les jours de ton épreuve seront passés. Ton peuple sera composé de tous les justes, ils occuperont éternellement la patrie, la patrie qui est l'œuvre de mes mains, le jardin que j'ai planté moi-même pour le jour de leur triomphe. Le plus faible vaudra alors mille hommes, et un petit enfant aura plus de force qu'une grande nation. C'est moi, le Seigneur, qui ferai cela dans son temps. »


Et dans un autre passage,. au chapitre 65, 16-25, il dit encore : « Là on oubliera les anciennes douleurs , elles ont disparu de devant mes yeux. Car voici que je crée des Cieux nouveaux et une terre nouvelle; ce qui est passé ne reviendra point à la mémoire pour attrister le cœur. Mais vous vous réjouirez et vous serez dans l'allégresse pour l'éternité, dans la possession des biens que je crée : car voici que je fais de Jérusalem le lieu de la joie , et de son peuple le plus heureux des peuples. Je triompherai dans Jérusalem, je me complairai dans mon peuple; on n'entendra plus parmi lui la voix du gémissement et des larmes. Là plus d'enfant qui manque d'années, plus de vieillard moissonné avant terme; l'enfant de cent années mourra, et le pécheur de cent années sera maudit. Alors on édifiera des maisons et on y demeurera; on plantera des vignes, et on goûtera de leurs fruits.. On ne sortira plus pour voir sa maison occupée par un étranger: on ne plantera plus pour qu'un autre recueille. Les jours de mon peuple seront comme les jours de l'arbre de vie, et les œuvres de ses mains dureront pendant des siècles. Mes élus ne travailleront plus en vain, ils n'engendreront plus dans la douleur : car ils sont la semence des bénis du Seigneur , et leurs descendants sont avec eux. Avant qu'ils aient crié vers moi, je les exaucerai; je les entendrai quand ils parleront encore. On verra le loup et l'agneau prendre côte à côte leur nourriture , le lion et le bœuf mangeront ensemble l'herbe desséchée; le serpent se contentera de la poussière. Il n'y aura plus ni malheur ni mort dans toute l'étendue de ma sainte montagne, dit le Seigneur. »

Marcel avait cessé. Il reprit cependant, un instant après: — Nous nous arrêterons là, si vous le jugez
bon , en ce qui touche au Nom de Roi, bien qu'on pût parcourir aisément un plus vaste champ. Il nous faut
mesurer la matière au temps que nous avons. Il se reposa un moment, se recueillit, leva les yeux
vers le ciel, où les étoiles commençaient à scintiller, et poursuivit ainsi.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Ven 27 Mai 2016 - 19:28

CHAPITRE 10

Jésus-Christ Prince de la Paix.

Quand même la raison ne nous démontrerait pas, et qu'il n'y eût- pour nous aucun autre moyen de comprendre quelle aimable chose est la Paix, la vue de ce beau ciel qui se déploie sur nos têtes en ce moment , l'harmonie de tous les corps brillants qui l'illuminent , nous en apprendrait assez le prix. Car, je vous le demande, quel nom donner à cet ensemble , sinon celui de la Paix?

Si la paix est le repos dans l'ordre , comme le veut saint Augustin, ou bien la stabilité dans ce que demande un ordre légitime, où en irons-nous chercher ailleurs une plus parfaite image?

Voici l'armée des étoiles rangée dans un concert admirable sur ses lignes brillantes, répandant à flots les rayons de sa lumière; chacune d'elles garde inviolablement son poste, pas une n'usurpe sur celle qui l'avoisine ni ne la trouble dans son office; pas une ne transgresse la loi qui lui a été marquée par la Providence ; mais toutes, semblables à des sœurs , paraissent s'admirer l'une l'autre , se communiquer de l'abondance de leur éclat , se témoigner de l'amour et même du respect; puis, réunies dans cet accord, retenant en quelque sorte l'expansion de leur lumière, elles la réduisent à une pacifique illumination, composée de parties et d'aspects différents qui se voient de tous les points du globe.

A cette image de Paix qu'elles nous donnent de la sorte se joint la leçon des avantages que ce bien inestimable entraîne avec lui et qu'il répand partout où il pénètre : exhortation douce et suave , qui gagne par une voie secrète et facile jusqu'au plus intime de nos âmes. L'âme, en effet, touchée d'un pareil spectacle, commence par se pacifier elle-même et par distribuer chacune de ses facultés dans l'ordre qui lui convient. Oui , si nous scrutons ce qui se passe en nous, nous verrons que ce concert, cet ordre admirable des étoiles, nous procure un repos intérieur; que nous ne pouvons fixer sur elles nos regards sans éprouver un affaiblissement graduel de nos troubles et de nos sensations désordonnées, une paix intime et profonde prenant la place de l'agitation.

Nous voyons, à mesure que les passions s'abaissent et se taisent , le maître de l'âme , la raison, se lever, reprendre l'autorité qui est à elle, et, comme animée à la vue de ces magnificences du firmament, nourrir des pensées élevées et dignes d'elle-même , se souvenir plus vivement de son origine et fouler sous les pieds tout ce qui est au-dessous de sa dignité et de sa destinée. Alors, placée sur son trône comme un roi, environnée de toutes les autres parties de l'âme rangées à leur place naturelle, la raison rétablit l'homme dans l'ordre et dans la Paix qui lui conviennent.

Mais pourquoi parler de nous seulement, de nous qui avons une intelligence? Voyez ce qu'il y a de plus insensible, les éléments, la terre, l'air, les animaux, se placer dans l'ordre qui leur est assigné et chercher le repos sous l'influence de ce magique spectacle des nuits. Contemplez ce silence profond de toutes les créatures. Ne semble-t-il pas qu'elles ont signé un traité de paix mutuelle, pour se mieux composer en présence de ce magnifique miroir? C'est donc un grand bien que la Paix, puisque toute créature l'aime partout où elle la découvre. Son apparence suffit pour attirer toute chose; et, si nous nous examinons bien à fond, nous nous convaincrons même qu'au demeurant c'est le seul bien aimé et recherché de tous les êtres sans distinction.

Dans quel but travaillons-nous si assidûment? pourquoi tous ces soins, ces désirs, cette ambition ? pour arriver à la Paix. Elle est le terme suprême de tout ce qui respire. Le marchand s'élance-t-il sur les mers? il cherche dans ces dangers la Paix que ne lui laisse point son désir des richesses. Le laboureur arrose le sol de ses sueurs, il brise péniblement la glèbe : c'est qu'il veut obtenir la Paix en réduisant son ennemi , la pauvreté. Ainsi ceux-là mêmes qui s'adonnent aux plaisirs , à l'ambition , à la vengeance , poursuivant encore la Paix ; ou ils désirent un bien qu'ils n'ont pas , ou ils fuient un mal qui leur déplaît. C'est que le mal et le bien, celui-ci comme chose désirée et non encore possédée, l'autre comme fardeau actuel ou futur, détruisent le repos du cœur et lui livrent une guerre incessante.

Si donc la Paix est un si grand bienfait, un bien si unique, qui pourra prendre le titre de Prince de la Paix, c'est-à-dire de son auteur et de sa principale source , si ce n'est l'auteur et la source de tous les biens, Jésus-Christ Notre-Seigneur? Lui seul délivre l'âme de ses craintes, lui seul la remplit tellement, qu'elle n'a plus rien à désirer : véritable état de Paix , le seul , le plus digne de notre ambition , nous l'avons dit. Pour bien faire entendre tout cela, il sera à propos de développer avec méthode ce que c'est que la Paix , en combien d'espèces elle se divise , et devoir si Jésus est en nous la source de toutes les espèces de Paix, si par conséquent il en est véritablement le Prince.

— «Il me semble, interrompit Sabinus, que quant au premier point, vous l'avez déjà établi dans ce que vous nous avez jusqu'ici expliqué, vous servant du témoignage de saint Augustin. »

— Il est vrai que j'en ai parlé, répondit Marcel; j'ai dit , après saint Augustin , que la Paix n'est autre chose que le repos dans l'ordre ou l'ordre dans le repos. Je ne me propose pas de définir autrement ce grand trésor, après un tel docteur; mais je veux insister un peu sur la définition elle-même, afin qu'elle soit mieux comprise.

Ainsi que vous le voyez, Sabinus, deux choses distinctes constituent la Paix : l'ordre, le repos; l'absence de l'une d'elles empêche ce bienfait d'exister. D'abord il faut l'ordre, ou, pour mieux parler, la Paix ne diffère point de l'ordre en toute chose. Elle veut que ce qui est élevé ne descende pas , que ce qui est humble ne sorte pas de sa sphère, que l'inférieur obéisse, que le maître soit écouté et servi , en un mot que chacun fasse son devoir et son office, respectant les devoirs et les offices des autres. Il faut, secondement, le repos. II ne suffit pas, en vérité, que plusieurs individus dans la république, plusieurs facultés dans l'âme ou plusieurs membres dans le corps, maintiennent entre eux l'ordre convenable et demeurent à la place qui leur a été marquée ; cela ne servirait à rien pour la Paix si ces mêmes éléments se trouvaient dans une lutte et un travail secrets pour se déplacer. Avant même qu'ils y parviennent, ces simples tentatives anéantissent la Paix, qui vit d'harmonie consommée.

L'ordre seul, sans le repos, ne constitue donc pas la Paix, pas plus que le repos sans l'ordre ne la constitue lui-même : car le repos dans le désordre, s'il peut avoir lieu, — et de fait on le rencontre quelquefois dans ceux qu'une longue habitude du mal a rendus insensibles aux remords de la conscience , — n'est point le repos de la Paix , mais une confirmation réelle de l'état de guerre intérieure : comme dans les maladies chroniques du corps on parait se résoudre à un état qui ressemble à la santé parce qu'on s'est habitué avec lui.

Qui dit repos et harmonie suppose un troisième objet, et c'est pourquoi la Paix se rapporte à la pluralité, suppose pluralité; on ne saurait dire qu'il y a Paix là où ne se trouve qu'un seul être, isolé, solitaire. Or, sous ce point de vue, nous découvrons trois rapports de l'homme : le premier avec Dieu; le second avec lui-même, tant à l'égard de ses différentes parties que relativement à ces parties entre elles; le troisième avec ses semblables. Nous entendons conséquemment qu'il peut y avoir Paix pour lui dans ce triple ordre de choses, de trois différentes manières : premièrement , s'il est en parfaite harmonie avec Dieu; secondement, s'il est en harmonie avec lui-même ; troisièmement, s'il est en harmonie avec les autres. Le premier genre de Paix consiste en ce que l'âme demeure soumise à Dieu et attachée à sa volonté, obéissant absolument à la loi divine, et que Dieu, de son côté, réponde à cette fidélité par la communication de ses biens et de ses faveurs.

Le second consiste en ce que la raison gouverne et que les sens obéissent , et non-seulement en ce qu'ils obéissent, mais en ce qu'ils le fassent avec plaisir et empressement , de façon qu'aucune hésitation , aucun doute, aucun retard , ne se produise à Cet endroit. Le troisième a pour fondement de respecter le droit de chacun et d'être respecté soi-même dans ses droits personnels. Chacune de ces espèces de Paix est pour l'homme de la plus grande utilité , de l'avantage le plus marqué; et de leur réunion se forme la véritable félicité et le véritable bonheur sur la terre. S'il s'agit du dernier point, celui qui nous met en harmonie et en repos avec nos semblables, une expérience journalière nous en fait sentir la valeur; nous ne savons que trop tout ce qu'il y a d'amertume et de douleur dans les procès, les dissensions, les guerres. Le bien qu'il résulte du second point, la Paix avec soi-même, sans les agitations de la crainte, les troubles de l'amour, les folies de la vaine joie, les abaissements et les aiguillons de la tristesse ou de la peine, nous est également connu, puis que nous avons une si malheureuse expérience de notre misère. Quelle sera, dites-moi, la vie de celui que ses appétits et ses passions entraînent dans les égarements de la désobéissance à la loi , qui ne s'accorde point avec lui-même, changeant à tout vent, et non-seulement changeant et variant dans ses désirs, mais souhaitant avec ardeur des choses qui ne se peuvent concilier; tantôt triste, tantôt gai , tantôt plein d'espoir, et un moment après défiant et découragé, un instant plein d'orgueil, s'humiliant ensuite outre mesure?


Oh qu'impossible est l'existence de celui qui s'attache à tout ce qui tombe sous ses yeux, qui désire tout avoir et qui ne travaille que pour cela, qui se désespère quand il n'y arrive pas, qui détestera demain ce qu'aujourd'hui il recherche avec fureur! Quel bonheur est possible au milieu de cette tempête? Comment un pareil goût , si dépravé , s'arrêtera-t-il à savourer ce qui est réellement doux et bon ? Votre poète, Sabinus, rend assez bien ces idées dans sa traduction versifiée des Épîtres d'Horace, n, 51-54 :
« A qui craint ou désire sans mesure , sa propre maison , ses propres richesses plaisent aussi peu qu'un beau tableau à des yeux malades , que le son de la guitare à l'oreille infirme. Si le vase est impur , tout ce que vous y mettrez se salira. »

Le prophète l'a dit en moins de paroles et avec plus de bonheur encore [Isaïe 17 , 20) : « Le méchant est comme une mer agitée et qui n'a point de repos.» Et en effet, il n'est point de mer si tempétueuse qui se puisse comparer, dans la plus grande fureur de ses flots, à l'âme déréglée que tyrannisent les passions. Tantôt elles le privent de la lumière , tantôt elles lui font horreur des ténèbres; elles lui ôtent tout sommeil, elles endurcissent sa couche , la nourriture par elle lui devient amère, elles ne lui laissent pas une heure de paix réelle. Aussi le prophète ajoute-t-il : « Il n'y a point de paix pour l'impie. » C'est pourquoi , si le désordre est un si grand fléau, la Paix qui remédie à ses excès est sans aucun doute un bien inestimable.

Nous apprécierons de la même manière quelle aimable et douce chose est la Paix avec Dieu, combien il est important pour nous de la conserver. C'est, des trois espèces de Paix , la plus essentielle et la plus élevée. Quelle guerre, grand Dieu, que celle qu'elle a pour effet de prévenir ! Jérémie, sous la figure de Jérusalem révoltée, nous fait de cette lutte un tableau lamentable  (Jérémie, 2, 3-5) : « Le Seigneur a brisé dans sa fureur toute la force d'Israël; il a détourné sa main droite de la face de l'ennemi; il a allumé dans Jacob un feu dévorant qui consume tout aux alentours. Il a, comme un ennemi, tendu son arc, comme l'homme de guerre il a affermi sa droite; il a mis à mort tout ce qui était les délices des yeux dans la tête de la fille de Sion, et son indignation s'est répandue comme la flamme. Le Seigneur est devenu un ennemi; il a détruit Israël, il a détruit tous ses remparts; il a dissipé ses munitions de guerre , et sous sa main la fille de Juda n'a plus compté que des humiliations.»

Et il continue assez longuement cette terrible peinture. Mais nous trouvons dans Job, 15, 21, à un autre point de vue, celui des souffrances du cœur , un tableau plus émouvant peut-être : — «La terreur résonne sans cesse à ses oreilles , et quand il possède la paix, il trouve une embûche cachée ; il ne croit point pouvoir sortir des ténèbres, il regarde autour de lui de tous côtés pour se préserver de l'épée la tribulation l'agite sans cesse, et l'angoisse l'assiège éternellement. »

Et poursuivant, le saint homme applique à lui-même et à ses malheurs ces pensées attristantes. Je les rapporterai sous la forme poétique que leur a donnée notre commun ami ( Job, 19, 8-12 ) : «Je vois que Dieu s'est emparé de moi , qu'il a brisé la route sous mes pas et qu'il l'a enveloppée de ténèbres. Il a ôté de ma tête la couronne étincelante que j'élevais au ciel , sa main vengeresse m'a jeté contre le sol. Il m'a déraciné tout à l'entour de mon tronc, et , semblable à un arbre sans appui , j'ai roulé dans la poussière ;le vent a emporté mon espérance dans son vol léger. La fureur de Dieu s'est attachée à ma personne; il m'a rejeté loin de lui ; il m'a précipité , et je gémis il a ouvert la porte , et il a lancé sur moi ses escadrons invincibles. »

Si donc la guerre avec Dieu détermine toutes ces calamités , il va sans dire que la Paix au contraire les arrêtera ou les guérira, mettant à leur place mille et mille biens précieux. Terrible dans sa colère, le Seigneur devient pacifique et libéral quand on l'apaise. Isaïe nous le dit en termes exprès , Isaïe 66, 10-13 : « Réjouissez-vous et livrez-vous à l'allégresse avec Jérusalem , vous tous qui l'aimez; réjouissez-vous, réjouissez-vous , vous tous qui avez pleuré sur elle; désaltérez-vous à la mamelle de sa consolation; enivrez-vous de ce lait , et que sa gloire vous plonge dans le contentement et la félicité. Car voici ce que dit le Seigneur : J'enverrai sur elle comme un fleuve de Paix, et la gloire des nations l'inondera comme un torrent; on vous portera à la mamelle, et on vous caressera sur les genoux; comme une mère caresse son fils, ainsi je vous consolerai vous-mêmes , et vous serez consolés avec Jérusalem. »

Ces trois espèces de Paix sont donc , les unes et les autres, d'une grande importance. Bien qu'elles paraissent différentes, il y a entre elles une certaine conformité, un certain ordre; elles naissent l'une de l'autre, de la manière que je vais dire. De ce qu'un cœur est en repos avec lui-même, n'éprouvant ni lutte ni combat intérieur, ordonnant et réglant toutes les choses de l'âme d'après les seules inspirations de la droite raison, souveraine et dominatrice, il résulte naturellement qu'il est aussi en paix avec Dieu, et que, de plus, il garde l'harmonie nécessaire avec ses semblables. En effet , il est évident que lorsque Dieu nous accorde sa Paix et que d'ennemi il nous devient ami, ce n'est point lui qui change d'idée ou de volonté, étant immuable dans son éternelle perfection, détestant éternellement le mal, aimant éternellement le bien, c`est au contraire nous-mêmes qui varions en commençant a bien user de ses dons et de ses grâces, à appeler l'ordre dans nos âmes, à nous soumettre pleinement et entièrement à sa loi et à détruire tout ce qui était en rébellion contre lui , en un mot lorsque nous rentrons en grâce.

Aussi, lorsqu'il nous convie à son amour par la voix du prophète , il ne nous dit pas qu'il changera , mais il nous invite à changer nous-mêmes en réformant nos mœurs (Zacharie, 1, 9) : «Convertissez-vous à moi, et je me convertirai à vous. » Ce qui équivaut à ceci : Venez à moi , et par là même je serai aussitôt à vous, et je n'aurai plus pour vous que ces yeux de miséricorde que j'ai pour tous ceux qui me servent, suivant ce mot de David (Psaumes. 33, 16) : «Les yeux du Seigneur sont ouverts sur les justes, et ses oreilles sont attentives a leurs prières. » C'est que, véritablement, Dieu et celui qui est aimé de Dieu sont constamment attentifs l'un à l'autre, ils ne détournent point la vue de l'objet de leur amour. Dieu considère son serviteur avec l'œil d'une providence particulière, et lui , à son tour, s'attache à Dieu pour le bénir et pour le servir avec une fidélité de plus en plus grande. Nous avons prouvé le premier point par la parole du Roi-Prophète : « Les yeux du Seigneur sont ouverts sur les justes , et ses oreilles sont attentives à leurs prières. » David va établir le second, au Ps. 122, 2 : « Comme les yeux des serviteurs sont toujours fixés sur les mains et sur le visage de leurs maîtres, ainsi nos yeux s'attachent au Seigneur notre Dieu. »

Au livre des Cantiques, 2, 14, l'Époux demande à l'âme juste qu'elle lui fasse voir son visage , qu'elle tourne vers lui la face, parce que tel est le devoir du juste. Dans la Sainte-Écriture, en plusieurs endroits, lorsque Dieu veut exprimer la nécessité pour l'homme d'être bon , de persévérer et d'avancer dans la vertu, il lui demande de ne point se soustraire à sa vue , de marcher en sa présence et de le considérer toujours. Lors donc que deux objets se fixent de la sorte mutuellement, si l'un des deux est immuable et qu'il arrive qu'ils cessent un moment de se regarder, ce n'est pas le premier qui change, c'est le second,- et cependant, quand ils reprendront leur position respective, il semblera qu'ils reviennent tous deux à se mettre en présence. C'est la comparaison qui peut le mieux nous faire comprendre notre séparation d'avec Dieu et noire retour vers lui : mille fois Dieu nous rappelle, mais il ne change point à notre égard; nous seuls l'abandonnons par nos infidélités et nos chutes, nous seuls faisons un mouvement de conversion.

Toutes les fois donc que, sortant des ténèbres du péché, de la guerre intérieure, de l'abîme du mal, nous nous tournons vers lui pour retrouver la Paix , il est là qui nous attend, qui nous reçoit, qui nous embrasse. Alors nous avons la Paix avec nous-mêmes. C'est dire que nous la retrouvons en même temps avec nos semblables. En effet, il est incontestable que ce qui met entre nous des haines, des séparations, des guerres , ce sont nos désirs déréglés; la source des discordes entre frères n'est autre que la concupiscence de notre appétit mauvais. Toutes les difficultés qui naissent parmi les hommes se fondent et se sont fondées toujours sur l'ambition de posséder quelques-uns de ces biens que nous estimons sans raison , l'honneur, l'amusement, le plaisir, les richesses. Ces biens sont par leur nature extrêmement bornés , beaucoup y prétendent à la fois: de là les rixes , les désunions , les rivalités, les procès, les combats.

C'est ce qu'écrivait l'apôtre saint Jacques, 4, 1, presque dans les mêmes termes : « D'où naissent parmi vous les procès et les guerres, si ce n'est de vos désirs dépravés ?» L'homme de bien, au contraire, qui conserve l'empire sur ses appétits , qui maintient l'ordre dans toutes ses facultés, fuit avec le plus grand soin toutes les occasions qui pourraient le conduire à rompre avec ses frères.

S'il les voit courir avec empressement après tous ces biens trompeurs, se livrer sans vergogne et sans retenue aux attraits du plaisir, marcher avec ardeur dans les voies de l'ambition , il n'ira point se mettre au-devant d'eux pour leur barrer le passage ou pour se faire leur compétiteur ; niais, content des biens qu'il possède au fond de l'âme , il laisse aux autres le champ libre , sans prétendre d'aucune manière les embarrasser. Or, il n'est personne qui puisse détester celui qui ne le gène en rien, et tel est assurément le juste qui abandonne volontiers à chacun ce qu'il possède ou ce qu'il désire. De même que la pierre qui, dans un édifice, occupe la place qui lui convient, ou, pour parler mieux , de même que la corde d'un instrument de musique bien justement accordée répond aux autres cordes pour produire avec elles une harmonie parfaite , ainsi l'âme qui a conservé la Paix avec elle-même , qui vit sans trouble, maîtresse de ses passions qu'elle gouverne en reine, demeure aussi en paix avec Dieu d'abord, et puis avec les hommes. Ces trois espèces de Paix, cela vient d'être montré, sont enchaînées l'une à l'autre; de l'une d'elles coulent comme d'une source les deux autres.

À propos de quoi saint Augustin dit avec raison: « Ceux-là arrivent à posséder la paix, qui , établissant d'abord un parfait concert entre tous les mouvements de leur âme, les assujettissant tous à la raison, c'est-à-dire à ce qui a le droit de commander en eux , et de plus domptant fidèlement leurs appétits sensuels, deviennent le Royaume de Dieu , dans lequel tout est réglé. Il faut que la partie la plus élevée gouverne l'autre, qui ne doit point se révolter; et cette partie plus élevée elle-même doit se soumettre à ce qui est au-dessus d'elle, à la Vérité même, au Fils unique de Dieu. La raison ne pourra point conserver son empire sur les puissances inférieures , tant qu'elle ne sera pas de son côté parfaitement soumise à ce qui est au-dessus d'elle. Telle est la Paix promise sur la terre aux hommes de bonne volonté, la Paix qui constitue la vie du parfait sage. »

Mais il est temps que nous passions plus avant et que nous voyions ce qu'a fait Notre-Seigneur pour établir en paix le Royaume de notre âme et pour mériter d'être appelé lui-même Prince de la paix. Car en lui donnant ce titre, on exprime non-seulement que c'est lui qui établit la Paix, mais qu'il l'établit lui seul , malgré le grand nombre de ceux qui ont prétendu pouvoir donner ce bien inappréciable. Nous avons donc à prouver solidement deux choses : — la première, que toute religion, toute civilisation, tout enseignement, toute doctrine qui n'engendre pas dans nos âmes la Paix et l'ordre des affections n'est pas Jésus-Christ et n'appartient en aucune façon à son Évangile.

De même que la lumière dépend du soleil , ainsi la Paix dépend du Sauveur et l'accompagne toujours. La seconde chose , que Jésus seul et sa sainte loi ont pu assurer aux hommes le bienfait de la Paix; de telle sorte que non-seulement la Paix est son œuvre, mais que seul il peut faire cette œuvre ; motif pour lequel on l'appelle Prince de la paix. Quelques-uns, frappés de notre peu de science , ont imaginé que tout le désordre de la vie vient de la seule ignorance; il leur a donc semblé que l'unique remède pour l'homme était de délivrer son intelligence des ténèbres qui l'obsèdent : de là leur application exclusive à éclairer l'homme en lui prescrivant des lois et en le menaçant de châtiments s'il y contrevenait. C'est dans ce genre qu'a été la Loi ancienne. Beaucoup d'autres législateurs ont admis uniquement ce principe, et grand nombre de philosophes ont écrit sur ce sujet d'importants ouvrages. D'autres , considérant la force du sang et de la chair en nous, la violence de leurs mouvements , l'ardeur avec laquelle ils tendent à nous dominer , se sont persuadés que de la complexion corporelle découlaient les passions de l'Âme , et qu'on couperait la racine du mal en détruisant cette source.

Or, le corps se soutenant avec la nourriture qu'il prend, ils conclurent que l'harmonie de l'âme et du corps, de l'âme et de la loi , dépendait de la manière de prendre les aliments et de leur quantité ou qualité : c'est pourquoi ils défendirent certains mets qui leur paraissaient plus propres à allumer les passions mauvaises , et marquèrent en même temps ceux qui, selon eux, maintenaient les humeurs dans un sage tempérament, unis du reste à certains exercices décrits et spécifiés par eux. Tels ont été les philosophes de l'Inde; plusieurs peuples barbares ont suivi leurs leçons; la loi de Moïse elle-même renfermait semblables.

Ces systèmes ont assurément du vrai, et parmi leurs principes il en est qui se peuvent admettre; mais ni les uns ni les autres, ni tous ensemble, ne sauront jamais procurer à l'âme la Paix véritable qui nous occupe ; aucun d'eux n'anéantira la concupiscence ni les passions, qui livrent une si rude guerre à l'harmonie intérieure. Il faut nous rappeler qu'il y a dans l'homme une âme et un corps, que dans l'âme il y a la volonté et la raison, et que ces différentes parties de nous-mêmes ont toutes été misérablement conduites à leur perte par le péché originel.

La raison s'est trouvée en proie à l'ignorance, le corps et la chair à des passions violentes et déréglées ; la volonté , principe du gouvernement intérieur de l'être intelligent, n'a plus eu de goût pour le bien, le mal l'a attirée et sollicitée avec succès; dépouillée du souffle céleste et comme revêtue de l'esprit empoisonné du serpent , elle a été toute bouleversée, ainsi que ce matin nous l'avons plusieurs fois expliqué. Il faut nous rappeler encore que de ces divers maux celui de la volonté semble être le principe et la racine de tous les autres; c'est ce qui se voit dans Adam et dans l'histoire de sa chute. Le sens ne se dérégla pas d'abord en lui, ce ne furent point les aiguillons de la chair qui le firent pécher; ce ne fut point non plus un aveuglement résultant d'une erreur (2 Timothée 2, 14) (1); mais il pécha par une détermination volontaire: c'est-à-dire que, ouvrant volontairement les portes de sa volonté, il y accueillit l'esprit du démon et, le plaçant au milieu de lui-même, lui sacrifia l'obéissance due au Créateur et le respect des lois divines, en dépit de la lumière qui l'environnait et des biens qu'il avait reçus de la main de Dieu. Telle est la source certaine des désordres de nos corps et de l'aveuglement de la raison ; de ce point est parti tout le mal.

Comme donc ceux qui ont fait des lois pour dissiper nos erreurs amélioraient la raison seule, et que, d'autre part, ceux qui prescrivaient le régime alimentaire n'atteignaient que le matériel de la créature , deux chefs qui n'étaient nullement le point capital, puisque la volonté seule l'était , il s'en est suivi une complète stérilité comme résultat de ces grands efforts. Un seul être a su découvrir le siège et la racine du mal, en même temps que le remède qui lui convenait ; ç'a été Notre-Seigneur Jésus-Christ, unique sauveur de l'humanité. Il apporte, pour la guérison de ce mauvais esprit, de cet esprit corrupteur et maudit qui s'était attaqué à la volonté humaine , un autre esprit tout saint, tout céleste , une grâce salutaire et infaillible.

Seul, Jésus a pu nous mériter cet esprit et cette grâce, seul il peut nous le donner. C'est aussi ce que nous avons développé au chapitre précédent ; mais on ne saurait trop le répéter. « Moïse a donné la loi, dit saint Jean, 1, 1, mais la grâce est l'œuvre de Jésus-Christ.» Parole qui peut s'interpréter ainsi : Ce qui est d'établir des lois et d'éclairer l'entendement des hommes, Moïse l'a fait, et après ou avant lui beaucoup d'autres législateurs l'ont également fait, ou du moins ont tenté de le faire. Mais le Sauveur a paru, et non-seulement il les a tous surpassés en cette matière, par ses purs et saints préceptes, mais de plus, ce qui l'élève infiniment au-dessus d'eux, il a pris les moyens efficaces de guérir entièrement l'homme. On comprend parfaitement qu'un homme ait à la fois un entendement droit et une volonté perverse, une raison éclairée et un vouloir déterminé au mal : alors à quoi sert la loi ?

Jésus paraît, et, ce que n'a pu faire Moïse ni aucun sage ni aucune autre créature du monde, il donne à ses sujets un esprit vertueux et la grâce qui incline doucement et efficacement la volonté. Ailleurs l'homme n'a jamais rencontré de guérison parfaite de son âme; les lois qui devaient l'éclairer ont souvent , au contraire, égaré ses pas , pour le jeter dans des malheurs plus grands, par suite de ses dispositions mauvaises, qui convertissaient le remède en poison , suivant le mot de saint Paul (Romains 7, 10 ) ; lequel nous apprend dans un autre endroit (Romains 5, 20) qu'à l'occasion de la loi le péché a grandi et a trouvé en elle en quelque sorte sa mère; et ailleurs encore (1 Cor. 15, 56), donnant de cela une raison, c'est que, dit-il, le péché qui se commet avec la loi est beaucoup plus coupable et atteint les limites les plus éloignées du mal.

En effet, comme le remarque Platon dans le second Alcibiade, lorsqu'on a la volonté dépravée ou mal disposée à l'égard de la fin véritable et dernière, l'ignorance est un bien , la connaissance un danger et un mal, puisqu'elle ne sert point de frein et ne peut arrêter le vouloir dans ses écarts, tandis qu'il n'y a pas d'offense à faire ce qu'on ignore être défendu. On a une si grande dépravation,   que l'on use de la lumière non pour diriger convenablement ses pas, mais pour trouver des moyens de mettre à exécution ses désirs mauvais; on la détourne ainsi de son institution pour en faire le plus coupable abus; de sorte que, plus on est savant et éclairé, plus on se corrompt et on s'enfonce dans le péché. Par conséquent, sans la grâce il n'y a ni Paix ni salut, et la grâce est l'œuvre du mérite de Notre-Seigneur.

Mais puisque tout cela est évident et très-certain, voyons maintenant ce que c'est que la grâce, quel en est le pouvoir et la force et de quelle manière, guérissant la volonté, elle établit la Paix dans l'homme intérieur et dans l'homme extérieur.

— En prononçant ces dernières paroles, Marcel fixa les regards sur l'eau de la rivière qui coulait paisiblement, claire et pure, réfléchissant dans son cristal les feux des étoiles et la beauté du ciel, dont elle semblait reproduire une parfaite image; et, étendant le bras de ce côté , il continua :

Ce qu'en ce moment même nous voyons dans cette eau, qui ressemble à un second ciel parsemé d'astres brillants, nous servira merveilleusement de comparaison pour comprendre la nature de la grâce. L'image du ciel, reçue dans ces ondes disposées pour lui servir de miroir, nous paraît absolument semblable au ciel lui-même : de même la grâce, descendant dans nos âmes et s'y établissant, les rend semblables à Dieu, non point selon les apparences seulement, mais réellement et positivement; elle les transforme en un véritable ciel , autant qu'il est possible à une créature d'être transformée de la sorte sans perdre sa propre substance. La grâce, bien que chose créée, n'est point de la condition d'aucune autre créature qui tombe sous nos sens; elle n'est ni air ni feu , ni engendrée par aucun élément ; la matière du ciel, les cieux eux-mêmes, lui cèdent dans l'ordre de la naissance et dans la dignité d'origine.

Toutes ces choses sont l'effet de la nature , produites par une loi naturelle; mais la grâce surpasse tout ce que la nature peut produire et produit en effet; elle est comme une reproduction et un portrait de ce qui appartient le plus proprement à Dieu. De telle sorte qu'elle est comme une sorte de divinité établie dans l`âme, la déifiant en quelque manière et devenant l'âme de l'âme. Notre âme, unie à notre corps, s'étendant dans toutes ses parties, qui sont de leur nature matérielles, pesantes, inanimées, élève ce corps, lui donne la respiration et la vie, le remplit d'une sorte de flamme déliée, et cette masse inerte et pesante se meut, s'agite -, pense et connaît.

Ainsi en arrive-t-il pour l'âme : toute subtile et incorporelle qu'elle soit, elle ne s'en trouve pas moins dans des conditions viles et basses et aussi mal partagée que le corps. La grâce entre en elle , s'empare de la clé, qui est la volonté; puis, la pénétrant tout entière, pour de là étendre sa force et son influence sur toutes ses puissances, elle l'arrache aux affections terrestres, la tourne vers le ciel, la remplit de ces sentiments sublimes qui ne font plus vivre que pour l'éternité, en un mot la rend semblable à Dieu jusqu'à un certain point, et en fait un autre fils d'adoption qui a toutes les apparences de son Fils éternel. Et comme , ainsi qu'il a été marqué , la grâce s'adresse directement à la volonté, et que d'ailleurs la volonté de Dieu est la loi de toute justice, Dieu ne voulant et ne pouvant vouloir que ce qui est bon, il s'ensuit nécessairement que l'âme est toute pénétrée de cette influence divine et ne veut, comme son Créateur, que ce qui est conforme à la loi.

Ainsi que nous l'avons dit encore, ce que nous appelons la loi, donner la loi, peut se faire de deux manières. La première est la manière ordinaire, que chaque jour nous voyons, et qui consiste à signaler aux hommes ce qu'ils doivent faire ou éviter au nom de l'autorité , avec les conditions voulues pour tout acte de législateur. L'autre consiste moins à énoncer ainsi la loi qu'à donner pour elle de l'inclination au fond du cœur, à imprimer dans l'âme du goût pour ses prescriptions. Qu'un être ait une inclination naturelle pour un objet qui lui convient, c'est là sa propre loi, la loi qui est à lui, comme l'ont observé les philosophes. Telle est la loi de la terre, d'attirer tout à son centre; celle du feu, de monter toujours, et ainsi des autres.

La première espèce que nous venons de dire est bonne en elle-même, mais elle n'a nulle efficacité s'il s'agit d'imposer quelque obligation contraire à ce que nous voulons de nous-mêmes. La seconde espèce possède une efficacité parti culière et admirable, et c'est celle-là que Jésus établit avec la grâce dans nos âmes. Il écrit par elle, dans la volonté de l'homme , avec l'amour, ce que les législateurs humains firent avec l'encre sur le papier. La grâce l'emporte donc sur tous les parchemins , sur toutes les tables de pierre ou de bronze travaillées par le ciseau et par le burin. Voici que cette même loi qui avait retenti aux oreilles et qui avait terrifié l'âme de crainte, la grâce l'introduit dans le cœur et la fait découler si suavement dans toutes ses puissances, qu'elle lui devient agréable et précieuse.

Bref, elle fait en sorte que la volonté de l'homme, de dépravée et ennemie du joug qu'elle était, devient elle-même la plus équitable des lois; de même que Dieu, elle ne veut plus que la justice, elle n'aime plus, ne recherche et n'ambitionne plus que la justice. Ce premier point obtenu , la grâce, par une voie secrète et admirable , se livre à la pacification du Royaume de l'âme, à établir un concert parfait entre ce qui était divisé, et à repousser bien loin tout ce qui peut apporter du trouble. Alors apparaît la Paix ; elle se montre peu-à-peu, s'élève, grandit, et finit par rester maîtresse du terrain. D'abord la volonté, attachée par les liens de l'amour, fait taire ses prétentions, la crainte si affreuse de la colère divine se retire et fait place au repos et à la confiance. Saint Paul le disait de cette manière aux Romains, 5, 1 : « Dès que nous- sommes justifiés par la grâce, nous avons la Paix avec Dieu. » Il n'est plus pour nous un juge sévère , mais un père rempli de bonté ; un ennemi irrité et puissant, mais un doux et délectable ami.


La grâce conformant notre volonté à la sienne, nous aimons tout ce qu'il aime , et nous avons la confiance d'être nous-mêmes chéris de lui. En second lieu, la volonté et la raison , jusqu'à ce moment en complet désaccord, font à l'instant la paix entre elles. Dès-lors, ce que l'une juge bon la première le désire, et ce qu'aime celle-ci est précisément ce qu'approuve celle-là. Ainsi cesse cette lutte amère et continuelle, ce trouble malheureux, ce combat qui déchire les entrailles de l'homme. « Je ne fais pas le bien que je
veux, dit saint Paul (Romains 5, 1), mais le mal dont j'ai horreur et que je condamne. Je comprends la loi de Dieu quant à l'homme intérieur; mais je trouve une autre loi dans mon appétit qui contredit à la loi de mon esprit et qui me traîne captif à la suite de la loi du péché, fixée dans mes inclinations. Infortuné que je suis! Qui me délivrera de la charge mortelle du corps?»


Et non-seulement la raison et la volonté se mettent ainsi en harmonie, mais celle-ci, par ses bons désirs joints au feu ardent de l'amour qu'elle porte au bien, allume en quelque sorte une lumière avec l'aide de laquelle la raison avance davantage dans la connaissance du bien. On voit ces deux facultés se copier presque l'une l'autre, devenir semblables l'une à l'autre et presque faire un mutuel échange de leurs qualités et de leur action propre; l'entendement élève la lumière qu'il aime, la volonté allume l'amour qui guide et qui éclaire , et de la sorte il semble que ce soit la volonté qui dirige, et l'entendement qui désire.

Troisièmement, les sens et les parties inférieures de l'âme, qui nous tyrannisent par leurs emportements et leur violence , aussi bien que les autres appétits et puissances du corps , s'empressent de reconnaître le nouvel hôte arrivé dans leur maison et d'apprécier la force nouvelle qu'il apporte à la volonté contre ses tyrans. Cette troupe maudite sent à peine le règne de la justice, qu'elle commence à se retirer, à disparaître et à laisser le champ libre; elle n'excite plus tantôt les ardeurs de la passion, tantôt le froid du désespoir, tantôt le trouble et l'agitation; ou bien, si elle le tente une fois encore, la volonté sainte y met aussitôt bon ordre. L'âme donc croît chaque jour en vigueur, et, dans cette augmentation successive, les bons et saints désirs se dilatant de plus en plus et lui devenant comme naturels, elle transmet ses affections aux forces inférieures; elle les écarte insensiblement de leurs mauvais penchants et les transforme en ce qu'elle est elle-même , de sorte que la loi du saint amour dont elle est pénétrée découle aussi sur les sens et les renouvelle. Comme la grâce a fait de la volonté une sorte de chose divine , celle-ci à son tour, devenue reine et maîtresse des sens, les transforme pour ainsi dire en raison.


Quand vient la nuit, ainsi que le dit David (Psaumes 103, 20), les animaux sauvages sortent de leurs retraites, et, guidés autant qu'encouragés, par l'obscurité, courent à travers la campagne, sans crainte et sans hésitation; le jour vient-il à poindre, ils disparaissent et se retirent prudemment. De même, le désordre général du corps et les révoltes des sens, agissant en liberté dans la nuit de notre misère, mettant tout à sac et à pillage dans nos âmes, n'ont pas plus tôt aperçu les premiers rayons du divin amour, et l'aurore du jour de la sanctification , qu'ils font un mouvement de retraite, abandonnant l'homme à cette félicité nouvelle qui va commencer pour lui.

Et de fait, qu'y a - t- il dans le corps qui soit capable de troubler l'harmonie d'une volonté et d'une raison si parfaitement unies? Sera-ce, par hasard, le désir des biens de cette vie, la crainte des maux passagers de ce monde? Sera-ce l'ambition, l'amour des richesses? Sera-ce un empressement coupable pour les plaisirs empoisonnés de la terre ? Sera-ce la pauvreté? Mais que peut-elle contre celui qui n'envisage l'existence ici-bas que comme un court passage? Et que peut l'ambition sur un cœur qui foule aux pieds les biens terrestres ? Comment redoutera-t-il les coups de la fortune, celui qui porte en lui-même toute sa fortune?

Ni le bien ne l'émeut, ni le mal ne l'afflige, ni la joie ne le fait sortir de lui-même, ni la crainte , ni les promesses ne l'agitent; prospérité ou adversité, rien ne l'affecte. Vient-il à perdre son patrimoine? Il se réjouit d`avoir un fardeau de moins à porter. Ses amis l`abandonnent t`ils? Il possède Dieu dans son cœur, et ces embrassements divins lui suffisent. La haine ou l'envie vient-elle à exciter contre lui ses proches ? Il ne craint rien parce qu'il sait qu'on ne peut lui ôter son bien véritable , qui est tout intérieur. Les révolutions, les bouleversements, les agitations extérieures de toute nature , le trouvent paisible et maître de lui-même, et, suivant l'expression d'un éloquent écrivain, il brille au milieu de la nuit et ne cède point à l'impulsion qui l'ébranle.

Un autre bien, intimement attaché à tous ceux que nous venons d'énumérer, c'est la faveur de Dieu, dont l'âme, ainsi rendue à l'ordre, est honorée sur la terre, et en même temps la sainte confiance qu'un pareil privilège fait naître et entretient en elle. Comment, en effet, pourra-t-il redouter quelque chose, celui qui a Dieu pour lui? Et comment n'aura-t-il point Dieu pour lui, l'homme qui n'a avec Dieu qu'une seule et unique volonté? Sophocle le disait à bon droit : « Si Dieu règne» en moi, il est certain que ce dont je ne dépends point ne me peut nullement infliger la souffrance. Ainsi donc, de la Paix de l'âme juste naît l'assurance de la protection divine, et cette assurance confirme la Paix dans l'homme. David unissait ces deux choses, Paix et confiance, lorsqu'il disait, au Psaumes 55, 9: «Je dormirai et je me reposerai paisiblement en lui. » Il met avec la Paix le sommeil, qui suppose nécessairement une grande quiétude d'esprit.

Saint Chrysostome a très-bien commenté ce passage , et je voudrais que ma mémoire me permît de vous citer ce qu'il en dit. Voici ce que je m en rappelle:  « Une autre sorte de grâce que fait Dieu aux siens, c'est de leur donner la Paix. Ceux qui aiment votre loi jouissent de la Paix, est-il écrit (Psaumes 118, 165), et rien ne leur est un sujet de chute. Rien , en effet , ne procure la Paix comme la connaissance de Dieu et la pratique de la vertu; sous cette influence cessent les troubles de l'âme, la guerre intérieure, les luttes de l'esprit. Celui qui ne jouit pas de cette Paix, lors même qu'à l'extérieur il en possèderait une autre, étant à l'abri de toute inimitié, celui-là n'en sera pas moins très-malheureux. Ni les barbares de la Scythie, ni ceux de la Thrace, ni les Sarmates , ni les Indiens ou les Arabes, ni aucune autre nation, si cruelle qu'elle soit , ne peuvent faire une guerre aussi affreuse que celle d'une mauvaise pensée pénétrant dans le cœur humain , ou bien la cupidité , l'amour de l'argent, l'ambition des honneurs ou toute autre affection désordonnée à l'endroit des biens de ce monde. Et la raison exige qu'il en soit ainsi , car la guerre d'un barbare est tout extérieure, celle-ci' se passe dans le plus intime de l'être ; et nous savons que des calamités de cette nature sont incomparablement plus dures à supporter. Une poutre , par exemple, souffrira plus du petit ver qui la ronge à l'intérieur que de toute autre cause de destruction; dans notre corps, une maladie dont la cause est secrète offre bien plus de difficulté à guérir; s'il s'agit d'un État, il a moins à craindre de l'ennemi du dehors que des troubles domestiques.

Ainsi de notre âme : ce qui la conduit à la mort, ce sont moins les artifices et les tentations qui la circonviennent à l'extérieur que les passions et les infirmités secrètes qu'elle abrite intérieurement. Si donc un fidèle serviteur de Dieu vient à mettre ordre aux mouvements désordonnés de son esprit, à jeter au loin les désirs mauvais qui, comme des bêtes féroces, le déchirent journellement, il jouira certainement d'une Paix et d'un repos parfaits. Cette Paix, Jésus nous l'a apportée du Ciel, nous la tenons de lui. C'est elle que souhaite saint Paul à ses disciples, lorsqu'il leur écrit (Éphésiens  1, 2) : « Que la grâce soit en vous, avec la Paix de Dieu notre Père. » L'homme doué de cette Paix non seulement ne redoute point l'ennemi, mais il n'a plus peur du démon lui-même, il s'en rit, il défie l'armée de ces esprits infernaux; sa vie est tranquille, douce, à l'abri des coups de la tristesse; ni la pauvreté ne l'effraie, ni l'infirmité ne lui pèse, ni l'adversité imprévue ne le trouve découragé. Son âme, saine et forte , s'élève facilement au-dessus de toutes ces choses. Manifestons cette vérité par un exemple. Voici un envieux; du reste il n'a aucun ennemi pour le tourmenter : que lui servira-t-il d'être exempt de cette dernière crainte d'un ennemi ?

Il se fait la guerre à lui-même , lui-même aiguise contre son cœur des pensées plus déchirantes que la pointe de l'épée. Le bien qu'il voit le blesse, il se frappe lui-même avec chacun des succès qu'il sait arriver aux autres ; tout le monde est son ennemi parce qu'il voit ce caractère dans tous ceux qui vivent auprès de lui; avec personne il n'a cette amitié, cet accord , qui font le charme de la société. Eh bien, je le répète, que sert- il à cet homme de n'avoir , à l'extérieur, de guerre avec personne? La lutte intérieure qu'il porte avec lui le fait errer partout plein de fureur et de rage, à ce point malheureux qu'il désirerait être percé de mille flèches ou endurer mille autres morts, plutôt que de voir un de ses égaux jouir d'une grande réputation ou d'un avantage quelconque. Examinons pareillement l'avare: qui pourra compter toutes les discordes qui s'élèvent dans son cœur ? Peut-on dire que cet infortuné respire librement? Non. Il n'en est point ainsi de celui qui est délivré de passions semblables; placé dans un port tranquille, il ne nourrit son âme que de sages plaisirs, loin de tous les maux que nous venons de voir. »

Le saint docteur continue cette belle explication , et montre un autre genre de bien , un autre fruit de la Paix, par lequel nous terminerons nous-mêmes; je veux dire la joie sainte qui règne dans tous ceux qui ont la Paix intérieure. Lorsqu'un homme est en lutte avec lui-même, il n'est pas possible qu'il trouve en quoi que ce soit du contentement et de la satisfaction. De même que le palais troublé par quelques humeurs surabondantes et déplacées juge amer tout ce qu'il goûte, ainsi cet homme n'a de plaisir à rien. Dans l'esprit jouissant de la Paix , au contraire, comme dans une eau limpide, chaque objet se réfléchit tel qu'il est, et l'homme y recueille la satis faction particulière qu'il y doit rencontrer, et de plus il jouit de lui-même, ce qui est autrement heureux encore. En vertu de la sanctification de sa volonté, qui, nous l'avons dit, est unie à celle de Dieu, il goûte d'abord la Paix avec le Seigneur; de plus, le combat perpétuel de la raison et du vouloir a cessé; viennent après cela les sens, qui n'ont plus de révolte, plus de conditions et de lois à imposer. De cet ensemble heureux naît pour le fidèle cette possession de lui-même, cette vie intérieure et paisible dont parle le prophète Michée , dans le passage où il annonce à la fois la venue du Rédempteur dans le monde et son triomphe dans les cœurs (Michée 4, 3,4) : « Un peuple ne lèvera plus l'épée contre un autre peuple , l'art de la guerre sera mis en oubli; chacun, assis sous sa vigne et sous son figuier , recueillera les fruits de l'automne, et plus rien ne détruira ce doux état. »

Dans ce passage, le prophète place , à côté de la Paix établie par Jésus-Christ, le parfait repos dont jouira, et dans son âme et dans ses biens , celui que favorisera cette Paix précieuse. Le Roi David à son tour, au Psaumes 147, 3, faisant allusion à l'Église et à chacun des membres qui la composent, résume en peu de paroles, mais avec beaucoup de force, tout ce que nous avons dit sur ce sujet. « 0 Jérusalem, loue le Seigneur ton Dieu! » C'est-à-dire, vous tous qui composez la vraie Jérusalem , vous tous qui avez la Paix, louez le Seigneur. Quoique ce texte ne semble renfermer qu'une exhortation à la louange , on y voit très-bien une exposition prophétique de ce qui ressort de cette Paix. En effet, la Paix n'a pas plus tôt pris possession de la volonté, que l'âme fait sa réconciliation avec Dieu , et c'est alors qu'apparaissent l'amour et la louange.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Ven 27 Mai 2016 - 19:46

suite - Jésus-Christ - Prince de la Paix


Mais le Roi-Prophète ajoute : « Car le Seigneur a fortifié les serrures de tes portes, et il a béni tes enfants en toi : » ce qui représente la seconde Paix , celle des puissances de l'âme, qui sont comme ses enfants et comme les portes par où lui vient le bien et le mal. Il dit donc, et avec raison, que celui qui jouit de cette Paix se trouve fortifié et verrouillé , pour ainsi dire, dans sa conscience : car, ses sens étant absolument soumis à la raison et n'ayant de concupiscence pour aucun des objets extérieurs défendus par la loi, rien ne peut pénétrer dans sa maison, c'est-à-dire dans son âme, que sous le bon plaisir de la volonté , et par conséquent rien en effet n'y pénètre qui le puisse contrister ou qui puisse lui être à charge.

Ainsi renfermé dans sa retraite, il se contente du bonheur que la présence de Dieu lui procure; on le voit toujours, suivant l'expression du poète Ausone (Idylle 16, 5), rond et uni, c'est à- dire sans aspérités auxquelles se puisse attacher l'ennemi. Comment le monde pourra-il causer le malheur de celui sur lequel il n'a aucune prise ? David continue : « Il a mis la Paix sur tes frontières. » C'est que véritablement, quand on est ainsi fortifié et défendu à l'intérieur, il arrive nécessairement que les alentours aussi demeurent tranquilles, et l'âme ne souffre point d'atteinte des choses extérieures qui se présentent autour d'elle.

Elle a la Paix avec ses frontières ; aucune inimitié ne la sépare du prochain , elle n'entre point en lutte avec lui
pour obtenir les avantages terrestres ; personne ne lui fait donc la guerre , et quand on le voudrait on ne le pourrait pas. C'est, tout autour d'elle, une campagne stérile, sans vignes, sans jardins, sans moissons, sans habitations délicieuses; toute sa richesse est à l'intérieur. Rien donc n'excite l'envie ou la cupidité; elle se livre intérieurement à son bonheur ; et c'est le fruit représenté par ces derniers mots du texte : « Le Seigneur te rassasie du plus pur froment. »

N'est-il pas vrai que ceux qui sont privés de cette Paix, si fortunés qu'ils soient d'ailleurs, ne mangent point ce que le froment a de plus pur? Leur goût ne s'attache qu'à des aliments grossiers; tout ce qu'il y a de plus laid, de plus repoussant dans la création, voilà ce qu'ils recherchent; et encore ne l'obtiennent-ils pas aussi abondant qu'ils le souhaiteraient avoir. Le pacifique dont nous parlons est celui-là seulement qui est dans l'abondance des mets célestes et qui reçoit ce qu'ils renferment de meilleur.

C'est pour lui que le jour est beau, pour lui que se lève le soleil ; à la vie et à la mort, dans l'adversité comme dans la prospérité, partout et toujours il trouve le bonheur; sa nourriture est celle des anges, il n'a point à craindre qu'on la lui dérobe; sans ennemis à qui il soit donné de lui nuire, il vit dans une douce et abondante Paix, bien divin, présent excellent accordé aux hommes par Jésus-Christ seul.

Voilà pourquoi, pour en revenir au Psaume, nous devons le bénir et le louer, ce divin Maître qui est venu au secours et à la défense de notre cause perdue, qui nous a réconciliés avec le Ciel, qui a enchaîné notre ennemi le démon, qui nous a délivrés de la crainte et des revers et qui nous a assuré le bien fait de cette admirable Paix, dont il mérite ainsi , à si juste titre , d'être appelé le Prince.

Marcel s'arrêta un moment. Julien saisit cette occasion et lui dit :

— « Il est hors de doute , Marcel, que Jésus-Christ est le Prince de la paix pour le motif que vous venez
de développer. Sans infirmer en rien votre thèse , pour la fortifier au contraire, il me semble qu'on peut dire aussi que Notre-Seigneur est appelé de ce titre parce que ce qu'on nomme la Paix ne saurait exister qu'avec lui seul. »

—A ces mots, Sabinus, se tournant vers Julien et comme frappé de ce qu'il venait de dire : « Je ne saisis pas encore entièrement votre pensée, lui dit-il; mais il semble au premier abord qu'elle offre un vaste champ à l'imagination. J'aimerais donc que vous eussiez l'amabilité de nous la développer un peu. »
— « J'y consens bien volontiers, répondit Julien.
Mais dites-moi; puisque vous avez ce désir, Sabinus, entendez-vous que tous ceux qui naissent et qui ont
vie sur la terre y trouvent le bonheur, ou bien que c'est le petit nombre ? »
— « Il est certain, répartit Sabinus, que tous les hommes ne sont pas heureux ici-bas. »
— « Mais au moins quelques-uns ont-ils cet avantage ? »
— « Assurément. »

— « Maintenant, allons plus loin : le bonheur est-il une chose attachée à la naissance, ou bien est-ce l'œuvre du hasard , ou encore une conquête du talent et de l'industrie ? »
— « Ni la naissance ni le hasard n'y sont pour rien, répondit Sabinus; mais le principe en est dans la volonté de chacun et dans la manière dont il sait choisir sur la terre. »
— « Poursuivons. Ceux qui ne sont pas heureux doivent-ils cette condition à leur volonté positive ou à
leur inhabileté ? »
— « Il est incontestable qu'ils désirent avidement la félicité qu'ils ne possèdent pas. »
— « Mais alors, Sabinus, le bonheur se cache-t-il d'eux, ou bien ce bonheur n'est-il pas pour tous les
hommes une même -chose ? »
— « Il est une même chose, et il ne se cache pour personne; au contraire, autant que cela tient à lui , il
s'offre à tout le monde, il pénètre sous tous les toits; mais il y en a qui refusent de le connaître, et par conséquent ne le possèdent point. »
— « D'où vous concluez, Sabinus, que si l'on n'est pas heureux c'est qu'on n'a pas voulu connaître le bonheur et qu'on l'a éloigné de soi ? »
— « Je l'avoue. »
— « Dites-moi encore, peut-on désirer ce qu'on est tenu d'aimer et ce que, pourtant, on ne connaît pas ? »
— « Cela est évidemment impossible. »
— « Vous avez dit aussi que ceux qui n'arrivent pas au bonheur ne le connaissent pas ? »
— « Je l'ai dit. »
— « Vous avez dit, de plus , que ceux qui ne sont pas heureux désirent cependant, avec une grande ardeur, le devenir ? »
— « J'ai dit tout cela. »
— « Par conséquent, ils désirent ce qu'ils ne connaissent pas, ce dont ils n'ont pas l'idée. Or, de ce fait
il faut conclure, ou bien qu'on peut aimer ce qu'on ne connaît pas, ou bien que les malheureux n'aiment
pas le bonheur : double conséquence qui détruit, Sabinus , ce que vous avez avancé. Voyez si vous ne seriez pas disposé à modifier votre première idée. »

Sabinus s'arrêta un instant et dit bientôt :
— « Je me vois obligé, en effet, à cela. »
Mais Julien, lui prenant la main , reprit : « Suivez-moi bien, Sabinus; cette voie peut nous conduire directement à la vérité. Je vous interroge encore : le bonheur est-il un être vivant , ayant une existence
propre , enfin a-t-il un caractère de vie à lui ? »
— « Je ne comprends pas très-bien cette question. »
— « Je vais vous la rendre saisissable. Un avare, par exemple, aime-t-il quelque chose ? »
— « Cela est sûr. »
— « Mais quoi ? »
— « L'or, les richesses. »
— « Et celui qui dépense l'or et les richesses en fêtes et en banquets cherche-t-il quelque bien par une
pareille conduite? »
— « Qui en douterait ? »
— « Mais quel bien cherche-t-il ? »
— « Il cherche, j'imagine, sa satisfaction propre, son contentement particulier. »
— « Vous avez raison. Mais, dites-moi, la satisfaction qui naît de la dépense , et la dépense elle-même,
c'est-à-dire les richesses qui en sont l'objet, ont-elles un même être ? Ne vous semble-t-il pas que
l'argent et l'or sont des substances ayant un volume, tombant sous les sens de la vue et du toucher, au lieu que la satisfaction est comme un accident de l'âme ou un fantôme de l'imagination ? On ne la tire point du sein de la terre, on ne la demande point au travail, on ne l'enferme point dans un coffre; elle résulte uniquement de la possession de quelqu'un des objets qui ont du volume et de la substance ou que crée la pensée. »
— « Ce que vous dites est vrai, Julien. »


— « Maintenant vous allez comprendre ma demande : Le bonheur est-il un être semblable aux richesses
et à l'or, ou bien ressemble-t-il plutôt dans son essence à ce que nous appelons contentement et satisfaction ? »
— « J'adopte la seconde comparaison. Et j'ajoute même que le bonheur me paraît être tout simplement
un contentement parfait et entier , loin de toute crainte, riche de l'objet aimé et désiré. »
— « Réponse excellente , Sabinus. Mais s'il ne diffère point du contentement, s'il est le contentement
lui-même, comme nous avons vu d'autre part que le contentement est une chose produite en nous par un
bien substantiel que nous possédons ou que nous croyons posséder, il s'ensuivra que le bonheur repose
sur un objet ayant un être positif qui lui sert de source et de racine, de telle sorte qu'il rend nécessairement heureux tous ceux qui le possèdent. »

— « C'est, Julien, ce qu'il est impossible denier. »
— « Mais je continue: Y a-t-il une seule de ces sources, ou bien sont-elles en nombre ? »
— « Il me paraît qu'il n'y en a qu'une seule. »
— « Et vous avez raison : carie parfait contentement de l'homme ne saurait exister que d'une seule manière, il n'a qu'une cause unique par conséquent. Or, cette cause unique, que nous appelons source , tous l'aiment-ils ? tous la recherchent-ils ? »
— « Tous ne l'aiment pas, assurément. »
— « Pourquoi cela ? »
— « C'est que tous ne la connaissent pas. »
— « Personne cependant , ajouta Julien, ne laisse d'aimer ce qui est le bonheur ; nous venons de le dire.»
— « Mais on ne saurait aimer ce qu'on ne connaît pas. »
— « Nous dirons donc, Sabinus, que ceux qui aiment à être heureux et qui n'y parviennent pas connaissent d'une manière vague et générale ce que c'est que le bonheur , mais sans en savoir la source réelle et la nature propre , non plus que les fruits véritables. Enflammés d'un côté par le désir, ignorant d'autre part la route, ils ne peuvent se fixer ni arriver au but d'aucune façon. Je vous demanderai encore ceci : ces hommes-là n'aiment-ils pas aussi quelque chose ? ne cherchent-ils pas à se le procurer à la source qui leur paraît capable de le leur donner ? »
— « Sans aucun doute. »
— « Cette affection particulière les rend-ils heureux ? »
— « Nous avons déjà dit que non , c'est la supposition ; ils s'adressent à une fontaine desséchée, ils sont
entièrement dévoyés. »
— « Au moins, si un amour, une affection pareille ne leur procure pas le bonheur, produit-elle en eux
quelque effet, ou est-elle absolument stérile ? »
— « C'est bien assez qu'elle ne leur donne pas la félicité. »
— « Oui , c'est assez pour moi, qui ne souhaite point leur malheur ; mais en général , en prenant la question au point de vue de la raison, ce juge qui ne se trompe guère en pareil cas, est-ce encore votre avis ? »
— « Voici ce qu'il m'en semble. De même que le fils de Priam, qui avait voué son amour à Hélène et
qui la déroba à son mari , se persuada faussement qu'il trouverait en elle un parfait bonheur et n'y rencontra que la cause de la ruine de sa patrie et la mort, avec toutes les autres calamités chantées par Homère, ainsi par une inévitable nécessité ceux qui ne sont pas positivement heureux deviennent misérables. Ils aiment, comme source de leur félicité, ce qui ne le peut être; ils y cherchent ce trésor, ils sont à sa poursuite , et ils n'obtiennent rien. D'où, pour eux, ce triste chagrin : le désir, le travail, la déception ; par conséquent, au lieu du bonheur la souffrance. —

Maintenant, continua Julien, analysons rapidement tout ce qui vient d'être expliqué, et nous pourrons poursuivre plus sûrement encore notre discours. Nous avons vu :

l° Que tous aiment le bonheur et le recherchent;
2° Que tous ne parviennent pas au but;
3° Que la cause de cette différence est dans l'amour de ce que nous appelons les sources
ou les causes, n'y en ayant qu'une seule vraie ;
4 Que de même que l`amour de la vraie source rend heureux, ainsi l'amour des fausses sources non-seule
ment prive du bonheur, mais engage dans la misère et la souffrance. »

— « Tout cela, nous l'avons vu, dit Sabinus ; mais qu'en conclurez-vous ? »
— « J'en conclus deux choses : Premièrement, que tous les hommes, bons et mauvais, aiment quelque
chose, et qu'on ne peut exister sans aimer; Secondement, que ce même amour est dans les uns la cause du bonheur, et dans les autre la cause de l'infortune: effets bien opposés d'un même principe. »
— « Ce raisonnement est juste.»
— « Je le couronne. Voulez-vous, Sabinus , chercher avec moi le motif d'une pareille différence? »
— « Quelle différence ? »
— « Celle qui résulte de ce que je viens d'exposer, c'est-à-dire comment il se fait que l'amour, qui nous
est si naturel et si nécessaire à tous, produit dans les uns l'infortune et dans les autres le bonheur. »
— Cela est facile à voir, reprit Sabinus. Encore que dans tous ce sentiment s'appelle amour , il n'est
pas dans tous une même chose. Dans les uns il a pour objet le bien , et le bien en découle ; dans les autres le mal, et c'est le malheur qui apparaît. »

— « Pensez-vous, demanda Julien, qu'on puisse aimer ce qui est mauvais ? »
— « Je ne le crois pas plus possible que de ne pas s'aimer soi-même. Mais l'amour mal dirigé dont je parle,
je lui donne ce nom, non point parce que son objet est mauvais en lui-même , mais parce qu'il n'est pas le
bien, source et cause du bonheur unique. »

— « C'est pour cela même que je renouvelle ma de mande et que je vous presse. »
— « Que vous me pressez? Et comment cela, je vous prie ? »
— « Écoutez-moi : Si les hommes pouvaient aimer le malheur , il serait facile de comprendre pourquoi et
comment l'amour rend misérable ; mais, puisque tous les hommes aiment quelque bien, encore que cène
soit pas le véritable, et que ce bien ne les rend pas heureux, au moins, puisque c'est un bien quelconque,
il me semblerait naturel et raisonnable qu'il leur pro curât quelque félicité. D'où il résulterait que nous
avons été dans l'erreur en disant tout-à-1'heure que l'amour fait parfois du mal aux hommes. »
— « Gela est vrai, » répondit Sabinus.
— « Ne cédez pas si facilement; avançons toujours et voyons le caractère propre de l'amour ; là sans doute se rencontrera le rayon de lumière qui nous fait défaut. »
— « Quel est ce caractère? demanda Sabinus; et comment le reconnaîtrons-nous? »
— « Vous aurez entendu répéter mille fois que l'amour consiste dans une certaine unité. »
— « J'ai lu en effet ou entendu dire que l'amour est une union, un lien qui rattache un cœur à un autre
cœur , une transformation de l'objet aimant dans l'objet aimé , de manière à se fondre l'un et l'autre en un seul. »
— « Convenez-vous que tout amour repose sur ce principe ? »
—«J'en conviens. »
— «Ainsi donc, d'après vous, Apollon aimait, lorsque, suivant la fable d'Ovide (Metamorph. lib. 1,452), il pour suivait Daphné qui le fuyait? suivant vous encore, ce lui-là aimait réellement, dont parle Térence (Eunuch. act.u, se. 3e, 3), et qui demandait avec empressement où il chercherait, où il découvrirait , à qui il s'informerait, quel chemin il prendrait pour trouver celui qu'il avait perdu ?»
— «Certainement , ces deux personnages avaient un réel amour. »
— « Tous deux néanmoins étaient bien loin de ne faire qu'un avec l'objet aimé, puisque, pour le
premier , il était détesté de Daphné, et que l'autre ne rencontrait point l'objet de son empressement. »

— « Cela est vrai, dit Sabinus, quant au fait; mais, quant au désir, ils étaient déjà unis si c'était cette
union qu'ils souhaitaient, après laquelle ils soupiraient. »
— « Première conséquence donc : l'amour n'est plus l'union, l'unité de deux êtres , mais le désir de cette
union. »
— « Je l'accorde. »


— « Eh bien , ajouta Julien , ces personnages eux-mêmes , s'ils étaient parvenus à leur but , ou tout autre
qui aime et qui parvient à être aimé , de manière à consommer l'union désirée, ces personnages, dis-je, cesseront ils aussitôt après d'aimer, ou bien leur amour subsistera-t-il encore ? »
— « De même, répondit Sabinus, qu'un homme peut ne se pas aimer lui-même , de même ceux-ci pourront cesser d'aimer ce qui ne fait plus qu'un avec eux. »
— « Cela est vrai; mais dites-moi, peut-on désirer ce que l'on possède dans l'instant même ? »
—««Non certainement. »
— «Vous avez cependant dit que ces personnages en sont venus à l'union. 11 faut donc conclure qu'ils
ne la désirent plus. »
— «Cette conclusion me semble la meilleure.»
— Pourtant ils s'aiment ! Il faudrait donc qu'ils ne s'aimassent pas, puisque l'amour est le désir de l'union?»
Cette question embarrassa Sabinus , qui réfléchit un moment.

— « Je ne sais en vérité, dit-il enfin, où vous voulez nous mener aujourd'hui par tous ces détours, ni quel
gibier vous poursuivez. Mais puisque vous me pressez de la sorte , je vous répondrai qu'il y a deux amours, deux manières d'aimer, l'une de désir, l'autre de jouissance. J'ajoute que dans l'un et dans l'autre de ces amours, il y a une certaine unité : l'un la désire, et autant qu'il est en lui il l'accomplit; l'autre la possède, et il y place son bonheur ; l'un s'achemine , l'autre est arrivé ; le premier amour est comme un commencement, le second est l'édifice parfait: et ainsi , des deux parts, c'est toujours l'union qui constitue la base de l'amour. »

— « Les filets que vous me reprochez n'ont pas, je vous assure , fait une mauvaise prise, lorsqu'ils vous
ont amené à cette distinction essentielle; me voici à présent prêt à terminer,' je touche mon but, moins
éloigné que vous n'imaginez. Donc, puisque tout amour, quoique d'une manière différente, est ou l'unité ou l'acheminement à l'unité , il s'ensuit de toute nécessité que tout ce qui contrariera une union pareille
sera l'ennemi de l'amour, que quiconque aimera sera en butte à la souffrance la plus dure toutes les fois
qu'il verra son amour divisé, ou même la possibilité qu'il soit divisé. Ainsi dans le corps, lorsque l'on coupe
ou que l'on partage quelque membre, il y a une douleur aiguë. Voilà absolument ce qui se passe relative
ment à l'amour.»

— «C'est chose dont nul ne peut disconvenir. »
—«S'il n'y a pas à hésiter sur ce point, pourriez-vous me dire, Sabinus, le nombre et la qualité des objets
qui ont cette force, ou qui paraissent l'avoir, de couper et de diviser ce qui unit dans l'amour et fait un seul être de deux? »

— « On peut ranger dans cette catégorie tout ce qui, dans un être aimant, ou le trouble quant à son existence, ou le change dans sa volonté, totalement ou en partie. Tels sont, quant au premier chef , l'infirmité, la vieillesse, la pauvreté, l'infortune et enfin la mort; et quant au second, l'absence, le déplaisir, la différence des goûts, la rivalité à la poursuite d'un bien; un désir nouveau, la légèreté qui nous est naturelle. En effet, si nous revenons à ces choses, nous verrons que la mort détruit l'être et par conséquent sépare celui qui s'en va de celui qui reste ; l'infirmité , la caducité , l'indigence, les malheurs, outre qu'ils disposent à la mort , sont de véritables instruments de cette séparation. L'absence produit l'oubli, le déplaisir éloigne, la différence des goûts et des pensées trouble l'échange mutuel de la conversation , les volontés s'en affectent peu-à-peu et finissent par se détacher l'une de l'autre. Il est bien clair qu'un nouvel amour détruit le premier , et il est également certain que notre inconstance naturelle, qui nous fait aimer toujours la nouveauté, ressemble à une lime qui sépare peu-à-peu ce
qui était uni. »

— Il suit de-là, Sabinus, reprit Julien, que l'amour ne prospère pas dans toute terre.
— Pourquoi, je vous prie?

— On dit de certains arbres fruitiers de la Perse que sur leur sol originaire ils ne donnent que du poison , tandis que nous en recueillons ici des fruits délicieux et sains. Je dirai de même qu'on doit conclure ,
de ce qui a été dit jusqu'ici, que l'amour et l'amitié, toutes les fois qu'ils se trouveront dans un lieu sujet
à quelqu'un des inconvénients que vous venez d'énumérer, ressembleront à une plante exotique et donneront non plus du fruit, mais un poison mortel. Si donc, comme nous l'avons remarqué plus haut, pour parvenir au bonheur, il nous convient d'aimer ce qui nous en paraît la source, et si la nature veut que l'amour soit le chemin de toute félicité, il n'y a plus à hésiter sur ce qui faisait l'objet de nos doutes, à savoir que l'amour embrassant ce qui est sujet aux variations et aux désagréments que vous avez signalés, non-seulement ne donnera pas le bonheur véritable ni une somme quelconque de ce bonheur, mais rendra celui qui le possède triste et malheureux. En effet, la douleur qu'il éprouvera sous les coups du sort , la crainte qu'ils ne le frappent, tout contribuera à changer pour lui le bien en mal; car il ne saurait trouvera ce mal un adoucissement dans la satisfaction incertaine que lui procure son amour.

Mais si l'amour est chose à ce point préjudiciable quand on l'applique mal et si on l'applique mal
toutes les fois qu'on l'adresse à des choses passagères et vaines; si, de plus, tout objet de
cette nature est pour lui un sol fatal où il donne du poison au lieu de fruits, vous comprenez à l'instant,
Sabinus, pourquoi j'ai dit en commençant que Jésus-Christ est le seul auprès duquel l'homme puisse avoir
le bonheur et la Paix ; lui seul est immuable, lui seul est un bien véritable, avec lui seul il n'y a point à
craindre la rupture de l'union amoureuse, au moins quant à ce qui est de lui; lui seul est donc le sol parfaitement préparé , la terre heureuse et fertile, où pros père l'arbre de l'amour, où il donne tous ses fruits. Là il n'y a point de motif de division, point de variations ni d'inconstance , si ce n'est lorsque nous le voulons nous-mêmes; point de vieillesse à craindre, point de maladie qui abatte, point de mort qui mette à l'amour un terme cruel et forcé , aucune cause d'affaiblissement, de refroidissement.


C'est ce que disait le Psalmiste au Psaumes 101 , 26: « Seigneur, vous avez établi la terre dès le commencement , les Cieux sont l'ouvrage de votre main ; ils périront , mais vous demeurez éternellement; ils vieilliront comme un vêtement qui s'use, vous les plierez comme on plie une tente: pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne finiront point. » Et ailleurs, au Psaumes 44, 7:
« Votre trône , Seigneur , est établi pour les siècles des siècles ; la verge de votre droite est la verge de votre gouvernement.»

Ce qui signifie que , si nous ne l'abandonnons pas les premiers, ce n'est point lui qui se retire jamais
de nous. Sommes-nous pauvres? il nous aime tout autant; le monde nous hait-il? il ne change point pour
nous ; dans les calamités, dans les travaux, dans les humiliations de la vie , dans les moments les plus pénibles, lorsque tout le monde nous fuit, il nous accueille et nous soutient avec une plus grande tendresse. Nous n'avons pas à redouter l'affaiblissement de l'absence, car il est toujours en nous et avec nous. Ainsi , Sabinus, quand se fanera cette fleur de votre jeunesse, lorsque les années auront marché avec vous, détruisant successivement toutes les roses de l'âge, agitant vos membres, refroidissant votre sang , l'amour de Jésus n'aura subi envers vous aucune atteinte.

Au contraire, riche de ses biens éternels, désireux de les faire partager à ceux qui l'aiment, il vous comblera de faveurs nouvelles, il renouvellera votre jeunesse comme celle de l'aigle, et, vous environnant de biens sans limite comme un époux bien-aimé, il vous unira à lui par les liens les plus doux et les plus indissolubles.

Mais la parole est à vous, Marcel ; vous avez à nous expliquer encore le Nom d'Époux. Si je vous ai interrompu, c'était moins pour ajouter à votre discours que dans le but de vous procurer un moment de repos. »

— Toutes les fois que vous parlerez, Julien , répondit Marcel, vous n'aurez pas besoin d'excuse, car vous
dites les choses les plus utiles et les meilleures; et ce que vous venez d'expliquer m'a tellement fait plaisir,
que je regrette votre résolution de ne pas continuer. Il serait bien à propos que vous expliquassiez vous-même le Nom d'Époux, auquel vous me rappelez; vos bonnes réflexions suppléeraient à la faiblesse des miennes. Car je dois avouer que, pour un tel Nom , celui-là seul en peut convenablement parler qui en a expérimenté la douceur : et vous savez tous deux combien je suis loin de la ferveur nécessaire.

— « Nous savons en effet, répondirent à la fois Sabinus et Julien, que vous comprenez assez mal ces choses, et c'est pour cela même que nous désirons vous entendre, d'autant mieux que notre entretien doit nécessairement être tout d'une pièce. »

— « Il convient certainement, reprit Marcel, que mon étoffe de bure ne soit pas couverte des morceaux
de vos fines et brillantes étoffes. J'aurai seulement à faire comme les poètes dans certaines parties plus difficiles de leurs chants, où ils invoquent ardemment les Muses pour qu'elles viennent à leur secours; je me tournerai vers Jésus-Christ, je lui demanderai de m'inspirer ce que je dois dire sur un sujet si au-dessus de mes forces. »

Marcel inclina la tête en disant ces paroles, se recueillit profondément pendant quelques minutes : puis,
s'adressant à ses amis, il leur parla de cette manière.



MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Ven 10 Juin 2016 - 19:31

CHAPITRE 11

Jésus-Christ Époux.

Il y a, Sabinus et Julien, trois choses que ce nouveau Nom nous donne à entendre et que nous avons à développeriez Ce sont, d'abord, l'union étroite qui existe entre Jésus-Christ et son Église; secondement, la douceur et la félicité produites par cette union; en troisième lieu, les circonstances et l'appareil de cette union.

Si Notre-Seigneur est l'Époux de toute l'Église et de chacune des âmes justes en particulier, comme il l'est de fait, il est évident que ces trois choses doivent y concourir. Qu'est-ce en effet que le mariage ? Un nœud étroit qui de deux personnes n'en fait qu'une seule, nœud souverainement doux, qui ne se noue point sans un certain appareil , avant et pendant lequel se passent des choses auxquelles nous devons faire une grande attention. Encore que parmi les hommes il y ait d'autres titres résultant de leurs institutions volontaires et propres ou de la nature même de leurs rapports entre eux, titres qui les lient les uns aux autres d'une manière plus ou moins étroite (ainsi le titre de parent, celui de père, renferment une union naturelle; ceux de roi , de citoyen , d'ami , sont le résultat de conventions humaines et forment une autre espèce d'union), néanmoins le titre d'Époux l'emporte sur les autres de deux façons : en premier lieu, en ce qu'il produit une union plus étroite; secondement, en ce qu'il renferme un lien plus doux et qui procure plus de jouissance que tous les autres. Et sur ce point nous avons à admirer la merveilleuse douceur avec laquelle Jésus-Christ a traité les hommes : car, étant déjà notre père, notre chef, notre pasteur, le médecin de notre salut, notre incomparable ami , il a voulu ajouter à tous ces titres celui d'Époux, afin de confondre davantage encore sa vie avec la nôtre et de nous animer d'un plus vif amour.

Et ce n'est pas seulement en paroles qu'il se fait de la sorte notre Époux, il l'est bien réellement : l'union parfaite et intime qui existe entre l'homme et la femme, si on la compare à cette union divine , n'est que froideur, ou tout au plus tiédeur extrême. Là, en effet, il n'y a point communication du même esprit : ici, au contraire, c'est son Esprit même que le Seigneur donne à ses fidèles. Ainsi que le dit l'Apôtre (1 Cor. 6, 17), « Celui qui s'unit à Dieu fait avec Dieu un même esprit. » Là , telle est l'union des deux corps, qu'ils conservent néanmoins leurs qualités propres : ici, la personne du Verbe s'est tellement unie à notre chair, que saint Jean nous dit expressément qu'il s'est fait chair.

Là , un des deux corps ne reçoit point la vie de l'autre : ici , notre chair vit et vivra par la vertu de son union spirituelle. Là, après tout, ce sont deux corps différents quant à l'humeur et aux inclinations : ici , Jésus rend nos corps semblables au sien, jusqu'à ne faire plus qu'un , en quelque sorte, avec lui : étonnante union, ineffable confusion que nous ne saurions assez bénir! C'est saint Paul qui nous apporte cette doctrine; il l'explique tout au long à ses disciples d'Éphèse, (Éphésiens 5, 29-32) : « II n'est personne, dit-il, qui ait jamais haï sa chair; on la nourrit au contraire, on la soigne , comme fait Jésus-Christ à l'égard de son Église : car nous sommes les membres de son corps, nous appartenons à sa chair et de ses os. C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et sa mère, pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux personnes dans une seule chair. Mystère bien grand ; bien grand, dis-je, quant à Jésus-Christ et à l'Église. » —

Développons successivement, autant qu'il sera possible à notre faiblesse, chacun des points de cette incomparable union. Premièrement, l'âme du juste s'unit avec la divinité et ne fait plus qu'une avec l'âme de Notre-Seigneur, non seulement parce que l'amour les attache de la sorte l'une à l'autre par un mutuel échange de tendresse, mais aussi pour un grand nombre d'autres motifs. D'abord, Jésus-Christ imprime dans cette âme une image vivante de lui-même, un portrait ressemblant de tout le bien que renferment ses deux natures divine et humaine.

Formée à cette ressemblance et comme revêtue de Jésus-Christ, notre âme paraît un autre Jésus-Christ, ainsi que nous le disions il n'y a qu'un moment en parlant de la grâce. Secondement, outre cette ressemblance admirable, Jésus lui communique également sa vigueur et sa force, qui la pénètre tout entière, lui donne le mouvement, l'anime, l'empêche de tomber dans le relâchement et la fait avancer de plus en plus dans les bonnes œuvres , comme un feu qui ne cesse de consumer. L'artisan s'occupe d'abord de l'instrument qui doit servir à ses travaux; puis, le prenant à la main, il lui communique sa force et le fait agir suivant les règles de l'art qu'il pratique , et aussi suivant la forme de l'instrument lui-même, de sorte que cet instrument devient comme un artisan véritable , son maître vivant en lui et agissant par lui : ainsi Notre-Seigneur, après que par sa grâce il nous a façonnés comme il convient, applique sur nous sa main divine, nous communique sa vertu d'action , et, lorsque nous sommes dociles, opère en nous, comme nous opérons par lui pour accomplir sa volonté sainte, en conformité à la haute naissance qu'il nous a communiquée. Devenus de cette manière d'autres Jésus-Christ, ou, pour mieux dire, revêtus de cet adorable Sauveur, nous faisons avec lui une œuvre commune, digne de la divinité.

Notre-Seigneur s'arrêtera-t-il là? Non , il va plus loin encore : non-seulement il nous communique sa force et le mouvement de sa vertu de la manière que je viens d'exposer, mais de plus, par une voie ineffable, il met son Esprit-Saint lui-même dans chaque âme juste, et cet Esprit adorable y établit sa demeure. Et ainsi, de même que dans la Trinité le Saint-Esprit, inspiré simultanément par le Père et par le Fils , est l'amour , c'est-à-dire le doux nœud qui attache l'un à l'autre les deux divines Personnes, de même Jésus notre Sauveur, inspirant l'Église, s'unissant à tous les justes qui la composent, demeure en eux, les vivifie, les enflamme, les fait avancer, leur procure le bonheur et les confond dans un même être, eux avec lui et les uns avec les autres. « Celui qui m'aimera , dit Notre-Seigneur (Jean. 14, 23), sera aimé de mon Père , nous viendrons à lui et en lui nous ferons notre demeure. » Et saint Paul dit aussi (Romains 5, 5) : « La charité de Dieu a été infuse dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. »

Ailleurs encore (1 Corinthiens 3, 16 ; 6, 19), il dit que nos corps sont le temple de l'Esprit divin, qui vit en eux aussi bien que dans nos âmes. Dans un troisième passage (Romains 8,15), il apprend aux Romains que Dieu nous a donné l'Esprit de son Fils. Nous lisons du prophète Élisée que, pour ressusciter le fils de son hôtesse qui était mort, il le toucha d'abord de son bâton , puis se coucha sur lui, et enfin lui communiqua son souffle et sa respiration : voilà ce qui se passe dans l'union de l'âme avec Dieu. Dieu met premièrement dans cette âme ses dons, puis il y applique ses mains et son visage, et en dernier lieu il lui infuse son esprit et sa vie, qui le fait vivre réellement , c'est-à-dire de la même manière que Dieu dans le ciel et uniquement pour lui, comme dit saint Paul (Galates 2, 20) : «Je vis... non, ce n'est plus moi qui vis , c'est Jésus-Christ qui vit en moi. »

L'union du corps, avons-nous dit, n'est pas moins merveilleuse. Non content de prendre notre chair dans son incarnation et de l'unir si parfaitement à sa divine personne qu'elle n'en sera plus séparée jamais, union véritablement digne d'un Époux, mariage indissoluble célébré entre l'Humanité et le Verbe sur l'autel des très-chastes entrailles de Marie, comme s'exprime saint Augustin, il a, de plus, uni cette chair et ce corps au corps de son Église et à tous ses membres , qui les reçoivent dans le sacrement de l'Eucharistie. « Ils seront deux dans une seule chair : grand sacrement ! s'écrie Saint-Paul , grand sacrement en Jésus-Christ et dans l'Église! »

L'Apôtre ne disconvient pas que c'est d'Adam et d'Ève qu'il a été dit au commencement : « Ils seront deux dans une seule chair ; » mais il ajoute que tout cela fut l'image de ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux. Il nous avertit que c'est un mystère, vous l'avez entendu, et c'est encore à ce mystère qu'il faut rapporter les paroles du Seigneur lui-même (Jean. 6, 54-55) : « Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez point la vie en vous. » Et aussitôt après : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. » Saint Paul explique aux Corinthiens, 10, 17, que nous ne formons tous qu'un même corps. C'est pourquoi, s'il est vrai de dire d'Adam et d'Ève qu'ils ne formaient qu'une seule chair, il l'est bien davantage de comprendre que Jésus et l'âme fidèle qui le reçoit au sortir du sacré tabernacle ne forment plus ensemble qu'une chair et un corps.

Théodoret, commentant ce mot du Cantique des Cantiques « Qu'il me donne un baiser de sa bouche, » dit à ce propos : « Que  personne ne se scandalise d'entendre ainsi parler d'embrassements : car il est certain que quand on dit la messe ou que l'on communie on touche le corps de notre divin Époux, qu'on le baise, qu'on l'embrasse et qu'on s'unit à lui véritablement. » Saint - Chrysostome développe plus longuement encore cette pensée :  Nous sommes, dit saint Paul, un seul corps, nous sommes ses membres, faits de sa chair, faits de ses os. Ce n'est pas seulement par le moyen de l'amour que nous arrivons à une pareille union, mais elle existe dans la réalité des choses, par suite de la nourriture céleste qu'il nous a préparée. Lorsqu'il a voulu nous prouver son amour, il a uni et comme confondu nos corps avec le sien, afin que le corps fût inséparable de la tête. Cette union est d'ailleurs le caractère propre de ceux qui s'aiment beaucoup. Voulant donc nous attacher plus fermement à lui et nous témoigner sa miséricorde, non-seulement il a consenti à être vu de ceux qui lui sont fidèles, mais il a voulu en être touché et mangé , de sorte qu'il leur servît de nourriture. Il semble qu'il nous ait dit : Je me suis fait votre frère, je me suis comme vous revêtu de chair et de sang; et maintenant, tel que je me suis fait , je me donne à vous. »

— Julien , à ce moment, prenant la main de Marcel :« Ce n'est pas seulement Théodoret , dit-il, ce n'est pas seulement saint Chrysostome qui ont tenu ce langage ; ce sont à peu près tous les saints Pères, saint Irénée, saint Hilaire, saint Cyprien , saint Augustin, Tertullien , saint Ignace d'Antioche, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille , saint Léon, Photius et Théophylacte. C'est chose bien connue des fidèles que la chair de Notre-Seigneur, sous les accidents de l'hostie, en entrant dans la bouche du communiant et en pénétrant dans son estomac, touche réellement notre chair; d'où cette expression des saintes Lettres et des docteurs , que nous n'avons qu'un même corps avec Jésus-Christ , une même chair , la même substance. Cette double union de l'esprit et du corps est donc un point parfaitement éclairci et certain. Ce que nous voudrions savoir maintenant, Marcel, pour compléter le sujet, c'est comment il se fait que, par cela seul qu'une chair en touche une autre, on peut dire avec vérité que les deux corps n'en font plus qu'un.

Dans ce moment-ci je touche votre main, et cependant nous ne sommes pas l'un dans l'autre , unis de la manière qui a été dite ; ma main n'est pas votre main. »
— « Non certainement, Julien; par ce simple attouchement nous ne sommes pas arrivés, vous et moi, à ne former qu'un seul corps. Aussi n'est-ce pas uniquement parce que, dans la sainte communion, nous touchons Notre-Seigneur , que nous formons avec lui un seul et même corps.

Telle n'a pas été la pensée des saints docteurs dont vous invoquez le témoignage. Car les pécheurs, qui le reçoivent indignement, le touchent aussi bien que les justes. Le mystère est plus élevé. En la touchant par la vertu d'une bonne communion et par la grâce qu'elle procure, notre chair imite en quelque chose celle de Jésus-Christ et se rend semblable à elle. »

— « Ceci , je l'avoue, reprit Julien, nous ouvre un horizon nouveau, .qui aurait besoin d'explication. » Marcel s'arrêta un moment et reprit bientôt : Pour expliquer clairement ce que je viens de dire, Julien, je dois élucider, ou plutôt établir la certitude de deux points : 1° Que, pour dire avec vérité que deux choses n'en font qu'une , il suffit qu'elles ressemblent beaucoup l'une à l'autre ; 2° Que la chair du Seigneur, en touchant la chair de celui qui la reçoit dignement dans le Sacrement , par le moyen de la grâce qu'il produit dans l'âme , rend d'une certaine manière cette chair semblable à la sienne.

— « En démontrant ces deux choses, Marcel, votre thèse se prouvera d'elle-même; elle est justifiée par les termes seuls et par le récit de ce qui se passe à la sainte communion. Si je ne me trompe, vous n'avez pas grand travail à faire pour démontrer la première : car il convient, il va de soi, que deux objets très-semblables soient appelés d'un seul nom , et cela se passe ainsi dans les langues humaines. »

— « En effet , c'est là une manière de parler ordinaire. Ne disons-nous pas souvent, en langage même familier, quand il s'agit de deux personnes qui s'aiment bien, qu'elles ne sont qu'un même cœur, et cela uniquement parce qu'elles ont une même volonté, une même affection ? Si donc , à plus forte raison, notre chair se dépouille de ses qualités et propriétés naturelles et revêt celles de la chair de Jésus-Christ, ces deux chairs n'en formeront véritablement qu'une seule; et, sans entrer dans la considération de beaucoup d'autres motifs , la chair du Sauveur deviendra la nôtre, une partie de son corps, partie intimement unie à lui.

Quand un morceau de fer est bien rouge, nous disons que c'est du feu, non qu'il le soit substantiellement, mais parce que ses propriétés présentes, sa chaleur, son éclat , sa coloration , tout appartient au feu : ainsi, pour que notre corps soit appelé le corps de Jésus-Christ, encore qu'il ne forme pas avec lui une même substance, il doit suffire qu'il se trouve avec lui dans les mêmes conditions. Saint Paul ne nous dit-il pas à haute voix (1 Corinthien 6, 17) : « Celui qui s'unit à Dieu devient un même esprit avec Dieu ? » N'est-ce pas aussi une chose certaine que l'acte de s'unir avec Dieu, de la part de l'homme, ne consiste en rien autre chose qu'à recevoir dans l'âme la vertu de la grâce , qui, ainsi que nous l'avons dit, est une qualité céleste établissant, partout où elle est, beaucoup de conditions d'être toutes divines et rendant le sujet qu'elle enrichit tout semblable à elle-même ?

Si donc l'Apôtre des Nations enseigne que l'Esprit de Dieu et le nôtre ne deviennent plus qu'un seul esprit par suite de l'image de lui-même qu'y imprime le Seigneur, il suffira sans doute, pour attribuer une semblable union à notre chair et à la chair divine, que la nôtre possède quelque chose de ce qui est tout naturel et tout propre à la chair du Sauveur. On voit former un seul corps de république et d'état, de bourgade même, mille individus de familles différentes, de conditions diverses , d'états opposés , ayant les uns et les autres des volontés et des désirs contraires : et cela uniquement parce qu'ils sont entourés d'une muraille et gouvernés par une même loi. Et deux chairs si étroitement unies, qui se communiquent par le moyen de la grâce leur vertu et leurs propriétés, qui s'absorbent pour ainsi dire l'une l'autre , ne seraient pas considérées comme une seule chair!

Que si, dans une telle matière, il n'y a rien , dites-vous, Julien , à prouver longuement , comment aurions-nous plus de difficultés sur le second point ? Un gant parfumé, tenu quelques moments à la main, lui communique sa bonne odeur et la lui laisse lors même qu'il est ôté; et la chair de Jésus-Christ, toute pleine de vertu et d'efficacité, étant unie à notre corps, et remplissant notre âme de sa grâce, ne nous communiquerait pas sa vertu !

Quel est donc le corps qui , dans des conditions pareilles, ne communique point ses propriétés? Cet air frais qui nous baigne ce soir nous donne sa fraîcheur; lorsqu'il n'y a qu'un moment il était brûlant, il nous communiquait de même sa chaleur. Je ne prétends pas dire toutefois qu'il n'y ait qu'une loi naturelle dans cette assimilation de nos corps à celui du Seigneur: si cela était, elle aurait lieu pour tous ceux qui s'en approchent, sans distinction ni exception, ce qui ne saurait être quant aux communiants sacrilèges.

Dans de pareils corps, où ce lui du Rédempteur ne rencontre que souillure, il produit, outre les maux de l'âme , des maux accidentels et des maladies, quelquefois même la mort, comme l'enseigne clairement saint Paul. Ce n'est donc point ici une œuvre naturelle, mais seulement une œuvre très conforme à ce qui ordinairement se passe dans des corps rapprochés l'un de l'autre. Par conséquent aussi , puisque le corps sacré, en pénétrant dans un cœur impur et mal disposé, ôte parfois la santé corporelle ,
lorsqu'au contraire on le reçoit avec la préparation convenable, non-seulement il sanctifiera l'âme, mais il contribuera encore, par l'abondance de la grâce, à la bonne harmonie de ses sens, les rapprochant autant que possible de son état propre. Celui qui est la bonté même ne saurait être plus porté à ce qui nous est nuisible qu'à ce qui nous est favorable et utile; et d'ailleurs le bien ne lui est pas difficile à faire, à lui qui d'un seul acte de volonté réalise toutes ses pensées. Cette œuvre, en outre, est parfaitement en rapport avec nos besoins.

N'avons-nous pas dit ce matin que le souffle du démon , aussi bien que le fruit défendu, ont détruit l'harmonie de notre âme et en même temps empoisonné notre corps ? Il convenait donc que cette dernière nourriture , préparée contre la première, rétablît non-seulement la justice dans notre âme, mais,
par le moyen de cette justice même, une sainteté et une pureté céleste dans la chair, pureté capable de résister au poison originel et de l'expulser peu-à-peu.

« De même qu'en Adam tous sont morts, dit saint Paul (1 Corinthiens 15, 22), de même en Jésus-Christ tous ont recouvré la vie. » Dans Adam la chair a été mortifiée aussi bien que l'âme; l'inspiration infernale corrompit l'âme, le fruit défendu corrompit le corps. Or, si la vie se lève en face de la mort, si le remède se présente sur les traces du mal , il s'ensuit nécessairement que Notre-Seigneur produit sur ce double point la santé et la vie. Le fruit maudit, en pénétrant dans la poitrine, troubla tellement toute l'organisation du corps , qu'en lui se découvrirent à l'instant mille qualités mauvaises plus ardentes que le feu : la chair sainte , par son union nouvelle, rafraîchit et tempère ces flammes. Ce fruit adorable détruit l'effet du poison antique ; cette chair, mangée par nous, nous enrichit de la grâce, donne à nos sens la vie et la résurrection finale. Saint Grégoire de Nysse dit bien à ce sujet: «De même que quand on a pris du poison on en détruit la force par une substance contraire, de façon que cette substance pénètre jusqu'aux entrailles et répand par toute la chair le remède, de même devons-nous faire, pauvres héritiers de la grande corruption adamique, afin d'anéantir le poison qui circule en nous. Mais quel sera ce remède ? Ce sera le corps sacré qui a vaincu la mort et nous a procuré la vie. Saint Paul nous l'apprend, si un peu de levain s'empare de toute la masse, de même ce corps que Dieu a doué d'immortalité, entrant dans le nôtre , le pénètre tout entier et le renouvelle. Et ainsi, comme le poison mêlé à ce qui est bon le rend nuisible , de même ce corps immortel rend également immortel celui qui le reçoit.»  

Saint Cyrille vient nous dire à son tour : « Le corps corruptible ne pouvait arriver à l'immortalité et à la vie s'il n'était uni à cet autre corps divin dont la vie est la propriété directe. Si vous rejetez à cet égard ma parole , entendez celle de Jésus lui-même (Jean. 6 , 54) : Je vous le dis en vérité, si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et si vous ne buvez son sang , vous n'aurez point la vie en vous... Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle, et au dernier jour je le ressusciterai. Vous le voyez, c'est dire ouvertement que vous n'aurez point la vie si vous ne mangez sa chair, si son sang n'est pour vous un breuvage. Vous ne l'aurez point en vous, dit-il; en vous, c'est- à-dire dans votre corps ; mais que n'aurez-vous point de la sorte ? la vie. Il appelle à bien juste titre sa chair de vie la vie elle-même, puisque c'est elle qui nous doit ressusciter à la fin des temps.

Je m'explique. Cette chair vivante, par cela même qu'elle appartient au Verbe unique, possède la vie et ne peut devenir jamais sujette à la mort: si donc elle s'unit à la nôtre, elle éloigne aussi de nous la mort, le Fils de Dieu ne devant plus jamais se séparer de sa chair , lui étant attaché de manière à ne faire qu'un avec elle; c'est pour cela qu'il dit : Mot , je le ressusciterai au dernier jour. » Ailleurs le même docteur revient sur cette pensée : « Vous remarquerez que l'eau, bien que froide de sa nature, si elle vient à communiquer avec le feu, perd cette qualité et s'échauffe. Nous aussi, de la même façon, mortels en vertu de notre nature, si nous participons à cette vie, nous la conservons et vivons réellement. Car il convenait que non-seulement l'âme trouvât ainsi la vie dans la grâce du Saint-Esprit, mais que ce corps même , tout corrompu , tout déchu , y participât et devînt à son tour immortel. En effet, comme la chair de Jésus-Christ est pleine de vie à cause de son union avec le Verbe, qui est la vie même , de même, lorsque nous la mangeons , nous avons la vie en nous. C'est pour cela que Notre-Seigneur, quand il ressuscitait les morts, non-seulement parlait en maître et en Dieu, mais quelquefois leur appliquait sa chair sacrée, pour montrer qu'elle aussi avait le don de faire vivre. »

Ainsi donc, la mauvaise disposition que nous tenons du fruit du paradis terrestre nous conduit à dire que le corps de Jésus-Christ, qui est son antidote, renouvelle et guérit en nous la vie perdue. Nous enverrons une preuve nouvelle si nous faisons attention au but que s'est proposé le Sauveur dans toutes ses actions, c'est-à-dire de nous prouver son amour de toutes les façons possibles. L'amour, ainsi que vous le disiez tout-à-l'heure, Julien et Sabinus, c'est l'unité, ou du moins il tend essentiellement à constituer l'unité : plus cette unité est réelle et parfaite, plus l'amour qui l'a produite est lui-même grand et profond. C'est pourquoi, plus intimement deux êtres sont unis pour n'en former qu'un seul, plus aussi leur amour sera visiblement grand. Que si, maintenant , il y a en nous chair et esprit, et si Jésus unit son esprit au nôtre de tant de manières, plaçant en nous son image, nous communiquant sa force et nous enveloppant de sa grâce , ne vous paraîtra-t-il pas , Julien , absolument nécessaire de conclure ou que son amour pour l'homme n'est pas parfait, ou qu'il unit également son corps à notre corps, autant qu'il se peut faire que deux corps soient unis?

Mais, je vous le demande , qui osera penser que cet amour a quelque défectuosité et que, extrême sur tous les autres points, ici seulement il faiblisse et se démente? Ou une union pareille est impossible à Dieu, ou bien , accomplie , elle n'étend pas le domaine de son amour , ou bien Dieu n'est point jaloux d'étendre ce domaine : qui pourrait avancer de telles suppositions ? Jésus lui-même , priant son Père disait (Jean. 17, 11-12) : « Seigneur , je vous demande que moi et eux nous ne soyons qu'une seule chose, comme je ne suis qu'une même chose avec vous.» Or, le Père et le Fils ne font ainsi qu'une seule chose, non-seulement par suite de l'amour qui les unit ou de la communauté de volonté qui est en eux, mais de plus parce qu'ils n'ont qu'une même substance; de telle sorte que le Père vit dans le Fils, que le Fils vit dans le Père, la vie étant la même pour l'un et pour l'autre. Relativement à nous, afin que la ressemblance soit parfaite autant que possible , il est à propos sans doute que non-seulement ce soit la charité qui nous unisse entre nous et avec Jésus-Christ, mais que nous soyons aussi , tant dans la manière d'être que dans la disposition du corps, une seule et même chose, autant que cela peut se faire. Si nombreux que nous soyons comme individus , portant néanmoins dans nos âmes un même esprit, n'ayant qu'une même nourriture, nous devons ne faire qu'une seule chose dans un seul esprit,
dans un seul corps divin.

Ainsi qu'une nuée que le soleil a inondée des rayons de sa lumière semble, de quelque côté qu'on la regarde, être un soleil elle-même , ainsi Notre-Seigneur, unissant non-seulement sa lumière et sa vertu, mais son esprit et son corps même, avec les fidèles et les justes, mêlant en quelque sorte son âme avec la leur , son corps avec leur corps , Notre-Seigneur, dis-je, les remplit et les pénètre dans tous leurs sens; tout alors en eux, visage , mouvements , pensées, tout est Jésus-Christ; et , bien que demeurant individuellement les mêmes , ils ne seront cependant tous qu'une même chose au dernier jour. Nœud admirable, Sabinus! lien d'unité si fortement serré, que jamais ni la nature ni le génie humain n'en ont produit de semblable, si délicat à la fois et si énergique.


L'union matrimoniale est d'autant plus étroite et meilleure, qu'elle s'accomplit d'une manière plus pure et plus simple. Quels avantages n'a pas encore ici l'union de Jésus avec ses serviteurs ! Là les corps se souillent mutuellement, ici la chair et l'âme se déifient; là ce sont deux volontés qui s'embrassent, ici il n'y a plus qu'une seule volonté; là on acquiert un droit sur le corps l'un de l'autre , ici , sans détruire sa propre substance, l'Époux Jésus-Christ change son Épouse en son propre corps, de la manière qui a été dite ; là ce
sont des inquiétudes et des souffrances journalières, qui détruisent la paix et l'union; ici c'est le repos et l'assurance d'une paix réelle. Là le but de l'union est la production d'un troisième être, ici elle se propose au contraire de confondre de plus en plus deux êtres en un seul; ils s'embrassent pour s'embrasser mieux encore.

Là le contentement est court, le plaisir bas et commun, ici tout est grand et durable; l'âme en est remplie; c'est la gloire, c'est la pureté; jamais le moindre sentiment de douleur. Quelle preuve plus belle et plus saisissante en aurions-nous que l'expérience des cœurs fidèles? La langue humaine ne peut redire ces choses, l'âme est à peine assez grande pour les contenir dans l'ineffable profondeur de leurs délices; le cœur n'a plus de force que pour sentir, de battement que pour jouir. Aussi l'Écriture donne-t-elle à ce mystérieux bonheur la désignation de Manne cachée (Apocalypse 2, 17), et ailleurs de Nom nouveau que peut lire celui-là seulement qui le reçoit. Ailleurs encore, au Cantique des Cantiques, 2, 4-6, l'Épouse se déclare impuissante à redire le bonheur de son union avec le divin Époux.

Quand nous voyons la défaillance dans un corps , c'est que la force s'est retirée au plus secret de l'être; ni les yeux ni les oreilles, ni aucun des autres sens, ne peuvent fonctionner : ainsi cette jouissance, cet ineffable plaisir, remplit tellement l'âme tout entière, que la langue demeure comme paralysée et ne trouve plus rien à dire. Mais toutes ces comparaisons sont inutiles, quand nous avons pour nous les textes des Saintes-Lettres. Parcourons-les. David dit au Psaumes 30 20 : « Seigneur, qu'elle est grande la multitude de votre douceur! celle que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent! » Au Psaumes 33, 9 : « Vos serviteurs seront rassasiés de l'abondance des biens de votre maison, et vous les enivrerez du torrent de votre volupté. »

Au Psaumes 33, 9 : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux. » Au 45, 4 : « Un fleuve de délices baigne la cité de Dieu. » Au 117, 15 : « Une voix de salut et de joie se fait entendre dans les demeures des justes. » Dans David encore, Psaumes 88, 16 : «Bienheureux le peuple qui sait se réjouir!» Voici maintenant Isaïe, 64, 4 : « Ni les yeux n'ont vu, ni les oreilles n'ont entendu, ni le cœur humain n'a pu comprendre ce que Dieu prépare pour ceux qui espèrent en lui. »

Mais, pour saisir la force de pareilles promesses, il serait bon de savoir ce qu'on entend par plaisir, volupté, délices. C'est, dirons-nous, un sentiment et un mouvement plein de douceur , qui accompagne et termine toutes les œuvres dans lesquelles nos facultés et nos forces sont employées, sans trouble, sans agitation ni empêchement, selon leur nature et dans la voie de leurs désirs. Toutes les fois que nous agissons dans ces conditions, nous obtenons quelque avantage pour nous-mêmes, ou quant à nos facultés ou quant à nos habitudes ou quant à notre volonté. Quand on connaît un bien sans le posséder, sa privation excite dans le cœur du chagrin et des désirs : au contraire, si l'on vient à avoir ce bien ambitionné, l'union avec lui cause une satisfaction profonde. — Si maintenant nous examinons la cause, le principe du plaisir, nous venons de dire que c'est d'abord la présence de l'objet aimé, puis le sentiment que l'on a de cette présence et la faculté d'en jouir, de la savourer. Car que servirait-il d'avoir un bien que l'on ignore posséder? Quel bonheur en ressentirait-on? Ceci supposé, nous allons à présent considérer ces sources du plaisir, examinant chacune d'elles en elle-même et nous arrêtant à celles qui nous paraîtront plus riches.

Ainsi il est nécessaire, pour la joie véritable, d'avoir le sentiment et la connaissance, ensuite de faire l'œuvre par le moyen de laquelle on se procure ce bien désiré , de posséder ce bien lui-même, de jouir de sa présence et de s'unir à lui par les facultés de l'âme. D'abord, la connaissance et le sentiment. Il est clair que plus ces deux opérations mentales seront vives et fortes, plus vif aussi sera le plaisir. En effet, si les êtres qui n'en ont pas le sentiment ne le peuvent goûter, par une raison semblable l'abondance du même sentiment, sa vivacité, rendra l'objet plus doux dans une égale proportion. On sait que chacun jouit plus ou moins de ses avantages, suivant qu'il les connaît et les apprécie plus ou moins. Et cette observation ne s'applique pas seulement aux choses de nature différente lorsqu'on les compare entre elles, elle regarde également les choses semblables et tous leurs détails. Les
hommes qui ont le sentiment plus développé goûtent mieux la jouissance; ne voit-on pas une main paralysée se présenter inutilement au feu, qui ne détruit point le froid dont elle est pénétrée? Si l'on réussite réveiller en elle le sentiment et la vie , elle reviendra à apprécier toutes les sensations du toucher, bonnes ou mauvaises.

Or, nous savons combien est élevé le sentiment qui embrasse les joies de la vertu et combien il est supérieur à celui qui ne concerne que celles de la chair. Celui-ci est tout entier dans le corps , l'autre est dans l'intelligence. Celui-ci pénètre jusqu'au fond des choses, l'autre s'arrête à la surface. Celui-ci est grossier et vulgaire , l'autre appartient à l'âme et est tout spirituel. Le plaisir suit exactement la mesure de cette différence. Celui qui naît de la connaissance des sens est léger, c'est comme une ombre, une faible image, une imparfaite représentation.

Celui qui naît, au contraire, de l'entendement et de la raison est vif, fort, substantiel pour ainsi dire. Et comme on prouve sa force par la vivacité de l'entendement qui le connaît et le sent, de même voit-on sa dignité et son élévation dans la nature de l'œuvre qui nous unit au bien d'où il tire son origine. En effet, les œuvres par le moyen desquelles nous appelons Dieu dans notre maison, où il apporte le bonheur et la félicité, sont la contemplation de ses divins attributs, l'amour, la pensée continuelle de ses perfections et
tout ce qui est le fruit de la sainteté et d'une vie vertueuse. Ces œuvres sont d'ailleurs, par elles-mêmes, d'une part si proprement attachées à ce qui constitue l'homme, et d'autre part si grandes et si élevées , que toutes seules, sans parler même de Dieu, elles béatifient l'âme et la comblent de bonheur. La réciproque n'est pas moins vraie : toutes les œuvres du corps qui délectent les sens, qu'elles soient ou non propres à l'homme , ne méritent aucune estime et ne causent point un bonheur réel; on ne s'en réjouit que par nécessité ou par une habitude déplorable. Pour le bien, avant d'en recueillir le fruit, il y a en lui seul du plaisir, de sorte que, ce fruit arrivé, l'homme vertueux a marché de délices en délices. Une autre considération non moins frappante, c'est celle de l'avantage seul que l'on retire de Celui qui fait nos délices, du Seigneur.

Une belle peinture réjouit la vue, une douce harmonie charme l'oreille, le toucher éprouve un plaisir particulier de tout ce qui est poli et en rapport avec son action propre. Ne serait-ce donc pas une injure faire à Dieu que de mettre en question s'il cause du plaisir, et dans quelle mesure, à l'âme qui s'unit à lui? Le roi David le sentait bien lorsqu'il disait, au Psaumes 72, 25 : « Qu'y a-t-il pour moi au ciel et sur la terre , et que puis-je désirer en dehors de vous, Seigneur? » O mon Dieu, si nous considérons ce que vous êtes en vous-même, nous voyons un océan sans rivages de tous les biens possibles; tout ce que nous éprouvons sur la terre en ce genre n'est qu'une faible goutte, une ombre obscure et légère. Si, après cela , nous voyons ce que vous êtes pour nous, vous êtes, Seigneur, le désir de nos âmes, l'unique but de notre existence, notre unique et vrai bien, pour la possession duquel nous avons été créés, dans lequel seul nous trouvons notre repos et que nous recherchons, même avant de vous connaître, dans tout ce que nous faisons.

Quant aux biens du corps et à tous les autres biens de cette vie, l'homme les désire comme moyens de parvenir à une fin , comme remèdes d'une infirmité : s'il cherche la nourriture, c'est que la faim le tourmente; s'il soupire après les richesses, c'est pour fuir les douleurs de la pauvreté; il court aux concerts et à tout ce qui est beau et bien proportionné, parce que sans cela ses yeux et ses oreilles endureraient une privation. Voilà pourquoi les plaisirs que nous procurent ces sortes de biens sont bas et indignes de nous : ils se fondent sur une imperfection de notre être , sur la nécessité, sur l'indigence; en outre , ils sont essentiellement bornés et périssables, ne durant pas plus longtemps que le besoin auquel ils satisfont.

Le plaisir de la nourriture, par exemple, cesse avec la faim , et ainsi des autres. Aussi ne les peut-on goûter qu'avec réserve et retenue, car, arrivés à un certain degré, ils cessent de mériter le nom de plaisirs. Mais vous , Seigneur, vous êtes tout notre bien , notre souveraine et véritable fin, et, bien que vous soyez aussi le remède de nos maux, il n'est pas nécessaire, pour que l'âme vous aime par-dessus tout, qu'il y ait en elle une défectuosité; par vous-même, Seigneur, vous méritez tout ce qui est de notre pari amour et volonté. Plus celui qui vous aime est riche et rempli de vous, plus il vous recherche et vous aime véritablement.

Éternel et infini dans votre nature, le plaisir que vous procurez à une âme fidèle se mesure sur cette immensité et ne s'arrête à aucune borne; plus il grandit et s'étend, plus il augmente en douceur. Avec vous point de rassasiement, point de fatigue à force de jouir. Vous le dites vous-même au livre de l'Ecclésiastique, 24, 29, « Ceux qui me mangent auront encore faim et ceux qui me boivent auront encore soif».  Aussi , dans les Livres-Saints (si vous consentez, Julien, à ce que je m'arrête sur cette idée qui s'offre à moi ), le plaisir que Dieu procure aux siens est désigné sous mille noms représentant une crue subite d'eau, un fleuve, comme lorsque le Psalmiste dit que Dieu donne aux siens un ruisseau délicieux à boire. Cela ne veut pas dire seulement que le Seigneur accordera à ses serviteurs une grande abondance de joie, mais aussi que cette joie n'aura point de limites, ne sera bornée par aucun retour et ne ressemblera nullement à une eau renfermée dans un vase, qui s'épuise en peu de temps et qui ne laisse après elle qu'un souvenir.

De telle sorte que, Dieu étant un bien infini, surpassant admirablement tous les biens imaginables, le plaisir qu'il procure à une âme l'emporte, dans une proportion égale, sur tous les autres plaisirs. Que s'il en est ainsi uniquement à cause de la nature même de Dieu, que sera-ce donc quand nous envisagerons la chose au point de vue de l'amour qu'il a pour nous? Plus un bien est près de l'homme, plus il le ressent, plus il en jouit. Or, qui pourra dire les liens étroits unissant Dieu à l'homme? Je n'ai pas à répéter ici tout ce que j'ai développé déjà touchant les divers caractères de cette union tant avec nos âmes qu'avec nos corps; je me contenterai de cette expression qui résume tout : que l'union que nous pouvons avoir avec les biens du corps, quelque entière qu'elle se suppose, n'est qu'un lien sans valeur et sans force, en comparaison de cette inappréciable union. En effet, quand il s'agit des sens, il n'y a rien que d'extérieur; ce sont de purs accidents : mes yeux ne voient que les couleurs et les formes , mon oreille n'entend que le bruit, mon goût s'attache à ce qui est doux ou amer, le toucher à ce qui offre une surface agréable ou dure.

Mais Dieu, lorsqu'il embrasse l'âme, la pénètre absolument, se répand dans ses parties les plus intimes, se confond avec elle et devient comme son âme, son principe de vie. L'Écriture nous dit en plusieurs lieux que Dieu se fixe au milieu du cœur. David, au Psaumes 132, 2, le compare à cette huile qui , mise sur la tête du prêtre, descend sur ses épaules, s'étend et couvre tous ses vêtements jusqu'aux pieds. Au livre de la Sagesse (Eccli.24, 6), Dieu est encore comparé à la nuée qui pénètre en tout lieu. De plus, c'est tout entier que Dieu se donne de la sorte, qu'il s'unit si parfaitement, et cela non point par succession de parties, mais à la fois et d'un seul coup. Il n'en va pas ainsi du corps, vous le savez; ce qu'il appelle ses biens ne lui arrive que peu à peu, difficilement; quand il en obtient une partie, il perd à l'instant même l'autre; les uns après les autres ils disparaissent, et le plaisir qu'ils donnent est de la même nature qu'eux, caduc, incertain, sans réalité saisissable.

Quelle comparaison en fera-t-on avec ce qui vient de Dieu ? C'est dans ce sens sans doute que le Psalmiste parle d'un fleuve impétueux qui coule sur les habitants de la sainte cité; non point goutte à goutte, mais à flots. Concluons donc non-seulement qu'il y a délices et plaisir dans cette union de Dieu et de l'âme, mais que ce plaisir surpasse, de quelque manière qu'on le regarde, tout autre plaisir, quel qu'il soit. Il ne se confond point avec la nécessité, il ne s'épuise point avec le malheur, il ne se communique point par parties, ne se corrompt jamais, n'a aucun caractère de changement et d'inconstance comme les biens du corps; mais c'est un bien tout divin , tout pénétrant, tout intérieur , tout ineffable.

L'Écriture, avons-nous ajouté, emploie pour le représenter mille images. C'est une Manne cachée : Manne, parce que ce plaisir est rempli de douceur, et cela non d'une seule manière, n'ayant qu'un seul goût, mais se faisant au goût et au sentiment de chacun; Manne cachée, parce qu'elle se retire au fond du cœur et que celui-là seul le peut goûter qui la possède. C'est le Réservoir du vin (Cantique Cant. 2, 4), ailleurs le Vin même (Cantiques 5 et 8), plus loin une Liqueur supérieure au vin : c'est-à-dire, par toutes ces images , l'assemblage et le trésor de tout ce qui est joie , de tout ce qui procure l'allégresse et la gaîté. Dans un autre endroit, ce sont des Mamelles, rien n'étant plus doux à l'enfant que les mamelles de sa mère; les délices qui nous viennent de Dieu surpassent infiniment cette douceur.

Elles ne précipitent point la vie , ne débilitent point les forces du corps, mais au contraire alimentent l'esprit, le font croître et se développer, se changent en lait fortifiant pour l'homme. Quelquefois elles sont appelées une Table et un Banquet, notamment par David et par Salomon , afin de faire comprendre la multiplicité et la variété des goûts qu'elles offrent, la confiance, le repos, le joyeux abandon, la sécurité, les riches espérances qu'elles placent dans l'âme humaine. Ici elles sont désignées comme un Sommeil, à cause de l'adoucissement de toutes les douleurs qui est leur fruit, aussi bien que pour la cessation de la terrible lutte contre le démon, contre la chair. Dans l'Apocalypse encore, 2, 17, c'est un Caillou, une Petite Pierre blanche et polie, marquée d'un nom que celui-là seul peut lire, à qui elle appartient : image qui nous rappelle la pratique des anciens dans les jugements ; la pierre blanche, dans la main du juge, était un acquittement : ainsi le plaisir que Dieu procure aux siens est comme un gage sensible de son amitié, une sentence qui nous absout de sa colère et nous délivre des douleurs et de la mort qu'il préparait pour nous à cause de nos fautes.

Enfin, on appelle ce plaisir Enivrement, parce qu'il occupe et remplit l'âme tout entière, au point que le corps semble cesser de vivre, s'évanouir, n'avoir plus ses sens, ne savoir ce qu'il fait. Parmi les indices et les preuves que nous pouvons avoir de la grandeur de ces plaisirs , un des plus signalés, Julien, ce sont les effets, les œuvres merveilleuses, au-dessus de l'ordre commun , qu'ils opèrent dans ceux qui les goûtent. Si ces délices n'étaient pas si ineffables, comment eût-il été possible aux martyrs d'endurer tant de tourments, aux anachorètes de vivre avec tant de rigueur au fond des déserts? La grandeur en est telle, les jouissances si incroyables, que des milliers d'hommes n'ont pas hésité, pour les trouver, à dire adieu à ce qu'ils avaient de plus cher en ce monde , aux besoins même de la vie. Livrés à ces voluptés divines, ils ont affronté sans terreur le froid, le chaud excessif , la nudité, la faim, les privations de toutes sortes, les injures continuelles de l'atmosphère; tout ce qui révoltait la nature leur a été , avec cet attrait, praticable et facile; le bonheur intérieur surpassait et détruisait toutes les privations, toutes les souffrances corporelles; il élevait le corps lui-même et le rendait comme insensible , sous la domination absolue de l'âme.

Que si nous voulions venir au détail de toutes ces histoires, de tous ces héroïsmes , notre vie n'y suffirait pas; contentons nous donc de l'exemple général que le Saint-Esprit lui-même nous fournit, au livre des Cantiques. Que ne fait point, dans ces pages inspirées, l'Épouse pour faire comprendre le bonheur qu'elle éprouve? Quelles ne sont pas aussi les expressions de l'Époux? Point de douce parole, point de caresse, point d'expression enflammée, qui n'y soit sur les lèvres ou à l`oreille de l'Épouse. C'est une marche qui n'est plus bornée; chaque pensée révèle un amour et un plaisir plus grands, et, le souffle de la félicité augmentant à chaque expression , l'âme vient à naviguer à pleines voiles dans une mer de douceur; elle s'allume des flammes les plus aimables.

Semblable au bois vert que l'on approche du feu, qui peu-à-peu se sèche et s'imprègne de la chaleur qu'il ignorait auparavant, elle s'anime à mesure qu'elle goûte mieux la céleste volupté, jusqu'à ce qu'elle en soit totalement pénétrée et remplie. Elle la désire, et quand elle la possède elle la désire plus vivement encore; elle ne sait de quelle manière l'exprimer; ses soupirs, ses exclamations, ses discours brûlants, y sont impuissants.

Les larmes baignent ses joues dans ce combat nouveau contre les flots du bonheur; elle brûle, elle se consume; on n'entend sortir de sa bouche que les mots de lumière, de vie, de repos divin, de beauté infinie, de bien immense et incomparable : que je me fonde , ô Dieu, comme une vapeur, et que je me réduise tout entière en vous seul ! — Mais , Julien , cessons de nous appesantir sur des choses que la voix humaine ne peut redire.
— Marcel se tut en effet un instant. Mais bientôt il reprit :

J'ai dit de cette union céleste et admirable, de ces biens divins entre Dieu et l'âme fidèle , ce que j'ai pu ; je dois achever ce qui concerne les autres points indiqués par moi dans cette explication familière. Je n'ai pas en ce moment à m'occuper des motifs qui ont animé Jésus-Christ ni ce qui a donné lieu à ce titre d'Époux que lui attribue l'Écriture et que nous avons vu lui convenir si justement; je ne dois pas non plus m'appesantir de nouveau sur la grandeur de la divine miséricorde; mais voici ce que je dirai. Je dirai comment ce glorieux Époux s'est comporté envers son Épouse depuis le moment où il lui a promis son cœur jusqu'au jour du légitime mariage ; je dirai les tendresses qu'il a eues pour elle pendant ce temps, les riches joyaux dont il l'a parée, les lois d'amour qu'il lui a données, les symphonies qu'il a préparées pour le grand jour.

Souvent il arrive que des hommes s'unissent à des femmes toutes petites encore, attendant un âge plus avancé pour achever leur mariage. Tel a été Jésus-Christ à l'égard de son Église; il l'a prise à sa naissance , ou, pour mieux dire, il l'a fait naître lui-même pour en faire son Épouse. Les fiancés de cette condition comblent ordinairement de caresses et de présents leurs jeunes fiancées, de sorte que l'amour mutuel des deux cœurs se développe et grandit avec l'âge : ainsi encore a fait notre Sauveur suivant les différents âges de son Église. Il l'a traitée d'abord en enfant, puis en personne plus grande; aujourd'hui elle est pour lui plus voisine du jour suprême, et il se comporte à son égard suivant cette position particulière. C'est qu'en effet toute la vie de la sainte Église, depuis sa naissance jusqu'à ses noces, c'est-à-dire depuis le commencement jusqu'à la fin des temps , se partage en trois états et en trois époques : l'état de la nature , l'état de la loi, l'état de la grâce.

Le premier a été comme la petite enfance de l'Épouse; dans le second elle a déjà grandi; au troisième, qui s'achève sous nos yeux, elle touche presque au moment de la solennelle union. De là la conduite différente de I ‘Époux à son égard, conduite toute mêlée d'amour, de tendresse, de présents divins, ainsi que nous pouvons le lire au même livre des Cantiques, qui n'est réellement lui-même qu'une histoire de toutes ces mystérieuses merveilles, histoire écrite par la main même de Dieu et qui ne nous prive d'aucun détail. Dans la première partie du livre, qui s'étend à peu près jusqu'au milieu du second chapitre, le divin historien raconte ce qui touche l'Épouse dans cette première période de la nature , et l'amour que lui a montré l'Époux.

Depuis cet endroit, qui commence à ces mots « Mon bien-aimé me parle et me dit Lève-toi, » jusqu'à ces autres mots du chapitre 5 « Je dors et mon cœur veille, » c'est le tableau de l'âge de la loi. Ensuite, jusqu'à la fin, tout le texte sacré représente les preuves d'amour que Jésus-Christ donne à son Épouse pendant le dernier âge, qui est celui de la grâce. Je ne puis, faute de temps, aborder l'explication complète de ce livre divin; je devrai abréger autant qu'il me sera possible.

Ainsi , d'abord , quant à ce qui regarde le premier âge , l'Épouse étant encore enfant , la promesse de Dieu de s'incarner et de se rendre semblable à elle étant d'ailleurs toute nouvelle aussi , l'Épouse, avide de voir accomplir une si brillante faveur, impatiente de la goûter comme l'est tout enfant pour ce qu'il désire, entre en scène par ces paroles brûlantes : « Qu'il me donne des baisers de sa bouche; vos mamelles sont plus douces que le vin. » Par ce mot de baiser elle lui demande sa parole, elle en presse l'exécution, elle le supplie de venir au plus tôt revêtir la chair de l'homme. Du moment où le Seigneur eut fait entendre à Adam qu'il se ferait homme pour épouser notre nature, le cœur humain commença à s'entretenir familièrement avec Celui qui l'avait créé; il le considéra avec des yeux tout autres, ceux de la reconnaissance et de la tendresse. Le texte continue : « Les jeunes filles vous ont aimé:» ces jeunes filles, c'est l'Épouse elle-même.

On voit qu'elle est toute jeune encore; à peine peut-elle se soutenir sur ses pieds, car elle prie son Époux de la soutenir , en lui donnant la main : « Tenez-moi, nous courrons à votre suite ; » et l'Époux lui promet de petites tourterelles et des colliers de perles, car il s'adresse à qui n'a pas encore la maturité ni les goûts de l'âge formé. Mais comme aussi l'Église avait toujours devant les yeux d'une part sa chute et sa perte, de l'autre la promesse magnifique de sa rédemption , elle s'arrête un moment à se considérer elle-même.

« Je suis noire, dit-elle, mais belle cependant, filles de Jérusalem; semblable aux tabernacles de Cédar et aux tentes de Salomon.» Noire, à cause de ma faute originelle, mais belle par ma dignité et par la haute espérance dont cette chute a été pour moi l'occasion. Que si, au-dehors, l'air et la pluie me font souffrir, la parole qui m'a été donnée, le gage que j'en conserve au fond de mon âme, me remplissent d'allégresse. « Les enfants de ma mère se sont élevés contre moi : » car l'ange et moi nous sommes sortis de la même main créatrice , et l'ange mauvais, dévoré d'envie , a tourné tout son esprit contre mon bonheur; « Ils m'ont mis à la garde des vignobles, » m'arrachant à ma félicité pour me plonger dans la misère où je gémis aujourd'hui. Ah ! si je n'ai pas su garder ma première vigne, mon premier sort si heureux , que je sache au moins maintenant, ô mon Époux, où vous reposez et comment je pourrai parvenir au lieu fortuné où se réjouit votre troupeau. Et l'Époux ne se découvre pas tout de suite, il n'offre pas aussitôt sa présence et sa direction , mais il répond que si véritablement l'Épouse l'aime, si elle veut le rencontrer, elle doit suivre les traces de ses chevreaux. Image de la faible et imparfaite lumière qui guidait l'Église à cette première époque.

L'Église était petite alors, composée de bien peu de membres dispersés sur toutes les plages du monde , environnée partout de l'infidélité. L'Époux la compare pour cela à la rose entre les épines, faisant allusion aussi à sa captivité en Égypte, au moment où elle se dilatait et prenait croissance. Aussi est-ce le seul endroit du Cantique 'des Cantiques où l'Esprit-Saint parle de cette terre d'Égypte et de ce qui s'y rencontre : « Je t'ai comparée , à mon amie , à ma cavale attachée au char de Pharaon. » Ici finit le premier âge, le second va commencer.

« Lève-toi, hâte-toi, ma bien-aimée ; viens : l'hiver est passé, la pluie a disparu, » et le reste, qui manifeste clairement , par de riches figures , la sortie de cette sainte Épouse de l'Égypte. L'Époux l'invitant à partir, l'Esprit-Saint représente dans ces versets non-seulement la manière dont elle est tirée de sa captivité, mais les conditions dans lesquelles s'est faite cette délivrance. « Lève-toi  » lui dit-il : car ses durs travaux l'avaient courbée vers la terre. « Hâte-toi : » ce fut, en effet , un grand empressement que celui des Hébreux au jour où ils étaient sauvés. « Viens : » l'Épouse sort pour suivre son Époux, elle n'a point d'autre motif ni d'autre but. Il expose ensuite toutes les raisons qui peuvent l'engager à ne pas différer : l'apparition du printemps, c'est-à-dire du bonheur , après la mauvaise saison de l'hiver et des souffrances ; déjà commence à se montrer la première fleur de ta sainte liberté.

Ce n'est plus le temps de te présenter à moi comme une rose parmi les épines, mais comme « Une colombe dans les trous de la pierre : » parole qui nous montre le lieu désert et libre d'entourages mauvais où l'Époux a conduit l'Épouse. Elle alors, encouragée par ces douces invitations , plus forte d'ailleurs et plus grande depuis que s'est écoulée sa première enfance, répond joyeusement à l'appel divin ; elle abandonne sa demeure, et la voici à la recherche du Bien-Aimé. « Dans mon lit, dit-elle, et pendant la nuit de ma servitude , j'ai cherché mon Époux , mais je ne l'ai point trouvé. Je me suis levée, j'ai marché autour de la ville et je l'ai demandé aux gardes qui veillaient aux portes. » Images qui nous font voir toutes les difficultés de la sortie de cette Égypte, de cette prison odieuse.

Mais, aussitôt qu'elle est en route, elle trouve son Époux présent sous la figure d'une nuée et sous l'emblème d'un feu ardent : « Lorsque j'ai eu dépassé les gardes de la ville , j'ai trouvé celui qu'aime mon cœur ; je l'ai saisi , et je ne le laisserai point aller que je ne l'aie fait entrer dans la maison de ma mère et dans l'asile de celle qui m'a donné le jour. » C'est que, jusqu'au moment où elle entra avec lui dans la terre promise, à travers les solitudes, I ‘Époux marcha toujours devant elle pour la guider. Et , pour qu'il n'y ait pas à se tromper sur l'époque marquée par ces textes, l'écrivain sacré ajoute aussitôt : « Quelle est celle-ci qui monte à travers le désert comme un parfum d'aromates choisis, de myrrhe et d'encens ? » Ce qui vient ensuite au sujet  de Salomon et des gardes qui l'environnent, nouvelle comparaison de l'Épouse , signifie le soin pris par l’époux pour la protéger dans son difficile voyage.

Salomon fait la peinture de ses richesses et l'énumération de ses grands biens, pour que toutes ces paroles soient appliquées à l'arche d'alliance et au sanctuaire, institués pour la consolation de l'Épouse. Au chapitre 4, l'Époux ne cesse de donner les plus tendres louanges à celle qu'il aime, décrivant avec amour toutes les beautés qu'il trouve en elle; c'est, dans ce tableau admirable, une armée fortifiée dans son camp ou bien répandue dans ses tentes; telle fut aussi la situation des Hébreux pendant leur long voyage. Car, suivant le livre des Nombres, les forces de ce peuple, lorsqu'il traversa le désert, étaient réparties en quatre quartiers : en avant, la tribu de Juda, avec celles d'Issachar et de Zabulon
à ses côtés ; adroite, la tribu de Ruben, assistée de Siméon et de Gad; à gauche, Dan, Azer et Nephthali; l'arrière-garde se composait des tribus d'Éphraïm, de Benjamin et de Manassé. Au milieu du camp avait été placée l'arche, environnée de près par les tentes des lévites et des prêtres.

La marche elle-même conservait cet ordre. En tête paraissait la nuée qui guidait les Hébreux; après elle, bannières déployées , venaient Juda et les autres tribus qui l'accompagnaient , puis le quartier de Ruben, ensuite le tabernacle avec toutes ses parties, portées par les lévites , et après ceux-ci Éphraïm et les siens; Dan fermait la marche. L'Époux, ayant donc devant les yeux cet ordre, se délectant pour ainsi dire à le contempler, ne tarit point en éloges de son Épouse, si belle, si parfaite dans sa tenue. « Ses yeux, dit-il (c'est-à-dire la nuée et la colonne de feu du désert), ses yeux sont comme ceux de la colombe. Ses cheveux  (c'est-à-dire la partie du peuple qui précédait) ressemblent à un troupeau de chèvres. Ses dents (qui sont Gad et Ruben) sont comme les blanches brebis que l'on a tondues. Ses lèvres et la parole qui en sort (les lévites et les prêtres, interprètes du Seigneur) sont semblables à du carmin. »

Ainsi continue-t-il de comparer Éphraïm aux joues, Dan au cou de l'Épouse. Il comble de louanges les unes et les autres de ces parties, et il termine par un éloge particulier des mamelles, qui représentaient Moïse et Aaron, source à laquelle avait recouru le peuple pour ses besoins. Le but du voyage était la terre promise et la possession de toutes ses richesses : l'Époux, à ce moment, introduit l'Épouse dans ce somptueux royaume, dans ces douces habitations qui l'attendent. « Venez du Liban, O mon Épouse; venez, et vous serez couronnée du sommet d'Amana, des hauteurs de Sanir et d'Hermon. »

Dans celte belle région, ainsi décrite, l'Église, une fois établie , grandit et prit son accroissement pendant plusieurs siècles. Aussi l'Époux, après avoir ainsi placé son Épouse dans un lieu de délices, admire les fruits rares et précieux qui mûrissent par ses soins : « C'est un jardin fermé que mon Épouse , c'est un jardin fermé, une fontaine scellée. Tu donnes , O ma bien-aimée, une moisson de grenades et de fruits charmants : le parfum de Chypre et le nard, le nard et le safran, la canne aromatique et le cinnamome, avec tous les arbres du Liban, la myrrhe, l'aloès, les parfums les plus recherchés. »

En un mot, on trouve dans ces passages tout ce qui est propre à la seconde époque de l'Église. Mais voici venir le troisième âge, celui de la grâce, et l'Épouse commence à dire :« C'est la voix de mon Époux qui appelle : Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe; ma tête est couverte de rosée, et les cheveux de mes tempes sont humides des gouttes de la nuit. » Ainsi Jésus-Christ Notre-Seigneur, au commencement de cet âge nouveau, naquit revêtu de notre chair, et vint se découvrir à son Épouse couvert de sa livrée et soumis aux privations et aux souffrances des nuits, c'est-à-dire de cette vie mortelle qui n'est qu'obscurité. Jamais , jusqu'à ce moment , l'Époux n'avait parlé de lui-même en termes pareils; il n'avait tenu aucun discours qui approchât de celui-là. Il lui demande d'ouvrir sa porte, il l'en supplie : car il savait combien durement il serait accueilli parce peuple qu'il avait tant aimé.

Aussi l'Épouse répond-elle aussitôt : « J'ai quitté mes vêtements, comment les reprendrai-je ? j'ai lavé mes pieds, irai-je les salir de nouveau ? » Et, reçu de la sorte, l'Époux se tourne vers une autre nation. Mais comme, à la fin, quelques-uns croient en lui et le retirent dans la maison de leurs cœurs, il revient à dire que son Épouse est sortie pour le chercher. Il en coûtait pour le suivre, ses premiers disciples ont dû être des martyrs : c'est pourquoi il parle de ces difficultés et de ces épreuves lorsqu'il dit que l'Épouse l'a cherché sans le trouver , mais qu'elle a rencontré les gardes de la cité , qui l'ont fort mal traitée.

Qu'est-ce ensuite que ces cris par lesquels elle appelle son Époux disparu , qu'est-ce que ces gens qui accourent à sa voix et lui demandent ce qu'elle veut et pourquoi elle crie de la sorte, sinon une image de la prédication de Jésus-Christ faite à haute voix par les Apôtres, ces dévoués et amoureux disciples ? Quelques personnes se joignent à l'Épouse afin de l'aider à trouver celui qu'elle aime : ce sont les gentils, tous ceux qui ont ouvert les oreilles de leur cœur à la voix du saint Évangile et qui n'ont plus respiré que pour la dilatation de la vérité par le monde et pour l'amour qu'ils vouaient à jamais au Rédempteur.

L'Église est parvenue alors à la force de l'âge, sa raison s'était développée avec les années, son Époux lui-même s'est manifesté à elle sous la forme d'un homme parfait. Elle en trace le portrait et décrit son visage, ce que nous ne voyons point non plus qu'elle ait fait auparavant. C'est que la connaissance qu'elle avait de lui précédemment, comparée à la lumière présente, n'était que ténèbres ; ce que l'Église savait de son Époux dans l'âge de la loi était une ombre épaisse. Aussi , plus heureuse dès-lors , elle ne se borne plus à se révéler à un seul peuple ; elle étend son amour sur tous les peuples du monde; l'Époux la compare, à partir de ce moment seulement, à plusieurs villes , disant qu'elle ressemble à un grand escadron bien disposé, répétant toutes les louanges qu'il lui a données et y en ajoutant de nouvelles non moins brillantes. On entend aussi les voix d'un grand nombre d'autres hommes qui la célèbrent , car elle s'est répandue par toute la terre, et le monde entier a les yeux sur elle. Jusqu'ici les éloges qu'en avait faits l'Époux n'embrassaient que depuis la tête jusqu'à la poitrine; mais en cet endroit ils regardent toute la personne, des cheveux aux pieds, et encore l'éloge commence-t-il par les pieds, parce que ce qui est humble est dans l'Église ce qu'il y a de plus élevé.

L'Épouse, seule jusqu'à ce moment, a maintenant une sœur. Désormais elle ne se contente pas des caresses secrètes de son bien-aimé; elle s'unit à lui, elle l'embrasse aux yeux de tous , comme une mère baise son enfant, comme une sœur baise son frère. « Qui fera de toi un frère pour moi, te nourrissant aux mamelles de ma mère ? Te rencontrant dehors, je te baiserais, et personne ne me mépriserait. Je te prendrai, je te conduirai dans la maison de ma mère; là tu m'instruiras, et je te donnerai un présent. » Il ne reste plus qu'à souhaiter l'accomplissement des noces et le jour heureux où se célèbrera ce mariage : « Fuis, O mon bien-aimé ; deviens semblable à la chèvre et au petit du cerf sur les montagnes. »

Fuir exprime ici la course rapide de l'Époux, qui accourt empressé et impatient; sur les montagnes marque le souhait que le soleil , qui se lève au-dessus d'elles, nous découvre le grand jour, ce jour qui n'aura point de fin, dont les joies seront éternelles, où se consommera l'alliance de l'Époux et de l'Épouse. Saint Jean nous raconte une partie de toutes ces choses dans l'Apocalypse. Je ne puis entrer dans cette nouvelle carrière qu'il ouvre devant nous. Contentons-nous donc de ce qu'en dit le Roi-Prophète au Psaume 44, qui a pour objet propre la solennité de ces divines noces; le Saint-Esprit y parle admirablement en s'adressant aux deux Époux.

— Sabinus va le dire pour moi, parce que je suis fatigué el que d'ailleurs nous lui avons réservé cette charge.
— Sabinus, en effet, récita la paraphrase en vers que nous allons transcrire.

« Une grande et haute pensée agite mon sein. A vous , Roi des cieux , je consacre mon intelligence ; tout ce que j'ai fait je vous le consacre ; et ma langue , en célébrant votre grandeur , ira avec la rapidité de la plume dans la main d'un habile secrétaire. Vous l'emportez en beauté sur les petits enfants ; la grâce vous environne comme l'eau où le corps se baigne . Dieu a placé en vous , comme dans un asile éternel , ses biens les plus précieux. Levez-vous donc, ceignez votre puissante épée ; revêtez-vous de votre honneur et de votre beauté ; montez dans votre char glorieux , et que le succès vous couronne. Rempli de vérité el de clémence , comblé de tous les avantages , vous accomplirez de votre main droite des actions sublimes qui en révéleront la puissance. Vos flèches perceront les poitrines ennemies. Je vois les nations assujetties baiser la trace de vos pas. Seigneur , votre trône demeurera pendant plus de mille âges , le sceptre de votre empire ne défaillira point. Vous poursuivez de votre amour ce qui est juste et bon ; vous déclarez la guerre au mal . Aussi Dieu vous a-t-il comblé de ses faveurs plus qu'aucun autre. Vos vêtements embaument l'air de parfums choisis ; l'ambre, la myrrhe , le cinna


Dernière édition par MichelT le Lun 4 Juil 2016 - 19:07, édité 3 fois

MichelT

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Jeu 30 Juin 2016 - 19:40

CHAPITRE 12

Jésus-Christ Fils de Dieu.

Puisque c'est à moi de parler le premier et que j'ai la liberté de choisir mon sujet , je juge à propos d'expliquer un Nom différent de ceux qui ont été traités ici dans la journée d'hier: c'est celui de Fils, qui appartient à un titre tout particulier à Notre-Seigneur. Si c'était de mon plein gré que j'ouvrais la bouche, ou si mon auditoire me connaissait moins, je chercherais quelque moyen de me faire pardonner la faiblesse de mes pensées, et, en me faisant modeste, je m'assurerais vos suffrages. Mais tout cela est inutile; vous avez l'attention que réclame le sujet , et je vais tout simplement vous exposer ce que Dieu m'inspire.

Je commence par bien établir que ce Nom de Fils est donné à Notre-Seigneur dans un grand nombre de passages de la Sainte-Écriture. Au Psaume soixante et onzième notamment , où David chante sous mille figures le Christ dans la personne de Salomon , nous trouvons ce Nom exprimé mystérieusement et, je dois le dire, d'une manière qui me semble admirablement belle, «Son Nom, sera béni éternellement , son Nom durera toujours devant le soleil. »

Dans le texte original, à la place de ce mot durer , persévérer, il y en a un qui ne peut se rendre que par une circonlocution ; il signifie acquérir en naissant l'être et le Nom de Fils, ou bien produit , mis au monde comme Fils; comme s'il y avait : Avant que paraisse le soleil, il recevra par sa naissance le nom de Fils. David , à cet endroit, déclare non-seulement que Jésus-Christ est Fils, mais que son vrai Nom est celui de Fils. De plus, il ne s'appelle pas ainsi, seulement parce qu'on lui a donné cette appellation, mais parce que ce même Nom lui appartient très-proprement en vertu de sa naissance et de son origine: naissance bien antérieure à celle qu'il a prise dans le sein de sa bienheureuse Mère, naissance qui précéda celle du soleil, c'est-à-dire la création des siècles.

Saint Paul à son tour, écrivant aux Hébreux, 1, 4-5, et comparant Notre-Seigneur aux anges et aux autres créatures pour lui donner la préférence, se sert du Nom de Fils pour montrer non seulement qu'il est Fils de Dieu, mais que ce Nom appartient à lui seul. «Dieu, dit-il, l`a élevé d`autant plus au-dessus des anges que lui-même par héritage a reçu un Nom différent du leur. Car auquel des anges le Seigneur a-t-il jamais dit : Tu es mon Fils , et je t'ai engendré aujourd'hui ? » Remarquons, ainsi que je le disais moi-même tout-à-l ‘heure, que l'Apôtre ne se contente pas d'appeler Notre-Seigneur Fils, mais il dit formellement qu'il est Fils par héritage, Fils avant tous les autres Fils et plus parfaitement qu'eux tous.

Dans les Livres-Sacrés Dieu nomme ses Fils quelques hommes qui le servent avec plus de fidélité , les Juifs, par exemple, dans ce passage d'Isaïe où il leur reproche leur ingratitude passée, 1, 2:« J'ai engendré des Fils , je les ai exaltés, et après cela ils m'ont méprisé.» Osée dit de son côté, 11, 1: « J'ai rappelé mon Fils de l'Égypte.» Les anges reçoivent aussi ce Nom au livre de Job, 1, 6, dans la Genèse, 4, 2, et dans plusieurs autres lieux. Cependant saint Paul nous crie à haute voix, comme une vérité certaine, que Dieu n'a appelé personne son Fils, si ce n'est le seul Jésus-Christ. Voilà le mystère que nous allons chercher à expliquer, en même temps que nous étudierons la leçon que Dieu a voulu nous faire en donnant cette qualification au divin Sauveur.

Sabinus interrompit Julien à cet endroit. — « Ce n'est guère, dit-il, quant à la substance divine de Jésus-Christ, un grand mystère que celui du Nom de Fils qui lui est attribué exclusivement : car dans la sainte Trinité il est le seul à qui puisse convenir une désignation pareille. »

«Et c'est là .précisément, répondit Julien, ce qu'il y a de plus difficile à concevoir, bien loin que la chose aille de soi. Le Saint-Esprit procède, lui aussi, du Père, et lui est semblable, non moins que le Fils : pourquoi donc cependant n'est-il pas appelé Fils? Beaucoup de docteurs ont cherché à jeter un peu de lumière sur ce secret de l'éternité , mais inutilement, parce que c'est là sans doute une de ces choses que la foi conserve pour elle seule. Mais n'apportons point de confusion dans notre entretien , et commençons par bien mettre au , jour ce que c'est qu'être Fils, les conditions requises pour mériter ce titre , ce qui en résulte comme conséquence rigoureuse; et alors nous appliquerons à Notre-Seigneur ces principes, et nous verrons pourquoi il est exclusivement appelé Fils.

Nous appelons Fils, dans le langage ordinaire, non point ce qui doit son existence à un autre de quelque manière que ce soit, mais celui qui nait de la substance même de sa cause, celui qui ressemble à son principe, celui qui reproduit les qualités essentielles de son auteur. Comme donc le peintre qui fait un portrait a pour but de faire passer sur la toile tout ce qui caractérise son modèle , ainsi la génération des Fils a pour but de faire des portraits vivants , reproduisant absolument la source d'où ils émanent. Mais, parmi les êtres existants, il y en a dont la vie est limitée , comme il y en a qui vivent sans fin : la nature a voulu que les premiers eussent des Fils, afin de prolonger d'autant leur existence par des portraits sensibles, et de les renouveler pour ainsi dire perpétuellement; quant aux seconds, s'il leur arrive d'avoir des Fils, ce n'est pas pour revivre, mais pour paraître en eux, pour se montrer en eux.

Le soleil , par exemple , a pour fruit , ou , si nous osons le dire , a pour Fils le rayon qui sort de lui , qui est de la même qualité et de la même substance que lui, aussi brillant, aussi bienfaisant. Toutefois le soleil ne meurt pas pour revivre dans ce rayon, il n'entend point que le rayon le supplée lui-même et lui succède, puisqu'il est impérissable : que fait donc ce rayon? il nous apporte l'a splendeur de sa cause , il nous la révèle , par lui nous connaissons l'astre des astres. Ainsi donc le soleil le produit, non pour revivre en lui, mais pour se montrer par lui, afin que nous sachions par cette voie ce que c'est que le soleil et combien d'avantages nous retirons de sa lumière et de sa chaleur. Un Fils est, par conséquent, une sorte de portrait vivant du père, tracé par le père lui-même avec sa propre substance, lui étant égal et semblable en toute chose, et cela par le fait même de sa naissance , pouvant le remplacer s'il vient à disparaître , ou , s'il est éternel , ayant pour mission de le représenter toujours, de le manifester, de le communiquer aux autres êtres.

D'où il suit naturellement que père et Fils doivent avoir une seule et même volonté; que le Fils mettra toute son étude et son amour à faire ce qui peut être agréable au père ; qu'il ne doit faire lui-même que ce que fait celui-ci , autrement il en diffèrerait en quelque point et ne serait plus sur ce point-là un vrai Fils; avoir toujours les yeux fixés sur lui, non-seulement pour y chercher son modèle, mais pour lui rendre par un amour véritable ce qu'il en a reçu, et pour resserrer cette unité de vouloir et d'affection qui caractérise un père et un Fils.

Il est facile maintenant, après ces prémisses , de voir pourquoi Jésus-Christ a le Nom de Fils de Dieu plus spécialement qu'aucun autre. Il est évident que toutes les qualités que nous venons d'énumérer lui conviennent sans exception, et ne conviennent même pleinement qu'à lui seul. D'abord, lui seul , par sa divine nature, naît de la substance de Dieu , semblable à Celui de qui il naît, soit par l'égalité de nature, soit par la naissance même qu'il en reçoit, soit par la forme de cette naissance, qui le rend si véritablement semblable au Père, qu'il ne fait plus avec lui qu'une même chose : « Mon Père et moi nous ne sommes qu'un» (Jean 10, 30) : texte sur le quel nous reviendrons bientôt. Pour l'autre partie de nous-mêmes qu'il a revêtue, encore qu'elle ne soit pas de la substance de Dieu , elle lui ressemble beaucoup, ainsi que le disait hier Marcel, à cause des trésors infinis de biens célestes que le Seigneur a accumulés en elle. C'est pourquoi il a pu dire : « Philippe, celui qui me voit voit aussi mon Père » (Jean. 14, 9 ).

En outre , la fin pour laquelle les êtres éternels, lorsqu'ils ont des Fils, les possèdent , c'est pour se manifester par eux et faire voir de la sorte toute leur gloire : or Jésus-Christ est encore le seul à qui convienne une si haute destination et qui la remplisse réellement. Lui seul nous a fait connaître son Père, non-seulement parce qu'il en a mis la connaissance dans nos esprits , mais parce qu'il a en même temps établi dans nos âmes les perfections divines, les vertus et les qualités de Dieu. C'est en tant que Dieu lui-même qu'il remplit cet office, et comme homme il a servi et il sert encore son Père dans ce ministère : il est, dans les deux natures, la voix qui le manifeste, le rayon de lumière qui le découvre, le témoignage qui l'environne de clarté, l'image et le portrait qui nous le met sous les yeux. En tant que Dieu, saint Paul nous dit qu'il est « La splendeur de la gloire et la figure de son Père et de sa substance » (Hébreux 1, 3). En tant qu'homme, il dit de lui-même : « Je suis venu au monde pour rendre témoignage à la vérité » (Jean. 18,37). Dans un autre passage encore (Jean. 17, 6 ): « Mon Père, j'ai manifesté aux hommes votre Nom. »

Saint Jean parle absolument dans ce sens lorsqu'il dit, 1, 18 : « Pour le Père, jamais personne ne l'a vu; c'est son Fils unique , demeurant dans son sein , qui nous l'a fait connaître. » Mais Notre-Seigneur n'est pas moins unique dans, tout ce qui va suivre. Lui seul , selon les deux natures, a une même volonté que le Père. N'a-t-il pas dit expressément : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père» (Jean. 4, 34). Et David le caractérise ainsi, au Psaumes 39, 9 « En tête du livre il est écrit de moi que je fais votre volonté et que votre loi est au milieu de mon cœur»

Au jardin des Oliviers, assailli de tous côtés par la douleur, que dira-t-il? Écoutons-le : « Que ce ne soit point ma volonté, Seigneur, mais la vôtre , qui s'accomplisse. » (Matth. 26, 42). Ses actions sont toujours modelées sur celles de son Père :« Le Fils , dit-il, ne peut rien faire de lui-même, sinon ce qu'il voit faire au Père » (Jean 5, 19). Ailleurs encore (Jean 7, 16) : « Ma doctrine n'est point ma doctrine , mais celle de qui m'envoie. »

Son Père se repose en lui avec bonheur, et lui de son côté se tourne tout entier vers son Père avec une incroyable douceur; de l'un à l'autre vont et viennent les flammes d'un amour ardent qui fait leur mutuelle félicité. « Celui-ci est mon Fils bien-aimé , dit le Père, et en lui j'ai mis toutes mes complaisances» (Matth. 3 , 17). « Mon Père, dit le Fils (Jean. 17 , 4) , je vous ai fait connaître sur la terre; j'ai accompli l'œuvre pour laquelle vous m'avez envoyé. » Si donc l'amour est surtout dans les œuvres, et si l'obéissance de celui qui aime est une preuve certaine de la vérité de son amour, qui a aimé le Père comme Jésus-Christ , soumis en tout et absolument à ses volontés? « Obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix , » dit saint Paul ( Philippiens. 2 , 8 ). Il n'est pas seulement mort pour obéir; mais, pour se faire l'esclave de l'obéissance, on a vu Celui qui est la source de la vie donner en lui-même entrée à la mort; Celui qui ne pouvait cesser d'être trouver cependant, un moyen de mourir ; Celui qui était Dieu se faire homme comme nous; Celui qui était innocent, et par conséquent nullement soumis à la peine du péché, revêtir toutes nos fautes afin d'endurer la mort; Celui qui est la puissance même dissimuler sa grandeur jusqu'à se laisser emprisonner et tuer par ses ennemis ; Celui qui est la force par excellence, se faire faible afin que les Juifs pussent trancher le fil de son existence terrestre.

Et comme un Dieu ne pouvait mourir , que d'autre part le péché seul condamnait l'homme à la mort et qu'une âme qui vivait de la vue de Dieu ne pouvait ne pas communiquer la vie au corps qu'elle animait , Jésus se fait homme , il se charge des péchés de l'homme , il obscurcit pour ainsi dire sa gloire propre afin qu'elle ne déborde pas de son âme et ne se répande pas jusqu'au corps qui aurait trouvé dans cette communication l'impassibilité; en un mot, il multiplie les miracles uniquement pour se soumettre à son Père et mourir. Lui seul donc mérite le Nom de Fils du Père, puisque lui seul est égal au Père, lui seul fait connaître le Père, lui seul publie la gloire du Père et lui obéit si parfaitement, aussi parfaitement que l`exige sa grandeur souveraine. — Voilà pour les réflexions générales; mais venons-en à des points particuliers.

Jésus-Christ a le Nom de Fils, parce que tout Fils a une naissance, et que la naissance est chose propre et toute spéciale à Notre-Seigneur, tellement de son goût, si je puis ainsi m'exprimer, qu'il a , seul , adopté cinq manières différentes de naître, également merveilleuses et singulières. Quant à sa nature humaine, il est né d'une Mère vierge; dans sa résurrection glorieuse il s'est donné une seconde naissance. Il naît, d'une certaine façon , dans la divine Eucharistie, toutes les fois que le prêtre consacre à l'autel le pain et le vin.

Enfin, il naît en nous chaque fois qu'il nous renouvelle et nous sanctifie. Voyons successivement chacune de ces circonstances.
— « C'est une grande toile que vous ourdissez là, Julien , interrompit Sabinus , et , si je ne me trompe, vous nous préparez d'admirables discours. »
— « Discours admirables sans doute, au moins quant à ce qu'ils doivent renfermer ; mais qui pourra énumérer dignement tant de merveilles ? Assurément , Sabinus, ce ne sera point moi, vous le savez. Une pareille matière appartenait de droit à Marcel , si vous vous étiez montré meilleur juge. »
— « Laissez Marcel en repos, croyez-moi, Julien; nous l'avons fatigué hier, et aujourd'hui nous n'en ferons guère moins. Vous n'êtes pas aussi à court que vous voulez bien le dire, et les richesses de Marcel ne vous sont nullement étrangères. Vous pouvez voler de vos propres ailes. »

Marcel sourit de cette altercation et de ces compliments. — « Aujourd'hui , dit-il , c'est Sabinus qui commande ; nous n'avons , nous , qu'à obéir. Ainsi , Julien, poursuivez. Le repos m'a été ordonné, je le garderai en vous écoutant, ce qui, certes, m'est plus doux que le silence seul. » Julien reprit :

Jésus-Christ, comme Dieu, reçoit de Dieu sa naissance, il est proprement le Fils de Dieu. Ici nous avons mille sujets d'étude et de contemplation. Quelques-uns, comme les païens par exemple, s'étonneront que Dieu, étant la vie éternelle, la vie parfaite, ait dû avoir un Fils. Cependant, remarquons-le , là stérilité est dans son genre une véritable pauvreté, un dénuement et une privation, et nous voyons toujours produire, être fécond, tout ce qui est riche, parfait, abondant, puissant : Dieu, par conséquent, doit posséder la fécondité au plus haut degré : car il est non-seulement riche et puissant, mais le trésor même de toute richesse et de toute puissance, la bonté; le pouvoir , la richesse infinie. Sa grandeur et sa perfection lui font une obligation d'être fécond, d'engendrer; la qualité et la condition d'être unique sont choses par elles-mêmes trop imparfaites et trop tristes.

Par la même raison, il a fallu que la manière d'appliquer cette fécondité divine fût à son tour souverainement parfaite , infiniment plus parfaite que celle de tous les autres êtres sans exception. Aussi, en premier lieu , le Seigneur n'a nul besoin, pour cet enfantement merveilleux, d'un second être concourant avec lui ; il engendre de lui-même , de sa propre et unique substance. Il est à la fois, tant est grande sa fécondité, le père et la mère de son Fils. Il faut donc prendre à la lettre , quant au sens, ce que dit l'Écriture (Psaumes 109, 3) : « Je vous ai engendré de mes entrailles avant l'aurore. » Tel est le texte de la version latine.

En second lieu , Dieu ne sépare point de lui ce qu'il a engendré; c'est un défaut dans les autres êtres, résultant de ce qu'il leur est impossible de placer leur ressemblance entière dans leur progéniture, ce qui fait que celui qu'ils engendrent est un être à part, semblable à eux sur beaucoup de points , différent et séparé sur celui-ci , qui est capital. C'est pourquoi, Dieu devant avoir un Fils, il a été convenable que ce Fils ne fût point séparé de lui, la division étant une imperfection, mais qu'il demeurât attaché à son sein , vivant dans ses entrailles, pour ainsi dire : car la divinité est nécessairement une, elle ne se partage ni ne se divise. Jésus n'a-t-il pas dit, au chap. 10 de saint Jean, 38, qu'il est dans son Père et que son Père est en lui? Saint Jean ne dit-il pas ailleurs «qu'il est toujours dans le sein du Père ?» De telle sorte que, Fils engendré, il n'est pas une même Personne avec le Père, et, Fils demeurant dans le sein de son Père, il n'a point une nature différente ni distincte de celle du Père. Le Père et le Fils sont distincts des Personnes et confondus dans l'essence.

— Troisièmement, cette génération , cette naissance, ne se produit pas par parties, peu-à-peu; elle n'a pas eu lieu une fois seulement, comme un accident limité par le temps et les circonstances : de toute éternité le Fils est né du Père, de toute éternité il naît du Père , de toute éternité il naîtra du Père, grand, puissant, parfait comme le Père. C'est pourquoi les Livres-Saints disent de cette génération qu'elle est multiple : « De toi, Ô Bethléem , dit le prophète Michée, 5, 2, sortira mon chef pour être roi dans Israël; son origine est bien plus ancienne, elle date des jours de l'éternité. » Son origine, est-il dit, ses sources , comme porte le texte de la Vulgate, expression qui nous indique visiblement que ce divin Fils a coulé , coule et coulera toujours du Père , source éternellement ouverte. Et ainsi paraît multiple ce qui n'admet ni commencement ni fin d'existence. — Dans cette génération , ajouterai-je, il ne se mêle aucune passion , rien qui trouble la sérénité du jugement; tout y est pur, simple, lumineux.

C'est comme l'onde limpide d'une fontaine, comme un rayon se précipitant de son foyer. La Sagesse dit du Fils, 7, 25 , « C'est une vapeur de la puissance de Dieu, une émanation pure et sincère de la clarté du Tout-Puissant. » Et ailleurs (Eccli. 24 , 41) , « Je suis comme un canal d'eau perpétuelle , comme un ruisseau qui sort du fleuve , comme un filet léger venant du paradis. »

Cinquième remarque. Non-seulement il n'y a aucun trouble dans cette éternelle génération, mais c'est l'intelligence divine elle-même , l'entendement divin seul, qui la produit, dans la plénitude de son exercice. Les saints l'enseignent expressément , et l'Écriture nous le donne à entendre.

Il se comprend lui-même, il se voit; il est, de plus, dans sa nature souverainement bonne de vouloir communiquer les biens qu'il possède; ces biens infinis, ineffables, il les voit, il les comprend ; et de lui-même, de tout ce qu'il voit ainsi, il dit une parole qui le fait paraître, c'est-à-dire qu'il forme et peint en lui-même une vive image dans laquelle il place tout, sans exception comme sans confusion. Cette image c'est son Fils. Ainsi un peintre habile, voulant se reproduire lui-même sur la toile, tournerait d'abord les yeux sur sa propre personne , se mettrait soi-même dans sa pensée et s'y peindrait avant de tracer une seule ligne sur le tableau : cette première image de la pensée sera véritablement un autre peintre qui, si on lui pouvait donner la vie, doublerait la personne première.

Tel est Dieu le Père; L'image qu'il crée d'abord dans sa divine pensée est son Fils; le portrait qu'il fait ensuite en-dehors de lui-même , ce sont les créatures, soit individuellement soit collectivement prises. Nous n'y voyons qu'une ombre obscure , comparée à la figure que Dieu a produite en lui-même, des choses mortes comparées à la vie. De même, pour continuer ma comparaison , que, si nous rapprochons le portrait peint par l'artiste sur la toile de celui qu'il avait formé dans son esprit auparavant, nous trouverons celui-là très-inférieur, sans couleur, sans vie, manquant d'existence au fond, tandis que s'il était animé il formerait un second peintre : de même toute créature est un reflet léger, une ombre vaine, plus apparente que consistante, auprès de cette vive et parfaite image de Dieu.

Voilà pourquoi tout ce qui dans ce bas monde naît et meurt, tout ce qui au firmament change et se modifie par un mouvement continuel, possède véritablement son être sans-changement, sa vie sans mort, ses qualités sans illusion, dans l'image adorable que nous méditons ici. L'existence qu'ont là les créatures est une existence vraie et certaine, celle d'un Dieu, au lieu que l'autre n'a ni valeur ni réalité. « En moi est la grâce de toute voie et de toute vérité, en moi toute l'espérance de la vie et de la puissance » (Eccli. 24, 25). En disant que toute vie est dans cette image , l'Esprit-Saint nous fait comprendre qu'elle a en elle-même l'être des choses, et quand il ajoute que là est toute vérité, il nous montre que cet être l'emporte infiniment sur celui que possèdent les créatures.

C'est ce qu'exprime aussi clairement le passage suivant de l'Ecclésiastique, 24, 7 : « J'ai habité au plus haut des cieux , et mon trône est placé sur la colonne des nuées .... Comme le cèdre du Liban j'ai été exalté, et comme le cyprès sur la montagne de Sion ; j'ai été élevé comme le palmier de Cadès et comme les rosiers de Jéricho, comme le riche olivier des champs, comme le platane le long des eaux. » Saint Jean nous apprend, au chapitre premier de son évangile, que tout ce qui a été fait à vie dans le Verbe; passage où je remarque deux choses : que toutes les créatures étaient dans cette image, et qu'y étant elles puisaient la vie à sa source même. Par la même raison, cette vive image de Dieu est purement science; elle est tout ce que Dieu sait de lui-même, c'est-à-dire la science parfaite, le modèle de tout ce que Dieu fait, l'ordre, la proportion, la mesure, l'harmonie, la propre raison d'être de ses œuvres accomplies ou possibles.

Aussi saint Jean l'appelle-t-il simplement le Aôyoç , mot grec qui représente tout ce que je viens de dire. Ainsi donc, cette image a mis la main à toute la création, non-seulement parce qu'elle était le modèle de toute créature, mais parce qu'elle concourait directement à créer et à produire. Je viens pour la troisième fois à ma comparaison de tout-à-l'heure. Il est incontestable que , si l'image formée par le peintre dans sa pensée pouvait diriger elle-même le pinceau , le portrait deviendrait beaucoup plus ressemblant. Saint Paul nous apprend que telle a été l'action de la divine image du Fils : car, écrivant aux Hébreux, 1, 2, il leur dit : « En dernier lieu, dans ces jours où nous vivons, Dieu nous a parlé par son Fils, qu'il a établi l'héritier de tout ce qui existe et par lequel il a fait les siècles eux-mêmes. » Que dit de son côté le Verbe ? « Je suis sorti de la bouche du Très-Haut , engendré avant toute créature; c'est moi qui ai fait paraître la lumière dans le ciel, et comme une nuée je me suis étendu sur l'univers » (Eccli. 24, 5-6).

C'est donc avec une souveraine raison que Notre-Seigneur est appelé Fils de Dieu , Fils par excellence, Fils avant toute créature, Fils parce qu'il procède de l'intelligence du Père, parce qu'il est l'expression de la nature et de la substance du Père, parce qu'il vit de la même vie que le Père. Non-seulement il est le premier et le plus parfait des Fils de Dieu, mais c'est lui qui entre tous égale le mieux son Père. Fils unique, avons-nous dit, parce que seul il représente absolument son Père, parce que toutes les créatures que Dieu produit l'une après l'antre, il les a d'abord enfantées en quelque sorte dans ce Fils. Jésus est donc le Fils de Dieu parfait et unique, tout le reste des créatures est né dans lui. De la même manière que ce qui sur la terre a le nom de père , d'origine , de premier principe , le tient du Père céleste qui le lui communique, et que la paternité de la créature est une participation de la paternité éternelle, comme le veut l'Apôtre (Éphésiens 3, 15): ainsi tout ce qui prend le nom de Fils sur la terre le prend et le tient de ce Fils éternel et divin.

Écoutons encore saint Paul (Colossiens 1, 15) : « Il est l'image du Dieu. invisible , le premier-né de toute créature : car c'est en lui qu'ont été formées toutes choses au ciel et sur la terre, les choses visibles , les choses invisibles, les Trônes, les Dominations , les Principautés , les Puissances , tout a été créé et produit en lui. » Il l'appelle image de Dieu, afin que l'on comprenne qu'il est égal à Dieu et Dieu lui-même. Il ajoute que c'est l'image du Dieu invisible, pour nous faire entendre que Dieu, qui ne tombe point sous les sens, se rend sensible par son image, dont l'office est précisément de produire au grand jour ce qui sans elle demeurerait secret et inconnu. C'est, dit-il encore, le premier-né , non-seulement parce qu'il existait avant tous les temps comme Dieu , mais parce qu'il est l'idée, la pensée éternelle de tout ce qui doit naître dans le développement des âges, et tout à la fois la source de la créature. Le texte le porte formellement : « En lui ont été formées toutes choses au ciel et sur la terre, les choses visibles et les invisibles. »  

Comparé à toutes les créatures, Jésus est certainement le Fils par excellence, le Fils parfaitement unique. Nous ajoutons qu'il mérite également ce titre quand on le met en regard de la troisième Personne de la Sainte-Trinité , c'est-à-dire du Saint- Esprit. Bien que ce divin Esprit soit Dieu comme le Père, ait avec lui une même divinité et une même essence, sans qu'il y ait entre eux la moindre différence ou la moindre variété, cependant le Père n'a point mis en lui sa propre image, il est porté vers lui par l'amour; de telle sorte que, tout semblable au Père que soit l'Esprit-Saint, il n'est point la ressemblance propre et particulière qui convient à la qualité de Fils; en outre, il n'est point engendré du Père. Je m'explique. De même que je peux me comprendre moi-même, puis m'aimer après m'avoir compris; de même encore que de cette intelligence de moi-même naît en moi une image de mon être , et de cet amour de moi-même une inclination vers cet être propre : ainsi Dieu, de toute éternité, se comprend et s'aime; par son intelligence il embrasse tout ce que peut produire son infinie fécondité et en compose une image vivante; par l'amour qu'il se porte, aussi bien qu'à tout ce que comprend son entendement, il nourrit en lui une inclination vers tout ce qu'il aime de la sorte.

Mais il y a cette différence, qu'en moi cette image et cette inclination sont des accidents sans vie et sans substance, tandis qu'un Dieu, en qui rien d'accidentel ne peut survenir, cette image est vivante et est Dieu, cet amour est vivant et est Dieu. Là c'est le Fils, ici le Saint-Esprit; et ces trois divines Personnes font un seul et même Dieu, parce qu'en elles il n'y a qu'une nature divine, propre au Père, reçue du Père parle Fils, communiquée au Saint-Esprit par le Père et par le Fils. La divinité est dans le Père comme la fontaine et l'origine, dans le Fils comme une image, dans le Saint-Esprit comme un amour. Salut donc à vous, Soleil immense et brillant de l'éternité!

J'ai nommé le soleil , Sabinus c'est que rien , parmi les créatures visibles , ne nous peut mieux représenter le Dieu du ciel. Il est un corps de lumière qui se répand sur toute chose : la nature divine s'étend avant lui sur tout ce qui existe , sans exception. Par son éclat il dissipe les ténèbres et nous fait distinguer les objets : la Vertu de Dieu tire du néant les choses qui se trouvaient dans les ténèbres de la non-existence.

De lui-même le soleil se présente à nos yeux, jamais autant qu'il est en lui il ne se cache. Dieu nous a toujours présents devant lui, il nous pénètre, il entre en nous quand nous ne lui fermons pas la porte, il lance sur tous les secrets de nos âmes les rayons de sa grâce. Nous voyons le soleil, mais sans pouvoir le fixer : ainsi nous sentons Dieu partout, nous ne le voyons sensiblement nulle part. Le soleil ressemble à une source qui coule et qui laisse échapper continuellement la lumière : Dieu, bonté infinie, ne cesse de nous combler de ses faveurs. Le soleil engendre un rayon , un seul rayon , car tout ce faisceau de lumière n'est réellement qu'un rayon unique, parti de la masse entière : Dieu engendre un seul Fils, qui s'étend et règne sur l'univers.

Ce rayon renferme en lui-même toute la lumière du soleil, il en est l'image réelle : le Fils de Dieu possède toute la substance de son Père, seul il en est l'image parfaite. L'astre du jour produit sans interruption cet éclat qui sort de lui : Dieu de toute éternité a engendré, engendre et engendrera son Fils , sans intermittence et sans parties détachées. Le soleil reste toujours à la même place , c'est son rayon qui nous le rend présent, qui nous le fait connaître, parce qu'il va revêtir toutes les créatures : Dieu , de qui saint Jean dit qu'il n'est vu de personne (1, 18,) nous apparaît et se fait voir à nous dans son Fils. Enfin , le soleil , par la vertu de ce même rayon, agit où il est appelé : Dieu, par son Fils, a tout créé , gouverne tout.

Ouvrons à ce sujet le livre des Proverbes, et nous y lirons, 8, 22-32 : « Le Seigneur m'a possédé dès le commencement de ses voies, avant qu'il créât aucune chose. J'ai été disposé de toute éternité, avant le commencement de la terre. L'abîme n'existait pas encore, et déjà j'étais conçu.. Alors les fontaines n'avaient pas encore donné leur eau , les montagnes ne s'étaient point fixées sur leur solide base. J'étais enfanté avant la naissance des collines , avant la création du globe , des fleuves et des limites de la terre. Lorsque le Seigneur préparait les deux , j'étais présent; j'étais là lorsqu'il fixait à l`abîme son étendue, affermissait les airs en haut et suspendait les sources des eaux, donnant, à la mer ses rivages et aux eaux la loi de ne point sortir de leur prison; j'étais avec lui ordonnant toute chose Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes. »

Par où nous voyons clairement que Dieu, s'il n'avait pas eu de Fils, n'aurait rien créé de tout ce qu'il a fait : car ce Fils, nous venons d'en être convaincus, est la raison d'être et l'auteur de la création divine. Dans le texte original , au lieu de Le Seigneur m'a possédé, il y a Le Seigneur m'a acquis au commencement de ses voies , ce qui signifie que Dieu n'a point engendré son Fils, nous l'avons dit, dans la confusion ou dans le trouble, mais avec une pleine intelligence de tout ce que peut opérer sa vertu infinie. Ce mot s'emploie ordinairement pour ce qui regarde les trésors et les richesses : c'est comme si le Saint-Esprit nous disait que le Père a fait un trésor de lui-même en engendrant son Fils. Dans l'original aussi, nous voyons qu'on peut très-bien traduire, comme l'ont fait les Septante : Dieu m'a fait le principe et la tête de ses voies : ce qui veut dire que le Fils divin est le principe de tout ce que Dieu crée ensuite, étant par essence la raison et la vie de ce qui existe!

Le passage suivant, Avant toutes ses œuvres, se traduit également bien par Je suis l'antiquité de ses ouvrages , le premier de tous ceux qu'il a faits, son ouvrage éternel. Vient ensuite : « De tout temps j'ai été disposé. » Ce mot disposer, ordinare, est tout militaire, il représente une armée que l'on range en bataille , ayant à sa tête, pour la commander, son général. Il équivaut donc à ce qui est placé dans un degré plus élevé , comme un tribunal ou comme le siège de celui qui commande. L'expression originale signifie faire prince. Et comme elle veut dire aussi ce que les orfèvres appellent mouler, qui est de jeter l'or ou l'argent fondu dans le moule pour en composer la pièce principale, nous pouvons dire nous-mêmes que la Sagesse divine se donne à nous comme ayant été moulée de toute éternité pour être l'image du Père. Le reste du texte n'est que le développement de tout ceci : les collines qui se forment, la mer, les fontaines, les abîmes qui reçoivent l'être et les limites qui leur conviennent. Et ainsi, non-seulement le Fils était né de Dieu avant que Dieu eût créé tous ces êtres, niais quand il les créa, lors qu'il forma les Cieux, suspendit les étoiles au firmament, étendit les nuées, donna des lois à la mer et
affermit la terre sur sa base, il se trouvait dans le sein du Père et contribuait avec lui à la création.

Les créatures alors naissaient jeunes et tendres , et le Fils nous apprend qu'il s'en constitua le gardien et comme le précepteur.  Et, poussant jusqu'au bout l'image, il nous dit : « Je jouais sans cesse devant Dieu, autour de la terre , et mes délices sont d'habiter avec les enfants des hommes. » Ainsi les nourrices , les maîtres, les précepteurs , encouragent la jeunesse par des douceurs, par des jeux qu'ils partagent avec elle. Jésus, le Fils de Dieu, se conduit de la sorte à l'égard des créatures nouvelles; il les prend, pour ainsi dire, dans sa main , il les montre à son Père et il lui répète qu'elles sont bonnes, qu'elles sont belles, qu'elles sont excellentes. « Et Dieu vit, dit la Genèse, 1, 32, tout ce qu'il avait fait, et tout était très-bien » C'est ce que semble, Sabinus, avoir chanté votre poète de prédilection, Virgile, au livre 2 des Géorgiques , vers 338e  :

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Ven 8 Juil 2016 - 18:50

( Suite - du Chapitre 12 - Jésus-Christ Fils de Dieu)


« sans doute le printemps vit naître l'univers;
II vit le jeune oiseau s'essayer dans les airs ;
» Il ouvrit au soleil sa brillante carrière
> Et pour l'homme naissant épura la lumière.
> Les aquilons glacés et l'œil ardent du jour
» Respectaient la beauté de son nouveau séjour.
> Le seul printemps sourit au monde en son aurore.
» Le printemps tous les ans le rajeunit encore ,
» Et , des brûlants étés séparant les hivers ,
» Laisse du moins entre eux respirer l'univers. »

Le Fils adorable met ses délices à habiter avec les enfants des hommes, parce qu'il avait résolu de se rendre un jour semblable à eux, et de naître par conséquent une seconde fois. Or, il est bien temps que nous nous occupions de cette seconde naissance. Naissance admirable , en effet, naissance à laquelle aucune merveille ne peut être comparée! Les trois divines Personnes, bien qu'ayant une seule divinité, ne formant ensemble qu'un seul Dieu , ne sont pas ce pendant nées temporellement toutes les trois ; la seule Personne du Fils s'est incarnée. En revêtant notre nature toutefois, elle n'a point cessé d'être Dieu, elle n'a point confondu avec la nôtre sa divine nature. Elle est restée une seule Personne dans les deux natures, celle qu'elle tenait de Dieu et celle qu'elle tenait de l'homme.

Pour cette dernière nature, le Fils ne l'a point créée de nouveau, il n'a point repris le limon dont il forma
nos premiers pères, mais il s'est incarné dans le sein d'une Vierge très-pure ; il a pris lu chair d'Adam , mais non souillée de la faute d'Adam. Du sang de Marie il a formé une chair, et de cette chair un corps humain avec toutes ses parties, tous ses membres, tous ses organes ; dans ce corps il a mis une âme humaine douée d'intelligence et de raison, et à tout cela il a uni sa Personne, faisant couler sur l'âme qu'il prenait ainsi mille trésors de grâce , lui donnant un jugement libre et parfait , la favorisant de la vue et de la présence sensible de Dieu , la rendant inaccessible aux aiguillons du mal , et cependant susceptible d'endurer la souffrance.

Cette formation d'un corps , cette infusion d'une âme, cette union de la Personne divine, la sanctification et l'usage de la raison, la vue de Dieu, la passibilité , Notre-Seigneur a tout fait en un instant, au premier moment où cette chair sainte fut conçue. En un instant aussi il sortit du tabernacle virginal, transformé en Homme-Dieu. C'était un enfant d'une éternelle vieillesse, une infinie sainteté renfermée dans les tendres membres d'un poupon, la science éternelle dans un corps qui ne savait pas encore parler. Ainsi, par un miracle jusque-là inouï, la terre put-elle voir au milieu d'elle un enfant, qui était un géant, un être faible qui avait une force sans bornes, une science et un pouvoir sans limites dans le dénuement et dans les larmes. Ce qui avait été conçu dans les chastes entrailles de la Vierge en sortit sans y causer de douleur et sans y produire de changement. C'était, nous l'avons vu, un rayon, une émanation de la lumière éternelle, qui pénétra le corps lui-même et qui s'échappa de ce ventre très-saint comme un rayon de soleil passe par une glace.

Alors, spectacle incompréhensible, le monde vit une chair revêtue des qualités de Dieu même, un
Dieu revêtu des qualités de la chair , la divinité et l'humanité unies ensemble , un Homme-Dieu né d'un Père et d'une Mère, et cependant sans Père et sans Mère: sans Père sur la terre, sans Mère dans le ciel ! en un mot, on vit dans une seule personne l'universalité de la création humaine et l'universalité de ce qui est incréé.

Que dit saint Jean (1, 14)? «Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous plein de grâce et de vérité, et nous avons vu sa gloire , la gloire qui convenait au Fils unique du Père. » Que dit encore Isaïe, 9, 6 ? « Un petit enfant nous est né, un Fils nous a été donné; sur ses épaules est la marque de son commandement ; il sera dit admirable, plein de sagesse, Dieu, puissant ,père de l'éternité, prince de la Paix. »« Un petit enfant nous est né, » c'est-à-dire celui qui était engendré de toute éternité par Dieu est né d'une manière différente en notre faveur ; celui qui est Fils de Dieu, en qui est né l'univers , se donne à nous comme un véritable Fils. Tout enfant qu'il est, c'est un roi ; tout nouveau-né qu'il nous apparaît, il a les épaules en état de porter le fardeau du commandement.

On le dira admirable , parce que jamais on ne vit autant de merveilles que celles qui ont concouru à sa formation temporelle; plein de sagesse et de conseil, parce qu'il veille à l'exécution des conseils divins pour le salut des hommes. Il est Dieu , puissant , père du siècle nouveau, l'auteur unique de la paix; ces expressions s'expliquent d'elles-mêmes. — Et quant à ce qu'il n'a pas eu de père humain dans cette seconde naissance, Marcel l'a suffisamment prouvé hier. Salomon n'avait-il pas en vue ces mystères quand il disait (Proverbes 30, 18): «Il y a trois choses qui me sont cachées, et quatre dont je ne sait absolument rien : le vol de l'aigle dans les airs , le chemin de la couleuvre dans le rocher, celui du vaisseau au milieu de la mer, celui de l'homme dans la vierge ? »

Les trois premières de ces choses ne laissent point de traces de leur passage, et on ne peut savoir par conséquent l'espace précis où elles ont paru; ainsi pour ce divin Enfant, il a franchi l'entrée de ce monde sans laisser subsister la moindre trace de sa venue dans le sein maternel et virginal de Marie. — Voilà le fait de cette naissance. Quant au comment, c'est une de ces choses qui ne se peuvent dire. Qui comprendra les voies secrètes du Seigneur? Saint Augustin nous enseigne que dans ces matières et dans celles qui leur ressemblent, la source et la raison de tout c'est la volonté et l'infini pouvoir de celui qui agit. Comment un Dieu s'est-il fait homme ?

Parce qu'il a un pouvoir infini. Comment une même Personne a-t-elle les deux natures, divine et humaine,
très-distinctes? Parce qu'elle a un pouvoir infini. Comment croît-elle en corps, pendant qu'elle est homme
parfait dans son âme? Comment a-t-elle les sentiments extérieurs d'un enfant, lorsque son intelligence a toujours Dieu présent? Comment est-elle conçue d'une femme et sans le secours d'un homme? Comment sa mère, même en lui donnant le jour, peut-elle demeurer vierge et intacte? Toujours le pouvoir infini. Certes, Dieu ne serait point pour nous ineffable s'il n'employait que nos voies humaines. Pourquoi encore Dieu s'est-il fait homme? Parce qu'il a aimé T'homme. Est-ce, par hasard, une chose inouïe que l'amour revête celui qui aime de l'objet aimé, qu'il les unisse ensemble, qu'il les transforme? Celui qui se sent porté fortement vers un objet , qui en a l'esprit tout rempli, qui converse avec lui continuellement, devient facilement une même chose avec cet objet. Que disait de lui-même le Verbe?

Ne disait-il pas que ses délices sont d'habiter avec les enfants des hommes? Non-seulement il a voulu habiter avec eux, mais il a voulu prendre leur figure et revêtir leur chair. C'est lui qui dans le paradis parla à Adam sous la forme d'un homme , suivant la doctrine du pape saint Léon et d'un grand nombre d'autres docteurs; c'est lui encore qui descendit vers Abraham à la destruction de Sodome, vers Jacob dans sa lutte, vers Moïse dans le buisson, vers Josué le chef d'Israël. Ces essais d'incarnation, si je puis m'exprimer ainsi , ces déguisements, ont fini par se changer en réalité , et ce que le Fils paraissait être il l'a été réellement.

Maintenant, comment la divinité peut-elle résider dans la chair? Saint Basile nous répond: « Comme le feu qui dans le fer ne change pas de lieu , mais étend ses bienfaits de toutes parts, le pénètre, le remplit sans rien perdre de sa richesse particulière, ainsi le Verbe de Dieu s'est établi en nous sans changer sa propre vie et sans se séparer de lui-même. N'allez pas vous représenter en pensée une sorte de descente de la Divinité, passant d'un lieu dans un autre, à la manière des corps; n'imaginez pas davantage que la Divinité, admettant en elle-même quelque changement , s'est convertie en corps , car ce qui est immortel ne saurait sortir de son immutabilité. Comment donc notre chair n'a-t-elle point communiqué à la Divinité sa corruption? Par la même raison qui  fait que le feu ne reçoit point les propriétés du fer qu'il rougit. Le fer est froid, de couleur noire par nature; à peine livré au feu, il en revêt toute l'apparence ; il lui emprunte sa lumière , mais sans le noircir; sa chaleur, mais sans le refroidir. Ainsi la chair de l'homme a reçu des qualités divines , mais elle n'a nullement communiqué ses imperfections et ses défaillances à la Divinité. Pourquoi n'accorderions nous pas à Dieu ce que nous croyons pouvoir être opéré par une créature si faible? »

Encore un exemple. L'Arche d'alliance était de bois et d'or; de bois incorruptible et d'or très-fin; l'or recouvrait le bois , de telle sorte qu'elle était à la fois d'or et de bois, et ce pendant ne formait qu'une seule arche : de la même manière , dans cette seconde naissance du Fils , l'arche de son humanité innocente s'est unie à la richesse de Dieu. La richesse l'a toute couverte, tout entière, mais sans lui ôter son être propre et sans perdre le sien ; il y avait deux natures , mais une seule Personne. Et comme le mont Sinaï , lorsque Dieu donnait la loi à Moïse , était environné au sommet de flammes venues du ciel et tout couvert de la gloire de Dieu qui parlait et s'y reposait, tandis qu'à sa base il tremblait et était environné de fumée, ainsi Notre-Seigneur, qui est la Montagne de Dieu , lorsqu'il s'est fait homme, brûlait dans les hauteurs de son âme de toutes les flammes de l'amour et jouissait de la gloire de Dieu et du repos céleste, en même temps que dans la partie inférieure de lui-même il était faible, tremblant, soumis à toutes les infirmités humaines.

Jacob ( Genèse, 28, 12), sur le chemin de la Mésopotamie, s'étendit dans la campagne pour dormir : à l'extérieur il avait toute l'apparence d'un pauvre jeune homme abîmé de misère et de fatigue; mais intérieurement , dans ce moment-là même, il contemplait le chemin du ciel ouvert devant les yeux de son âme : ainsi dans cette naissance nous n'avons distingué humainement qu'un petit enfant pauvre et faible, placé au milieu d'une crèche, dans une étable, ne parlant point, pleurant beaucoup : et cet enfant, intérieurement, jouissait de la contemplation de toutes les grandeurs divines.

Lorsque, au passage du Jourdain (Josué 3.), on plaça au milieu du fleuve l'Arche de la loi ancienne, les eaux supérieures s'arrêtèrent , pendant que les eaux inférieures continuaient à s'écouler; ainsi encore, Dieu prenant naissance dans la nature humaine de Jésus-Christ et entrant en elle, la partie supérieure n'a point cessé un instant d'être tournée vers le ciel , mais la partie inférieure courut aussitôt , comme nous tous, aux douleurs et à la souffrance. C'est pourquoi, au livre de l'Apocalypse, 5, 6, l'apôtre saint Jean vit le Verbe fait homme sous la forme d'un agneau immolé: image de ce qu'il y avait extérieurement de souffrances, de douceur, d'humiliation, dans le Sauveur; mais en même temps il vit aussi que cet Agneau avait sept yeux et sept cornes, que seul il arrivait jusqu'auprès de Dieu et recevait de ses mains le livre scellé pour l'ouvrir : image nouvelle de ce qu'il y avait de grand , de fort, de sage , de puissant, dans ce même Sauveur. — Il brise les sept sceaux du livre, voilà le pourquoi de sa naissance , et ainsi la troisième et dernière merveille que nous avons à admirer.

Jésus-Christ, en s'incarnant, a eu pour but de mettre à exécution et de rendre clair et visible à tous le conseil secret de Dieu, ses desseins éternels revêtus de sept sceaux. Lorsque le livre fut ouvert, la première chose qui apparut ce fut un cheval et un cavalier blancs , avec le signe de la victoire; ensuite un autre cheval vermeil, qui troublait la paix du monde et appelait sur la terre la discorde; derrière celui-ci , un autre tout noir, qui pesait et tarifait les fruits de la terre; après cela, un autre blême et cendré qu'accompagnaient l'enfer et la mort. En cinquième lieu , on vit ceux qui avaient été affligés par la main de Dieu lui demander vengeance, et on leur donnait un adoucissement et une consolation.


Au sixième sceau, tout tremble, la terre s'abîme; au septième, le ciel se purifie, le silence s'étend sur le
monde. — Ce secret scellé, c'est toute l'œuvre de notre sanctification et de notre salut, telle qu'elle a été décrétée et ordonnée par Dieu. D'abord , ce qui vient à nous c'est la pureté et la blancheur de la grâce, mêlée de force pour que nous puissions vaincre l'ennemi. Vient après elle la tentation, semblable à un feu ardent, qui met la guerre entre la chair et la raison, celle-ci résistant avec un courage soutenu. Alors paraît le zèle de la mortification , triste, noir, qui mesure et équilibre étroitement toutes nos actions. C'est le moment où l'enfer va mettre en mouvement ses plus fortes ressources; il se lève, arrive plein d'ardeur, commence la lutte , jette le trouble , le désespoir , triomphe quelquefois, et dans ce cas fait sa nourriture du sang et de la vie des hommes.

Mais Dieu cache les siens sous son autel , les couvrant de l'aile de sa puissance ; il les console, les anime, les remplit d'une joie intérieure et profonde. Il ouvre ensuite l'issue à toute sa miséricorde, extermine tout ce qui s'est élevé contre ses élus, et la terre maudite se dessèche, pour ne produire que des épines. ll n'y a plus que le repos et le silence du ciel. Mais il n'était, comme le remarque saint Jean, aucune créature en état d'ouvrir ces sceaux et de mettre cette œuvre en exécution. Il fallait que celui qui en aurait le pouvoir fût un agneau, faible et simple d'un côté , maïs orné de l'autre de sept yeux et de sept cornes , c'est-à-dire de tout ce qui est sagesse et force; en un mot, que la faiblesse humaine fût unie à Sa puissance divine , de telle sorte que la première pût souffrir et mourir pour une expiation agréable à Dieu, tandis que la seconde donnerait à cette expiation une valeur infinie , servant à notre rachat et à la délivrance de l'humanité.

De sorte que Dieu est né ici-bas, « afin dit saint Basile, de donner la mort à la mort qui se cachait dans la chair. Ainsi les médecines, prises contre un poison , en triomphent une fois qu'elles ont pénétré dans le corps; ainsi les ténèbres, à l'apparition de la lumière, se retirent. La mort , de la même façon, a été anéantie par l'union à sa victime du Dieu immortel. Comme la gelée s'empare de l'eau tant que dure l'obscurité de la nuit , mais cède le matin aux rayons ardents du soleil , ainsi la mort a régné jusqu'à la venue de Notre-Seigneur ; mais, dès qu'a paru la gloire divine, dès que s'est levé le Soleil de justice, la mort est restée ensevelie dans sa victoire, parce qu'elle n'a pu avoir de prise sur la vie. O immensité de la bonté et de l'amour de Dieu envers les hommes! Nous sommes délivrés , et nous demandons encore comment cela s'est fait? Que faut-il donc te dire, ô homme? Tu ne cherchais pas le Seigneur lorsqu'il se cachait dans le ciel , tu ne le reçois point lorsqu'il descend et vit avec toi sur la terre ; mais tu t'informes froidement pourquoi et de quelle manière il a voulu se rendre semblable à toi. Écoute et comprends ce mystère : ce Dieu s'est fait chair parce qu'il était nécessaire que ta chair maudite fût sanctifiée, que ta chair faible et corrompue devînt forte et meilleure, que ta chair révoltée contre son Créateur s'unît parfaitement à lui , que ta chair chassée du paradis fût réintégrée dans le ciel. »

Paroles bien remarquables et bien justes! Pour réparer cette créature tombée, Dieu veut agir en personne. Son Verbe avait été l'instrument de la création universelle, c'est son Verbe aussi qui s'incarnera. Et comme ce qu'il y avait de plus malade dans la nature c'était l'être raisonnable, l'homme , il choisit la nature de l'homme. « Et Verbum caro factum est. » Ce qui devait donner la santé à l'infirme devait évidemment être sain : la nature choisie par le Verbe fut, à cause de cela, innocente et exempte de toute faute. L'Homme était une seule personne avec le Dieu , il devait donc jouir de Dieu , et dès qu'il fut uni à l'âme bienheureuse, celle-ci commença à voir distinctement la divinité à laquelle elle était unie.

Il convenait, en outre, que pour remédier à nos maux le divin médecin les ressentît par lui-même : aussi,
tout en jouissant intérieurement de la présence de Dieu , il n'était pas exempt dans son corps de l'amertume et des tristesses de l'existence terrestre. Il venait réparer ce qui était ébranlé et souillé : il ne pouvait donc souffrir que sa naissance ébranlât et souillât en rien sa Mère. Né de son Père sans le concours de la moindre passion , il devait produire dans sa Mère une merveille semblable. Enfin, comme Dieu il ne fait qu'un avec le Père et le Saint-Esprit, bien qu'il en diffère comme Personne; en se faisant homme, il a uni à sa nature divine la nature différente de son âme et de son corps, mais toujours dans une seule Personne.

Après sa mort, il réunit de nouveau , au bout de trois jours, ce corps et cette âme momentanément séparés l'un de l'autre , et une seconde fois il les fit naître à la lumière, après qu'ils eurent vaincu la mort. C'est une autre espèce de naissance , je l'ai annoncée. Examinons-la. La résurrection a été une véritable naissance , et la Sainte-Écriture lui donne ce nom. Le Père , au Psaumes 2, dit au Fils ressuscité : «Tu es mon Fils, je t'ai engendré aujourd'hui. » En effet, de la même manière que la vertu du Très-Haut avait formé dans les entrailles de la Vierge et de son sang, en toute pureté, le corps de Jésus-Christ, afin qu'il devint le séjour de l'âme sainte, de la même manière dans le sépulcre , lorsque le moment en fut venu , ce corps frappé par le trépas , privé du sang, principe de la vie, refroidi et insensible, fut de nouveau réchauffé, vivifié , animé par le sang et par les battements du cœur sous la main de Dieu.

Alors descendit du ciel la gloire, qui enveloppa ce corps ressuscité, le baigna de ses rayons, le spiritualisa, lui ôta la passibilité , en lui communiquant en même temps l'immutabilité, la force et la durée. Toutes les sources, tous les principes de la mort ainsi anéantis, Jésus détruit l'empire de la mort au moment même où elle s'applaudissait de son prétendu triomphe. Ce corps divin perdit tout ce qui le clouait à la terre ; il devint agile , autant qu'inaccessible à la douleur. Le mort reparut plus vivant que jamais, devenu lui-même vie, devenu lumière, devenu gloire; il s'élança de son tombeau, comme l'enfant sort des entrailles maternelles, destiné à vivre, et à vivre toujours. La nature recula épouvantée à cette vue. Dans la première naissance du Verbe, celle qui eut lieu par Marie, bien des choses extraordinaires et miraculeuses se passèrent, mais enfin dans beaucoup de points l'ordre commun fut respecté : ainsi, la matière de ce corps fut du sang, c'est de son propre sang que Marie remplit les veines de son Fils ; c'est elle qui l'échauffa, qui le caressa, qui l'entoura de soins, qui lui donna ses aliments aussi bien avant qu'après sa venue au monde, et enfin qui le traita comme sont parmi nous traités les enfants. Aussi ce corps fut-il , par une suite nécessaire, assujetti aux nécessités communes de l'espèce humaine : il lui fallut réparer par les aliments la déperdition de forces que causait en lui la chaleur; il se vit soumis au travail, aux rigueurs de la faim , des saisons, des accidents; en butte aux souffrances de toute nature.

Mais ici tout, sans exception, est en dehors des lois ordinaires, tout est marqué au coin de l'opération divine. Aucune force naturelle n'aurait pu réchauffer ce corps refroidi par la mort, aucune n'aurait pu rendre au sang desséché son cours habituel dans les veines, ni les esprits qui circulent et portent en tous lieux la vie. Seule, la puissance divine , la puissance de cette âme glorieuse au plus haut des cieux, a pu réchauffer le corps glacé , remplir ce qui était vide, recomposer ce qui avait été si maltraité, relever celui qui était tombé , changer le pauvre et malheureux être de la terre en un être riche et rempli de la félicité éternelle. Le Verbe revêtit de lui-même et de sa gloire, depuis les pieds jusqu'à la tête, ce corps qui devint plus éclatant que le soleil. « Je vous ai engendre avant l'aurore, de mon sein et dans les splendeurs des saints » (Psaumes. 109 , 3).

Ce qu'hier vous avez dit, Marcel, touchant la naissance corporelle de Notre-Seigneur, on peut l'entendre parfaitement de cette naissance nouvelle dont je parle. Le Saint-Esprit, qui d'un coup-d ’œil
embrasse toutes choses, unit souvent dans une même expression plusieurs vérités diverses quant au nombre. Que dit-il ici? que le Sauveur, quand il est sorti du sein de la terre, est né véritablement avec l'aurore, dans les splendeurs des saints, ou, comme nous pouvons traduire, dans les plus saintes splendeurs. En effet, on vit alors s'unir en lui et rendre sensibles ses glorieux avantages trois principes particuliers de splendeur : la divinité qui est le foyer de cette lumière, l'âme de Jésus qui en est toute environnée, le corps renouvelé et répandant à son tour d'éclatants rayons. La splendeur infinie de Dieu reflétait sa beauté sur l'âme, laquelle la reflétait sur le corps, qui devenait lui-même comme une image resplendissante de l'éclat divin.

Il est dit Dans les splendeurs des saints, parce que quand Jésus-Christ naquit ainsi du sépulcre il ne naquit pas seul comme la première fois; mais on vit naître en lui et avec lui les vies saintes et les vertus de tant de fervents adorateurs qui ont depuis suivi le royal chemin que Jésus avait ouvert.

Il combla de joie et d'un bonheur céleste les âmes qu'il avait retirées des limbes. Vous nous le disiez hier, Marcel, au moment de la Cène le Sauveur nous prit tous en lui-même, nous unit plus intimement à sa personne, afin que la mort qu'il allait endurer pour tous les hommes fût aussi partagée par eux tous. Ainsi, quand il est ressuscité, comme lui, avec lui et en lui, nous sommes tous ressuscités, tous nous sommes nés de nouveau à la justice et à la gloire. Lui-même emploie à ce sujet une belle comparaison (Jean. 12 , 24) : « Si le grain de blé, dit-il , après qu'il a été jeté en terre, ne meurt point , il demeure seul ; mais s'il meurt, il donne un fruit abondant. » Comme donc le grain semé, s'il tire à lui l'humeur de la terre, s'il pourrit et s'il se transforme, donne mille grains quand il se produit au-dehors, ainsi Notre Seigneur, déposé sans vie dans la terre, a attiré à lui le plus intime de la nature humaine, l'a purifiée et fécondée dans sa personne, en la dotant de ses qualités , s'est montré avec elle ressuscité, devenu épi et non plus seulement un grain.

C'est pourquoi , lorsque ce brillant et divin Soleil se leva , on vit sortir de lui une infinité de rayons, une masse de splendeurs sans égale , la vie, la lumière, la réparation de tous les êtres. Ce jour fut un jour d'allégresse universelle, parce qu'il fut celui d'une naissance universelle. Naissance bien préférable à celle de Bethléem, non-seulement parce qu'alors le Sauveur naquit passible, tandis qu'ici il naît immortel ; non-seulement parce qu'ici tout est miracle et merveille, tandis qu'alors la nature opéra suivant ses lois en bien des points; non seulement parce que cette seconde naissance fut partagée par plusieurs ; mais encore parce qu'elle a eu lieu après la mort, que ç'a été la gloire après les travaux, la félicité après les souffrances les plus cruelles. Sujet d'espérances si grandes pour nous ! C'est parce qu'il est tombé que Jésus s'est levé; c'est parce qu'il est descendu qu'il est monté; c'est parce qu'il a bu de l'eau du torrent qu'il a levé la tête (Psaumes 109, 7) ; c'est parce qu'il a obéi jusqu'à la mort qu'il a retrouvé la vie pour régner au Ciel. Plus donc les fondements ont été profonds, plus les racines se sont enfoncées, plus nous devons comprendre que le fruit est grand. Autant les douleurs ont été vives et horribles, autant la gloire et la félicité sont étendues.

Mais combien sont incompréhensibles les merveilles du Seigneur ! Celui qui est ressuscité avec tant d'éclat, de gloire et de grandeur, celui qui vit éternellement heureux dans les splendeurs de l'éternité, a trouvé encore un moyen de naître encore entre les mains du prêtre dans la sainte Hostie. Quel Fils donc, ô mon Dieu! et à combien de titres il mérite ce nom! Oui, c'est aussi une naissance que cette transformation du pain en son corps, que ce changement du vin en son sang. Jésus apparaît de nouveau là où l'appelle le prêtre. L'hostie est comme les entrailles, les paroles comme la vertu fécondante, la matière et la forme du pain comme la substance du corps. L'Écriture elle-même, dans cette circonstance, donne à Jésus-Christ le Nom de Fils : preuve évidente qu'une naissance s'y accomplit. On lit au Psaumes 71, 16 :  « La fermeté sera sur la terre, sur le haut des montagnes : » passage dans lequel le mot fermeté, firmamentum , signifie le blé , qui donne au cœur sa force, ainsi que David l'explique lui-même au Psaumes 103, 15. Et vous savez que beaucoup de docteurs entendent ce texte du Pain sacré de l'autel. Vous savez de plus que l'original porte Pisath Bar, mot-à-mot poignée de blé choisi, et même pour Bar on lui attribue aussi le sens de Fils.

Le Prophète dit donc que dans l'empire dû Messie , lorsque fleurira sa loi , entre les merveilles qui s'accompliront il faudra compter la présence d'une petite partie ou d'une poignée de blé parfait, ou d'un Fils; en d'autres termes, ce sera le Fils qui paraîtra être ce peu de blé , parce qu'il se montrera sous cette figure et que nous le verrons semblable à un petit pain. Je vais plus loin : non-seulement cette consécration de l'Eucharistie est pour Notre-Seigneur une véritable naissance, mais elle est comme un abrégé, un résumé, une somme de toutes ses autres naissances. Dans l'éternité il naît comme Verbe, comme parole prononcée par l'intelligence divine : ici il commence à naître dans l'Hostie par la vertu de la parole du prêtre. Dans sa résurrection , il naquit du sépulcre avec sa véritable chair, amenée aux conditions et aux qualités de l'âme et revêtue de sa gloire : dans l'Hostie réside également son véritable corps, mais glorieux aussi et tout spirituel , tout entier sous les apparences du pain et sous chaque partie de ce pain.

Quand il naquit de la Vierge Sainte , il était en possession de l'éternelle félicité dans la partie supérieure de son âme, et en même temps passible dans son corps, sujet à la mort et aux douleurs de la vie ; il ne paraissait à l'extérieur qu'un pauvre et humble Juif: ainsi sur l'autel il n'est pour les yeux du corps qu'un peu de pain méprisable, tandis qu'à l'intérieur c'est le trésor des trésors célestes. Dans ce qu'on en voit, on peut le diviser, le broyer, le manger ; mais, dans ce qui est caché, ni le mal ni la douleur n'arrivent jusqu'à lui. Quand il naît de son Père , c'est en lui , comme dans l'idée divine , que se produisirent toutes les créatures, nous l'avons expliqué ; en prenant notre chair , il a voulu la purifier et la sauver ; en sortant du sépulcre , il nous a conduits tous avec lui à la vie ; de sorte que dans chacune de ces naissances il a eu en vue quelque bien , quelque avantage pour l'homme : ici encore c'est ce but charitable qui le fait agir.

Non-seulement il a mis dans cet auguste sacrement son corps véritable, mais il y embrasse tous
ses membres d'une manière mystique; unis à lui dans ses autres naissances , nous ne pouvions manquer de l'être encore dans celle-ci; en sorte que, renfermés comme nous le sommes dans son adorable Personne, lorsqu'il nous visite par la communion, nous nous unissons plus étroitement que jamais entre nous, de manière à ne faire tous ensemble qu'une âme et un corps. Le pain toujours chaud qui se conservait dans le temple, en présence de l'Arche, et qui figurait ce Pain divin , est appelé par l'Écriture Pain de lumière, afin que nous entendions bien que le Pain véritable représenté par cette image contient d'innombrables flambeaux, c'est-à-dire qu'il renferme en lui-même tous ses membres et que , comme sa divinité embrasse et contient toutes les créatures , son humanité, dans le sacrement où il se cache, contient et embrasse également tous les siens. Ainsi donc, là encore il procure notre bien suprême, celui de lui être unis; et, pourparlers plus proprement et plus exactement, nous dirons que dans cette naissance quotidienne de l'autel il met plus particulièrement à exécution ce qu'il avait résolu et préparé pour nous dans ses naissances précédentes.

En effet, caché dans l'Eucharistie et devenu notre nourriture, il pénètre réellement dans nos entrailles,
et , unissant sa chair sacrée à la nôtre , il alimente à la fois l'âme , s'il la trouve bien disposée , et le corps qu'il purifie ; il éteint le feu de la concupiscence , détruit en nous le vieil homme, ôte au mal ses racines, nous communique son être et sa vie, et, alors que nous le mangeons, il nous mange lui-même, nous pénètre de ses qualités, et enfin nous change en d'autres lui-même. C'est la moisson après la semence qu'il a faite dans ses autres naissances : ce qu'exprime parfaitement bien David par ce verset du Psaumes 110:  « Le Seigneur plein de miséricorde et de tendresse a fait un mémorial de toutes ses merveilles : voici qu'il donne leur nourriture à ceux qui le craignent. » C'est que, dans cette nourriture toute divine, préparée spécialement à ses serviteurs fidèles, il a résumé toutes ses grandeurs passées, il a montré une irrécusable preuve de son infini pouvoir, de son infinie sagesse, de sa miséricorde , de son amour. Non content de s'être fait homme, d'être mort pour nous donner la vie, d'être ressuscité pour nous conduire avec lui à la gloire , de se tenir toujours à la droite de son Père afin de nous servir de protecteur et d'avocat, il veut nous consoler de plus près, se rendre plus présent, nous serrer contre son sein , nous enfermer dans son cœur : et alors il se donne en nourriture, il naît sous la ligure d'un peu de pain, descend dans notre poitrine; là , échauffé par les flammes de l'amour que nous lui rendons , il prépare une dernière naissance, qui sera la cinquième et la dernière dont j'ai promis de parler : ce que je vais faire tout de suite , si vous le jugez à propos , Sabinus.

Julien s'arrêta un instant. Sabinus, lui adressant un sourire aimable, répondit : — « Je suis enchanté,
Julien , que vous vous mettiez à mes ordres. N'avais-je pas raison à dire que vous ourdissiez une longue trame? Assurément vous nous avez dit de grandes et belles choses jusqu'à ce moment , sans compter celles que vous nous réservez encore. Pour celles-ci cependant j'ai bien quelque doute en tête, vous ne vous en tirerez pas aussi brillamment. »

— « Comment ! répondit Julien , vous n'admettez pas que Jésus-Christ prend naissance en nous lorsque Dieu sanctifie nos âmes? »
— « Je lis dans saint Paul (Galates 4, 19 ) : « Mes petits enfants , je vous enfante de nouveau, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. »


Or, cela veut dire, il me semble, qu'à mesure que l'âme pécheresse se convertit et se dépouille de ses vices, Jésus se forme en elle, naît en elle. Notre-Seigneur dit lui-même, de ceux qui lui sont fidèles et qui lui ont conservé leur amour, qu'ils sont son père et sa mère (Matthieu 12, 49-50). Mais si , lorsque l'âme qui était malade vient à se sanctifier, on dit que Jésus naît en elle, on dira également bien qu'elle naît en lui. En sorte , pour conclure et pour entrer plus entièrement dans vos pensées, Julien, au lieu de les combattre, que c'est une même chose pour nous que la naissance de Jésus-Christ par la sanctification des fidèles, et la naissance de ceux-ci en Jésus-Christ, puisque ce sont de part et d'autre les mêmes conditions!

Marcel nous a d'ailleurs suffisamment édifiés, hier, au sujet de notre naissance spirituelle. Par conséquent, Julien, il me paraît impossible que vous ayez ici rien de nouveau à nous apprendre. Voilà l'objet du doute pour lequel je vous ai interrompu. »

— « Dans l'exposé même de ce doute, Sabinus, vous m'avez tout simplement ouvert la voie ; je n'ai plus qu'à suivre. C'est une vérité certaine que ces deux naissances ont lieu corrélativement, que , toutes les fois que nous naissons en Jésus-Christ, Jésus-Christ naît en nous , et que la sainteté , la justice et le renouvellement de nos âmes sont les moyens qui procurent cette double naissance. Cependant , encore que leur union les puisse faire confondre , un peu d'attention et de réflexion nous fera trouver entre les deux une distinction marquée. Que Jésus-Christ naisse en nous, c'est proprement, après que la tache du péché a été effacée de notre âme qu'elle rendait semblable au démon, recevoir la grâce et la justice que Dieu crée en nous et qui est comme une image de Notre-Seigneur qui nous amène à sa ressemblance.

C'est encore, de notre part, recevoir l'Esprit même de Jésus-Christ qui vient se placer comme l'âme de l'âme, se répandre sur elle tout entière, s'emparer de ses puissances, non point à la hâte et pour un moment, comme il arrive dans les méditations et les oraisons des âmes pieuses ou dans les ravissements extatiques , mais d'une manière durable , avec des délices sans fin pour nous , de la même manière que l'âme elle-même habite le corps. « Celui qui m' aimera, dit-il (Jean 14 , 23), sera aimé de mon Père; nous viendrons à lui, et nous demeurerons en lui. » Il vient donc pour résider, et non pas seulement pour nous causer une jouissance passagère. C'est pourquoi , après ce qu'a expliqué Marcel de la façon dont nous naissons en Dieu, nous avons à étudier longuement la naissance de Jésus en nous.

Nous avons déjà dit qu'elle consiste proprement en ce que l'esprit de Jésus-Christ commence à vivre dans l'âme du fidèle. Voyons donc d'abord la manière dont Jésus se montre à nous dans l'oraison, ensuite quand et comment il naît en nous, et avec quels accroissements. — Et premièrement, entre cette union de l'esprit de Jésus-Christ avec nous, que nous appelons sa naissance, entre sa venue dans l'âme du juste et les manifestations de lui-même dont il nous favorise dans l'oraison, la différence principale est que la naissance emporte l'union de Jésus avec l'essence de l'âme, sans que celle-ci s'en aperçoive au premier abord.

Le Sauveur semble placé au milieu de cette âme, comme le dit lsaïe, 12, 6 : « Réjouis-toi et sois dans l'allégresse , fille de Sion, parce que le Dieu d'Israël est au milieu de toi. » De ce trône où il réside ainsi , le Sauveur étend son empire et dilate son séjour de plus en plus. Mais dans les lumières de l'oraison , dans la joie qu'elle procure, toutes les relations de Jésus-Christ sont avec les puissances de l'âme, avec l'entendement-, la volonté et la mémoire d'où quelquefois elles atteignent les sens eux-mêmes, affectant le corps de la façon qui lui est propre. C'est l'âme communiquant, a celui qui lui a été donné pour compagnon, une partie des douceurs qui lui sont ménagées à elle-même. Aussi ces lumières, ces transports, cette union bénie de l'âme avec Jésus-Christ dans l'oraison, ont toute la rapidité d'un éclair; ils ne durent qu'un moment. Nos puissances intellectuelles et corporelles, tant que dure cette vie, sont nécessairement distraites et emportées à d'autres préoccupations, à d'autres soucis, sans lesquels il n'y a de vie ni possible ni convenable.


Il y a encore une autre différence : c'est que, dans l'union de l'esprit du Fils avec le nôtre, que nous désignons sous le non; de naissance, cet esprit tient la place d'une âme par rapporta notre âme, il s'y comporte comme étant l'âme de l'âme, l'incitant à agir et à se mouvoir comme elle le doit, et l'âme obéit à cette direction; mais, s'il se communique dans l'oraison par la joie et la lumière, dans cet état l'âme presque tout entière et ses puissances demeurent dans un repos absolu, c'est lui seul qui opère en elles, leur communiquant cet ineffable bien que les langues humaines ne sauraient rendre. Conséquemment, la première union est une union de vie, la seconde une union de repos et de jouissance; l'une est l'être même, l'autre ce qu'il y a de doux dans l'être; l'une est destinée à durer, son absence serait la mort; l'autre est accidentelle, plus agréable que nécessaire.

Première observation.

En outre, Jésus-Christ naît en nous lorsqu'il veut que notre âme, portant les yeux sur sa propre vie et voyant les désordres qui la dégradent, en prenne horreur, à la pensée du déplaisir qu'ils causent à Dieu, et se convertisse avec amour, avec foi , avec contrition. C'est alors que ce Fils adorable naît en nous. Et je dis qu'il naît, parce que son esprit entre dans l'âme, la remplit, y produit la grâce, cette grâce qui est comme un soleil, comme un rayon éclatant parti de lut et embellissant l'intérieur du fidèle. Ainsi fixé, comme le propre de la vie c'est l'action , Jésus commence à agir. Celui donc qui vivait dans le sein du Père dès avant tous les siècles commence à vivre de la sorte en nous; Celui qui est né parfait de Dieu commence à se montrer en nous comme un enfant. Non pas , certes , qu'il y ait en réalité la moindre diminution , le moindre affaiblissement dans ses divines perfections (il ne saurait venir en nous autre qu'il n'est dans l'éternité), mais c'est que dans nos âmes il modère son action et la mesure à notre capacité bornée.

Tout entier dans notre âme , il n'y agit pas aussitôt suivant son infinie puissance. Plus tard et peu-à peu son action grandit, il semble prendre des forces, jusqu'à ce que, suivant l'expression de l'Apôtre (Éphésiens 4, 13), il arrive à l'homme parfait, à la mesure de l'âge plein de Jésus-Christ . A l'homme parfait, c'est-à-dire que la vie et l'action de Jésus dans notre âme n'est pas, même à ce moment , ce qu'elle est dans sa Personne divine; nous serions incapables de supporter une pareille grandeur. C'est pourquoi, bien que tout l'esprit de Jésus-Christ réside dans notre âme dès le premier moment où il s'y établit , cependant il n'y fait pas tout de suite tout ce que lui permet sa puissance , mais il se montre d'abord enfant dans son action, puis plus fort, puis enfin grand et parfait. C'est d'ailleurs ce que nous voyons faire à notre âme : elle attend, pour se montrer telle qu'elle est, le progrès des années et le développement des organes qui la doivent servir. Nous disons donc de Jésus-Christ, lorsque sa vie se fait davantage sentir en nous, qu'il prend croissance.

Nous résumerons l'observation en disant que cette naissance et cet accroissement ont trois degrés : le premier, ce lui de l'enfance , où le mouvement n'est pas très-sensible ; le second, celui de l'âge plus avancé; le troisième, celui de l'âge parfait. Dans le premier, Jésus riait et vit dans la partie la plus élevée de l'âme; dans le second , dans la partie que nous appelons inférieure ; au troisième, dans cette même partie inférieure et dans le corps entier. Nous appelons le premier l'état de la loi , je vais tout-à-l'heure dire pourquoi; le second l'état de grâce; le troisième l'état de gloire. —

Entrons dans cette doctrine, en tenant toujours pour principe convenu que notre âme a deux parties. L'une divine, qui d'elle-même s'élance vers le ciel et vit de justice et de vérité tant que rien ne la détourne de cette généreuse inclination; immortelle de sa nature, très-propre à se livrer à la contemplation et à l'amour des choses éternelles. La seconde de qualités beaucoup moindres , penchée vers la terre, unie au corps qu'elle protège et chérit; sujette aux passions et à l'inconstance qui troublent sa manière d'être; qui s'abandonne à la crainte, à la joie, à l'envie, aux larmes, et qui, finalement, est tellement attachée au corps, qu'elle ne peut sans lui faire ses œuvres propres d'âme. Ces deux parties sont comme deux sœurs nées ensemble , et pourtant de caractères tout opposés, ne pouvant agir en commun et se faisant sans cesse la guerre.

Il est dans l'ordre que la seconde reçoive la loi de la première; mais elle se révolte souvent, saisit le gouvernail et fait violence à sa souveraine. L'une représente le ciel, l'autre la terre; c'est Jacob et Esaû , enfants de la même mère , combattant l'un contre l'autre. Ceci est donc présupposé.

Quand l'âme en est arrivée à détester ses vices et que Jésus-Christ commence à naître en elle , le Sauveur, avons-nous dit, place son esprit au milieu d'elle, au centre, dans la substance de l'âme, dans la partie supérieure qui vient d'être décrite. Là il vit dans le premier état de naissance, éclairant l'âme, la redressant, la renouvelant, lui donnant la force et la droiture afin qu'elle accomplisse convenablement ses devoirs. Quant à la partie inférieure, dans ce premier état d`esprit de Jésus ne s'étend pas à elle directement; il lui donne cependant un maître pour la gouverner, la partie supérieure qu'il remplit; ou bien lui-même veut lui en servir, lui traçant des principes de conduite, lui apprenant à se connaître, la retenant dans ses écarts par des menaces ou par les craintes secrètes qu'il lui inspire : de là l'esprit servil, la contradiction, la lutte.

Il semble que Notre-Seigneur soit alors comme Moïse qui , tout en marquant ce qu'il faut faire, ne délivre pas son peuple des mauvais penchants qui le font prévariquer. Moïse sur le haut de la montagne jouissait de la conversation de Dieu , recevait sa grâce et sa lumière, et descendait ensuite vers les Juifs tout charnels et tout troublés, pour leur marquer la volonté d'en-haut et les engager à s'y soumettre par les effroyables châtiments réservés aux pécheurs. Ainsi la partie la plus élevée de nous-mêmes, dès que Jésus-Christ naît en elle, sanctifiée par lui et vivant de son esprit, dicte des lois, fait des menaces, promet des punitions à la partie inférieure, dont les mouvements de concupiscence et les
passions bouillonnantes troublent la vie, comme ferait une révolte au milieu d'un peuple nombreux. Les Hébreux se soulevèrent plusieurs fois contre Moïse, montrant qu'ils n'acceptaient le joug qu'à contrecœur ; d'où le combat des volontés , les troubles , des punitions exemplaires de la part du législateur : de même, la partie inférieure dont je parle prête souvent une oreille indocile aux avertissements de son aînée, toute pleine de Jésus-Christ; la lutte s'engage, la bataille se perpétue.

Mais Moïse, pour conduire son peuple à la terre du repos qu'il lui avait promise, lui persuada premièrement de sortir de l'Égypte, le mena au désert, et l'y maintint longtemps par des marches continuelles; il lui avait ôté tout secours humain pour lui assurer celui de Dieu seul, qui se manifestait par la nuée , par la colonne de feu , par la manne venue du ciel, par l'eau du rocher, et par-là il l'habituait à s'élever vers Dieu, jusqu'au moment où il passa le Jourdain avec Josué, purgea la Palestine de ses ennemis et y goûta le repos d'une nation libre; Jésus vint ensuite s'incarner au milieu des Juifs. De même , l'esprit du Seigneur, né dans ce que l'âme a de plus élevé, afin de réduire à l'obéissance la partie la plus basse qui se laisse entraîner par la chair, l'esprit du Seigneur, dis-je, semblable à un autre Moïse, lui persuade de se retirer de l'Égypte, lui fait éprouver quelques souffrances, quelques privations, et , l'écartant peu-à-peu de ses tristes affections qu'il éloigne chaque jour, lui faisant aimer la pauvreté et le dénuement du désert, lui donnant sa manne , exterminant tour-à-tour ses ennemies les passions et l'accoutumant elle-même au repos et à la joie sainte du bien, croît et se fortifie sur elle, jusqu'à ce qu'enfin il y pénètre entièrement et la domine comme la première. Ce n'est pas qu'il lui ôte les besoins et les charges de la nature, tels que les sentiments raisonnables , la condition de la souffrance et de la mort; mais il détruit en elle, du moins en grande partie , ce qu'elle a de vicieux et de méchant.

- Tel est le second degré que j'ai annoncé , où l'esprit de Jésus-Christ vit dans les deux parties de l'âme : dans la première, qui est toute céleste , en la sanctifiant , en l'assimilant en quelque sorte à Dieu; dans la seconde, plus voisine de la chair et plus portée à en subir les lois, en la purifiant et en la dégageant peu-à-peu de ce qu'elle a de mauvais et de dégradé. A la place donc de la mort que celle-ci donnait ordinairement à l'esprit, voici que Jésus notre Sauveur combat en elle et détruit à peu près tout ce qui s'y montre contumace et rebelle. Sa conduite est la même dans cette circonstance qu'elle a été pendant sa vie mortelle avec ses disciples.

Comment les traitait-il ? Il commençait par les convertir, puis insensiblement il corrigeait en eux les affections de la nature par différents remèdes, par des paroles, par des exemples , par des douleurs et des peines; à la fin, après sa résurrection , les ayant déjà rendus ce qu'ils devaient être, conformes à lui , humbles et unis ensemble dans Jérusalem , il envoya sur eux avec abondance son Esprit, qui les rendit saints et parfaits. Sa conduite est la même encore à notre égard quand il naît en nous : il traite d'abord avec la raison, il la fortifie contre la violence des sens, puis, avançant avec mesure , il répand son esprit, comme dit le prophète Joël, 2, 28, sur toute la chair. Alors s'accomplit ce que dans l'Oraison dominicale nous lui demandons quotidiennement : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. » Car Dieu commande dans le ciel de l'âme, et il est obéi tout aussi bien dans sa partie terrestre. Jésus remplit le cœur de lui-même, il se montre véritablement Christ dans cette âme qu'il oint de la tête aux pieds et qu'il béatifie pour ainsi dire.

Bien qu'il ne lui communique pas la vue de Dieu, il lui donne beaucoup de cette vie qui doit durer toujours, il la soutient avec la vie même de son esprit qui un jour la conservera éternellement au ciel. Tel est le pain que nous lui demandons encore chaque jour lorsque nous lui disons : « Donnez-nous notre pain, » notre pain de plus tard ( car c'est le sens de l'original grec) , donnez-le-nous « aujourd'hui. » C'est bien notre pain , panem nostrum, puisque vous nous l'avez promis; notre pain, parce que sans lui il n'y a point de vie; notre pain, parce que lui seul apaise la faim de l'homme. Ce pain, cette vie que vous nous avez promis, Seigneur, donnent la force d'attendre ce que vous réservez à ceux qui vous aiment.

Quand donc la naissance de Jésus- Christ en nous en vient à cet état, quand sa vie est arrivée à ce développement, Jésus est véritablement et tout spécialement en nous le Messie promis par Dieu. L'état de la grâce est alors dans nos âmes, parce que la grâce les baigne entièrement; ce n'est plus l'état de la loi, l'état de la servitude et de la crainte; tout Se fait avec plaisir et jouissance intérieure : car Notre-Seigneur se montre vivant dans la partie autrefois rebelle et pécheresse , à laquelle il fallait le frein des châtiments et de la crainte. C'est l'état de l'Évangile  car cette naissance du Sauveur, cette vie qu'il commence dans les deux parties de l'âme, la manière dont il les sanctifie en y détruisant le vieil homme, tout cela est assurément l'effet de la bonne nouvelle évangélique, c'est ce Royaume des Cieux dont il y est toujours question , c'est l'œuvre propre que s'est réservée à lui seul le Messie, le Fils de Dieu annoncé par l'Écriture.

« Il l'avait juré avec serment à notre père Abraham , dit Zacharie (Luc. 1, 73-75), il devait se donner à nous , afin que, nous délivrant de nos ennemis, nous pussions le servir dans la crainte , dans la sainteté et la justice, en sa présence et pendant toute notre vie. » C'est l'état de la joie, par ce que l'Esprit divin produit dans l'âme tous ses fruits, qui sont, au dire de l'Apôtre (Galates. 5, 22) « la charité, la joie, la paix, la patience, l'espérance dans les maux. »

Aussi le prophète Isaïe, 61, 10, dit-il au nom de ceux qui sont arrivés à cet état : « Plein de joie je me réjouirai dans le Seigneur, je livrerai mon âme à l'allégresse dans mon Dieu, parce qu'il m'a revêtu du vêtement du salut et m'a environné du vêtement de la justice. Il m'a traité comme un époux , mettant sur ma tête une couronne , et comme une épouse que l'on orne de joyaux. » C'est aussi, en une certaine manière , un état de liberté et de commandement , c'est celui que saint Paul désignait lorsqu'il écrivait aux Colossiens, 3, 15 : « Que la paix de Dieu élève sa bannière et place la couronne dans vos cœurs. »

Car, au premier degré , la grâce et la paix de Dieu semblait fixée sur la frontière de nos âmes, environnée d'ennemis, enveloppée de périls; mais, une fois entrée, elle se dilate, elle s'étend sans obstacle, maîtresse divine et absolue. Ce n'est pas à un moins visible titre un état de vie et de mort, puisque la vie de Notre-Seigneur se répand sur la partie élevée de l'âme et la vivifie, en même temps qu'elle tue toutes les affections mauvaises, toutes les passions du corps. « Si Jésus-Christ est en vous, écrivait encore saint Paul aux Romains, 8, 10, votre corps est sans doute mort , quant au péché; mais l'esprit vit par la vertu delà justice. »

Enfin , pour terminer, c'est un état d'amour et de paix; les deux parties de l'âme s'unissent comme deux sœurs, les sens se plaisent à obéir à la raison , Jacob et Ésaü deviennent amis. Vous le savez, Sabinus, Rébecca , femme d'Isaac , conçut en même temps ces deux Fils , qui avant même de naître combattaient l'un contre l'autre ; et, comme elle était désolée de ce symptôme qui lui faisait craindre pour l'avenir, Dieu lui déclara qu'elle portait dans ses entrailles la tige de deux peuples qui seraient constamment ennemis , et que celui qui naîtrait le premier serait vaincu par l'autre.

Au temps voulu, on vit naître d'abord un enfant roux et couvert de poils, puis un second enfant tout différent qui tenait le premier par le pied. Ce dernier reçut le nom de Jacob, l'autre fut appelé Ésaü. Leurs inclinations ne furent pas moins différentes que leurs visages. Ésaü aimait la chasse et les courses dans la campagne, Jacob préférait le séjour à la maison. C'est là qu'un jour il acheta à son frère le droit d'aînesse, qui lui servit un peu plus tard à obtenir la bénédiction d'Isaac , lequel croyait bien avoir Ésaü auprès de lui.

De-là une inimitié mortelle entre les deux frères, Ésaü menaçant continuellement Jacob. Ce saint jeune homme , sur le conseil de sa mère, voulut fuir l'occasion ; il abandonna la maison de son père et se mit en route vers le Levant. En chemin , il vit le ciel ouvert sur sa tête. Chez son beau-père, il servit pour obtenir Lia et Rachel, dont il eut une grande fortune et de nombreux enfants. Lorsqu'il revenait dans son pays, il lutta avec un ange, en fut béni, changea à la fois de nom et de route, et bientôt fut en présence de son frère Ésaü tout apaisé et tout ami.

Appliquons cette histoire, qui est pour nous toute symbolique. Les deux parties de notre âme sont aussi nées ensemble; entraînées, elles aussi, par des appétits contraires, elles luttent l'une contre l'autre. D'elles naissent ensuite deux familles bien différentes : l'une obéissant à la chair, l'autre se guidant d'après la raison et la justice. Les sens naissent d'abord, c'est leur action qu'on aperçoit avant tout; la raison ne se montre que plus tard; Jacob après Ésaü. La partie inférieure, celle des sens, est toute couverte de sang, elle aime la divagation, le désordre, elle ne veut suivre que ses passions. : la partie supérieure , au contraire , est amie du repos , du foyer paternel , où elle passe ses jours dans
la contemplation de la vérité : aussi reçoit-elle la bénédiction et le droit d'aînesse.

Mais bientôt ce partage déplaît aux sens, qui montrent leur cruelle malveillance contre la raison. Celle-ci , pour éviter l'occasion, guidée par la sagesse sa mère , se retire. Les yeux fixés sur l'Orient, elle marche de ce côté, aperçoit la splendeur de Dieu, qui lui promet son secours, travaille pour obtenir Rachel et Lia, jusqu'à ce qu'enfin, approchant de sa véritable patrie , elle vient se confondre dans les divins embrassements du Seigneur. Dans la bénédiction qu'elle demande et qu'elle obtient, sa cuisse, comme celle de Jacob, se dessèche, c'est-à-dire que la concupiscence est mise en fuite; l'homme devient boiteux, il se nomme Israël. Israël, parce qu'on voit clairement en lui l'efficacité de la vie divine; boiteux, parce qu'il ne se rend que d'un pied aux intérêts mondains , et ce pied unique c'est pour lui la nécessité, jamais le plaisir.

Arrivée donc à ce point, la partie inférieure, le corps, se soumet à la raison , fait avec elle la paix, lui voue son amour, et ensemble désormais elles se réjouissent dans la possession de leurs biens , sous l'empire de l'esprit de Jésus-Christ. C'est bien là ce qu'exprime le Psaume 132 tout entier : « Oh! qu'il est bon, qu'il est doux et agréable à des frères d'habiter les uns avec les autres pour ne former qu'un cœur! Il n'y a pas plus de douceur dans cette huile versée sur la tête du prêtre , qui descend sur son visage et se répand jusqu'au bord de ses vêtements. C'est comme la rosée de la montagne d'Hermon qui tombe sur Sion. C'est là que le Seigneur a placé sa bénédiction et la vie pour tous les siècles.»

Oui, nous devons véritablement en convenir, c'est alors, c'est lorsque les deux parties de notre âme vivent dans la paix et la concorde, comme amies et comme sœurs, que nous avons tout le bonheur, toute la félicité de la vie.

Le prophète dit que cette paix est douce et suave comme l'huile parfumée, comme la rosée d'Hermon : car le Fils de Dieu , qui naît et qui vit ainsi dans notre être , qui est lui-même tout onction, tout rosée, se répandant de la partie supérieure dans la partie inférieure , les pénétrant peu-à-peu l'une et l'autre , produit lui-même cette paix et ce plaisir. Et de plus , n'omettons pas ce détail , la partie supérieure de l'âme en est comme la tête, l'autre représente le bas du visage et la frange des vêtements ;
l'une est la montagne de Sion, où l'on contemple le Seigneur, l'autre le mont Hermon , c'est-à-dire la destruction.

Quand Notre-Seigneur naît de la sorte, celui en qui il vit dit avec saint Paul (Galates 4, 20) : «Non, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ gui vit en moi. » Cette âme, en effet, vit et ne vit pas. Elle ne vit pas d'elle-même, mais elle vit de Jésus-Christ, qui la remplit, la pénètre, fait son bonheur, sa force, sa joie, toute son existence. « Seigneur, dit Isaïe, 9 , 3, ils se réjouiront devant vous comme ceux qui se réjouissent à la moisson , comme les vainqueurs partagent les dépouilles de l'ennemi. »

La moisson, en effet, est un temps de joie singulière; c'est le moment où l'on recueille le fruit de longs et durs travaux ; on se trouve heureux d'avoir été si bien servi par le sol en qui on avait mis sa confiance; par la miséricorde divine, ce qui paraissait pourri et perdu dans la terre a donné cent pour un. De même, en arrivant à ce point de la vie spirituelle, nous commençons à recueillir le fruit de notre foi et de notre pénitence; nous voyons que noire espérance n'a pas été trompée, que notre Dieu est plein de générosité et qu'il nous donne plus qu'il n'avait promis. — Quant au partage des dépouilles , on peut dire qu'après la victoire trois choses réjouissent le vainqueur : la fin du danger, l'honneur obtenu, les richesses conquises. Ces mêmes sentiments, avec des motifs semblables, sont dans les fidèles dont je parle.

Expliquons-nous. Les sens et leurs appétits grossiers étant vaincus et en quelque sorte mis à mort par là présence du Rédempteur et par la victoire de son esprit, le chrétien non-seulement échappe au péril, mais il se trouve inopinément heureux et riche. C'est pour cela qu'il se réjouit devant le Seigneur, à qui il doit tout, et c'est ce qui lui fait ajouter avec le même prophète : « Vous avez, comme au jour de Madian, brisé le joug qu'il faisait peser sur vous , la verge de son épaule et le sceptre de sa tyrannie. » C'est avec raison qu'il appelle joug pesant la dure loi qui a mis le péché dans notre âme , et verge de son épaule les châtiments qui menaçaient constamment l'homme. De son épaule, expression rappelant les bourreaux et les ministres de la justice dans l'antiquité, lesquels portaient sur l'épaule une poignée de verges dont ils frappaient le condamné. Jésus renverse tout cet empire mauvais lorsque de la partie supérieure de lame il descend dans la partie inférieure et vient pour ainsi dire à naître dans notre chair. Alors il l'agite comme au jour de Madian. Vous savez de quelle manière Gédéon triompha de ce peuple ennemi , sans le secours des armes, avec les seuls vases qu'il brisa les uns contre les autres au bruit inattendu des trompettes.

Lorsque Jésus commence à nous visiter, ce n'est point que nous l'ayons mérité; c'est son infinie puissance qui , semblable à une lumière placée au centre de l'âme, s'y enferme d'abord, pour se découvrir ensuite subitement , ébranlant et déconcertant, par cette apparition , ce qu'il y a de terrestre et de charnel dans la partie inférieure. L'ennemi , à cette vue , au bruit de la voix du Sauveur, prend la fuite et disparaît. Dans un songe qu'eut un Madianite du camp, il vit un pain d'orge cuit sous la cendre, qui roulait et détruisait dans sa course les tentes des soldats : Jésus-Christ, de même, pain de qualité inférieure en apparence, mais cuit dans les travaux et les souffrances , roulant en nous pour y fonder sa puissance , renverse les tentes et les ouvrages du démon, qu'il finit par livrer aux flammes de ce feu qu'il nous a dit lui-même être venu apporter sur la terre (Luc. 12, 49).

Nous lisons dans Isaïe, 30, 19-21 : « Le peuple de Sion habitera dans Jérusalem ; tu ne verseras plus de larmes amères, celui qui a pitié aura pitié de toi; au premier cri qui s' élèvera vers lui , il t'exaucera. Et le Seigneur vous donnera un peu de pain et un peu de vin ; il ne t'ôtera point ton docteur , que tes yeux verront toujours présent.
Et tes oreilles entendront derrière toi une parole qui dira : Voici la voie, prenez-la , et ne vous écartez nia droite ni à gauche.»
Image que je vais faire ressortir.

Le peuple qui occupait la montagne de Sion va s'établir dans l'antique Jébus ( ancien nom de Jérusalem): ainsi la vie de Notre-Seigneur, renfermée jusque-là dans le palais de l'âme , s'étend tout autour d'elle et porte partout la paix; Sion ne verse plus de larmes amères, elle a rencontré la miséricorde qu'elle cherchait. Jésus, vivant au milieu de l'âme, entend ses cris, ou , pour être plus exact, c'est lui qui crie avec elle et pour elle : car il est son maître de tous les instants , ne se séparant point d'elle , ne s'en écartant jamais. Et puis , il lui donne un peu de pain, un peu d'eau , le pain et l'eau qui entretiennent véritable ment la vie , son corps et son esprit. Il est dit un peu de pain, un peu d'eau, car Dieu y mêle ordinairement les travaux et les épreuves, et, de plus, ce pain semble caché et comme enseveli dans le cœur des justes.

«Notre vie, dit saint Paul (Colossiens 3, 4-5), est cachée avec Jésus-Christ en Dieu; mais , quand il apparaîtra , lui qui est votre vie, alors vous aussi vous apparaîtrez tout glorieux. » A ce moment Jésus achèvera de croître parfaitement dans les siens, lorsqu'il les aura tirés, glorieux et immortels , de la poussière du sépulcre. Dans cette révolution suprême , il sera devenu , par son troisième âge, un homme parfait dans tous les siens , et tous les siens à leur tour seront des Fils de Dieu parfaits, ayant en eux-mêmes l'être et la vie de ce Fils, qui est l'unique du Seigneur.

suite bientot

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Ven 12 Aoû 2016 - 0:36

Suite du Chapitre 12 - Jésus-Christ Fils de Dieu

Voilà les différentes naissances du Sauveur. Aussi l'Écriture lui donne-t-elle cinq Noms différents de Fils, selon le texte hébreu. Isaïe l'appelle leled ; David au Psaume 2 l'appelle Bar, au Psaume 71 Nin; David et Isaïe le désignent encore par Ben ; Jacob, dans la bénédiction de son fils Juda (Genèse, 19, 21), lui donne le Nom de Sil. De sorte que Jésus naissant de cinq manières différentes, il reçoit également cinq Noms différents, ayant tous la signification de Fils, bien qu'avec des nuances et des origines diverses. leled représente proprement notre mot engendré, Bar ce qui a été épuré et choisi, Nin ce qui se lève et marche, Ben un édifice , Sin le pacifique et l'envoyé : expressions qui conviennent toutes à la qualité de Fils et que les Hébreux employaient indistinctement dans le commerce ordinaire de la vie. Ainsi , un Fils est bien réellement engendré, mis au jour; il est bien ce qu'il y a d'épuré et de choisi dans la famille , il s'élève et se produit à la place de son père, soutenant et conservant son nom, étant pour ainsi parler un édifice , et nous disons même de lui dans nos langues modernes que c'est l'appui de la maison; enfin, il est la paix , le lien d'union entre le père et la mère.

Maintenant, si nous quittons les généralités, chacune de ces expressions convient merveilleusement au Fils adorable que nous étudions ici. N'est-il pas engendré de toute éternité? N'est-il pas pur de toute faute? Ne s'est il pas levé d'entre les morts? N'est-ce pas un édifice que celui de la sainte Hostie où il renferme avec lui tous ses membres? Du milieu de l'âme où il réside , n'envoie-t-il pas peu-à-peu de toutes parts la vertu de son esprit, qui vivifie, pacifie et comble de biens toutes choses ? Enfin, n'est-il pas le véritable et éternel Fils de Dieu? Nous-mêmes ne méritons et n'obtenons ce titre que lorsque nous possédons en nous ce Fils unique. Dieu le Père n'aime que lui dans toutes les choses qu'il aime.

Julien s'arrêta, et, se tournant vers Sabinus : « J'ai fait, lui dit-il, ce que vous avez exigé de moi, j'ai dit cece que je savais. Mais au moins, si je vous ai fatigué, vous avez eu le bon esprit de vous ménager une ressource dans Marcel , appelé à me succéder dans ce discours. »

— « Je me fais garant , reprit Marcel , que vous n'avez point ennuyé Sabinus ; il en est tout autrement de moi, pour qui vous avez rendu la route désormais bien difficile. Je n'aurai qu'une consolation : Ce sera , Sabinus, de me venger de vous en vous enlevant la délicieuse impression qui vous reste de ce discours. »

Sabinus voulait répondre; mais quelque chose l'arrêta. Sur la rive opposée du fleuve, au haut d'un arbre, nos trois amis aperçurent un petit oiseau de plumage et d'aspect particuliers , qui avait semblé écouter Julien avec la plus grande attention, lui répondant de temps en temps par son chant, et cela avec une si suave harmonie, que Marcel et ses compagnons n'avaient d'yeux et d'oreilles que pour lui. Au moment donc où Julien venait de finir et lorsque Sabinus voulait répondre à Marcel , ils entendirent du bruit de ce côté , et, se retournant , ils aperçurent deux grands corbeaux qui, se précipitant sur le petit oiseau et le serrant de près, ne cessaient de le maltraiter des pattes et du bec. Le joli chanteur se défendit d'abord au moyen des branches, sous lesquelles il se cachait, choisissant avec instinct les plus épaisses. Mais le péril augmentant toujours pour lui , ses adversaires le pressant de plus en plus, il se laissa tomber dans l'eau, poussant des cris de désespoir et paraissant implorer du secours. Les corbeaux le poursuivirent jusque-là , ne lui laissant pas un instant de relâche, jusqu'à ce qu'enfin il s'enfonça dans l'eau et ne se montra plus. Sabinus tout ému s'écria: — « La pauvre bête ! comme elle s'est noyée tristement! »

Ses compagnons le crurent comme lui et se désolèrent de ce petit accident, toujours pénible à un cœur bien placé. Cependant les corbeaux , comme enchantés de leur victoire, disparurent aussi. Quelques minutes après, pendant que Julien cherchait par d'agréables plaisanteries à consoler Sabinus, qui ne cessait de maudire les corbeaux et ne pouvait prendre son parti de son oiseau, comme il l'appelait, tout-à-coup, du côté où se tenait Marcel, et presque à ses pieds, la petite bête sortit la tête de l'eau , puis les ailes , puis le corps, et vint sur le bord toute fatiguée et toute trempée.

Elle s'y reposa sur une branche assez inclinée, où elle secoua ses ailes , et un moment après elle reprit son vol, chantant avec une douceur nouvelle. Alors accoururent autour d'elle une multitude d'oiseaux de la même espèce, qui semblaient la féliciter bruyamment et se réjouir du bonheur qu'elle avait eu d'échapper à la mort; et toutes ensemble, tournant trois ou quatre fois dans l'air en signe de réjouissance, elles s'élevèrent peu-à-peu et finirent par être perdues de vue. Sabinus se montra enchanté de ce dénouement. Mais il m'a rapporté que, regardant à ce moment Marcel, il le vit changer de couleur, se troubler, pour entrer ensuite dans une sorte de méditation qui lui causa un extrême étonnement. Il voulait s'informer du motif de cette préoccupation subite, lorsqu'il vit son compagnon lever les yeux au ciel en répétant tout bas quelques paroles, puis il l'entendit dire avec un soupir qu'il essayait de dissimuler

« — Après tout, Jésus est Jésus! » Et aussitôt, sans laissera personne le temps de l'interroger, il se tourna vers Sabinus : « Voici, lui dit-il, ce que vous avez demandé».


CHAPITRE 13

Jésus le Bien-Aimé.

— « Afin que vous soyez bien convaincu , Sabinus, qu'il ne m'en coûte point de vous obéir, et que vous n'alliez pas répéter, comme toujours, qu'il me faut mille prières pour me rendre à vos désirs , je vais, avant d'étudier le Nom que vous m'avez donné en partage, parler d'un autre Nom qui appartient aussi à Jésus-Christ et que les dernières paroles de Julien, — que c'est en son Fils que Dieu aime tout ce qu'il aime, — ont rappelé à ma pensée. C'est celui de Bien-Aimé, que nous trouvons plusieurs fois dans les Saintes-Lettres. »

— « Véritable merveille , répondit Sabinus, de vous voir aujourd'hui si généreux, seigneur Marcel! Continuez, je vous prie : ce n'est pas le moment de perdre un surcroît si avantageux. »

— Je dis donc, reprit Marcel, que Notre-Seigneur est appelé le Bien-Aimé dans l'Écriture-Sainte, et je vais le prouver. Au livre des Cantiques, l'Épouse le désigne à peu près exclusivement par ce mot. Isaïe, au chapitre 5, 1, où il parle de lui, dit : « Je chanterai à mon Bien Aimé le cantique de mon oncle paternel à sa vigne. » Au chapitre 26, 17, nous lisons encore : « Comme celle qui a conçu, lorsque son heure est arrivée , pousse des cris de douleur, ainsi, Seigneur, nous avons été devant vous. »
L'ancienne version grecque lit : «Ainsi nous est-il arrivé avec le Bien-Aimé. » C'est marquer, suivant la glose d'Origène, que le Bien-Aimé, qui est Jésus-Christ, conçu dans une âme, la produit à la lumière et lui fait enfanter ce qui cause une grande douleur à la chair, ce qui coûte , à l'heure du travail, bien des gémissements et des souffrances, c'est-à-dire le renoncement à soi-même.

le Roi David à son tour, au Psaume 26, où il célèbre les grandeurs et en même temps les noces du Rédempteur, intitule cette hymne Cantique du Bien-Aimé. C'est pour la même raison que saint Paul appelle Jésus le Fils de l'amour. Le Père céleste lui-même, dans l'Évangile de saint Matthieu, lui donne les Noms de Fils et de Bien-Aimé. En sorte que ce Nom appartient effectivement au Sauveur. Il lui convient du reste admirablement, parce qu'il nous découvre en lui une qualité précieuse et rare à laquelle nous faisons peu attention. Je n'ai point à dire ici que Jésus-Christ est aimable, qu'il mérite notre amour; je ne veux point exalter la multitude des biens avec lesquels il peut s'attirer les plus tendres sentiments des âmes : tout cela nous ouvrirait un. abîme sans fond , et ce n'est pas d'ailleurs l'objet propre du chapitre dans lequel nous entrons. Nous ne nous arrêterons donc point à montrer qu'on doit à Jésus-Christ un amour sans bornes; mais nous verrons comment il est le Bien-Aimé , c'est-à-dire Celui qui a été, qui est et qui sera toujours la chose la plus aimée de toutes celles qui existent.

Laissant de côté la question de droit , nous nous attacherons au fait seul qui ressort de ce Nom , tout aussi digne de considération que les précédents. De même que la grandeur des raisons qui rendent Jésus-Christ aimable surpasse l'entendement humain, de même c'est une admirable chose que la multitude de ceux qui en tout temps l'ont aimé, aussi bien que les délicatesses de l'amour qu'ils lui ont porté. Beaucoup méritent d'être aimés et ne le sont pas , ou le sont beaucoup moins qu'ils ne méritent; mais, pour Jésus-Christ , quoiqu'il soit impossible de lui témoigner l'amour dont il est digne, on lui a toujours donné celui dont le cœur humain est capable. Si nous élevons nos regards jusqu'à Dieu , nous voyons que Jésus en est aimé autant qu'il le mérite. C'est donc à bon droit qu'il est appelé absolument le Bien-Aimé. Il n'est pas une créature, que dis-je? il n'est pas une réunion de créatures, fussent-elles toutes ensemble, qui soient aimées de Dieu comme l'est le Fils adorable.

Seul , en outre , il a de véritables amis sur la terre. C'est, je le répète, une question purement de fait. Mais, avant d'aborder les exemples, disons un mot des passages qui établissent spéculativement cette vérité et des prophéties de l'Écriture qui s'y rap portent. Le Prophète-Royal , dans le Psaume où il célèbre l'empire du Fils de Dieu , son Seigneur, marque comme en trois parties distinctes le singulier amour que ses serviteurs devaient avoir pour lui (Psaumes 71, 11-15-19). Il dit d'abord : « Tous les rois de la terre l'adoreront, toutes les nations le serviront. » Un peu plus bas il ajoute : « Il vivra , et on lui présentera de l'or d'Arabie; on l'adorera éternellement ; tout le jour on le comblera de bénédictions. » Et il termine au verset 19e par ces paroles : « Son Nom sera éternel, toute la terre en sera remplie, et on le bénira. »

Un si grand amour est bien rare, et, l'apercevant à la lumière prophétique, David ne pouvait contenir son admiration; il lui a fallu , pour l'exprimer, de nombreuses figures. Il dit donc que la force de cet amour soumettra absolument à Jésus-Christ ceux qui en seront pénétrés, qu'il les enflammera du désir de le servir toujours, que leur cœur, devenu or pur, c'est-à-dire amour sans bornes, lui sera à tout jamais attaché, qu'ils n'auront pas d'autre bonheur que de voir dilater son Royaume et s'étendre partout sa gloire, qu'ils lui seront tellement unis par ces sentiments qu'ils ne demanderont rien au Père si ce n'est par lui; que leurs paroles, pour exprimer les mouvements du cœur, seront tout enflammées ; que ni le temps , ni les siècles même, ne mettront fin à leur amour. Pour eux rien d'aimable, rien de béni , qui ne soit Jésus-Christ; rien qui mérite le nom de bien s'il ne naît du Seigneur qu'ils aiment uniquement.

Le prophète Jacob a vu également bien ces choses lorsque , prêt à quitter la terre et annonçant à Joseph ses destinées futures, il lui dit entr'autres bonnes paroles : « Jusqu'à ce que vienne le Désiré des collines éternelles) (Genèse, 49, 26).

Il l'avait béni , il lui avait annoncé que parmi ses descendants cette bénédiction se répandrait heureuse et abondante ; mais il savait aussi que tout cela aurait un terme , et qu'un jour, par leur infidélité, les enfants du patriarche seraient dépouillés d'un si grand bien ; et voilà pourquoi il marque cette limite : «Jusqu'à ce que vienne le Désiré des collines éternelles. » Quand il en fut venu à Juda, il lui dit aussi qu'il tiendrait le sceptre du commandement jusqu'à l'apparition du Silo, c'est-à-dire de Jésus-Christ; le terme marqué, vous le voyez, est le même. Et par ce mot Silo il faut comprendre l'Envoyé , le Maître de tous les biens. Celui qui donne la paix : expressions qui regardent toutes Notre-Seigneur, ce Désiré des collines éternelles dont le saint vieillard a déjà parlé. Ces collines éternelles, ce sont précisément aussi tous les hommes vertueux, que leurs désirs ardents élèvent jour et nuit vers le Sauveur. Ce fut sans doute pour le cœur de Jacob une dure épreuve que d'apercevoir au loin la fin des prospérités des siens dans leur infidélité, dans cet éloignement qu'il entrevoyait pour Celui qui était l'objet des désirs et de l'amour du monde.

Le mot que nous traduisons par désir a dans l'original une force particulière qui représente l'ardeur, l'impatience, une flamme continuelle. D'où il résulte qu'il appartient à Jésus-Christ, et à lui seul, d'après les prophéties qui ont précédé sa naissance, d'être aimé de cette manière si excellente et si unique. Telle était aussi la pensée d'Aggée, 2, 8, lorsque, parlant du second temple et de Celui qui le devait honorer de sa présence, il dit que dans cet édifice sacré on verra le Désiré, le Bien-Aimé de toutes les nations , qui le remplira de sa gloire. — Si donc le bien de toutes les créatures dépendait de sa venue sur la terre, il était bien juste aussi que l'attachement et l'amour de ces êtres favorisés lui fussent assurés et acquis : c'est ce qu'exprime visiblement le Nom de Désiré des nations.

Maintenant, les prophéties se sont-elles réellement accomplies à cet égard , et Celui qui devait être l'objet de tant d'amour a-t-il trouvé dans les hommes ce qu'il en devait attendre? Tel est le second point que nous abordons. Je réponds, il va sans dire, par l'affirmative, et j'appuie mon assertion d'abord sur la durée tout-à-fait surprenante de cet amour. Avant que Jésus fût incarné, au temps où l'homme, où les anges même, commençaient d'exister, l'amour pour le Fils de Dieu se produit déjà. C'est saint Paul qui nous l'apprend (Hébreux. 1, 6) : « Lorsque Dieu introduit son Premier-Né dans le monde , il dit : Que tous les anges l'adorent. » Ce qui signifie bien qu'au commencement, lorsque Dieu créa toutes choses , qu'il donna l'être et la vie aux anges , il mit aussitôt son Fils en possession de la création comme son héritier, comme celui pour lequel il avait tout fait, révélant en même temps aux êtres créés une partie des mystères de l'incarnation future, afin que dès-lors Jésus fût leur attente et leur amour.

Cet amour remonte donc à l'origine même du monde; il a précédé tous les autres. La vue de ses perfections a donné naissance à cette affection de l'âme qu'on appelle le désir , sa charité est entrée dans les cœurs angéliques , et elle y est entrée avant toute autre charité. Si saint Jean l'appelle (Apocalypse 8, 8) l'Agneau immolé dès le commencement du monde, nous devons, nous à notre tour, l'appeler le Bien-Aimé, le Désiré souverain. Dans tous les sacrifices qui ont précédé sa venue, c'est lui qui était immolé : c'est donc lui, pour la même raison, qui a été Aimé et Désiré dès l'origine des choses.

Toutes ces figures, non-seulement celles des sacrifices, mais les autres qui regardent les événements, les œuvres et les personnes des patriarches, sont autant de voix qui annoncent l'impatience de l'univers dans l'attente du Désiré. N'était-ce pas une prière continuelle à Dieu de nous l'envoyer, ces images multipliées de ce qu'il devait être? Lorsqu'on aime beaucoup une personne, on tient singulièrement à posséder son portrait et à l'avoir fréquemment sous les yeux : ainsi les figures de l'ancienne loi étaient-elles une preuve de l'amour des hommes pour leur Rédempteur. Nous pouvons suivre, à travers les âges, le développement et la succession de ces sentiments, lesquels ne s'étouffèrent pas, comme tant d'autres, à leur naissance ; ils ont suivi les siècles et ils les suivront encore , non-seulement dans ce monde jusqu'à sa consommation , mais dans l'éternité même. Il y a toujours eu , il y a et il y aura toujours , des âmes remplies d'amour pour Jésus-Christ, d'impatience de le voir, d'une soif inextinguible de sa présence adorable, se répandant en soupirs amoureux.

Sur cette terre, nous n'aimons une chose qu'après l'avoir vue : Jésus a été aimé des anges et des hommes avant de s'être montré à eux, sur la simple révélation de ce qu'il devait être, d'après les seules figures qu'ils en ont eues. C'est ce que dit le Cantique des Cantiques , 1, 2, par cette courte parole : « Nous courrons à l'odeur de vos parfums ; les jeunes filles vous ont aimé. » Le seul baume de ce bien inestimable, frappant les êtres qui venaient d'être créés , les a tellement impressionnés, tellement attirés, qu'ils n'ont cessé de se tourner de ce côté, entraînés par un charme vainqueur. Aussi, dit Isaïe, 26, 8, « Nous vous avons attendu dans la voie de vos jugements ; votre Nom et votre souvenir sont dans le désir de nos âmes. Mon âme vous a désiré pendant la nuit.» Théodoret  entend par cette dernière expression , la nuit, tout le temps qui s'est écoulé depuis la chute originelle jusqu'à l'apparition de la brillante étoile de Bethléem.

Mais ces âmes dévouées au Sauveur ont-elles été en petit nombre? Était-ce un homme, celui-ci ou celui-là en particulier? Non, répondrai-je, il s'agit d'une armée innombrable autant que fidèle. L'amitié constante est un rare trésor, un trésor bien difficile à trouver; c'est le Sage qui l'affirme (Eccli. 6, 1), « L'ami fidèle est une forte défense; celui-là a trouvé un trésor qui l'a rencontré. » Or , Notre-Seigneur a eu des amis dont le nombre est infini, amis tellement constants que le nom même de fidèles leur est resté comme leur étant tout propre.

A tous les âges , dans tous les siècles, à toutes les heures , on a vu naître et vivre de ces âmes dévouées; la lumière manquera plus tôt au soleil, que des fidèles à Jésus-Christ. Cet amour sacré est le soutien du monde, ce qui l'empêche de défaillir. Si Jésus cessait d'être aimé, l'univers cesserait d'être , car l'univers n'aurait plus d'objet. Le philosophe Aristote (9 Ethic. 10) se demande s'il est avantageux pour un homme d'avoir plusieurs amis, et il répond qu'il ne le lui paraît pas. Ses raisons me semblent irréfutables quant aux amitiés terrestres, où l'amour se produit nécessairement avec une complète imperfection. Elles ne touchent en rien à l'amour de l'homme pour son Sauveur. Jésus-Christ, le Bien-Aimé entre tous, a des amis fidèles, et il les a en nombre immense.

L'une des raisons du philosophe grec est qu'un seul cœur suffit pour répondre au nôtre, pour nous faire goûter toutes les douceurs de l'amitié, et qu'il ne faut pas répandre sur. trop d'objets cette affection précieuse : en Jésus-Christ la félicité du cœur est d'autant plus grande qu'elle se répand davantage ; les délices qu'il procure à ses amis sont tellement grandes, qu'aucune limite n'en saurait borner l'extension. Envisagerons-nous l'intérêt personnel ? c'est la seconde raison apportée par Aristote : un ami ne peut suffire à plusieurs amis , ses ressources de toute nature sont trop bornées. Qu'y a-t-il de semblable en Jésus-Christ? qui pourra marquer une fin à ses richesses , une borne aux biens qu'il verse sur les siens? Troisième motif : il est difficile que plusieurs cœurs soient unis réellement, à cause de la diversité des caractères. Mais Jésus met lui-même, façonne lui-même son amour dans ses fidèles, vient habiter au milieu d'eux , leur donne à tous une même âme et un même esprit : de-là, entre eux, la facilité d'une union toujours intime.

Aristote continue : Avec plusieurs amis, nous sommes obligés d'être tristes avec celui-ci, joyeux avec celui-là; ce qui divise et émeut outre mesure une âme humaine : pour Jésus, c'est lui qui tient entre ses mains notre douleur, notre félicité, c'est lui qui nous accorde l'une ou l'autre suivant sa divine volonté; toujours bon, toujours aimable pour tous. L'amour, s'il est tiède et insouciant, ne mérite pas le beau nom qu'on lui donne. C'est encore ce qui fait que nous ne pouvons aisément avoir à la fois plusieurs amis réels; mais Jésus nous aime tous avec la même ardeur, nous visite tous avec la même bonté; tous nous pouvons l'aimer de l'amour que lui-même met en nous. — De tout cela nous concluons à bon droit ces trois points : que Jésus est, avant tous les êtres, le Bien-Aimé par excellence, qu'il doit avoir un grand nombre d'amis, et que de fait il les a.

L'Épouse, au livre des Cantiques, 6, 7, ne dit-elle pas : « Il possède soixante reines , quatre-vingts amies, et les jeunes filles qui l'aiment ne se comptent pas ?» Que dit aussi l'Église dans les chants qu'elle lui consacre?  Qu'il prend son bonheur dans les lys, entouré des vierges qui mènent des chœurs joyeux.  Voici encore saint Jean qui, dans sa révélation (Apocalypse 7, 9), nous assure la même chose en termes très-expressifs : « Je vis une multitude qu'il était impossible de compter , qui se tenait en présence de Dieu, devant la face de l'Agneau, couverte de vêtements blancs, avec des palmes dans les mains. » Si donc les fidèles amis de Notre-Seigneur sont nombreux à ce point parmi les hommes, que sera-ce lorsque nous y joindrons l'armée des saints anges?

Ils surpassent incontestablement en nombre toutes les choses visibles, puisque nous lisons dans Daniel, 7, 10, qu'ils sont devant Dieu par milliers de milliers. Certes, c'est un fait bien inouï qu'un seul être ait jamais été aimé, adoré, recherché , d'une si grande quantité de serviteurs, et non-seulement parmi les hommes , mais au milieu des anges , par les objets inanimés de la création eux-mêmes. Oui , les créatures sans raison aiment le Verbe de la manière qui leur est propre, s'inclinant vers lui sans le savoir, par cette loi universelle qui fait recherchera chaque être son bonheur, instinctivement, sans délibération, mais constamment et sûrement. Saint Paul dit-il autre chose en écrivant aux Romains , 8, 19-22 : « L'attente de la créature a pour objet la révélation des enfants de Dieu : car la créature est soumise à la corruption sans qu'il y ait en cela rien de volontaire de sa part, mais uniquement à cause de celui qui l'a soumise dans l'espérance. Lorsque les enfants de Dieu seront arrivés à la liberté de sa gloire, cette créature aussi sera délivrée de son abaissement et de sa corruption. Nous savons que toutes les créatures gémissent et sont comme dans l'enfantement jusqu'à ce jour-là ».

Or , en cela je ne vois autre chose qu'un désir, un acte d'amour, un soupir vers Jésus-Christ, seul auteur de cette liberté dont parle l'Apôtre. Et ainsi le Sauveur est l'objet de l'amour de l'univers entier. Salomon sans doute avait tout cela en vue dans ce passage du Cantique , 111, 9 : « Le roi Salomon s'est fait un lit des bois du Liban ; il en a fait les colonnes d'argent, les côtés en sont d'or, le siège de pourpre , et au milieu l'amour ardent des filles de Jérusalem. » Par ce lit il faut entendre le monde, au milieu duquel règne et séjourne Jésus-Christ. Notre-Seigneur , nous l'avons déjà remarqué, l'avait fait pour cet usage, avec toutes ses beautés.

C'est là qu'il brille , qu'il gouverne et qu'il agit en monarque invincible. C'est lui qui , placé comme le cœur de toutes choses , est cet amour des filles de Jérusalem, c'est-à-dire des œuvres de la création. Le temple qu'il s'est ainsi choisi brille de toutes les richesses possibles. Par le mot d'amour ardent l'original veut bien faire entendre qu'il ne s'agit point d'une affection vulgaire, d'une amitié ordinaire et commune, mais d'un sentiment que la seule ardeur du feu peut représenter. En effet, il est impossible de trouver qui que ce soit qui jamais ait été aimé comme l'a été , comme l'est encore Jésus-Christ de tous ses amis , amis innombrables , nous venons de le dire. Que si , comme le marque le Sage, «L'ami fidèle est un remède de vie, trouvé par ceux qui craignent Dieu, » qu'aurai-je à dire du véritable et loyal amour dont les disciples du Sauveur entourent leur maître, en retour de celui qu'il leur témoigne lui-même?

C'est, suivant une autre parole prophétique, une assimilation de cœur. L'amour que les fidèles doivent avoir, dans le degré où ils doivent l'avoir, c'est Jésus qui le leur donne , qui le fait naître en eux, qui en fixe la mesure suivant son propre amour, lequel nous connaissons très-bien pour infini. L'amour enfante uniquement l'amour. Si les hommes et les anges aimaient le Verbe à leur manière, suivant leur faiblesse,, ou pourrait assurément rabattre de tous ces éloges, de toutes ces grandes idées. Mais songeons à celui qui l'allume dans les âmes, à sa puissance, à sa volonté. C'est le Saint-Esprit lui-même, dont la nature est tout amour, qui vient enflammer les cœurs, qui se répand dans nos entrailles : « La charité de Dieu, dit saint Paul (Romains 5, 5 ) , a été répandue dans nos cœurs par le Saint- Esprit qui nous a été donné. » Et je demande quel défaut peut avoir un amour parti de cette source infinie. Sera-t-il faible , indigne de son objet qui est en même temps sa source , inférieur à celui des Séraphins dans le ciel ?

Concevrai-je que l'idée de l'amour, si je puis ainsi m'exprimer, que l'amour dont Dieu s'aime lui-même, crée en moi un amour qui ne soit pas le plus fort en énergie, le plus suave en douceur, le plus ardent en intensité, le plus étendu en durée, le plus étroit en union? Ah ! Sabinus , ce n'est qu'une ombre, ce n'est qu'un imparfait essai , en présence de ce que je développe ici, que tout l'amour que les hommes échangent entre eux. C'est, encore une fois, pour cela que Jésus est appelé exclusivement le Bien-Aimé.

Que ne fera pas en nous, pour rendre un pareil amour de plus en plus parfait, le Père qui aime son Fils comme un Dieu peut aimer? Saint Paul disait aux Colossiens, 1, 13, que Jésus est pour le Père un Fils d'amour, ce qui, dans sa manière de parler, signifie que le Père aime infiniment le Fils : en lui permettant de naître pour nous, il nous inspirera donc envers lui un amour immense s'il est possible , un amour qui ressemble en quelque chose au sien, un amour qui n'ait rien de la faiblesse et de l'inconstance des amours terrestres. Dieu proportionne les moyens à la fin : s'il a envoyé son Fils aux hommes , ce n'était pas seulement afin qu'il fût pour eux maître et un roi, mais surtout pour qu'ils trouvassent en lui la source de tout bien et de toute richesse: et c'est pourquoi il ne prétend pas seulement qu'on lui rende ce qui lui est dû, il veut encore que par le moyen de l'amour nous ne fassions plus qu'un avec lui, de telle sorte que les biens dont il est la divine fontaine découlent ainsi naturellement sur nous.

Origène, commentant le Cantique des Cantiques, écrivait : « L'abondance de la charité découle dans les cœurs des saints afin que par ce canal ils deviennent participants de la nature divine et que, par ce don du Saint-Esprit, s'accomplisse en eux cette parole du Seigneur: Comme vous, mon Père, êtes en moi et que je suis en vous, que tous ne soient qu'un en nous: c'est-à-dire en leur communiquant notre nature par le moyen de l'amour sans bornes que leur inspire l'Esprit. » Quel feu donc , quelle puissance , que cet amour qui nous rapproche de Dieu lui-même !

Quelle œuvre plus merveilleuse que de faire des hommes autant de dieux et de transformer en or très pur une boue méprisable et horrible! Si l'alchimie parvenait à convertir un peu de terre en un lingot d'or, nous nous écrierions que le feu qui a réalisé un tel miracle était d'une incomparable vertu. Que dirons-nous donc de l'amour qui transforme ainsi nos âmes? N'est-ce pas une soif, une faim insatiable, ainsi qu'il est dit au chapitre 6 de saint Jean? « Ceux qui me mangent auront encore faim de moi ( Eccli. 14, 29). » « Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang , vous n'aurez point la vie en vous. » Et certes tel a bien été le dessein du Seigneur : il a voulu qu'en le mangeant sous les espèces du pain et du vin , qui s'unissent et se confondent avec le corps, l'amour pénétrât en même temps comme un feu dans les cœurs et y produisît à la fois la flamme et le besoin de consumer. «L'amour qui naît de l'union charnelle , dit saint Macaire , sépare l'homme de son père, de sa mère , de ses frères, suivant la parole de la Genèse, 2, 24 : C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair. A combien plus forte raison devra se détacher de tout autre amour celui qui aura participé à ce don aimable et parfait de l'Esprit! Combien trouvera-t-il futile et vain ce que la terre peut offrir de plus précieux, en présence du Ciel et de ses splendeurs ! C'est là que se dirigent toutes ses  affections, tous ses désirs ; c'est là qu'il vit, par ses discours, par ses actions, par la bannière qu'a plantée en lui le divin amour. »


Nous verrons mieux encore la grandeur de cet amour, si nous considérons la multitude et les difficultés des choses nécessaires pour le nourrir en soi et le conserver. Un amour qui coûte peu est aussi peu profond , et celui-là au contraire est très-grand qui triomphe d'obstacles considérables. C'est aimer véritablement que de tout sacrifier pour l'objet aimé , de n'être troublé par quoi que ce soit dans l'amour qu'on lui a voué, d'être prêt à tout faire pour lui , sans exception ni limite , de renoncer à tous ses autres penchants pour conserver ce seul besoin de l'amour. Or, tel est le caractère des âmes qui aiment vraiment Notre-Seigneur. Il leur faut d'abord observer les commandements : « Celui qui m'aime gardera mes préceptes » (Jean. 14, 23) : mot court et rapidement prononcé , mais qui résume de longs discours et couvre de nombreux sacrifices. Qu'est-ce qu'observer les commandements? C'est obéir en tout à la raison, à la justice; se soumettre à ce que demande la force, la tempérance, la prudence, toutes ces hautes et coûteuses vertus.

C'est, en tout et toujours, suivre le droit chemin, sans se laisser troubler par la crainte, par les entraînements de la nature, par les délices de la vie. C'est marcher continuellement dans un chemin, où sont combattus tous nos penchants; c'est faire la guerre aux sens, s'immoler au besoin tout entier. C'est prendre la croix sur ses épaules, suivre Jésus-Christ, marcher par où il a marché, mettre nos pas sur ses pas. C'est, enfin, mépriser tous les biens sensibles, tout ce qui est doux à la nature, et n'aspirer qu'aux biens invisibles qui nous sont montrés par la foi. Combien doit donc être forte la flamme qui triomphe du torrent de tant d'obstacles ! Écoutons l'Époux parlant à l'épouse (  Cantiques. 8, 7 ) : « La multitude des eaux, lui dit-il , ne peut éteindre notre amour , les ruisseaux ne le détruiront pas. » Que dit encore l'Apôtre ? « La charité, écrivait-il dans sa première lettre aux Corinthiens, 13, 4-7, la charité est patiente et bienveillante; elle n'aime point la contention, elle n'agit point à la légère; elle ne s'enfle point , n'est point ambitieuse, ne cherche point son avantage propre , ne s'irrite point, ne pense point le mal; l'iniquité ne lui plaît pas, c'est la vérité qui fait sa joie; elle souffre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout. » C'est exprimer bien clairement que l'amour des fidèles pour Jésus-Christ n'est ni une simple velléité ni une affection ordinaire, mais une volonté qui embrasse tout l'être dans ce qu'il a de meilleur, une vertu qui garde en elle-même le trésor de toutes les vertus, une flamme qui s'étend dans l'homme entier et le consume absolument.

Elle est patiente, c'est-à-dire qu'elle donne à l'homme cette grandeur d'esprit qui lui fait considérer de haut toutes les misères, toutes les tristesses, tous les accablements de la vie; elle se montre paisible dans les travaux, tranquille dans les épreuves , joyeuse au sein des peines, remplie de paix et de confiance dans les plus terribles chocs. Une étincelle qui tomberait sans la nier s'éteindrait aussitôt et ne causerait assurément aucun dommage à l'eau ; ainsi les éclairs de la faiblesse humaine tombent dans ce cœur et n'y marquent point leur passage. Rien n'ébranle ce roc ferme, aucune misère ne trouble cette citadelle, les coups de la souffrance ne brisent pointée diamant. « Elle est bienveillante, elle est patiente : » point d'esprit de vengeance en elle, point de ces calculs de la colère qui attend le moment de reprendre un avantage perdu; pour imiter Celui qui a conquis son amour, elle se plaît à faire le bien à ceux-là même qui lui font du mal , et à tous les autres avec eux.

Les autres expressions de saint Paul nous marquent successivement toutes les qualités de cette charité divine. Elle aime le prochain, elle s'en fait au besoin l'humble et dévouée servante. Pleine de mépris pour elle-même, comment pourrait-elle nourrir un sentiment de vanité, lorsque des hauteurs où l'a placée l'amour elle découvre toutes les imperfections de son âme? C'est d'ailleurs un des caractères distinctifs de l'amour de se faire humble et petit avec celui qui en est l'objet. Et ainsi, la charité qui fait aimer tous les hommes à cause de Jésus-Christ délivre de toute vanité le cœur qu'elle remplit et le rend humble et soumis à toute créature. Elle apprend à supporter ce qui abaisse la nature; il n'est point de travail, point de douleur , point d'humiliations qu'elle n'accepte pour plaire au Bien-Aimé. Elle n'a d'autre inclination que celle du bien, et elle n'aurait même pas la pensée de nuire à qui que ce fût au monde ; le bonheur des autres, loin d'exciter son envie, lui cause une jouissance réelle.

Tout ce que son Seigneur lui commande, elle le fait; tout ce qu'il lui dit, elle le croit; tout ce qu'il lui garde, elle l'espère; tout ce qu'il lui envoie, elle le reçoit avec empressement; il n'y a pas en elle une fibre qui ne soit pour Jésus. Un grand serviteur de Dieu, rempli de cet amour, disait: Ainsi que dans une grave maladie, lorsque l'ardeur de la fièvre consume le corps, on a en horreur toute nourriture, quelque délicieuse qu'elle soit, par suite de l'impression fâcheuse que cause le désordre intérieur, ainsi celui qu'anime le désir et l'ardeur des biens célestes et qui est blessé dans son âme de l'amour de charité, qui en un mot est consumé de ce feu apporté par Jésus-Christ sur la terre, celui-là n'a que du dégoût et de la répugnance pour toutes les félicités du siècle. Rien ne peut ébranler ce cœur magnanime, ni sur la terre ni dans le ciel ni dans l'enfer. Qui pourra nous séparer de l'amour  de Jésus-Christ ? s'écriait saint Paul, développant admirablement ce cri de l'âme dans les versets qui suivent.

Or, il est impossible que personne s'élève à un amour aussi sublime s'il ne renonce auparavant à toutes les affections du siècle, délivrant son âme des sollicitudes terrestres et ne recherchant que Jésus-Christ et ses commandements.  Ce feu du divin amour est si consumant de sa nature , qu'il réduit en cendres tout ce qui lui offre résistance ; il arrache du cœur l'amour des créatures , quand cet amour n'a pas Dieu pour objet final.

C'est donc une autre qualité de l'amour de l'homme pour le Bien-Aimé, qu'il nous transforme à tel point que le sentiment de notre individualité se perd, se confond dans la Personne adorable; que nous ne songeons plus qu'à ses intérêts et à son honneur, oubliant les nôtres ; que nous ne voulons envisager , dans le temps présent et dans l'éternité , que lui seul. Il est bien rare, sur la terre , ce renoncement absolu ; rarement on verra un ami sacrifier sa vie pour son ami. Mais s'agit-il de Jésus, notre doux Rédempteur? nous voyons des milliers de serviteurs s'exposer pour lui à toutes les privations, à toutes les souffrances, à tous les supplices. Et non-seulement ils le font pour Jésus-Christ; mais ils versent sur nous-mêmes, qui sommes leurs frères, les flots de leur charité.

Oubliés de nous, ils nous cherchent; inconnus d'eux, ils nous devinent; offensés eux-mêmes par nous, ils accourent les premiers. Tel est leur désir de plaire toujours au Bien-Aimé, que rien pour ce but ne leur est difficile. Ces explications languissent auprès des exemples que je pourrais apporter. Je veux citer seulement quelques paroles de ceux qui ont épanché de la sorte leur âme embrasée. Voici d'abord saint Paul écrivant aux Romains, 8 , 35 : «Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? Sera-ce la tribulation ? l'angoisse, la faim, la nudité, le péril, la persécution, le glaive lui-même? » Et aussitôt il répond : « Je suis assuré que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les principautés ni les puissances, ni le présent ni l'avenir, ni ce qui est en haut ni ce qui est en bas, ni enfin aucune créature, ne pourra jamais nous arracher l'amour de Dieu en Notre- Seigneur Jésus-Christ, »

Quel amour! quelle flamme! Nous la retrouvons aussi vive dans le glorieux martyr d'Antioche, saint Ignace. Tout le monde connaît sa belle lettre aux fidèles de Rome : « Je vous écris, leur dit-il, et je vous assure que c'est avec joie et allégresse que je fais à Dieu le sacrifice de ma vie. Je vous conjure de n'avoir pas pour moi une affection qui me serait désavantageuse. Laissez-moi servir de pâture aux lions et aux ours : c'est un chemin fort court pour arriver au Ciel. Je suis le froment de Dieu : il faut que je sois moulu
pour devenir un pain digne d'être offert à Jésus-Christ. En arrivant à Rome, j'espère que je trouverai les bêtes prêtes à me dévorer; puissent-elles ne point me faire languir! J'emploierai d'abord les caresses pour qu'elles me mettent en pièces; si ce moyen ne réussit pas, je les irriterai , afin qu'elles m'ôtent la vie. Pardonnez-moi ces sentiments. Je sais ce qui m'est avantageux : je commence maintenant à être un vrai disciple de Jésus-Christ. Rien ne me touche; tout m'est indifférent, hors l'espérance de posséder
mon Dieu. Que le feu me réduise en cendres, qu'une croix me fasse mourir d'une mort lente, qu'on lâche sur moi des tigres furieux et des lions affamés, que mes os soient brisés, mes membres meurtris, tout mon corps broyé, que tous les démons épuisent leur rage sur moi : je souffrirai tout avec joie , pourvu que je jouisse de Jésus-Christ. La possession de tous les royaumes ne saurait me rendre heureux, et il m'est infiniment plus glorieux de mourir pour Jésus-Christ que de régner sur toute la terre. Mon cœur soupire après Celui qui est mort pour moi, mon cœur soupire après Celui qui est ressuscité pour moi : voilà ce que j'espère recevoir en échange de ma vie. Laissez-moi imiter les souffrances de mon Dieu; ne m'empêchez pas de vivre en voulant m'empêcher de mourir. Si quelqu'un de vous porte Dieu dans son cœur, il comprendra aisément ce que je dis, et il sera sensible à ma peine s'il brûle du même feu qui me consume. C'est le désir ardent que j'ai de mourir qui me porte à vous écrire : car l'unique objet de mon amour est le Dieu crucifié, et mon amour pour lui fait que je veux aussi être crucifié. Le feu qui m'anime et me consume ne peut souffrir aucun mélange, aucun tempérament qui l'affaiblisse ; Celui qui vit et qui parle en moi me dit continuellement au fond du cœur: Hâtez-vous de venir à mon Père Je n'ai plus de goût pour tout ce que les hommes recherchent; le pain que je veux, c'est la chair adorable de Jésus- Christ, et le vin que je désire c'est son sang précieux, ce vin céleste qui allume dans le cœur le feu vif et immortel d'une charité incorruptible. Je ne tiens plus à la terre, et je ne me regarde plus comme vivant parmi les hommes.... »

— Écoutons à présent saint Grégoire - le- Théologien, dans une hymne composée par lui : « O lumière du Père ! ô Verbe de cette intelligence immense, Verbe supérieur à tout autre Verbe! ô lumière infinie de l'infinie lumière. Fils unique ! Figure et image du Père, sceau de Celui qui n'a pas eu de commencement , splendeur qui brillez en même temps que lui ; distributeur de richesses immenses ; vous qui êtes assis sur un trône sublime; Dieu du ciel , plein de puissance et infini dans la force de votre bras! Vous qui gouvernez le monde et qui donnez à tous les êtres la vie dont ils jouissent! Tout ce qui est, tout ce qui sera, c'est vous qui le faites, ouvrier divin de qui dépend la nature entière. A vous, ô Jésus, nous devons l'apparition matinale du soleil, lorsqu'il chasse à son lever les étoiles pâlissantes : ainsi les plus éclatantes lumières ne sont devant vous que ténèbres. A vous nous devons les variations de la lumière des nuits. C'est par vous que ce cercle appelé le zodiaque , cette  danse , pour ainsi parler, qui se produit au ciel avec un ordre si parfait entre les astres , imposant à l'année les lois du cours qu'elle doit suivre, c'est par vous que tout cela se renouvelle. Les étoiles mobiles, aussi bien que celles qui ont été enchaînées par votre main , annoncent magnifiquement votre science. A vous appartiennent toutes ces intelligences du ciel dont les chants exaltent l'auguste Trinité. L'homme est aussi votre gloire , et vous l'avez placé sur la terre afin que, comme un ange, il vous y loue. O lumière resplendissante, pour moi vous dissimulez votre éclat! ô vous qui êtes immortel et qui par amour vous êtes fait mortel, vous qui avez été engendré deux fois , je vous contemple et vous adore. Dieu qui n'êtes point soumis à la chair et qui pour moi vous êtes fait chair, je vis pour vous seul. C'est à vous que je m'adresse. Je suis votre victime. Pour vous j'impose silence à ma langue, pour vous je lui donne carrière. Accordez moi , ô mon Dieu, de savoir me taire et de savoir parler comme je dois. »

Et que ne dit pas de son côté saint Augustin? « Qui me donnera, Seigneur, de placer en vous tout mon repos? Qui me donnera que vous veniez dans mon cœur, ô Dieu! que vous l'enivriez, et qu'alors il oublie ses maux pour s'attacher uniquement à vous? Seigneur, qu'êtes-vous pour moi, ou que suis- je pour vous? Vous m'ordonnez de vous aimer, et, si je ne le fais pas, vous vous irritez contre moi et vous me menacez des derniers malheurs, comme si ce n'était pas déjà un malheur extrême de vivre sans votre amour ! Malheureux que je suis ! Dites par votre miséricorde, mon Seigneur et mon Dieu , ce que vous êtes pour moi; dites à mon âme : Je suis ton salut. Voici devant vous les oreilles de mon entendement; ouvrez-les et dites à mon esprit : Je suis ton salut. Je courrai au son de cette voix et je m'attacherai à vous.  Ne me cachez point votre visage; sa vue sera le gage de mon immortalité. Mon âme est une bien étroite demeure pour que vous y veniez; mais, ô Dieu, élargissez-la; elle est prête à tomber, mais consolidez-la. Hélas ! vous y trouverez bien des choses qui offenseront vos yeux; je le sais, je le confesse. Mais qui pourra la purifier, si ce n'est vous ? à qui adressera-t-elle sa prière, si ce n'est à vous? Seigneur, délivrez-moi de mes fautes cachées, et me pardonnez mes excès. »

Nous pourrions prolonger indéfiniment ces citations. Bornons-nous donc aux discours de l'Épouse; ils résument tout ce qu'on peut entendre de plus expressif dans la langue humaine (Cantique 1, 1). Elle commence de la sorte : « Qu'il me donne un baiser de ta bouche; votre amour est plus doux que la liqueur du fruit de la vigne. » Elle ajoute bientôt : « Tirez-moi après vous, ensemble nous courrons... Dites-moi,  Bien-Aimé de mon âme, dans quel lieu vous reposez au milieu du jour... Mon Bien-Aimé est à moi, je le placerai sur mon sein. » Un peu plus bas, louée par l'Époux, elle répond : « Oh! que vous êtes beau, mon Bien-Aimé ! que vous êtes beau! voici que notre lit est couvert de fleurs, et le toit de notre demeure est fait de bois de cèdre. » Elle le compare à un arbre fruitier, à l'ombre duquel elle souhaite de s'asseoir afin de manger de son fruit. L'amour lui fait perdre tout sentiment; elle demande qu'on la secoure avec des fleurs, qu'on la fasse revenir à elle, que son Bien-Aimé l'embrasse et de la manière qu'elle marque. Elle l'a cherché dans sa couche pendant la nuit, et, ne le trouvant pas, elle est sortie pour courir après lui; elle a marché autour des murs de la ville, pleine d'impatience et d'anxiété; elle l'a trouvé, et elle ne l'a plus abandonné qu'il ne soit revenu à sa demeure. Une autre nuit encore, elle est sortie pour ce même objet, elle l'a appelé à haute voix dans les rues de Jérusalem ; les gardes l'ont maltraitée, et elle s'est écriée : « Je vous conjure, filles de Jérusalem , de dire à mon Bien-Aimé que je languis d'amour. »


Puis, après mille autres discours, elle lui dit : « Viens, mon Bien-Aimé, sortons dans la campagne, allons vivre aux champs. Levons-nous le matin pour aller à nos vignes , nous verrons si elles donnent leur fruit... Tous ces fruits, les anciens et les nouveaux , je les ai conservés pour toi , mon Bien-Aimé. » Et enfin, embrasée d'un amour qui augmente toujours, elle finit ainsi : « Qui te donnera à moi comme un frère nourri du lait de ma mère , afin que je te trouve dehors et que je t'embrasse sans que personne ait pour moi du mépris ? Je te saisirai, je te conduirai dans la maison de ma mère; là tu seras mon maître, et je te donnerai une coupe de vin parfumé... etc. »

Nous l'avons déjà remarqué un peu plus haut, quelles preuves d'amour n'a pas données l'homme à Jésus- Christ? et non pas seulement quelques individus isolés, mais des milliers d'hommes? Ils ont dit adieu à leurs familles, renoncé à leurs biens, ils se sont éloignés de leurs semblables, ils ont méprisé tout ce qui réjouit les yeux sur la terre ; chaque jour ils renoncent à leur propre volonté, à leurs désirs les plus naturels. Rien ne les arrête, rien ne leur coûte : autant qu'il est possible à un homme de se renoncer lui-même, de diviser en quelque sorte son âme, autant ils font généreusement ce sacrifice. Pour eux la pauvreté devient richesse, le désert est un paradis, les tourments des délices, les persécutions un repos. Pour faire vivre en eux le Bien-Aimé, ils consentent à mourir à toutes choses , ils se défigurent, ils s'ôtent toute existence propre, afin que Jésus soit leur vie, leur figure, leur forme, leur apparence, leur tout. 0 amour ineffable! ô Seigneur, vous êtes véritablement le bonheur et le désir universel! Vous êtes ce doux feu qui embrase les âmes. Pour vous les jeunes et faibles filles n'ont plus craint la mort, pour vous elles ont gravi sans trembler le bûcher qui devait les consumer. C'est votre amour qui a peuplé les solitudes. En vous aimant, ô bien suprême, l'âme brûle, l'âme se purifie, elle s'entoure de lumière, elle triomphe à jamais du corps.

Marcel s'arrêta, comme s'il n'eût pu continuer. Mais bientôt, baissant les yeux vers la terre et se recueillant, il ajouta : « C'est de ma part une grande hardiesse de vouloir exprimer par un langage humain ce que Dieu opère dans l'âme consacrée à son Fils , et la manière dont ce Fils adorable est aimé par les hommes. Ne nous suffit-il pas, pour comprendre cet amour, de dire que c'est lui-même qui l'allume en nous ? Ne suffit-il pas de savoir que tout notre bonheur consiste à l'aimer, pour savoir en même temps que cet amour qui vit en nous n'est pas seulement un assemblage, mais une montagne, un monde, de biens, de douceurs et d'avantages inappréciables?

Soleil éternel , il entoure en mille façons notre âme de sa splendeur. Pour être appelé par excellence le Bien-Aimé, c'est assez que Dieu l'aime uniquement, en ce sens que non-seulement il l'aime au-dessus de toute chose, mais qu'il n'aime aucun être qu'à cause de lui, parce qu'il le voit dans ces êtres. Cette ressemblance de Jésus-Christ en laquelle se transforme notre âme, l'Esprit même de Jésus-Christ qui vit en elle et en fait une même chose avec Jésus, voilà précisément ce qui plaît à Dieu en nous. Et ainsi Jésus est véritablement le Bien-Aimé, le seul Bien-Aimé. Il est encore le salut qui donne la vie au monde, c'est-à-dire, Jésus ou Sauveur : c'est le Nom que nous allons à présent expliquer. »
— Marcel s'arrêta quelques instants pour prendre du repos; puis, se tournant vers Sabinus , il entama le nouveau chapitre.


Dernière édition par MichelT le Jeu 22 Sep 2016 - 1:11, édité 1 fois

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Jeu 22 Sep 2016 - 1:10

CHAPITRE 14

Le Nom de JÉSUS.

—Le Nom de Jésus, Sabinus, est celui qui appartient plus spécialement à Notre-Seigneur. Tous ceux dont nous avons parlé jusqu'ici , et beaucoup d'autres avec eux, ne lui sont applicables qu'en raison de quelque point de ressemblance avec d'autres choses qui portent également ces désignations particulières. II y a entre eux la différence du Nom commun au Nom propre. Vous savez très-bien que ce dernier n'appartient qu'à une seule personne, tandis que les autres désignent à la fois plusieurs personnes ou plusieurs choses.

Le Nom propre, quand il est bien choisi, doit exprimer tout ce qu'il y a dans l'objet désigné; c'en est comme une image fidèle. Jésus étant donc proprement le Nom du Sauveur, Nom imposé par l'ange lui-même sur l'ordre de Dieu, ce Nom doit être parfaitement convenable et ne ressembler en rien à ces noms communs qui ne saisissent le sujet que par certains points isolés de son être. Notre-Seigneur, ayant deux natures, a aussi deux Noms qui y répondent, deux Noms parfaitement propres à lui seul. Selon sa nature divine et sa naissance éternelle du Père, il s'appelle le Verbe, la Parole; selon sa nature humaine et sa naissance d'une Vierge, il s'appelle Jésus.

L'un et l'autre conviennent admirablement à ce qu'ils doivent qualifier et représentent très bien ce qu'ils définissent. Venons au détail. Nous devons faire attention d'abord à l'original de ces mots, avant d'étudier le sens que leur attribue la traduction vulgaire. L'original est la révélation même de Dieu aux prophètes , dans la langue hébraïque ou syriaque qu'ils parlaient. Ce que nous prononçons Verbe est dit dans l'original DABAR, Jésus s'écrit JEHOSUAH. DABAR, quant à la nature divine , convient exclusivement au Fils; on ne pourrait appliquer ce Nom ni au Père ni au Saint-Esprit. En effet, il signifie non point une chose seulement, mais une quantité d'objets à la fois, tant dans son ensemble que dans les lettres et les syllabes qui le forment. La première lettre D à la force de l'article chez nous, Le; et nous savons que l'article a pour mission dans le discours de précéder le Nom pour en indiquer le genre, le nombre et en quelque sorte la portée actuelle. Or, tout cela s'applique merveilleusement à Jésus-Christ en tant que Verbe. N'est-ce pas lui qui a donné l'être à toutes choses, qui les a tirées du néant, qui a marqué leur destinée sur la terre, qui les y a conformées, qui les rappelle si elles s'en écartent, qui les dirige vers le bien qu'elles doivent produire?

La seconde lettre, B, si nous en croyons saint Jérôme, a le sens particulier d'édifice: et là encore nous trouvons une application sensible au Sauveur, tant parce qu'il est l'édifice original , la marque primitive , pour ainsi dire, de tous les êtres que Dieu a mis au jour ou qu'il y peut mettre, dans une proportion et un nombre comme infinis. C'est pour cela sans doute que l'Écriture l'appelle un tabernacle, suivant la remarque de saint Grégoire de Nysse  : « Le Fils unique de Dieu est un tabernacle parce qu'il renferme en lui-même tous les êtres et qu'il a fait des fidèles autant de tabernacles nouveaux. » C'est qu'en effet tout ce qui existe a demeuré en lui éternellement avant d'exister, et quand l'être humain est sorti du néant, Jésus l'a préparé à son tour pour résider lui-même en lui. Ainsi d'un édifice en est né un autre, d'un tabernacle un autre tabernacle.

Jésus est encore un tabernacle parce que nous vivons en lui; nous sommes nous-mêmes des tabernacles parce qu'il vit en nous. En lui se trouve la double vie dont parle Ézéchiel: la divinité du Verbe, l'humanité de l'homme, celle-ci résumant en elle l'universalité des créatures. La troisième lettre est R, qui, toujours suivant saint Jérôme, représente la tête ou le principe : or, Jésus est proprement le principe de tout ce qui est, lui-même se donne ce Nom dans l'Évangile. Nous l'avons plusieurs fois expliqué, il est l'original de la création, et de plus la source où elle a puisé l'existence. Il est en même temps la tête de tous les êtres ; il se place de droit avant eux tous , quelque élevés qu'ils soient par leur nature; il est la tête de tous les biens, la fontaine d'où ils coulent sur l'humanité.

N'est-ce pas ce qu'écrivait saint Paul aux Colossiens, 1, 18 : «Il est la tête du corps de l'Église; il est le commencement, le premier-né d'entre les morts, afin d'être en tout le premier.» Dans l'ordre de l'être, c'est lui qui le communique; dans l'ordre de la dignité de l'être , il est la tête qui gouverne et qui commande. En ce qui touche à la vie, il en est la source; à la résurrection , il a ouvert la voie et il communique sa vertu; à la gloire, il en est le père et l'océan sans fond ; à la royauté, il est le Roi des rois; au sacerdoce, il est le grand-prêtre qui ne s'évanouit jamais; à l'assemblée des fidèles un admirable pasteur; aux rebelles, hommes ou anges, un maître redoutable. En un mot, de quelque côté que nous le considérions, il est pour nous le principe par excellence. De plus, cette lettre R signifie, selon le même docteur, l'esprit : et, quoique ce soit une dénomination qui convienne également bien aux trois adorables Personnes, et plus spécialement à la troisième , on l'applique cependant à Notre-Seigneur d'une façon particulière, pour plusieurs raisons.

La première , c'est qu'il est l'époux de l'âme, que l'âme est esprit , et qu'il doit par conséquent avoir une même nature que son épouse, étant d'ailleurs l'âme de l'âme , l'esprit de l'esprit. La seconde , c'est que, dans son union avec l'âme, il observe exactement la loi et les conditions propres à l'esprit, qui va et vient, entre et sort, sans que l'on aperçoive comment. Saint Bernard explique ceci d'une façon tellement saisissante, que je veux vous rapporter ses paroles ; elles vous plairont certainement. — « Je confesse , dit-il, que le Verbe est venu à moi un grand nombre de fois, bien qu'il n'y ait point de sagesse à le dire, Mais, encore qu'il y soit venu souvent, je n'ai jamais senti le moment précis de son arrivée. J'ai eu le sentiment qu'il était dans mon âme, je me souviens qu'il a été avec moi, quelquefois même j'ai pu soupçonner qu'il viendrait. Cependant, je le répète, jamais je ne l'ai senti ni entrer ni sortir. Maintenant même, je ne pourrais dire d'où il est venu, quand il est venu, ni où il s'est retiré en me quittant, ni par où il est entré dans mon âme ou en est sorti.»C'est bien ce qu'il dit dans saint Jean 3, 7 : Vous ne saurez ni d'où il vient ni où il va. De lui encore il est marqué : La voie de vos démarches ne sera point connue. Il n'est point entré par les yeux, car il n'est pas assujetti à la couleur, ni par les oreilles, car il ne fait point de bruit; encore moins par les narines, car il ne s'est point mêlé avec l'air; par  la bouche non plus, il ne se boit ni ne se mange; ce n'est point dans le toucher que je l'ai senti , parce qu'il ne tombe point sous ce sens. Par où est-il donc entré? Peut-être n'est-il pas entré, parce qu'il n'est point venu de dehors ; il n'appartient point aux objets extérieurs. Mais il n'est pas venu davantage d'au-dedans de moi, car je sais parfaitement qu'il est saint et qu'en moi il n'y a rien qui ressemble à la sainteté. Je suis donc monté plus haut, et j'ai trouvé que ce Verbe divin était plus élevé encore. Je suis descendu dans les profondeurs des choses, et je l'ai trouvé plus bas encore. Si mes yeux s'attachaient à ce qui était en-dehors de moi, je l'ai rencontré plus loin que toutes ces limites; en-dedans ç'a été la même chose. Et j'ai vu alors la vérité du mot que j'ai lu , que nous vivons en lui, nous avons en lui le mouvement , nous sommes en lui. Bienheureux donc celui qui vit et qui se meut en lui. Mais, demandera quelqu'un , s'il est si difficile de connaître ses démarches, comment puis-je savoir qu'il est présent dans mon âme? Je le sais parce que le Verbe est le principe même de la vie et qu'il a éveillé mon âme qui sommeillait. Il a ému, caressé, frappé mon cœur, qui était de pierre et tout insensible. Et alors il s'est mis à débarrasser le terrain, à édifier et à planter, à arroser ce qui était sec, à apporter de la lumière aux endroits ténébreux, à redresser ce qui était tortueux, à convertir les chemins pierreux en routes douces et faciles; et par ce travail il a amené mon âme à bénir le Seigneur et à me consacrer tout entier à chanter son saint Nom. Entrant donc en moi comme un époux, jamais il ne m'a fait connaître son arrivée, ni de la voix ni du toucher ni du mouvement; rien ne m'a appris qu'il était venu.

C'est seulement , comme je l'ai dit, aux émotions de mon cœur tout embrasé que j'ai compris sa présence. En voyant fuir le cortège des vices , pendant que les légitimes affections de la nature demeuraient, j'ai compris la force de son pouvoir. A la manière dont il touchait le plus secret de mon âme, j'ai compris et admiré la profondeur de sa sagesse et de sa science. Mes habitudes se sont corrigées et portées au bien : par-là j'ai compris son éminente bonté. De la rénovation spirituelle de mon âme, c'est-à-dire de l'homme intérieur, j'ai conclu combien il est merveilleusement beau.

L'ensemble de toutes ces choses m'a rempli d'admiration pour la multitude de ses grandeurs. Mais comme tout cela, dès que le Verbe se retire , ainsi qu'on voit un vase échauffé par le feu se refroidir si on l'en éloigne, commence à devenir incertain et fragile, j'ai connu à ce signe son départ; je me suis livré à la tristesse, j'ai été consumé de regret, jusqu'au moment où il est venu de nouveau échauffer tout mon intérieur, qui gémit loin de lui. »

Ainsi , le Nom de DABAR, dans chacune de ses lettres , représente quelqu'un des attributs de Jésus- Christ. Si maintenant nous réunissons ces lettres en syllabes, notre remarque sera plus sensible encore. Ces syllabes sont au nombre de deux , DA et BAR , qui unies veulent dire le Fils, ou Celui-ci est le Fils , désignation qui , comme le disait tout-à-1'heure Julien , est toute propre au Rédempteur, et qui concorde parfaitement avec la parole du Thabor : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » (Matthieu 17 , 5), autrement «Celui-ci est DABAR, » né éternellement et invisiblement du Père dans le ciel, aujourd'hui revêtu d'un corps et tombant sous les sens. Il y a, dans la langue hébraïque, bien des mots pour rendre l'idée de fils : ce n'est pas sans un mystérieux dessein de la Providence que celui-ci a été choisi. BAR est un mot venu d'un autre qui signifie mettre au jour, créer : c'est bien ce qui convient à Notre-Seigneur, puisqu'il crée ce qui existe et qu'il donne, Fils lui-même, de nouveaux fils à Dieu.

Pris dans le sens contraire, par transposition de syllabes, le même mot nous exprimera quelque autre perfection de Jésus-Christ. BAR , ainsi retourné, donne RAB, qui signifie multitude, assemblage, union présente de choses excellentes en une seule : et de qui peut on mieux émettre une pareille idée que du Sauveur, en tant que Dieu et en tant qu'homme? Dans sa divinité nous voyons l'image et la raison première de tout ce qui existe; dans son humanité l'image et la raison première de tous les hommes. Mais, sans nous arrêter à ces particularités , examinons le Nom dans sa composition une et entière.

DABAR, dans la Sainte-Écriture , exprime un grand nombre de choses élevées , bien que différentes. Il signifie d'abord le Verbe qui conçoit en lui-même la pensée. Jésus-Christ, à ce titre, est digne du nom de dabar, parce qu'il est l'image que le Père, en se regardant, conçoit de lui-même. Il signifie ensuite la parole qui se forme dans la bouche , image de la pensée intérieure : Jésus est non-seulement l'image du Père cachée dans le Père , destinée aux yeux du Père seul , mais il l'est pour tout ce qui existe, il est sa propre image pour toutes les créatures. C'est pour cela que saint Paul l'appelle le sceau du Père; car il se marque lui-même dans le Fils , il se peint, il s'imprime parfaitement en lui. Troisième signification : le mot représente la loi, ce qu'exigent l'usage et la coutume, le devoir dans une action que l'on va faire. Tout cela appartient à Notre-Seigneur.

En tant que Dieu , il est la raison de l'existence des créatures, la loi qui a présidé à leur formation et sur laquelle elles se règlent encore, aussi bien dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel; lui seul est leur modèle et leur fin. DABAR signifie, en outre, un fait important procédant d'un autre fait: or Jésus est la plus importante et la plus haute chose qui procède de Dieu; en lui le Père a placé entièrement ses forces et sa puissance, à lui il s'est absolument communiqué. Il est le chef-d’œuvre du Père, l'œuvre qu'il a accomplie avec le plus de complaisance; il a été son premier instrument dans la création des êtres. Jésus est la lumière née de la lumière, la source de toute lumière; la sagesse née de la sagesse, la source de toute sagesse; la puissance, la vie, l'excellence, l'immortalité, l'abîme de toutes les grandes et sublimes perfections.

Le mot DABAR rappelle, par son sens élevé, tout cela à la pensée.  Enfin il signifie , et je termine par-là , tout ce qui appartient à l'être, l'être lui-même et la substance des choses : quel Nom convient mieux à Jésus-Christ? N'est-il pas de tous les êtres celui qui possède la plus grande somme de l'être , l'être premier et original d'où découle l'existence sur tous les autres sans exception ? Passons au Nom de Jésus, qui est aussi tout propre au Sauveur et qui lui convient dans son humanité principalement. Je n'ai pas à m'occuper du nombre et de la disposition des lettres qui le forment, non plus que de leur valeur isolée ou collective en arithmétique, ou de la puissance qu'on pourrait attribuer à un nombre pareil.

Quelques-uns entrent dans ces considérations et dans d'autres encore : sans les condamner, je ne crois pas devoir les imiter en cela; on peut voir ailleurs leurs idées , et puis cela se comprend mieux sur le papier que dans un discours de la nature du nôtre. Je ne signalerai qu'un seul de ces points, c'est que le Nom de Jésus, qui s'écrit, comme nous l'avons dit, Jehosuah, renferme toutes les lettres qui servent à composer le Nom même de Dieu : quatre lettres , plus deux qui y sont ajoutées.

Ainsi que vous le savez très-bien , en hébreu le Nom incommunicable du Créateur ne se prononce pas , soit parce que toutes ses lettres sont des voyelles , soit parce qu'on ne connaît pas le son réel qu'elles forment, soit a cause du profond respect que l'homme doit à Dieu, ou bien encore, — et c'est une pensée que j'ai eue souvent, — parce que ce Nom et ses lettres forment le cri que l'univers, qui ne peut parler, ou tout être qui n'oserait le faire, jette en quelque sorte au ciel, dans son admiration; cri sans expression saisissable, ressemblant beaucoup à ce mot de la grammaire que nous nommons une interjection. Il suivrait de cette idée que Dieu a voulu donner aux hommes une marque de leur impuissance et de la misère de leur langage, afin de leur faire comprendre qu'il ne peut lui-même être compris d'eux ni être rendu d'une manière humaine , de sorte que la véritable façon de le nommer est de confesser qu'on est muet en sa présence : silence éloquent à la vérité, et bien digne de la souveraine Majesté.

Cependant, malgré ce principe, nous voyons que le Nom particulier de Jésus se prononce parfaitement bien, à cause des lettres qu'on ajoute à celui de Dieu. C'est sans doute afin qu'il en soit du Nom comme de la Personne, que le Nom représente parfaitement la Personne. Dans cette Personne adorable nous voyons la divinité unie à l'âme et à la chair de l'homme : de même , le Nom divin, uni à deux lettres nouvelles qui appartiennent au langage de l'homme, se lit et devient sujet de la prononciation. De sorte que le Christ est un Jésus, c'est-à-dire un composé de divinité et d'humanité, de ce qui est ineffable et de ce qui s'entend sur les lèvres des hommes. — Mais, sans plus tarder, voyons la signification directe du Nom de Jésus, en tant qu'il convient à Notre-Seigneur, et à lui seul, et en tant qu'il renferme tout ce qu'on peut dire de lui. Jésus signifie le salut, suivant l'interprétation de l'ange lui-même (S. Luc, 1, 31). Or, si Notre-Seigneur est appelé Salut, il est incontestable qu'il est pour nous le salut, et pour nous seuls aussi. Pour lui-même quel besoin aurait-il d'être sauvé, lui qui n'a ni infirmité ni imperfection d'aucune sorte? Que nous ayons, nous, un Sauveur en lui, c'est accuser par-là même notre infirmité. Or, quelle est celte infirmité si grande, qui appelle un si héroïque remède? En l'étudiant ici , nous apprendrons à comprendre mieux la grandeur du bienfait qui nous a été ménagé dans notre malheur.

L'homme est naturellement inconstant et mobile; par suite de l'héritage qu'il tient d'Adam, il est infirme dans toutes les parties de son âme et de son corps. Dans l'entendement, c'est l'obscurité, dans la volonté la faiblesse, dans les appétits la perversité des inclinations, dans la mémoire l'incertitude, dans les sens l'erreur ou une consumante ivresse, dans le corps la mort, et partout, dans toutes les parties , la dissension, la guerre , le trouble continuel. De plus , et par un malheur bien plus lamentable, l'homme a reçu en héritage la faute de ses premiers pères, véritable infirmité sous mille rapports, soit quant à ce qu'elle a de hideux en elle-même, soit quant à la lumière et aux inspirations puissantes de la grâce qu'elle étouffe , soit parce qu'elle nous constitue les ennemis de Dieu et nous rend esclaves du démon, c'est-à-dire dévoués aux éternels tourments. Faute, hélas! qui n'est pas seule; car chacun de nous y ajoute les siennes propres ; non contents de notre malheur, nous l'augmentons volontairement, nous appelons nous-mêmes ce châtiment de la mort qui nous fait horreur.

Et ainsi , d'une part l'infortune de notre origine, de l'autre notre élection libre, ici les penchants déplorables qui nous entraînent au péché, là l'esclavage mille fois douloureux du démon , nous rendent véritablement, de quelque côté qu'on nous envisage, des êtres infortunés au-delà de toute expression. Ce n'est pas une infirmité que nous avons, c'est une somme presque infinie d'infirmités. Or , le remède de tout cela c'est Jésus-Christ; voilà Celui qui nous délivre, de la manière que nous avons dite hier et aujourd'hui. Et voilà également pourquoi il est appelé le Salut par excellence, le Jésus.

Salut en vérité très grand, car le mal est profond, car il a des racines et des rameaux sans nombre; Salut qui constitue proprement le Nom divin autour duquel viennent se ranger, comme auprès de leur tronc naturel, tous les autres Noms attribués au Rédempteur. Si nous l'avons appelé, avec l'Écriture, le Rejeton d'où sont sorties toutes les créatures , c'est qu'en même temps celles-ci l'ont enfanté pour trouver en lui leur délivrance. « Cieux , s'écriait Isaïe, 45, 8, laissez tomber votre rosée, et que les nuées fassent pleuvoir le Juste. » Et aussitôt après : « Et toi, O terre, tu feras germer le Salut. » Si nous l'avons appelé Face de Dieu, c'est qu'il est ici encore notre Salut, en ce sens que nous devons nous rendre semblables à Dieu et l'avoir continuellement à la pensée. « Telle est la vie éternelle ( c'est lui-même qui parle ), la connaissance de vous et de votre Fils » ( Jean. 17, 3 ). En l'appelant la Voie, le Chemin, la Montagne, nous devions envisager le même Nom de Jésus: Chemin, c'est-à-dire guide; Montagne, c'est-à-dire défense, protection : et il est certain que le Verbe incarné ne serait point notre Salut s'il n'était en même temps notre guide et notre défense.

Nous l'avons nommé encore Père du siècle futur parce que le Salut auquel nous prétendons ne se peut obtenir que par une seconde naissance , et que Jésus-Christ ne nous serait point Jésus si d'abord il ne nous engendrait de nouveau et ne nous était un second père. Nous l'avons appelé Bras de Dieu, Roi de Dieu, Prince de la paix : Bras parce qu'il est l'auteur de notre délivrance, Roi et Prince parce qu'il nous gouverne: deux choses, comme on le voit, qui ont un rapport direct au salut, l'une le présupposant, l'autre en garantissant la stabilité. Par cela même que le Christ est Jésus il est aussi Bras et Roi. Autant en pouvons-nous dire du Nom d'Époux: le bonheur d'un être ne serait point parfait si la joie et les délices d'une douce union ne l'accompagnaient.

C'est pour cela que le Sauveur, qui est notre parfait Jésus, est à la fois notre Époux, c'est-à-dire la joie et les délices de notre âme, sa plus aimable compagnie, son mari qui engendrera d'elle et par elle une famille chaste, noble et éternelle. Ainsi , lorsque nous disons que le Sauveur s'appelle Jésus, nous exprimons qu'il est Époux, Roi, Prince de Paix, Montagne, Père, Chemin, Rejeton divin ; c'est dire aussi, avec l'Écriture, qu'il est le Pasteur et la Brebis , l'Hostie et le Prêtre , le Lion et l'Agneau, la Vigne, la Porte, le Médecin, la Lumière, la Vérité, le Soleil de justice, etc. Par cela même qu'il est véritablement notre Jésus , il possède tous ces titres, il remplit toutes ces fonctions; s'il manquait à une seule d'entre elles, il ne serait plus notre parfait Jésus , notre Salut accompli. Il nous faut de toute nécessité, dans l'état de dégradation où nous sommes tombés, un Pasteur qui nous guide et nous mène aux herbages qui nourrissent, une Brebis qui serve d'aliment et nous revêtisse, une Hostie offerte pour nos fautes, un Prêtre qui négocie pour nous au près de Dieu, un Lion qui combatte et terrasse l'autre lion notre ennemi , un Agneau qui prenne sur lui tous les crimes du monde, une Vigne qui communique à l'homme son fruit, une Porte qui nous ouvre le ciel , un Médecin qui guérisse nos plaies, la Vérité qui nous tire de l'erreur, la Lumière qui éclaire nos pas dans les ténèbres de cette vie , enfin le Soleil de justice qui , se fixant au milieu de nos âmes délivrées par lui, répandra sur elles ses brillants rayons et les rendra éclatantes de beauté.

Saint Bernard, dans son second Sermon sur la Circoncision, n. 4, commente le passage suivant d'Isaïe qui revient à notre sujet, 9, 6. — « Il sera appelé admirable, plein de sagesse, Dieu, puissant, père du siècle futur, prince de la paix.» Ce sont là certainement de grands Noms ; mais au-dessus d'eux se place le Nom par excellence, le Nom de Jésus, devant lequel tout genou doit fléchir. Sans doute on pourrait retrouver ce Nom adorable sous le voile de tous ceux que je viens de citer après le Prophète, mais on le-retrouverait développé , délayé, suivant le mot de l'Épouse des Cantiques, 1, 2 : Oleum effusum Nomen tuum. C'est de tous ces Noms réunis et assemblés que se forme celui de Jésus , qui ne serait plus complet si un seul venait à lui manquer. Chacun de nous ne voit-il pas aisément combien il est juste que Jésus soit appelé l'admirable? En cela il est Jésus. Le principe de notre salut se produit lorsque nous commençons à détester ce qu'auparavant nous aimions, à nous attrister de ce qui causait notre allégresse, à aimer ce qui excitait notre répulsion, à rechercher ce qui nous faisait fuir, à désirer ardemment ce qui nous inspirait une répugnance comme insurmontable. Oui, Celui-là est admirable qui opère de si grands prodiges de changement. Il est à propos qu'il se montre aussi plein de sagesse et de conseil dans ses inspirations pour le renouvellement de notre vie, où nous pourrions apporter de l'imprudence et des vues inadmissibles. Ai-je besoin d'ajouter que nous faisons l'expérience de sa divinité lorsqu'il nous accorde le pardon des fautes passées?

Il n'y a point de salut sans ce pardon , et ce pardon c'est Dieu seul qui le peut accorder. Tout cela ne suffit pas encore : il faut que le Sauveur nous montre qu'il est le fort, nous protégeant contre nos ennemis, nous donnant la victoire sur nos anciens penchants , afin que le second état ne soit pas en nous pire que le premier.  Maintenant, vous semble-t-il qu'il manque quelque chose au Nom et à l'office de Jésus ? Oui , assurément, si nous n'ajoutons pas qu'il est le Père du siècle futur, c'est-à-dire qu'après nous avoir engendrés à la vie de la grâce il nous engendrera à la vie sans fin , nous qui sommes, par notre premier père, des enfants de mort. Ce ne serait même pas assez si , comme prince de la paix, il ne nous établissait dans la paix du Père, auquel il remettra son Royaume. »

Et saint Bernard conclut de toutes ces prémisses que tous les Noms donnés à Notre-Seigneur sont nécessaires pour équivaloir à celui de Jésus. Ce Nom de Jésus lui est tout-à-fait et exclusivement encore propre, en ce que ce n'est point un Nom qui lui est appliqué par le langage humain, mais un Nom qui est dans la nature même de la divine Personne , qui ne s'en peut séparer. Dieu n'a pas choisi, pour le désigner, un Nom qui fût étranger à l'homme, qui s'appuyât sur les seules et immenses grandeurs divines, en-dehors de ses rapports avec nous, grandeurs que saint Paul appelle la richesse du Ciel; il a préféré le Nom qui rend les bienfaits du Rédempteur à notre égard et qui les rappelle le plus vivement et le plus exclusivement par l'idée de salut qui y est attachée. Lorsque Moïse lui demanda son Nom afin d'en pouvoir rendre compte aux enfants d'Israël , Dieu répondit à son serviteur : « Voici comment tu parleras au peuple d'Israël : Le Seigneur Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob , m'envoie vers vous : tel est mon Nom pour toujours , c'est ainsi que je m'appelle pour les générations des générations. » Il dit donc que le Dieu d'Abraham est son Nom , en considérant ce qu'il a fait jusqu'ici et ce qu'il fera toujours pour les enfants d'Abraham, c'est-à-dire pour tous ceux qui ont la foi.

Le Dieu qui naît d'Abraham, qui conduit Abraham, qui le défend, qui multiplie sa postérité, qui le rachète et qui le bénit, c'est ce Dieu qui est le Jésus d'Abraham. Il dit expressément que c'est là son propre Nom, celui qu'il préfère et qu'il gardera toujours , surtout par rapport aux générations des générations, c'est-à-dire dans la nouvelle naissance des hommes, lorsque ceux qui sont nés dans les ténèbres du péché renaîtront à la lumière du Ciel. De même, lorsque Moïse monta sur la montagne pour voir la gloire de Dieu, qui lui avait promis de se découvrir à lui , il se désigna encore de cette manière (Exode, 34, 6-7) : « Je suis plein de miséricorde et de clémence, pardonnant généreusement , fidèle à ma parole et étendant mes bienfaits sur mille générations d'hommes . » C'est comme s'il avait dit que son essence est la miséricorde, que la bonté et le pardon sont les perfections dont il aime à être loué le plus. Aussi, quand il vient à nous , non sur la montagne mais dans notre bassesse , c'est sous le Nom de Jésus qu'il se découvre. Jésus, voilà son être et sa substance; Jésus, voilà ses œuvres; Jésus, voilà son Nom ; en tout et partout la miséricorde.

Il y a plus, Jésus exprime le salut. Or , dans ce mot est renfermé, non un seul bien, mais un assemblage extraordinaire de biens. N'est-ce pas dans le salut que nous devons comprendre , au point de vue de la santé, les forces du corps, la facilité des mouvements, la parole douce, l'empire entier de la raison, le bon exercice de toutes les facultés? C'est la réunion d'une foule de biens. Jésus - Christ est pour nous cet assemblage de choses heureuses : comme Dieu , il est le trésor et la source de tous les biens; comme homme, il nous apporta la communication de ces biens. Il y a sans doute, entre les âmes fidèles, des différences et des degrés d'avancement et de perfection; mais il n'est aucune d'elles qui ne puisse avoir par ce divin canal, par ce Salut universel , tous les biens qui rendent parfaitement riche : biens du corps et de ses sens, biens de l'âme et de ses facultés. C'est lui qui , en chacun de nous, efface le péché, abaisse le tyran infernal, éloigne l'enfer , donne et établit sa grâce , et enfin pose le principe de la résurrection et de la gloire futures. Au verset 4e du Psaume 109 , que j'ai expliqué d'une manière, et vous, Julien, d'une autre, nous pouvons trouver un troisième sens qui concorde au sujet présent : car il nous
est facile de lire ainsi : « Vous ennoblissez aujourd'hui votre peuple ; votre armée est au milieu des splendeurs célestes. » Lorsque la nuit si obscure du siècle aura fini, la lumière intérieure qui se cache dans les cœurs des saints se manifestera, resplendira aux yeux de l'univers et se répandra jusque sur leurs corps.

Jésus ne donne le titre de son peuple qu'aux seuls justes ; seuls dans l'Écriture ils reçoivent un Nom pareil; le peuple de Dieu, y est-il dit. Ce même peuple est appelé armée, escadron, ou mot-à-mot, selon l'original, pouvoir de Jésus-Christ, dans le sens que nous attachons à la puissance guerrière. Si les justes reçoivent une telle dénomination, ce n'est pas que par leur nombre ils rendent Jésus-Christ puissant sur la terre comme on voit une armée brillante rendre un général puissant; mais c'est parce qu'ils sont une preuve de ce très-grand pouvoir du Sauveur; soit réunis en corps, soit isolés, on voit en eux l'efficacité de son Esprit, la force invincible de son bras, qui les a tirés de l'abîme des maux que nous avons dits. Toute cette armée, est-il marqué, sera ennoblie, grâce à l'infinie noblesse de celui qui la commande.

Le salut, la santé, est un bien qui consiste dans la bonne proportion et l'harmonie de plusieurs choses différentes , c'est comme un concert de toutes les humeurs du corps. Jésus établit dans nos âmes  quelque chose d'absolument semblable, ce qui lui assure encore le nom de Jésus. Non-seulement en tant que Dieu il est lui-même l'harmonie et l'exacte proportion de tous les êtres entre eux, mais encore en tant qu'homme il est le lien qui assure le concert de toutes les parties du monde. Saint Paul dit de lui (Colossiens 1, 20): « Il met en paix, par le sang qui a coulé sur la croix, ce qui est sur la terre et ce qui est dans le ciel. » Ailleurs ( Éphésiens. 2 ) il dit aussi qu'il a détruit la barrière de séparation qui existait entre Dieu et les hommes, entre les hommes eux-mêmes, gentils et juifs, qu'il les a unis en un seul peuple.

C'est pour cela encore qu'au Psaume 117, 22, le Sauveur est nommé la Pierre angulaire, le nœud qui attache les choses visibles aux choses invisibles, la raison aux sens; harmonie plus douce que toutes les harmonies, faisant taire tous les désaccords , harmonie digne en tout d'un véritable Jésus. En outre, ce Nom est encore spécialement donné à Notre-Seigneur afin de nous faire entendre quelle est son œuvre propre au fond de nos âmes, c'est-à-dire ce en quoi consiste notre bien réel, la sainteté et la justice, et ce que nous devons et pouvons lui demander avec l'espérance de l'obtenir. Quand il s'agit d'un malade , ce n'est point par des réfrigérants extérieurs qu'on lui rendra la santé, pas plus que par les topiques appliqués sur la région du cœur; il faut qu'à l'intérieur les humeurs qui se trouvent en rébellion rentrent dans l'ordre, qu'on les y contraigne; alors on verra reparaître tous les signes extérieurs de santé qui avaient disparu sous l'influence du mal. Voilà en quelle façon Jésus-Christ agit avec nous : il ne se borne pas à nous toucher extérieurement, légèrement, incomplètement; il va au centre du mal, il pénètre jusqu'au fond, et partout il rétablit l`ordre et l'harmonie nécessaires; ce n'est pas aux branches qu'il s'adresse , il court à la racine pour la guérir et la fortifier.

Le Prophète exprimait tout cela quand il disait (Isaïe, 12, 6) : « Réjouis-toi, fille de Sion, éclate en chants de louange, car le Saint d'Israël est au milieu de toi. » Non point auprès de toi , à l'extérieur, mais dans tes entrailles, dans ton cœur, au plus intime de ton être, au centre de ton âme. L'œuvre propre de Notre- Seigneur est d'être notre Salut, notre Jésus, c'est-à-dire de mettre l'harmonie entre Dieu et les facultés de l'âme, entre ces facultés elles-mêmes, entre les exigences des passions et la loi qui les réprime. Tout ce qui est purement extérieur, le jeûne, la discipline , les veilles et autres choses semblables , bien que choses bonnes et louables si elles ont Dieu pour principe et pour fin, soit à cause du bon exemple qu'elles donnent dans l'assemblée des fidèles, soit parce qu'elles disposent l'âme à recevoir plus abondamment et plus fructueusement son Sauveur, toutes ces choses, dis-je, ne sont point aussi grandes, aussi bonnes, aussi indispensables, que la santé intérieure et spirituelle apportée par Jésus-Christ. Cette œuvre n'a point pour objet d'équilibrer les humeurs du corps, ce ne serait là que ces fomentations et ces remèdes externes qui ne vont point au fond du mal, que longtemps avant Jésus et sans lui les sages ont pu indiquer à l'homme, leur prescrivant la modération dans l'usage des aliments, la diète, les ablutions, les soins à donner aux yeux, au visage, etc.

Mais aucun de ces docteurs n'aurait pu mettre en nous le salut, la santé véritable, la guérison réelle de l'âme : seul , Notre-Seigneur l'a pu , seul il mérite le Nom de Jésus. Écoutons encore à cet égard le bienheureux Macaire. — « Ce qui fait proprement un chrétien, dit-il, ce n'est point la tenue et la composition extérieure, ainsi que plusieurs l'imaginent faussement, croyant que pour se distinguer du commun des hommes de pareilles démonstrations suffisent , et d'ailleurs conservant au fond de l'âme ce qui se trouve dans le cœur du reste des humains, même trouble dépensées, même inconstance, mêmes découragements, mêmes angoisses. Il semble d'abord qu'ils soient séparés du monde; leur extérieur, leur vêtement, leurs actions , le donnent à entendre. Mais au fond , dans le secret de l'âme, ils sont attachés à la terre par les liens ordinaires, ne jouissant ni de la paix que donne le Seigneur ni de la quiétude céleste de l'esprit , qu'ils ne demandent point, qu'ils ne comptent nullement obtenir. Certes, la nouvelle créature que forme le chrétien parfait et véritable se distingue des gens du siècle par un renouvellement de l'esprit, par la paix qui règne en elle, par sa charité ardente, par son désir impatient des biens du ciel. Ce sont de telles choses que Jésus-Christ demanda pour ceux qui croiraient en lui. La gloire et l'honneur du chrétien, sa richesse, sa beauté, est dans le ciel; elle est ineffable, aucune langue humaine ne la peut exprimer; on n'y arrive que par le travail, par les épreuves et les peines , et surtout par une grâce particulière de Dieu. »

De-là pour nous une leçon à recueillir sur la manière de distinguer le vrai chemin du faux , de reconnaître ce qui appartient réellement à la piété de ce qui ne lui appartient pas. Nous devons donc nous rappeler que tout ce qui n'a point pour objet et pour résultat de détruire nos passions, de créer en nous la tempérance, l'ordre, la justice, tout cela, quelque saint et bon qu'il paraisse, ne l'est point en effet; tout cela, de quel que nom qu'on le décore , n'est point de Jésus-Christ..

Le Nom du Rédempteur c'est Jésus et Salut véritable, et ici il n'y a rien qui soit sérieux et solide. L'œuvre propre de Jésus-Christ, c'est le renouvellement de l'âme et la justice intérieure : ici je ne vois que faux dehors. Le Nom de Christ même veut dire oint, qui oint, qui fait une onction : or, l'onction se fait avec l'huile, la quelle pénètre jusqu'aux os : ici il n'y a que vernis et apparences; Jésus-Christ met en fuite les passions: ici il n'y a rien de semblable , on couvre seulement ses vices d'une couleur trompeuse; on veille attentivement sur eux afin de leur donner tout ce qu'elles veulent, d'aller partout où elles appellent. Toute doctrine qui ne va pas au fond n'est donc pas la doctrine de Jésus-Christ.

— Sabinus interrompit Marcel : — « Je crois pouvoir dire, à cette occasion, que dans le temps où nous vivons il n'y a guère, dans la bouche des ministres de l'Église, d'enseignements qui expriment ainsi les
choses. »
— « Cela est certain , Sabinus ; mais il y en a eu autrefois , il peut y en avoir tous les jours ; j'ai eu
raison de m'exprimer comme je l'ai fait. »

— « Sans doute , reprit Julien , vous avez eu raison : car si nous ne le faisons pas , Jésus, suivant sa menace(S. Matthieu. 7, 15), ne nous reconnaîtrait plus pour ses disciples. Ce sont de faux prophètes que ces docteurs qui s'écartent de la vérité sainte, qui paraissent de fidèles pasteurs et qui au fond ne sont que des loups dangereux , capables d'allumer dans les cœurs toutes les passions, au lieu de les éteindre. »

— Que ce mal soit sérieux ou non , reprit à son tour Marcel , il est certain que toutes les apparences l'accusent aujourd'hui. N'avez-vous jamais vu , Sabinus, n'avez- vous du moins jamais entendu dire que, pour engager les fidèles à faire l'aumône , quelques-uns les ont exhortés à se parer, à donner des fêtes, des concerts à mille instruments, accompagnés de la décharge des armes à feu ? Or , qu'est-ce autre chose , je vous le demande , sinon suivre les penchants mauvais du cœur, nourrir la vanité au lieu de la combattre, la fortifier au lieu de la détruire, en lui donnant le vernis d'une bonne œuvre à faire? Est-ce donc là ce que Notre-Seigneur est venu nous enseigner en nous parlant de mortification des sens, de pureté du cœur? Ne peut on faire l'aumône sans appeler à son secours une partie des plus mauvaises passions de l'homme? Certes, dans cette occasion , le bien procuré par l'aumône ne compense point le dommage causé par la vanité, par la passion que l'on excite, par la sanction que l'on donne à l'amour propre, qui se trouve ainsi justifié; sanctifié même par une piété qui paraît bien louable.. On soulage extérieurement quelques malheureux, et intérieurement le fidèle se sent détourné du recueillement et de la vertu; il s'éloigne du Salut apporté au monde par le Sauveur Jésus. J'aurais pu citer d'autres exemples de pareilles aberrations. Mais laissons cela , et venons à la seconde réflexion que j'ai indiquée , à savoir que le Verbe divin, en prenant le Nom de Jésus et de Salut, nous fait connaître le véritable et unique but de nos désirs et de notre existence tout entière.

Puisque la fin du chrétien est de se confondre avec Jésus-Christ de manière à ne faire qu'un avec lui, puisque, de plus, Notre-Seigneur est Jésus , c'est-à-dire le Salut par excellence; puisque, enfin, ce salut ne consiste pas dans une conduite purement extérieure ; que chacun comprenne bien qu'il ne doit point s'arrêter dans le chemin de la vertu qu'il n'ait rendu parfaite la sainte harmonie de l'âme ; jusque-là on ne saurait se considérer comme ayant la santé véritable, la santé donnée par Jésus. Lors donc que vous auriez fait de grands progrès dans le jeûne, dans le silence, dans le chant des hymnes saintes, dans la mortification réduite en cilices, en aumône demandée, en courage à supporter les intempéries de l'air , si au milieu de tout cela vos passions bouillonnent encore, si le vieil homme est toujours vivant, allumant et excitant l'ardeur de ses passions naturelles, la colère, la vaine gloire, l'amour-propre, la cupidité, la haine, l'envie, vous n'avez rien fait, vous n'êtes point entré dans le chœur de ceux qui ont été sauvés par Jésus, vous n'entrerez point dans le ciel par conséquent , puisqu'il est écrit : « Aimez la paix et la sainteté, sans cela personne ne peut voir Dieu » (Hébreux 12, 14). Levez-vous donc, éveillez-vous, sortez de ce sommeil fatal : voici la route qui est ouverte, voici le but. Demandez à Celui qui est le Salut véritable qu'il soit votre salut, ne cessez point de le demander jusqu'à ce que vous l'ayez obtenu.

« Oubliant ce qui est derrière vous, dit encore saint Paul (Philippiens 3, 12-14), étendant les mains et le désir vers le futur, courez, volez à la couronne qui vous est offerte. » Mais quoi ! Est-ce donc un mal que de jeûner, de porter le cilice, de mortifier ses sens? A Dieu ne plaise que je prétende rien de semblable! tout cela est bon, mais à titre de secours ; tout cela n'est pas le but, tout cela n'est pas la santé spirituelle. Remèdes extérieurs qu'il ne faut pas négliger, mais enfin remèdes purement extérieurs; voie et moyen pour arriver à la justice, mais non la justice elle-même. Pratiques excellentes tantôt pour accuser , tantôt pour procurer la grande et fondamentale harmonie de l'âme, mais non la sainteté et l'harmonie elle-même. Tout cela peut se trouver même loin de la vertu et de la justice : c'est alors l'hypocrisie, ou du moins une fausse conscience, c'est un arbre qui ne donne point de fruits. Nous devons, à la vérité, détester la doctrine hérétique qui condamne ces pratiques extérieures contre toute raison : car, encore une fois, elles ont leur bon, leur très-bon côté, elles disposent l'âme à sa guérison parfaite , elles plaisent à Dieu, elles contribuent à ouvrir les portes du ciel, pourvu qu'elles s'appuient sur la justice intérieure et spirituelle.

Avertissons donc sans cesse les fidèles de ne point s'arrêter à ces choses , que là n'est point le but, le salut, la perfection ; montrons-leur le chemin véritable, le chemin de Jésus. Quel malheur ne serait-ce donc pas que celui du fidèle qui, placé dans la route du ciel, s'arrêterait avant terme et prendrait l'ombre pour la réalité! qui, se proposant d'arriver à Jésus, mais ne comprenant point ce qu'est Jésus, se trouverait misérablement engagé dans Solon, dans Pythagore, ou tout au plus dans Moïse! De telles pratiques, toutes louables qu'elles sont, ne constituent donc point le pur et réel Salut de l'âme, le salut intérieur et divin. Tel est l'esprit de Jésus-Christ, celui dont saint Paul a dit (Romains 1,4) qu'il a été prédestiné comme Fils de Dieu dans sa puissance, selon l'esprit de la sanctification, dans la résurrection des morts de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Paroles qui équivalent à dire que l'argument certain , la raison et la marque propre qui font connaître que Jésus est le véritable Messie Fils de Dieu promis dans l'Écriture, c'est qu'il est véritablement Jésus, c'est-à-dire qu'il a accompli l'œuvre unique et divine attachée à ce Nom. En quoi donc ce Sauveur a-t-il exercé cette grande puissance ? Dans l'esprit de la sanctification, c'est-à-dire en ce qu'il sanctifie les siens avec esprit et vie , non par des moyens extérieurs.

Et tout cela s'achève dans la résurrection des morts de Jésus-Christ, lorsque le Sauveur ressuscite ses morts , ceux qui lui appartiennent. Comme la mort que nous avons soufferte en lui cause la mort de nos fautes lorsque nous naissons selon Dieu, ainsi sa résurrection, qui a été aussi la nôtre, est cause que la vie de la justice naît en nous à mesure que disparaît la faute. Condamner les pratiques extérieures, c'est une erreur; y placer la poupe et la proue de la justice , c'est aveuglement. Le vrai est entre ces deux extrêmes.Mais ce n'est pas seulement comme opérant notre Salut que le Sauveur est appelé Jésus, c'est aussi parce qu'il est lui-même ce Salut. La grâce , en effet, qui produit la sanctification de l'homme n'est point autre chose qu'une sorte de reflet résultant de l'aimable présence du Sauveur lui-même.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Jeu 22 Sep 2016 - 2:19

C'est encore saint Macaire qui fait cette réflexion : « Dès que le Maître s'aperçoit que tu le cherches, que tu places en lui toute ton espérance , il accourt aussitôt , il te remplit de la véritable charité, il se donne à toi , il se fixe au milieu de ton cœur, et là il te tient lieu de tout ; il est ton paradis , ton arbre de vie , ta perle précieuse , ta couronne, ton architecte, ton jardinier , ton ami exempt de toute passion, homme, Dieu, vin, eau, brebis, époux, guerrier, armes de guerre, et enfin ton Christ, c'est-à-dire tout en un seul mot. »

Et ainsi Jésus-Christ unit son esprit au nôtre et nous revêt de lui, selon ce que dit saint Paul (Romains 13, 14 ) : « Revêtez-vous de Notre- Seigneur Jésus-Christ. » De même que la masse entière de la pâte est modifiée par le levain qu'on y mêle et qui la transforme, de même la masse des hommes, corrompue par le péché, a été renouvelée et transformée par le Jésus que Dieu a envoyé des cieux. Cette comparaison est du Seigneur lui-même (Matthieu 13, 33). Ou bien encore, de même que le fer rougi au feu, bien qu'il conserve sa nature de fer , paraît cependant n'être plus que du feu, de même Jésus-Christ , uni à ma personne, devenu totalement maître de moi , me purifie tellement de mes maux et de mes souillures et me pénètre si intimement de ses biens célestes, que je ne semble plus être moi-même, c'est-à-dire ce malade, cet infirme, cet homme soumis à toutes les misères de la vie, mais un être renouvelé, bien disposé, l'image du salut de Jésus.

O bienheureux Salut, bienheureuse santé ! Aimable Jésus, digne de tous nos désirs, que ne puis-je me voir entièrement subjugué par vous ! Que ne puis-je voir ce salut, cette santé, se répandre dans mon âme, remplir mon corps et n'y laisser plus de place pour autre chose! Que ne puis-je me voir délivré de cette vieillesse du mal, qui me consume! Pourquoi y a-t-il en moi autre chose que vous, d'autre lumière, d'autres inspirations que les vôtres? Pourquoi ne suis-je pas absolument transformé? En moi je ne trouve rien qui ne soit digne d'horreur et de détestation. Tout ce qui sort de moi n'est que misère, douleur, imperfection, malice, et, comme Job (7, 3) chaque jour je constate de nouveaux malheurs; j'ai espéré en voir la fin, j'ai compté les mois et les nuits dans mon impatience, et toujours en vain. Lorsque vient le sommeil je me dis : Oh ! si mon doux matin venait luire à mes yeux ! Si je me lève et que je ne trouve point auprès de moi ce matin de mon âme , j'attends jusqu'au soir et je modère mes désirs.

Les ténèbres reviennent, et avec elles mes faiblesses, mes tourments, mes impatiences. Ma chair est toute couverte, toute enveloppée de ma misérable corruption. Seigneur, je vois que mes journées s'écoulent, qu'elles s'envolent plus rapidement que la navette ne court sur la toile; je les vois presque terminées, et mon salut n'est point encore présent. Souvenez-vous donc, ô Dieu, que ma vie n'est qu'un souffle léger, et que, si ce souffle s'éteint sans que mon salut soit venu, jamais mon salut ne me sera donné. Si je meurs sans vous , les justes ne me verront jamais dans le repos où ils se réjouissent eux-mêmes; et vos yeux même, Seigneur, si vous les tournez vers moi, n'y rencontreront rien qui puisse les arrêter. Je me fuis, je me renonce, je me dépouille de tout, afin que vous seul soyez ma chose et ma possession , mon être, ma vie, mon salut, mon Jésus.

Marcel, tout ému, le visage rouge d'émotion, s'arrêta, pour reprendre bientôt en soupirant : « Il n'est pas possible que le malade parle de la santé sans exprimer avidement ses désirs de la posséder. Vous me pardonnerez donc, Sabinus et Julien, si la douleur que me cause ma misère et qui est toujours présente à mon esprit a fait éruption devant vous. » Il se tut encore un moment; mais ce fut pour continuer tout de suite après :,  Nous venons de voir que le Sauveur s'appelle Jésus parce qu'il est proprement notre Salut, notre santé spirituelle. Je vais plus loin, et je dis que seul il est ce salut et cette santé. Toutes les fois qu'un Nom qui paraît commun est donné à une chose ou à une personne comme Nom propre, il faut entendre que cette personne ou cette chose réunit en elle toute la force signifiée par le Nom. Si, par exemple, nous appelions un homme la Vertu , cette désignation marquerait incontestablement en lui autre chose qu'une vertu ordinaire.

L'application de ce principe à Notre-Seigneur est facile : en l'appelant le Salut, le Jésus, nous exprimons qu'il est par excellence ce Salut , que tout ce qui est salut se trouve en lui. Et comme d'ailleurs il y a deux sortes de salut , celui de l'âme , celui du corps , et de plus le salut de la tête , de l'estomac, du cœur, etc., le mot que nous appliquons à Notre-Seigneur nous rappelle toujours qu'en lui se rencontrent absolument toutes ces attributions et ces propriétés , quant à toutes les infirmités , quant à tous les temps.
Il est tout le Salut. Le salut, la santé, au dire des médecins , se partage en deux parties : l'une qui conserve, l'autre qui répare; l'une qui maintient ce qui est bon et convenable en ce genre, l'autre qui rétablit ce qui avait cessé d'être convenable et bon. Toutes deux cependant ont un même et unique but, celui du bien à procurer, du mal à éloigner. De même encore, dans la nourriture, une partie de ce que nous mangeons est destinée à donner au corps une substance nouvelle, l'autre à le purger de ses humeurs vicieuses; la première ayant le titre propre d'aliment, la seconde celui de médecine.

De même encore, cette santé, ce salut que nous nommons Jésus, santé et salut parfaits, a laissé en lui ces deux fonctions, ces deux attributions distinctes quoique unies, celle de conserver, celle de réparer; celle de maintenir, celle de relever; celle de nourrir, celle de purifier. Pain de vie, ainsi qu'il se désigne lui-même, il a voulu rassembler en lui tout ce qui convient à cette double fin ; par la sainteté il nous donne la vie , par les tribulations il nous purifie. Il s'est composé lui-même, d'un côté, de pauvreté, de souffrances, d'humilité, de labeurs, d'épines douloureuses, de croix, d'agonie, remèdes puissants contre le vice ; et, d'autre côté, de la grâce divine , de la sagesse céleste, de la justice, de la vertu sous toutes ses formes, et de tous les autres dons du Saint-Esprit.

Et, ainsi composé, il s'est montré à nous comme le véritable Jésus, notre parfait Salut; pain véritable de vie, qui, mangé par nous avec l'esprit d'obéissance et de vive foi , circule dans nos veines et en chasse les ardeurs du péché, pendant que d'autre part il nourrit et féconde notre âme de sa substance. En mangeant de la sorte les épines de sa couronne, nous abaissons notre orgueil; ses coups de fouet nous purifient de nos sensualités ; sa croix, pénétrant en moi , en chasse l'amour déréglé de moi-même; sa mort tue de la même manière mes penchants mauvais. En même temps, sous l'autre aspect de la nourriture, en mangeant avec lui sa justice, la justice s'établit dans mon âme et y amène avec elle la sainteté et la grâce. Je deviens fils du ciel en me nourrissant du Fils de Dieu , du Dieu fait homme pour moi.

Il est Jésus parce que tout entier il est le Salut. Ses paroles sont salut, ses œuvres sont salut, sa vie est salut, sa mort est salut. Tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a pensé, tout ce qu'il a souffert , tous ses mouvements vivant, mort, ressuscité, exalté au ciel, tout est Jésus pour nous. De sa vie il nous guérit , de sa mort il nous sauve, de ses douleurs il détruit les nôtres; car, comme le dit Isaïe , nous avons été guéris par ses souffrances (53, 5) ; son sang répare dans nos veines les forces que le péché nous a fait perdre. Non-seulement il est Jésus par sa doctrine en nous enseignant la voie sainte et en nous signalant tout ce qui est mauvais ou dangereux, mais il remplit le même dessein de miséricorde avec l'exemple de sa vie et de toutes ses œuvres , aussi bien que par la vertu salutaire qui s'en échappe et qui nous vivifie, nous échauffe, nous purifie.

Qu'il s'appelle donc Jésus, ce Dieu qui est partout notre Salut , sous quelque aspect que nous le considérions. Saint Jean , dans l'Apocalypse, vit un arbre qui était planté des deux côtés du fleuve d'eau vive qui sortait du trône de Dieu et de l'Agneau , et dont les feuilles étaient destinées à guérir les nations . De même l'Humanité sainte de Notre-Seigneur, enracinée sur le courant des eaux vives , c'est-à-dire de, la grâce du Saint-Esprit, embrassant les deux rives, c'est-à-dire enfermant en lui-même la plénitude de ces eaux, n'a pas une feuille qui ne soit Jésus, qui ne soit la vie, le remède du mal, la médecine céleste et le salut. Cet arbre, continue saint Jean , portait douze fruits, un chaque mois de l'année : ainsi Jésus est Jésus non point pour une seule infirmité ou pour une seule partie de nous-mêmes ou pour un temps borné, mais pour tout mal, pour toute plaie mortelle, pour toute douleur, tout vice, tout penchant mauvais , tout lieu et tout temps. Il sauve le corps aussi bien que l'âme , dans quelque situation fatale que se trouve l'un ou l'autre.

A notre orgueil il s'offre comme son Jésus , le roseau de l'insulte judaïque à la main ; à notre ambition la voici qui se présente sous son manteau de pourpre. Sa tête couronnée d'épines est là lorsque nous songeons aux coupables délices de la vie; tout son corps couvert de plaies nous rappelle Jésus en face de notre pusillanimité et de nos indignes faiblesses. Dépouillé de tout, il parle à notre insatiable amour des richesses ; tourmenté, torturé, honni de tous, il dit à notre amour propre qu'il est son véritable, son unique Jésus.

Aussi l'Église, mue par le Saint-Esprit, chaque année, au jour et à l'heure anniversaires de cette grande immolation de la Croix, ne s'arrête plus dans ses prières, demande tout sans crainte, expose sans déguisement et sans adoucissement toutes les plaies de ses enfants à ce Jésus qui expire pour eux. Elle lui demande pour eux le salut de l'âme et le salut du corps ; elle lui demande les biens temporels à côté des biens éternels. Elle prie pour le Souverain-Pontife, pour les évêques, les prêtres, les lévites, pour les rois et pour les princes, pour chaque fidèle en particulier suivant ses besoins. Pour les pécheurs elle demande la pénitence, pour les justes la persévérance, pour les pauvres le secours qui leur fait défaut, pour les prisonniers la liberté, pour les malades la santé, pour les voyageurs une heureuse route, un retour favorable. Et comme tout ce qu'elle peut ainsi envelopper de ses vœux est bien inférieur à la valeur de l'Hostie qui est offerte, elle priera encore pour les hérétiques , pour les païens même , pour les Juifs ingrats qui ont repoussé le salut et la vérité. En un mot, elle se place tout entière , sans exception ni réserve, sous les yeux du Seigneur, en face de son Jésus expirant.

Voilà sans doute ce qu'a voulu exprimer l'Épouse, au Cantique des Cantiques, 1, 13, en appelant son Bien- Aimé Grappe de Cofer. « Mon bien-aimé, dit-elle, est pour moi une grappe de Cofer dans les vignes d'Engaddi. » La Providence, je le crois , a disposé que nous ne sachions pas quel arbre ou quelle plante est nous occupant peu de l'objet et remontant à l'origine du mot, nous comprenions que cette expression, d'après sa racine , représente tout ce qui est pardon, satisfaction , réconciliation, et par conséquent que Jésus, figuré par l'Épouse , est pour nous tous ces biens , tous ces genres de salut à la fois.

O Salut! ô Jésus ! ô remède éternel! C'est à vous que nous devons tout, dans tous les temps, partout et pour tout. Pour résumer enfin toute cette question , dites-moi, Sabinus, ne comprenez-vous pas que toutes les créa tures tirent leur principe du néant ?

— « Je comprends au contraire , répondit Sabinus, que Dieu les a créées par son infinie puissance , sans
avoir pour les faire aucune matière préexistante. »

— « Alors, dit Marcel, aucune d'elles n'a rien qui lui appartienne en propre et qu'elle n'ait reçu ? »
— « Je n'en fais pas un doute. »
— « Dites-moi encore, un édifice peut-il durer lorsqu'il n'a ni ciment ni rien qui assure sa solidité ? »
— a Cela ne me paraît pas possible. »
— « Cependant aucune des choses créées n'a d'elle-même ni ciment ni quoi que ce soit pour se soutenir.

Elles menacent donc toutes ruine, et, autant qu'il est en elles, elles marchent à leur affaiblissement graduel et à leur destruction finale. Un seul point d'appui leur est assuré : Celui de qui elles tiennent l'existence. Que lisons-nous au livre de Job, 4, 18 ? Il est dit des anges mêmes : « Ceux qui le servent n'ont point de stabilité, et dans ses anges il a trouvé des défauts. » L'écrivain sacré ajoute, en parlant des hommes : « Ceux qui demeurent dans des maisons de boue , qui s'appuient sur la terre, seront détruits par les vers. » David dit des éléments et du firmament (Psaume 101, 26-27) : « C'est vous, Seigneur, qui au commencement avez fondé la terre, le ciel est l'œuvre de vos mains : tout cela périra, mais vous demeurerez inébranlable. » Vous l'entendez, le Saint-Esprit condamne à la ruine et à la mort tout ce qui existe, toutes les créatures sans exception; il nous fait voir même que cela tient à ce qu'elles n'ont point en elles le ciment de la vie. Car, en disant des anges qu'ils ne sont pas exempts de défauts et qu'ils ont tourné au mal, il laisse entendre que cela leur vient de ce que leur être n'est pas entièrement stable et permanent. S'il dit de l'homme qu'il se consume et qu'il tombe , il avait marqué auparavant qu'il est formé de terre et de boue.

Si les cieux et la terre vieillissent et s'affaiblissent à leur tour, il le dit, c'est que leur naissance , leur origine , leur source est de sa nature fragile et incertaine. »
— « Tout cela est très-vrai, Marcel, reprit Sabinus; mais développez-nous votre pensée, et voyons où vous
en voulez venir. »
— « Je le dirai clairement lorsque vous m'aurez répondu. N'avons-nous pas montré hier que Dieu a fait
toutes les créatures afin de vivre lui-même en elles et de faire éclater par elles quelque chose de son infinie perfection ? »
— « Nous l'avons montré en effet. »
— « Si donc les créatures, par l'infirmité de leur origine , sont portées naturellement à retourner au
néant, et de fait , autant qu'il est en elles , tombent et meurent de jour en jour, il a fallu, pour les soutenir et les rendre habiles au dessein de Dieu sur elles, que quelque chose leur fût donné pour les maintenir continuellement et équilibrer leurs conditions de durée avec leurs principes de destruction; en un mot qu'un salut général et commun leur fût préparé. Ce qui devait être a été. Ce salut, ç'a été le Verbe dans le sein de son Père, engendré par lui pendant l'éternité, engendré de nouveau parmi nous par son incarnation. Et ainsi , après avoir été la raison et l'original de la création , Jésus en est le conservateur et la protection.

Voilà pourquoi celui qui est appelé DABAR en hébreu, Aoroz en grec , VERBE et Parole en latin et dans nos langues modernes, a reçu aussi le Nom , tout propre à lui, de JÉSUS et de Salut. En lui est renfermé , comme dans sa source et dans un infini trésor, tout ce qui est vie, tout ce qui est substance, tout ce qui est remède au mal, tout ce qui est gage et condition d'existence. C'est lui, comme l'écrit saint Paul (Colossiens 1, 18), qui occupe en tout le premier rang, ou bien, suivant saint Jean (Apocalypse 21, 6), qui est l'alpha et l'omega, le commencement et la fin.

Et non-seulement les hommes sur la terre, mais les anges dans le paradis, reconnaissent dans le Verbe leur Jésus , leur Sauveur : il a guéri les premiers qui étaient morts , il a donné aux seconds la force de ne point mourir. C'est lui qui distribue toute chose à ce qui est raisonnable et à ce qui ne l'est pas. Sa croix embrasse tout l'univers, son sang le purifie, son humanité sainte l'embaume , les éléments et le ciel ont par lui un ordre nouveau , des, qualités meilleures. Quel titre donc plus légitime et plus vrai que celui de Jésus lui pourrait être donné ? Admirons encore mieux la sagesse divine. Lorsqu'il voulut produire les créatures, le Père n'incarna point son Fils ; mais ce qu'il n'avait pas fait alors il le fit pour rétablir et pour guérir la création. Pour que le Verbe fût l'auteur du monde, il suffisait qu'il fût Dieu; mais pour être Jésus, pour être le salut du monde , il a fallu qu'il se fit homme. En effet, dans ce premier moment, où rien n'existait encore, ou le divin sculpteur n'avait même pas la matière première de son œuvre, le Verbe ne pouvait se rendre semblable à ce qui n'existait pas.

Après la création au contraire, quand il s'est agi de réparer ce qui déjà avait un être, il devenait convenable et tout-à-fait conforme à la douce Providence de Dieu que le Réparateur se rapprochât du sujet et se réduisît aux proportions qui lui sont particulières, et qu'à la personne du Verbe se joignît celle de Jésus. Et ainsi une même Personne en deux natures distinctes, la nature divine et la nature humaine , a dû être Créateur d'un côté, Médecin et Rédempteur de l'autre. Et le monde, ayant un Créateur général , a obtenu de même un Salut général au milieu de ses maux. Et encore, de même que dans le paradis où Dieu plaça d'abord nos premiers parents il y avait deux arbres signalés, l'un qui s'appelait l'arbre de la science, l'autre qui donnait à l'homme sa nourriture, et que Dieu permit à Adam de manger de l'un, mais en lui défendant de toucher à l'autre, de même , dans ce second état , Dieu a établi pour nous ces deux arbres merveilleux. L'un est aussi l'arbre de la science, c'est le Verbe , dont nous ne pourrons jamais sonder les profondeurs : « Celui qui scrutera la majesté sera écrasé par la gloire » (Prov.25, 27). L'autre est l'arbre de la nourriture et de la guérison, c'est Jésus, le divin aliment qui entretient en nous la vie : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous » ( St Jean, 6, 24).

Sans la lumière du soleil les yeux du corps ne verront rien ; sans ce grand et adorable Jésus, aucun homme ne sera sauvé. En lui seul , par lui seul , de lui seul nous pouvons obtenir le salut. Quand nous renaissons à Dieu par Jésus , nous naissons exempts de fautes; quand, après cette naissance, nous marchons et vivons en lui, lui-même encore nous est Jésus pour les traces que laisse le péché dans l'âme; quand nous persévérons, c'est lui qui étend sa main sur notre corps et en modère les appétits grossiers, les fatales concupiscences , et le spiritualise en quelque sorte; enfin, lorsque la mort met fin à notre existence terrestre, il demeure uni à nos cendres jusqu'à ce qu'il les ressuscite et les introduise dans la gloire.

Il me paraît certain qu'en composant le Psaume 102 David avait à la pensée le Salut universel que nous célébrons ici. Car, tout rempli de la grandeur de l'image qu'il voyait, ne pouvant contenir la joie qui débordait de son cœur à la vue de cette immense miséricorde de Dieu, il excite son âme à ne point cesser de louer le Seigneur : Loue donc le Seigneur , ô mon âme ; répands-toi en louanges , en retour de tout ce qu'il a fait pour toi. Ne te contente pas d'inspirer ma bouche et de donner à ma voix des accents; mais deviens toi-même une langue, fais de tes entrailles une langue; qu'il n'y ait rien en toi qui n'éclate en chants de bénédiction. Qu'on voie s'unir, pour ce devoir, ce qui est visible et ce qui est caché, tout absolument. Quelles que soient tes paroles et tes louanges, elles n'égaleront point le mérite de leur divin objet, elles ne rendront point toute la reconnaissance que tu lui dois. Voici que tu retournais au néant, et il a créé un ordre de choses nouveau , afin de te communiquer son être. Tu étais pour toi-même un principe de corruption, et il t'a préparé un Salut, un Sauveur, un Jésus , contre toute corruption et contre tout poison.

Jésus qui a pardonné tous les péchés; Jésus qui a guéri toutes tes blessures; Jésus qui s'est fait ton frère et qui, en prenant ta nature, la délivre de tout ce qui la corrompait; Jésus qui t'assiège en quelque sorte de sa tendre compassion; Jésus qui partout trouve à guérir en toi et qui partout guérit ; Jésus qui est ton salut , et non point un salut ordinaire, mais un salut aimable et plein de douceur, qui comble tous tes désirs, qui, après t'avoir amené au triomphe, te prépare lui-même, de ses mains, la couronne et la récompense; qui te revêt des plus riches dons , qui renouvelle ta jeunesse et rend à ton corps sa vigueur première, en y ajoutant la splendeur éternelle.

Toujours il eut pitié des malheureux et des opprimés, prêta les faire rentrer dans leur droit; si tu ne méritais point sa compassion par toi-même, les ruses et la trahison de ton ennemi, qui t'a enlevé toutes tes richesses, criaient au Ciel pour toi et demandaient une réparation. O homme , du moment où Dieu t'a vu dans cet état , il a résolu de te secourir; il a manifesté sa volonté à Moïse et aux enfants privilégiés d'Israël ; il leur a dit : Je suis plein de miséricorde et de clémence , mes entrailles n'ont que tendresse; je suis patient à endurer l'outrage, empressé et généreux à pardonner, désireux de répandre mes bienfaits sur ceux même qui m'ont offensé.

Ainsi avez-vous parlé, Seigneur, et ainsi avez-vous fait; vous n'en avez point usé avec nous comme le méritaient nos fautes, et le châtiment dont nous étions dignes nous a été épargné par vous. Autant le ciel est éloigné de la terre , autant votre bonté est élevée au-dessus de nos pensées et de nos mérites, autant vous vous montrez compatissant et paternel pour ceux qui vous aiment. Ils ne sont que vil fumier, mais votre miséricorde est le ciel même; comme une terre desséchée, ils appellent le bienfait de la rosée, et la rosée tombe abondante sur eux; comme créatures de poussière et de boue, ils périssent, mais vous leur réservez mieux que la vie.

Inclinés toujours vers ce misérable sol par notre nature, le rayon de votre lumière nous relève et nous dirige. Autant le ciel est distant de la terre, autant l'Orient est éloigné du Couchant , aussi loin vous avez rejeté les péchés des hommes. Nous étions nés au couchant d'Adam , vous nous avez transportés, Seigneur, à l'orient de votre Soleil de justice. Comme un père plein d'amour pour ses enfants, vous n'avez eu envers nous que des douceurs. C'est vous qui nous avez formés, et vous connaissiez admirablement tous les secrets de notre nature. Comme l'herbe des champs qui se fane en peu d'instants, passent les jours de l'homme : il naît, grandit, acquiert toute sa force, et tombe au retour de l'âge.

Comme les fleurs, il semble quelque chose de loin, et il n'est rien; il promet beaucoup, et il ne donne que le néant; l'air vient à le frapper, et il tombe, sans laisser trace de lui-même. Mais plus sa faiblesse est grande , plus , Seigneur, votre miséricorde se révèle à lui. Il passe, mais votre bonté demeure sans terme; elle s'étend des pères sur les fils, de ceux-ci sur leurs propres enfants, et ainsi, par une succession admirable, jusqu'aux dernières générations. Du haut du ciel vous avez toujours les yeux ouverts sur nous; vous gouvernez tous les royaumes , et ils n'existent que par vous. Que toutes les créatures vous bénissent donc, ô mon Dieu! car vous êtes le Jésus de toutes sans exception.

Qu'ils vous louent également, ces anges, intrépides exécuteurs de vos ordres, infatigables messagers du ciel ; que l'armée de vos fidèles , que vos ministres auprès d'eux vous bénissent tous, et que mon âme s'unisse à eux. Oui, il faut véritablement pour vous de nouveaux cantiques : car votre grandeur n'est point de celles que célèbre dignement la voix humaine dans ses chants ordinaires. Votre Bras est devenu notre salut, votre Verbe notre Jésus ; toute votre puissance, vous l'avez consacrée à nous sauver. En nous donnant le Sauveur adorable que nous bénissons, vous avez justifié votre cause en présence de l'univers. Et comment, en effet, vous demander compte d'avoir permis la chute originelle, lorsque vous l'avez ainsi réparée? Heureuse faute, si l'on peut ainsi parler, puisqu'elle nous a mérité un tel Jésus!

Je m'arrête, il en est temps. Vous, Sabinus, il est juste que vous terminiez ce discours comme vous avez fait jusqu'ici pour les autres. Marcel avait cessé. Sabinus reprit : L'hymne finale qui convenait, vous venez, Marcel, de nous la dire dans la paraphrase du Psaume que vous avez si bien développé. Je n'ai , de ma part, qu'à redire les mêmes choses sous la forme poétique qui leur a été donnée : Loue le Seigneur , ô mon âme , et que tout ce qu'il y a de cœur dans ton sein exalte magnifiquement son saint Nom , si grand
et si élevé. Loue le Seigneur , ô mon âme , et que jamais ta mémoire n'oublie ses dons , que tu avais devancés par tant d'infidélités ! Lui seul , dans sa bonté généreuse , te pardonne tes fautes et les excès ; lui seul guérit tes blessures et met un terme à tes infirmités. C'est lui qui t'a retiré de l'abime pour te rendre à la clarté du soleil. Il t'a environnée de son amour , il t'a comblée d'infinies richesses. Il t'entoure de sa protection , il te revêt de ses biens éternels. Aussi renaîtras-tu comme l'aigle qui recouvre toute sa beauté. Il a amené le triomphe de la justice et délivré le pauvre opprimé. Telles sont ses œuvres , telles ses dispositions , suivant ce qu'il nous a révélé lui-même.

Il a manifesté à Moïse , du haut du Sinaï , sa suprême volonté ; il lui a dit la grandeur de son amour, et le pardon généreux qu'il accordait au peuple choisi. Et il lui a dit : Je suis pour vous un ami, pour vous je nourris un amour in fini , détruisant partout le mal , n'ayant pour les hommes que des miséricordes. Il n'aime point le trouble , il évite la colère , toujours il se montre doux et favorable. Dans sa conduite à notre égard , il n'a point devant les yeux nos péchés. Mais autant il est élevé au-dessus de la terre , autant le firmament domine nos têtes , autant est grand son amour , autant est grande sa vigilance sur l'humble nation de ses serviteurs. Aussi loin que le soleil va se coucher en quittant l'orient, aussi loin le Seigneur a rejeté nos péchés. Un père n'aime pas davantage ses enfants qu'il ne nous aime. Mon Dieu, vous savez que l'homme n'est que poussière et boue ; vous voyez la misère qui fait le fond de sa nature et qui l'environne entièrement.

Il vit ce que vit l'herbe des champs, qu'on voit fleurir le matin et qui le soir n'est plus ; le moindre souffle suffit, le plus léger accident est assez , pour lui arracher l'existence, Mais la grâce du Seigneur dure et demeure éternellement, s'étendant de siècle en siècle sur ceux qui le craignent. Il étend sa protection sur ceux qui observent sa loi et gardent ses commandements , sur leurs enfants et sur les enfants de leurs enfants. Il a établi son trône au lieu où le soleil domine ; rien ne peut se soustraire à sa puissance . Et ainsi , Seigneur , que ceux-là vous louent de concert , qui habite votre riche demeure , qui consacrent toute leur ardeur à vous servir. Soyez loué de l`armée des étoiles qui brillent au firmament et qui, dans leur course étincelante , obéissent à vos lois. Soyez loué de toutes vos œuvres dans tous les coins de l'univers, des hommes, des animaux, des plantes et de tout ce qui les nourrit. Qu'avec eux tous mon âme vous loue et la nuit et le jour. »

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle) Empty Re: DES NOMS JÉSUS-CHRIST DANS LA SAINTE-ÉCRITURE - LOUIS DE LÉON ( Espagne 16 ème siècle)

Message par MichelT Ven 23 Sep 2016 - 18:07

CHAPITRE ADDITIONNEL

Jésus-Christ Agneau de Dieu.

Le Nom l ‘Agneau que j'ai à expliquer ici appartient si notoirement à Notre-Seigneur , qu'il n'y a guère à prouver ce point. Quel est le chrétien qui n'entend pas chaque jour, à la sainte Messe, la parole de saint Jean-Baptiste dans l'Évangile (Jean 1, 29 ) : « Voici 1' Agneau de Dieu, voici Celui qui prend sur lui les péchés du monde? » Ce qui est beaucoup moins compris , c'est le sens mystérieux et profond d'une désignation pareille, sens bien digne assurément d'être dévoilé. Le Nom d'Agneau, appliqué à Jésus-Christ, exprime trois choses :1- La grande douceur du naturel, la pureté et l'innocence de la vie, l'immolation pour le sacrifice; ainsi que saint Pierre le marquait expressément dans sa Première Épître, 2, 22-24 , où il définissait le Rédempteur:

« Celui qui n`a point commis le péché, dans la bouche duquel n'a point été surpris le dol, qui, étant maudit, n'a point maudit, étant tourmenté , n'a point répondu par des menaces, mais a consenti à se livrer à l'iniquité de ses juges , et qui a porté nos péchés avec lui sur la croix. »

Toutes choses qui en renferment un grand nombre d'autres où la miséricorde et la puissance de Dieu se sont également signalées. Suivons cet ordre dans nos explications. D'abord, le Nom d'AGNEAU exprime la douceur; c'est la première idée qu'éveille le mot dans ceux qui l'entendent prononcer. Quel titre convient plus visiblement à Jésus-Christ, lui qui a tant enduré pour nous et qui chaque jour encore souffre tant d'ingratitude de notre part?

Douceur, premièrement, dans la manière dont il traite ceux qui l'approchent : car il est dit (Isaïe, 42 , 4) : « Il ne sera point ami de l'agitation et du trouble. » Lui-même ne nous en avertit-il pas (Matthieu 11,39 ) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » Nous en trouverons les preuves les plus touchantes à toutes les époques de sa vie mortelle; partout nous le voyons petit avec les petits, plein d'un amour particulier pour les plus humbles et les plus méprisés, n'ayant pour les pécheurs qui avouaient leurs fautes que des paroles de compassion et de pardon. C'est la douceur de cet Agneau qui délivra la femme adultère condamnée par la loi et amenée en sa présence par les Pharisiens (Jean. 8, 11) ; la sentence de mort ne sortit point de sa bouche, il n'en sortit qu'une défense miséricordieuse et une absolution. Sa conduite fut la même envers la femme pécheresse (Luc, 7, 37) , à laquelle, malgré son infamie , il permit de le toucher, se laissant baigner par ses larmes et essuyer de ses cheveux.

Les enfants viennent-ils à lui? il empêche ses disciples de les repousser; il les accueille et les bénit (Matthieu 18, 2). Rappelons-nous encore sa bonté pour la Samaritaine (Jean 4, 7). Il n'a rejeté personne, il ne s'est point fatigué de nous entendre; les mauvais traitements, les impertinences des Juifs n'ont point épuisé sa patience. Mais pourquoi nous étonner qu'il ait agi ainsi pendant sa vie terrestre, lorsque nous le voyons maintenant dans le Ciel, où il vit exempt de toutes nos misères, Roi universel de tout ce qui existe, ne point dédaigner de s'abaisser jusqu'à nous dans son adorable Sacrement, encore qu'il s'y trouve environné de mille iniquités et d'irrévérences sans nombre, qu'on le laisse seul et comme abandonné dans son tabernacle?

Nous lisons bien, il est vrai , dans le saint Évangile, qu'il reprit avec vivacité plusieurs personnes : par exemple, saint Pierre une fois (Marc, 8 , 33) , les Pharisiens assez fréquemment (Matthieu 23), les marchands du temple qu'il frappa même du fouet qu'il tenait à la main ( Jean. 2 , 15 ) ; mais nulle part il n'est emporté, nulle part irrité; son visage apparaît toujours serein , doux, bienveillant ; il reprend fortement le péché , mais il n'abandonne point sa mansuétude infinie.  De même que, dans sa divinité, sans s'émouvoir il meut tout, sans aucune altération de son repos il frappe et corrige, de même dans son humanité il ne quitte point la placidité sainte , l'inaltérable douceur de son âme, alors même qu'il châtie ou qu'il reprend. Écoutons l'Épouse des Cantiques , 5, 16 : « Sa voix est pleine de suavité, dit-elle, tout est aimable en lui. »

— Et cette autre parole , interrompit Sabinus, vous paraît-elle bien aimable? « Allez , maudits de mon Père, au feu éternel préparé pour le démon » (Matthieu. 30 , 41 ). Est-ce un discours que l'on puisse tenir sans colère et entendre sans frayeur? Que si telle est toute la conduite du Sauveur, si telle est sa douceur, je ne vois pas ce qui lui manque pour être plutôt un lion, comme l'appelle l'Apocalypse, 5,5.

— Votre remarque est juste, Sabinus. Je ne fais pas un doute que cette épouvantable sentence fera le désespoir des damnés et que, lors de leur jugement, ils ne trouveront en Jésus-Christ qu'un visage plein de colère et respirant la vengeance. Mais vous devez à votre tour comprendre que ces mouvements terribles ne nuiront en rien a la douceur intérieure du Fils de Dieu et que rien dans son âme ne sera troublé. Et véritablement, pour développer toute ma pensée, ce qui me fait le mieux apprécier et détester la fatale obstination du pécheur, c'est qu'elle amène une infinie douceur à prononcer une pareille sentence, et que dans une telle bouche elle mette une expression semblable d'amertume.

J'éprouve ce sentiment plus vivement encore lorsque je fais réflexion que Celui qui s'est fait homme pour les hommes, qui a tant souffert pour les sauver, qui a mis ses délices à habiter avec eux et qui , vivant, enseveli ou glorieux au Ciel , ne pense qu'à leur bonheur, tourne tout à leur avantage, que Celui-là, dis-je, puisse écarter de lui les pécheurs avec une voix si courroucée, qui n'est plus celle de l'Agneau. Dieu, dans sa conduite ordinaire, cache son visage aux méchants : « Vous nous avez caché votre face , et vous nous avez brisés dans la main de notre iniquité » (Isaïe, 44 , 7 ) ; mais ici le zèle d'un châtiment mérité le porte à se découvrir, à prendre le glaive et à dicter un jugement si redoutable. — Et, quant à ce qui regarde le Nom de Lion , il appartient bien aussi à Notre-Seigneur , et, loin que ces deux Noms se contredisent , ils s'unissent parfaitement ensemble. Jésus est notre lion pour tout ce qui regarde notre bien et notre défense contre le démon et contre les autres ennemis du salut. Pour nous délivrer, il a détruit la tyrannie usurpée de l'Esprit mauvais , renversé ses temples, fait maudire son nom par ceux qui auparavant l'adoraient, et brise les prisons où il tenait tant de malheureux captifs; maintenant encore, il est pour lui un constant et terrible adversaire, arrachant de ses griffes la proie qu'il s'apprête à dévorer.

Saint Jean exprime ceci brièvement mais fortement, lorsqu'il dit (Apocalypse 5, 5) : « Le Lion de Juda a vaincu. » Mais de plus, si le Lion divin sait arracher à l'ennemi sa proie, il ne souffre point qu'on lui ravisse la sienne, qui sont ses fidèles serviteurs. « Personne, nous dit-il, n'arrachera mes brebis de mes mains » (Jean. 10, 28). Isaïe dit également, à ce même propos, 31, 4 : « Voici ce que dit le Seigneur : Comme un lion rugissant ou comme le lionceau qui a saisi sa proie n'est point troublé des cris des bergers et ne redoute point leur multitude, ainsi viendra le Seigneur pour combattre sur la montagne de Sion et sur sa colline. » Et ainsi c'est précisément parce qu'il est pour nous un Agneau plein de douceur que Jésus-Christ se transforme en lion; il ne peut souffrir les attaques dont nous sommes l'objet.

On voit souvent des hommes tout disposés à endurer les importunités qui les gênent, mais non pas les impolitesses et les grossièretés ; d'autres, s'ils souffrent les paroles désagréables , ne supportent pas qu'on mette la main sur eux. Sur ce point Jésus-Christ n'est pas moins resté Agneau. Sa douceur admirable se révèle dans la manière dont il supporte tout, semblable, dit Isaïe, à la brebis devant celui qui la tond, 53, 7. Que n'a-t-il pas enduré pour les hommes et de la part des hommes! Quelle injure n'ont pas tentée à son égard ceux qui tenaient de lui la vie! Ils l'ont traité sans aucun respect, par les plus grossières calomnies , ils ont porté leurs mains sacrilèges sur sa divine Personne ; aux soufflets ils ont ajouté les coups de fouet , aux coups de fouet les épines , aux épines les clous et la croix , et il semble qu'ils aient rivalisé entre eux a qui porterait plus loin l'outrage et le génie de l'insulte.

Mais rien n'a pu altérer cette volonté, cette patience, cette douceur. Et si, comme le remarque saint Augustin mon maître, celui-là est doux qui permet les actions méchantes et qui ne s'oppose point au mal qu'on lui fait, mais y répond par des bienfaits , Jésus-Christ sans doute est le prodige de la douceur. A l'égard de qui , je vous le demande, a-t-on accumulé tant d'ingratitude et d'injustices ? contre qui la méchanceté s'est-elle exercée d'une plus horrible manière? Et qui jamais lui résista moins que Notre-Seigneur? Il cherche ceux qui le fuient, il embrasse ceux qui le haïssent, il sanctifie par sa mort ceux mêmes qui le torturent et le crucifient, ce sang qu'ils tirent de ses veines est destiné à laver leurs crimes.

En sorte qu'il est a la lettre pour nous ce qu'était l'Agneau antique qui le figurait aux yeux des Juifs (Exode, 12, 9). On le coupait et on le mangeait tout entier, la chair, les entrailles, la tête. Il n'est point de partie dans le Sauveur où le couteau n'ait pénétré, où la dent de ses ennemis n'ait mordu; le côté, les pieds, les mains, la tête, les oreilles, les yeux, la bouche elle-même qui fut remplie de fiel ; son âme très sainte fut transpercée par la douleur. Faites ce que vous voudrez, bourreaux : vous n'épuiserez point la patience de l ‘Agneau ! Agneau non-seulement disposé à tout en durer, à tout souffrir, mais faisant servir ses souffrances au bonheur de ceux qui les lui infligeaient ! Maintenant encore, nous ne cessons de lui tresser une couronne d'épines, et il ne cesse, lui, de nous appeler à partager sa félicité éternelle. Il nous dit, comme le prophète Zacharie , 13, 5 : « Adam est depuis ma jeunesse mon exemple. » Adam fut condamné à travailler péniblement la terre, et la terre ainsi arrosée de ses sueurs lui donnait des ronces et des épines.

Notre-Seigneur nous consacre aussi tous ses soins : et nous lui rendons pour tout fruit l'ingratitude. Maintenant encore qu'il est remonté au Ciel, au milieu de toute sa gloire, il se voit méprisé de nous, il voit son sang oublié, ses travaux sans fruit par notre faute, ses enfants, comme dit saint Paul (Romains 2, 4), fouler aux pieds ses mérites et sa Passion. Et sa patience est toujours la même , ses invitations aussi douces, son amour aussi extrême. Cette patience, du reste, n'a pas d'autre source que l'amour , la charité étant essentiellement, selon l'Apôtre (1 Corinthiens 13, 4), patiente et bénigne. Cet amour de Dieu pour nous n'a point de bornes, et nous lisons dans l'Écriture (Jean 3, 16) : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique , afin que celui-là ne périsse point qui croit en lui. » Donner ici , c'est envoyer à la mort.

Et dans un autre endroit (Romains 8, 3:2) : « Celui qui n'a point épargné son propre Fils , mais l'a livré pour nous , qu'y a-t-il au monde qu'il ne nous ait donné avec lui ? » Son amour étant donc sans bornes, sa douceur n'en saurait avoir, puisque les deux qualités se lient étroitement. Hélas ! s'il en était autrement, si l'immense pouvoir du Dieu que nous adorons appartenait à un Dieu sans douceur, que deviendrions-nous ? Quel dur empire ! quelle tyrannique servitude ! Mais nous n'avons, pauvres créatures, rien de semblable à craindre. « Vous êtes, Seigneur, tout propice, plein de clémence et de miséricorde , de patience et de tendresse » (2 Esdras 9, 17 ). Nous lisons de Moïse lui-même, qui ne fut que le lieutenant du Seigneur, la tête placée par lui pour diriger son peuple , qu'il était le plus doux de tous les hommes de son temps.

Nous arrivons au second point de vue : l'innocence et la pureté dont l'Agneau est le symbole. Que dit l'apôtre saint Pierre (1 Pierre 1, 18-19)? « Nous avons été rachetés non avec l'or et l'argent qui se corrompt, mais par le sang très-pur de l'Agneau sans tache. » Le but que se propose l'écrivain sacré dans cet endroit fait encore mieux l'éloge de cette innocence parfaite : car il a pour but de nous engager à estimer notre rédemption et de nous persuader que, quand même rien ne nous toucherait, au moins devrions-nous être attendris d'avoir été rachetés au prix d'une vie si juste et lavés du péché par un sang si pur, et ne pas laisser inutilement couler une si généreuse source de liberté pour retourner de nous-mêmes à la servitude ancienne. Suivant saint Jacques, 3, 2, Celui-là est parfait qui ne pèche point par la langue.

Or, saint Pierre nous apprend de Jésus (1 Pierre 2, 22) qu'Il n'a commis aucun péché et qu'aucune tromperie n'a été surprise dans sa bouche. Nous savons d'ailleurs que ce que Dieu aime et recherche le plus dans ses créatures c'est la sainteté et l'exemption de toute souillure, c'est-à-dire l'observation exacte de sa loi , cette observation dans laquelle consiste le véritable être, tout le reste n'étant que mensonge. En deux mots, la pureté est la vérité de l'être , et la vérité est sans contredit ce qui plaît le plus à un pur être. D'où il suit que, si Dieu se complaît surtout dans l'Humanité sainte de Jésus-Christ, cette humanité est plus pure et plus sainte que toutes les créatures, dans la proportion de l'amour plus grand que Dieu lui porte. Or, ne savons-nous pas, par ses propres paroles sur le Thabor, que Jésus est l'unique objet dans lequel il met ses complaisances, Celui pour lequel il a fait les choses visibles et les invisibles?

Un objet est d'autant plus brillant qu'il se rapproche davantage du soleil : que sera donc, en sainteté et en vertu, Celui qui a été et qui sera toujours abîmé dans la lumière et la pureté divines ? Dieu fait briller sa puissance dans toutes les créatures; mais il est uni personnellement à l'Humanité dont nous parlons. « In sole posuit tabernaculum suum, » dit le Psalmiste, 18, 6: la lumière divine a établi son trône dans l'Humanité de Jésus-Christ, et celle-ci a été transformée en un soleil de pureté. Les autres êtres ont une beauté propre , Jésus est un trésor de beauté; les autres reçoivent de l'extérieur leur innocence et leur pureté, Jésus en possède en lui-même la source; les autres reçoivent et sollicitent la vertu, Jésus est divinement riche en sainteté et verse sur eux quelque chose de ce qui le remplit lui-même. Il est donc ce qu'il y a , au ciel et sur la terre, de plus saint et de plus pur. Développons un peu cette idée, pour la rendre sensible.

Jésus-Christ est l'universel principe de la sainteté et de la vertu , principe assez puissant et assez riche pour couvrir toutes les créatures existantes et possibles. Il est de même, et à un pareil degré, la victime et le sacrifice capables de satisfaire pour tous les péchés du monde présent et d'autres mondes sans nombre. De-là il faut conclure nécessairement qu'il n'y a ni caractère ni degré particulier de sainteté qui ne soit dans l'âme de Jésus-Christ, comme aussi il n'y a ni péché ni imperfection qui puisse à aucun degré y pénétrer. De-là il faut conclure encore que tout ce qui est bonté , tout ce qui est perfection , tout ce qui est grâce , dans quelque créature que ce soit , se trouve réuni, assemblé, accumulé dans une source unique, qui est Notre-Seigneur, et qu'il n'y a pas plus de distance entre l'être et le néant, entre la lumière et les ténèbres , qu'il n'y en a entre le Verbe adorable et toute espèce, toute classe, tout commencement, toute supposition de péché accompli ou possible.

Car il est nécessaire, et l'immuable loi de la nature le demande, que celui qui donne la sainteté la possède et que celui qui ôte les péchés n'en ait point lui-même. Ainsi les yeux, pour recevoir l'image des couleurs, doivent être sains et purs; le goût , s'il possédait de lui-même une saveur particulière , ne percevrait pas exactement les autres saveurs. Notre-Seigneur devait nous délivrer de toutes ces actions mauvaises qui obscurcissent notre âme, il ne pouvait donc avoir en lui-même aucun obscurcissement de la même nature. Il devait nous délivrer des désirs coupables, il ne pouvait donc en ressentir lui-même aucun de la même nature. Il devait ramener à l'ordre et à l'harmonie notre imagination mobile et notre entendement troublé, il ne pouvait donc y avoir en lui autre chose qu'un ciel serein, plein d'harmonie et de lumière. Il devait guérir notre volonté mauvaise et corrompue , la sienne devait donc être une loi de justice et de salut. Il venait modérer et soumettre à la raison nos convoitises emportées, la modération devait donc être inaltérable en lui.

A lui de poser un frein à nos inclinations perverses, il ne pouvait donc avoir lui-même d'inclination qui ne fût la justice même. Principe admirable de la pureté et du pardon général du péché, il n'a eu ni pu avoir jamais, ni dans son principe ni dans sa naissance, ni dans le cours de ses œuvres et de sa vie, ni dans son âme ni dans son corps, aucune faute, aucune trace de faute, aucune ombre de faute. Et comme, dans la nouvelle résurrection de la chair, la vertu efficace de sa grâce devait rendre les hommes impeccables, il était absolument requis non-seulement que Jésus-Christ fût exempt de toute faute, mais qu'il fût impeccable.

Ayant en lui-même le remède à tous les péchés, pour tous les temps, pour tous les hommes, justes ou non, nés ou à naître, dans le monde présent ou dans les mondes possibles, il convenait, il était nécessaire que tous les genres, toutes les espèces du mal présent, originel, actuel, possible, futur, dans les êtres existants, dans les êtres futurs, passés ou supposés, toute ombre même de mal et d'iniquité, fût aussi loin de lui que les ténèbres le sont de la lumière, la vérité du mensonge, l'infirmité du remède qui la guérit. Il fallait qu'il fût un trésor d'innocence et de pureté , devant être la source inépuisable de la pureté et de l'innocence. Et de même que dans le soleil, si on le pénétrait à fond , on ne verrait que pureté de splendeur et de lumière, de même, dans ce soleil de justice d'où part tout ce qui est bonté et vérité, on ne rencontrera autre chose, avec quelque soin qu'on l'étudie, que pureté et bonté éclatantes et sans tache, aussi bien dans le corps que dans l'âme.

Dans le corps. En effet, il y a des corps bien différents entre eux par leurs qualités propres, suivant les humeurs qui circulent en eux et leurs tempéraments : ce lui-ci est porté à la colère , cet autre à la douceur, ce lui-là à la tristesse, le quatrième à la gaîté , à la simplicité, à l'orgueil: nous ne pouvons admettre un doute sur les qualités excellentes et parfaites qui distinguaient le corps du Rédempteur. La matière qui avait servi à sa formation était le plus pur du sang très-saint de la divine Vierge, c'est-à-dire ce qu'il y avait au monde de plus pur , de plus éloigné de tout instinct animal , grâce aux éminentes qualités de la Reine des anges, dont l'âme si admirable se répandait jusque sur les sens.

Fidèle à toutes les sanctifications, purifications et ablutions de la loi mosaïque, au choix des aliments, aux jeûnes , à l'observation des jours , elle avait préparé toutes les voies et apporté toutes les conditions pour que son sang , se déchargeant de la sorte des affections brutales, fût composé de la matière la plus pure et la plus virginale, digne par conséquent de former le corps si virginal et si pur de Jésus-Christ. Et ainsi toute cette loi ancienne fut comme un appareil distillatoire qui d'un élément très-pur en tirant un autre plus pur encore, par le moyen du feu et de vases différents, est arrivé à la perfection suprême du céleste produit. Matériellement donc, le corps du Seigneur était déjà incliné parfaitement au bien, surtout si nous ajoutons qu'après être né il a continué à se former du lait de ces très-pures mamelles. Marie, en nourrissant son Fils, attachant sur lui ses regards amoureux, considérée de lui à son tour , enflammée d'une nouvelle tendresse, d'un amour sans bornes , sanctifiait , purifiait de plus en plus ce corps adorable.

Ces deux âmes si belles se rencontrant par les yeux et échangeant leurs mutuelles pensées par cet éloquent langage, la Mère se rapprochait de plus en plus de Dieu , le Fils suçait un lait de plus en plus pur. Si dans la divinité la lumière du Fils naît du Père, qui est tout lumière, il en est ainsi de son corps; la pureté naît de la pureté. — Mais que n'aurons-nous pas à dire lorsque , de ces considérations, nous nous reporterons à l'auteur de la naissance du Sauveur, au Saint-Esprit? Les autres corps humains ont pour principe la volonté de l'homme et de la femme: ici c'est un Dieu seul qui agit. Quelle perfection n'aura donc pas une pareille œuvre ? Nous lisons dans l'Évangile que le vin miraculeux des noces de Cana était le meilleur parmi tous ceux qui avaient été servis, parce que la puissance divine l'avait tiré directement de l'eau , sans aucun concours de causes secondes : quelle pureté , quelle netteté , quelle sainteté ne possédera pas le corps formé directement par l'Être le plus saint, de la matière la plus sainte?

Aussi, point d'inclinations perverses en lui, un attrait naturel pour tout ce qui est bon, généreux, juste et grand. J'ai dit, en second lieu , dans l`âme. Vous le savez, Julien, la philosophie nous apprend que parmi les âmes humaines, bien qu'elles soient toutes de la même espèce, il y en a cependant de plus parfaites que les autres, suivant les qualités particulières des corps dont elles sont destinées à devenir les formes : de telle sorte que la force et le pouvoir naturel des âmes est en rapport avec la nature et les conditions des corps qu'elles doivent animer. L'ordre exige essentiellement une règle semblable; car telle âme pourrait trouver un cachot dans les sens qu'elle a mission de gouverner, pendant que telle autre ne serait pas capable de diriger les organes confiés à sa vigilance. Le joaillier sait bien choisir à ses pierres précieuses la place et la disposition qui leur conviennent ; Dieu ferait-il moins pour les joyaux de nos âmes ? établirait-il en guerre perpétuelle une âme et un corps destinés à vivre ensemble ?

Les faits viennent ici à l'appui de la raison : l'âme des créatures est plus ou moins élevée et parfaite, suivant les sens qu'elle doit gouverner. Celle de l'huître est assurément plus engourdie que celle du poisson, l'âme des oiseaux est à son tour plus élevée que celle des poissons, celle des reptiles supérieure à celle du ver de terre , celle du chien supérieure à celle de la taupe, celle du cheval supérieure à celle du bœuf, celle du singe plus élevée encore . Rien de plus légitime que de conclure de même relativement aux divers corps humains , si différents , si inférieurs les uns aux autres, quant à la complexion , quant aux humeurs , quant aux inclinations. Or, ceci admis, je demande quelle a dû être la perfection de l'âme de Jésus-Christ, créée pour le corps le plus parfait qui se puisse concevoir et qui fut jamais ; à quel degré a dû monter sa force, sa sainteté , sa grandeur , puisque les œuvres destinées à la Personne du Fils de Dieu étaient elles-mêmes si grandes, si puissantes, si saintes. Ce corps était porté par nature à la douceur, à la gravité des mœurs, au courage, à tout ce qui est bien : ainsi en dut-il être de l'âme. C'est une des qualités des biens célestes, quels qu'ils soient, d'améliorer le sujet, même dans ce qui lui est naturel ; la semence de la grâce dans une bonne terre donne cent pour un : que fera-t-elle donc, ou plutôt que ne fera-t-elle pas, dans ce corps et cette âme si privilégiés ?

Quelle est la vertu héroïque , la perfection divine, la beauté, les dons de l'esprit, que nous n'y trouverons pas ? « Dieu, dit saint Jean, 3, 34, ne lui a point donné son Esprit avec réserve. » Saint Paul nous apprend également (Colossiens 2, 9) qu'En lui habite la plénitude de la Divinité. Et Isaïe, 11, 2 : « L'Esprit du Seigneur se reposera sur lui. » David , Psaumes 44, 9 : « Le Seigneur votre Dieu vous a oint de l'huile de la joie plus que tous ceux de votre classe. » Et c'était justice : car nous devions nous enrichir des miettes de sa table. La grâce et la vertu divine qui remplit l'âme de Jésus-Christ non-seulement surpassait en grandeur les vertus elles grâces finies qui appartiennent à tous les justes du passé et de l'avenir, mais elle est la source d'où ont coulé celles-ci, source qui ne perd rien en donnant tout, et qui ne s'épuiserait point quand même elle aurait à baigner encore des milliers de mondes comme le nôtre.

Et comme ce monde créé, aussi bien dans les merveilles qui tombent sous nos yeux que dans celles qui nous sont cachées , est rempli de biens très-différents d'espèces, ainsi cette âme divine, pour laquelle a été créé l'univers et qui est incontestablement meilleure que lui et plus parfaite , renferme et embrasse tout ce qui est bon, tout ce qui est parfait, tout ce qui est beau, tout ce qui est héroïque, tout ce qui est admirable, tout ce qui est divin. De plus, comme le Verbe est une image vivante du Père, qui a en elle-même autant de perfections qu'il en possède, de même cette âme souveraine, si voisine de lui, qui se contemple en lui, qui reçoit tous les rayons de sa splendeur autant que cela est possible à une créature, le reproduit si visiblement, qu'après l'image du Verbe il n'y en a point qui représente Dieu comme l'âme de Jésus-Christ. Les chérubins les plus sublimes, tous les anges ensemble, ne sont auprès d'elle que des ténèbres , que des esquisses sans nom.

Mais que faudra-t-il ajouter quand j'en viendrai à rappeler l'union intime de cette âme avec le Verbe lui-même, avec la richesse, la sainteté, la justice ineffables? Le Verbe , en se joignant à cette bienheureuse âme et au corps qu'elle anime, la pénètre et l'incorpore tellement à lui-même, qu'il est très-exact de dire non-seulement que Dieu demeure dans cet homme, mais que cet homme est Dieu. L'âme sainte contient alors tout ce qu'est Dieu même, son être, sa science, sa bonté, sa puissance; elle ne pourrait en aucune manière s'en séparer, pas plus que le fer dans la fournaise ne peut cesser d'être transformé par le feu. De sorte que cette Humanité bénie, plongée dans l'abîme de la Divinité, possédée entièrement , pénétrée par tous ses pores de ce feu divin et scellée pour demeurer ainsi pendant les siècles des siècles de l'éternité, est véritablement un Homme-Dieu et un Dieu-Homme, rempli essentiellement de toute justice et de toute pureté. L'âme étant ici le lien entre Dieu et le corps, et d'autre parties moyens ayant toujours une communication intime avec les deux extrêmes et quelque chose de leur nature, il a été nécessaire que l'âme du Sauveur , en s'approchant de Dieu pour remplir le dessein de son incarnation, s'élevât en bonté et en justice plus haut que toutes les créatures ensemble , qu'elle fût un miroir du bien , un modèle de cette souveraine bonté, un soleil rempli de la lumière du grand Soleil de justice, une splendeur de la splendeur, une mer de beautés reflétant la beauté suprême. C'est enrichi de tant de trésors que notre divin Agneau , pour justifier ce titre, s'est fait notre unique et parfait sacrifice, se dévouant pour nous à toutes les horreurs de sa passion. Nous aurions des considérations sans fin à présenter à ce propos; contentons-nous de dire comment Jésus a été un sacrifice et quelle est la forme de son expiation.

Lorsque saint Jean ( 1, 29 ) parle de I ‘Agneau , il nous dit «qu'il ôte les péchés du monde», Et l'expression ne signifie pas seulement qu'il enlève ces péchés , mais qu'il les prend sur lui-même,  de manière à en rester chargé, à souffrir pour nous le châtiment qu'ils appellent et à nous rendre nous-mêmes libres et exempts de punition. De sorte donc que, quant au premier chef, à savoir comment Jésus a été notre sacrifice, nous répondons qu'il l'a été à la fois en souffrant pour nos péchés et en prenant sur lui toutes ces fautes, de telle manière qu'en souffrant ainsi il nous représentât tous et les expiât pour nous. Bonté d'autant plus ineffable que, si nous eussions enduré nous-mêmes le châtiment, il eût été sévère et toutefois de bien peu de valeur. Un arbre ne donne pas de fruits dans la terre où il est né : transplantez-le, il rendra abondamment ce qu'on attend de lui : ainsi nous-mêmes, transplantés en Jésus-Christ, nous mourons sans douleur, et la mort nous donne les plus précieux de tous les fruits. Le poison de notre faute nous avait infectés si profondément, il s'était étendu et propagé tellement dans toutes les parties de notre être, qu'il nous avait rendus stériles et inutiles; impossible à nous de nous débarrasser de cette faute fatale sans en payer la peine, et cette peine était la mort.

Et ainsi, d'un côté il nous fallait mourir, de l'autre, soufferte par nous seuls, la mort nous était inutile. Il était conséquemment nécessaire non-seulement qu'un autre mourût, mais que nous subissions nous-mêmes la mort avec lui et en lui, et que cet autre fût assez juste et assez saint pour que notre mort acquît par lui le don de nous assurer la vie. Aussi telle a été la première action du divin Agneau quand il a voulu se faire notre sacrifice. Dans la loi ancienne (Lévitique 16, 21) , lorsqu'une victime était amenée pour laver les péchés du peuple, le prêtre imposait les mains sur sa tête afin de la charger de toute la responsabilité du mal : de même Notre - Seigneur s'est imposé les mains à lui-même comme prêtre, il a pris sur lui à la fois les fautes et les coupables, il les a unis à son âme de cette manière spirituelle et ineffable qui est bien connue des hommes spirituels : de là , entre eux , une communication mutuelle de leurs maux, de leurs qualités, de leurs souffrances ; l'un, en mourant, a entraîné la mort des autres; l'Agneau, en souffrant, a souffert au nom des pécheurs et a satisfait pour eux, et nous avons pu nous écrier avec David (Psaumes 21, 1 ) : « Mon Dieu, pourquoi m`avez-vous délaissé?» Ces paroles sont dans la bouche du Rédempteur, qui appelle nos délits les siens propres, parce qu'il en avait assumé la charge et accepté l'expiation, tout innocent qu'il fût.

Admirable miséricorde, dans laquelle nous ne cesserons de nous étonner de deux choses : la force de l'amour , la grandeur de la peine et de la douleur : cet amour qui a pu rassembler dans un sujet les extrêmes de la justice et de la culpabilité; la douleur et la peine qui ont dû se faire jour dans une âme si pure quand elle s'est vue chargée d'un pareil poids d'iniquités qui lui étaient imputées comme ses iniquités propres. Certainement, si nous y réfléchissons, ç'a été là un des plus grands tourments du Sauveur ; de mon côté, je ne doute pas que ce ne soit là une des deux causes qui ont amené, dans le jardin des oliviers, son agonie et sa sueur de sang. Qu'était-ce en effet pour lui que le cortège de souffrances et d'humiliations qui l'attendaient, auprès de ce supplice affreux qui consistait à se considérer chargé, responsable, de tant de crimes et d'horreurs, lui dont l'amour pour son Père était si parfait? quelle agonie! quelle passion! Voici comme un lépreux celui qui guérit la lèpre, comme un scélérat celui qui est la justice infinie, comme un maudit de Dieu celui en qui le Père mettait toutes ses complaisances ! Croix mille fois plus pesante que celle du Calvaire ! feu consumant du sacrifice qui dévorait jusqu'à la moelle de l'Homme-Dieu !

Oui, lorsqu'attaché au gibet il expirait dans les tortures , les clous qui perçaient sa chair sacrée le faisaient moins souffrir que cette image épouvantable. D'une part, il recueillait tous ces maux pour nous en délivrer; de l'autre, il en détournait les regards avec horreur : et ainsi son sacrifice était un combat, une agonie , une flamme ardente qui , brûlant en lui , y consumait nos fautes. En mourant de la sorte , le divin Agneau nous faisait mourir avec lui; en se couvrant de son sang, il en baignait également les pécheurs, et la rigueur de la loi était satisfaite. S'il avait été juste que la faute d'Adam , en qui nous étions tous renfermés, nous fût donnée en partage, que son péché fût notre péché, son poison notre poison, il ne l'était pas moins qu'unis pareillement sur la croix à l' Agneau de Dieu, qui se sacrifiait tout entier pour nous et en notre nom , nous eussions part à sa pureté comme à l'expiation qui nous la procurait. Et ainsi , à tous les titres , Jésus a mérité d'être appelé notre Agneau.

Ici finit l'entretien des trois amis sur les NOMS DE JÉSUS-CHRIST, auquel appartient toute gloire dans tous les siècles des siècles . Amen.


FIN

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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