LE SAINT-MAURICE. NOTES DE VOYAGE. La Revue Canadienne - 25 janvier 1872
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LE SAINT-MAURICE. NOTES DE VOYAGE. La Revue Canadienne - 25 janvier 1872
LE SAINT-MAURICE. NOTES DE VOYAGE.
La Revue Canadienne - 25 janvier 1872
A MÉDITER.
Il y a dans le Christianisme une admirable connaissance du coeur humain.
Pour empêcher que l'amour de soi ne se déprave, la religion lui présente un but
ravissant qu'elle place dans un autre monde. L'homme, animé par l'espoir
d'atteindre ce but, pratique le désintéressement sur la terre, il a la force de
s'élever jusqu'à l'abnégation de lui-même. Ôtez la religion chrétienne,
et l'égoïsme règne et cherche à s'assouvir ici-bas.
La rivière St-Maurice
I
EN ROUTE.
Cacouna, Malbaie, Kamouraska, Tadoussac, sont les places favorites des flâneurs durant la belle saison. Nos bateaux s'emplissent et le flot des voyageurs descend et monte le St. Laurent comme une marée de gens poursuivis par l'ennui. Pourquoi plutôt ces places que d'autres ? Dans le bon vieux temps, lorsque des chaleurs intenses venaient nous écraser au sein des villes, on pouvait comprendre cette passion des gens riches pour les rives du golfe St.Laurent. Mais à présent qu'il ne fait plus chaud dans les villes, on grelotte à Cacouna, les dents nous claquent à Tadoussac et si l'on descend plus bas, on court grand risque de geler complètement.
Non, ce n'est plus la crainte de la chaleur qui pousse vers le Golfe les gens riches et ceux qui tiennent à faire semblant de l'être. C'est en grande partie pour suivre le courant, pour marcher à la file comme les moutons de Panurge, et un peu pour avoir une occasion de distraction, un moment de répit aux affaires. De tels voyages ne devraient se faire que dans le double but de réparer sa santé et d'apprendre du nouveau, d'acquérir des connaissances intéressantes. Dans ce cas, un voyage dans le St. Maurice aura plus d'appas qu'une promenade à Cacouna. Il serait injuste pour le moment de reprocher au public de ne pas s'inquiéter davantage du St. Maurice. Les voies de communication sont insuffisantes pour satisfaire les exigences d'un public voyageur. Mais ceux qui ont le courage de ne pas craindre quelques jours de canot d'écorce, de barge ou de chaland et qui se donnent la peine de visiter le territoire situé en arrière de nous, ceux-là reviennent contents et confiants dans l'avenir de ce territoire. C'est ainsi que, grâce à une bienveillante et gracieuse invitation, nous avons fait le voyage de la Tuque en compagnie des plus aimables compagnons de France et de Navarre, quoiqu'il y eut un descendant d'américain, un prussien, un irlandais et un canadien de la vieille souche.
C'était le 1er Août que nous partions de Trois-Rivières. Il avait plu presque sans relâche durant les trois semaines précédentes; nous avions des craintes bien naturelles. Bénédictions de la Providence ! Nous n'avons pas eu un grain de pluie sur la route. Tous ceux qui songent au chemin de fer des Piles—et qui n'y songe pas ?—savent que ce chemin a pour but de rattacher le St. Laurent aux eaux navigables du St. Maurice au-dessus des grandes Piles. Les Grandes Piles sont à dix ou onze lieues de Trois Rivières. Dans l'espace de ces dix ou onze lieues, la rivière est remplie de rapides et de chûtes qui rendent la navigation impossible. Il y a d'abord à deux lieues de Trois Rivières la rapide des Forges, lit de roches et de cailloux qui s'étend dans toute la largeur de la rivière, quelques arpents au-dessous des vieilles Forges St. Maurice. C'est là, au pied de ce rapide, que le Petit-Poisson s'arrête pour frayer tous les hivers.
Pauline Julien - Les gens de mon pays
Un peu plus haut dans la rivière se trouve la Gabelle, puis la chute des Grès, où M. Baptist a une grande scierie depuis plusieurs années. La chute des Grès est assez forte. En remontant la rivière on arrive ensuite, après avoir passé l'Ile aux Tourtes et la Pointe à Chevalier, à la grande cataracte de Shawinigan, puis au rapide des Hêtres, à la chute de la Grand'Mère, aux petites Piles et enfin aux Grandes Piles où la navigation commence pour ne s'arrêter qu'à 70 milles plus haut à la Tuque.
En général, on se rend donc aux Grandes Piles en voiture. C'est une belle promenade d'ailleurs. Après s'être habitué graduellement à laisser Trois-Rivières, en passant par le Fort Tuyau, faubourg St. Antoine de notre ville, on arrive au coteau de sable qui est à la fois Bois de Boulogne et Pelouse de Longchamps, bocage d'amusement et champ de courses. Quand donc la ville s'étendra-t-elle de ce côté ? Plus tard, lorsqu'elle aura pris de l'extension du côté de la rue des Champs. C'est égal, il est consolant de sentir que nous sommes encore dans les limites de la cité, que nous sommes sous la protection de notre police et de nos pompiers, tant que nous n'avons pas laissé la pierre-borne. Nous partons pour un long voyage à travers la forêt, qui sait si nous reviendrons ? O pierre-borne, adieu !
Et nous voilà dans Ste. Marguerite, sur ces coteaux où l'on cultive les bluets et les sapins secs. En été c'est le rendez-vous des jeunes filles qui aiment à cueillir des fruits et en hiver des gamins qui vont chercher du bois avec des chiens. Au demeurant jolis paysages qu'un peu de soin pourrait embellir beaucoup. Quand notre ville aura une population de 50,000, c'est ici que les riches bourgeois se bâtiront des résidences champêtres. La première maison sur ce chemin, après qu'on a quitté la ville est aujourd'hui fermée et abandonnée. C'est un pauvre vieillard qui l'habitait jadis. Né en Irlande, cet homme était venu en Canada à l'âge de 25 ou 30 ans. Après avoir amassé une modeste aisance, bien modeste, il s'ennuya de son pays et voulut y retourner.
Il en était parti depuis une trentaine d'années. Arrivé à sa place natale, il ne s'y reconnaissait plus, tout était changé. Pas un ami qui se souvienne de lui. Il reprend presqu'aussitôt le chemin du Canada et vient mourir dans cette petite maison. Il avait dépensé toutes ses épargnes pour son voyage et il était trop âgé pour se mettre à gagner de l'argent. Il mourut de misère et de chagrin. Nous tombons ensuite dans le fief St. Maurice qui est uni à la Banlieue pour les fins municipales et au comté de St. Maurice pour les élections parlementaires. Ce fief, comme celui de St. Etienne, dépendait autrefois des Forges. M. Mathew Bell possédait cette immense étendue de terre. Plus tard, M. P. B. Dumoulin acheta le fief St. Maurice et MM. Stuart et Porter le fief St. Etienne. Le fief St. Maurice, avec le poste des Forges, devra former bientôt une paroisse. Déjà il y a eu une chapelle aux Forges.
Voyez donc quelle activité, quelle fumée, quel branle-bras, c'est le poste des Forges. Tout marche, la fonderie, les fourneaux pour faire le charbon de bois, les hommes qui charroient la mine, d'autres qui vont au magasin, etc. Ce sont MM. McDougall qui ont ainsi ramené la vie et la prospérité. Tout s'en allait en ruines lors qu'ils en ont fait l'acquisition pour une bagatelle. Tous les jours de nouvelles améliorations viennent donner un surcroit d'élan à leur exploitation industrielle. C'est une famille patriarchale que la famille McDougall. Ils sont huit frères, tous hommes d'affaire et tirant sur la même corde avec un accord parfait. C'est à leur père, feu M.John McDougall, qu'ils doivent cette organisation parfaite.
Le magasin en ville, les magasins des forges, l'exploitation des forges St. Maurice et des forges de l'Islet, tout cela fonctionne d'après une direction concertée, et toutes les affaires se font sous la raison sociale de " John McDougall & sons," comme si les fils voulaient encore que l'ombre de leur père protège leur union. St. Etienne ! joli village, avec haute-ville et basseville, belle église en pierre toute flambante neuve. Un peu plus haut que le village on voit à droite la route qui conduit aux Grès. Là encore il y a un poste considérable de travailleurs. Le moulin est bâti sur un des plus beaux pouvoirs d'eau qu'on puisse désirer. Au milieu de ce poste, M. J. Baptist est comme un roi, mais un roi tel qu'on en voit dans les contes de fées, un roi aimé, bienfaisant et juste pour tout le monde. Son trône ne sera jamais renversé par la Commune. Les terres ne sont pas bien bonne à St. Etienne. Le sable est généralement sec et peu fertile.
A Shawinigan, le sable est plus frais et la moisson est meilleure. Il y a un joli village à St. Boniface aussi. L'église est construite sur le versant méridional d'une chaîne des Laurentides. Plus haut que Shawinigan il y a encore une paroisse qui sera fondée dans un an. La place de l'église est marquée et le clocher de St. Mathieu s'élèvera bientôt au sein de la forêt. Au-dessus de St. Paulin surgit en même temps la paroisse de St. Alexis. Quelques jeunes gens de Montréal ont pris des terres entre St. Mathieu et St. Alexis, sur le bord du lac des Souris, et ils s'accordent à dire que la terre est excellente pour la colonisation. Dans le lac ils prennent du poisson autant qu'ils veulent. Voilà jusqu'où la colonisation a pénétré. Et dire qu'il y a vingt ans, il fallait un guide pour aller de Trois-Rivières à Shawinigan. Qui peut prévoir les développements que prendra le territoire du St. Maurice dans les vingt ans à venir ? Ste. Flore vient à peine de naître et déjà c'est une belle paroisse. Presque toute la paroisse est formée par une vallée qui se trouve entre deux chaînes des Laurentides. Le sol est excellent. Il y a des côtes cependant, qui sont rudes à traverser, mais n'importe, nous sommes aux Grandes Piles avant six heures du soir.
II
LES PILES.
Nous commençons sérieusement la vie de voyageur du St. Maurice. Nous déployons nos tentes pour camper sur le bord de l'eau. Notre wigwam est l'abri le plus agréable que je connaisse. Seulement les maringoins, les moustiques et les brûlots sont des compagnons de voyage dont on se dispenserait volontiers. Ils nous dévorent ; le seul moyen de défense que nous ayons contre eux, c'est de fumer. Il n'y a pas le moindre doute que c'est aux mouches que nous devons l'usage de la pipe. Les mouches font perdre la patience et donnent de l'humeur.
Saluons les Piles, c'est le siège d'une ville future et d'une ville qui deviendra grande. Que le chemin de fer des Piles passe d'un côté du St. Maurice ou de l'autre, cette place n'en restera pas moins le pied de la navigation. Pourquoi cette place a-t-elle été appelée les Piles, c'est plus qu'il est facile de dire. Est-ce à cause des Piles de rochers qui se trouvent dans la rivière ? est-ce à raison des montagnes avoisinantes qui sont superposées les unes sur les autres? Quoiqu'il en soit le poste des Piles est appelé à un brillant avenir. Il y a là un rétrécissement de la rivière, les rochers s'avancent de chaque côté et ne laissent à l'eau qu'un passage étroit. C'est en cet endroit que le gouvernement fédéral se propose de construire, cette année même, une chaussée qui devra refouler l'eau et courir les battures, et par là même faciliter la descente des billots. On a calculé que ces travaux coûteraient $10,000 La rivière sera réellement fermée par la chaussée, mais des empellements seront pratiqués afin de laisser passer l'eau et les billots quand on le voudra. L'eau a été tellement haute depuis le printemps qu'il a été impossible de commencer les travaux, de prendre la mesure de son niveau au-dessus des rochers.
Sur le côté est de la rivière les rochers forment un canal naturel qu'on dirait avoir été taillé exprès pour une place de moulin. C'est un pouvoir d'eau magnifique. La terre sur le côté est appartient à M. G. B. Hall et fait partie du township Radnor. Dès qu'il fut question du chemin de fer, il y a quelques années, on avait commencé la construction de plusieurs maisons et la charpente reste encore là pour attester les espérances déçues. Il y -a cependant sur le côté est un chemin de voiture qui vient jusqu'aux Piles, et les établissements de St. Tite s'avancent rapidement dans cette direction. Les forges nouvelles de M. Larue ne sont qu'à quelques milles, mais tout cela n'empêche pas les commerçants de bois de toujours monter dans le St Maurice par le côté ouest de la rivière, par Shawinigan et Ste. Flore. Le dernier colon sur le chemin des Piles est M. Deschènes. Il est logé à l'extrémité du chemin. Qu'il prenne patience! Dans quelques années les voisins ne lui manqueront pas.
III
EN CANOT.
Nous sautons dans notre embarcation et nous voilà partis pour la Tuque. Nous sommes cinq voyageurs et nous avons six hommes pour diriger notre embarcation. Nous arriverons à bon port, car c'est Bazile Thibault qui tient le gouvernail, et Bazile Thibault connaît le St. Maurice comme un oiseau connaît son nid. Lors que l'heure du dîner arrive, Bazile Thibault nous prépare à manger. Il tient la queue de la poêle à frire aussi bien que le gouvernail. Tous les hommes d'ailleurs sont de joyeux compères, connaissant bien les Cheneaux et capables de nous guider jusqu'au pôle nord.
Nous naviguons dans ce qu'on appelle une barge de l'Ottawa c'est une sorte de grand canot svelte, bien fait, et qu'on ne construit eu effet que sur les bords de l'Ottawa. Nous sommes onze à bord et l'on pourrait être encore cinq ou six de plus. C'est l'embarcation la plus commode pour les excursions de plaisir. Pour monter les provisions de chantier et les chevaux, les commerçants de bois se servent de préférence de grands chalands où l'on peut s'entasser sans crainte. A l'arrière, il y a une cabine où l'on peut coucher et dormir, quand les puces veulent bien nous en laisser le loisir. Enfin pour les voyages pressés, il y a le canot d'écorce, embarcation favorite des voyageurs du St. Maurice. Jadis il y avait un bateau à vapeur entre les Piles et la Tuque C'était une noble tentative que nous devions à l'esprit entreprenant de l'ancienne compagnie américaine de MM. Philipp, Norcross & Cie., mais la navigation à vapeur sur le St. Maurice cessa lorsque la compagnie tomba en banqueroute. Aujourd'hui il faut se contenter de la rame et de l'aviron. Pour de longs intervalles on peut cependant aller à la cordelle. Qu'est-ce qu'aller à la cordelle ? Lorsque le rivage le permet, un cheval ou des hommes remorquent l'embarcation au moyen d'une corde attachée à l'avant. Tout de même il faut trois jours pour aller ainsi des Piles à la Tuque. Mais nous avons tout le comfort désirable et nous entreprenons le voyage gaiement en chantant sur l'aviron ces chansons que les échos du St. Maurice ont répétées tant de fois.
IV
DES PILES A MATAWIN.
Le premier colon que l'on trouve, le long de la rivière, après avoir quitté les Piles est M. Maurice Larivée. M. Larivée est un hardi pionnier. Il est toujours au premier rang de ceux qui s'avancent à travers la forêt sauvage. Le premier il a été se construire une cabane à l'endroit où est aujourd'hui Ste. Flore. Lorsque Ste. Flore est devenue une paroisse, il a laissé sa terre et s'en est allé plus loin, sur le St. Maurice, aux avant-postes de la civilisation, où nous le trouvons aujourd'hui. Il a plusieurs enfants qui, eux aussi, vivent dans le St. Maurice et quelques-uns même ont déjà pris femme.
A notre gauche se montre bientôt la ferme de M. Alex. Oman, vis-à vis l'ile aux Fraises. Le paysage en ces endroits est varié et pittoresque. Tantôt le bord de la rivière n'est qu'un rocher escarpé comme les rives du Saguenay ; tantôt c'est une plaine unie où le foin bleu remplace eu abondance les grands pins abattus pour le commerce. Du moment que nous approchons des habitations, nous entendons le bruit des clochettes qui rappelle le Rang des vaches des montagnes de la Suisse. Il n'y a pas une vache dans le St. Maurice sans qu'elle porte à son cou cet ornement sonore. A deux lieues au-dessus des Piles nous souhaitons le bonjour, en passant, à Toussaint Bellemare. Toussaint Bellemare est une des célébrités du St. Maurice. Il n'a pas de supérieur comme chasseur, comme nageur ou comme guide de canots.
Cette famille de Bellemare est presque toute employée dans le St. Maurice. On en retrouve quelques-uns à la Rivière-au-Rat ; d'autres sont employés de la compagnie de la Baie d'Hudson. Un des fils de Toussaint est établi un peu plus haut que son père, sur la ferme commencée autrefois par Vassal. Le sol est excellent en cet endroit; on voit sur la rive gauche comme un immense plateau de sol arable qui s'étend jusqu'au-delà de la Mékinac. Vassal qui avait commencé des défrichements ici était le petit fils de M. Vassal de Monviel, ancien adjudant-général de milice pour le Bas-Canada. Un autre colon du nom de Beauce est aussi venu s'établir dans le voisinage de Bellemare, depuis quelques années. Après avoir passé l'île Pigouînak (que tous les voyageurs appellent l'île aux Morpions,) nous trouvons encore sur la rive gauche une série d'habitations et de fermes plus ou moins avancées. C'est d'abord Henri Cadorette, homme de canot et guide renommé. MM. Tessier et Lemieux sont établis à peu de distance de Cadorette, puis vient la maison du Père Tourne! situé au pied d'une des plus hautes montagnes du St. Maurice, à l'embouchure de la Mékinac.
La rivière Mékinac est à quatre lieues et demie des Piles. C'est une étape assez ordinaire pour les voyageurs qui remontent la rivière, mais comme nous avons des rameurs émérites, nous passons outre. Il y a là cependant une ferme assez considérable commencée, il y a quelques années par M. Laurent Lajoie et qu'il a depuis abandonnée à ses gendres, les fils de Larivée. Quelques arpents au-dessus de la Mékinac se trouve la Pointe-à Château où, dans l'automne de 1869, une dizaine d'hommes se noyèrent en traversant le remous. D'où vient ce nom de Pointe-à Château ? Assurément, il n'y a pas de château dans le voisinage. Il paraîtrait que cette noyade de 1869 n'est pas le premier événement sinistre dont ces rochers ont été témoins. La tradition rapporte qu'un nommé Château, trafiquant de pelleteries, y perdit la vie, il y a longtemps, et que son nom s'est attaché à la place. Il est moins difficile d'imaginer pourquoi on a donné au rapide que nous trouvons ensuite, le nom de Rapide de la Manigance. Il en faut en effet de la manigance pour rebrousser le courant dans ce rapide. Le courant est d'une force et d'une rapidité extraordinaire et le lit de la rivière est émaillé de rochers dont un bon nombre se montrent à fleur d'eau. Le gouvernement a fait jadis creuser le chenal, cependant, et les bateaux à vapeur peuvent y passer.
Nous passons ensuite la Pointe-au-Doré, autre rapide beaucoup moins fort que le précédent, puis notre embarcation longe La Cuisse, immense bloc de granit qui doit son nom à la forme que lui a donnée la nature. Le soleil baissait à l'horizon, les mouches nous entouraient plus nombreuses que jamais, lorsque nous sommes arrivés en vue de la Matawin. Nous n'étions pas fâchés de prendre un peu de repos et de goûter les douceurs d'une bonne maison et d'une bonne table. Ce comfort désiré nous le trouvons chez M. Isaïe Nault. Sa maison n'est pas grande, mais on y est si bien reçu, les demoiselles Nault sont si aimables et si prévenantes. M. Nault n'est pas isolé en cet endroit. D'un côté, son fils, Vincent Nault est à se défricher une fort jolie ferme, de l'autre, il y a la ferme de M. Baptist tenue par un nommé Vaillancourt. La place est belle, avantageuse, et prendra de l'importance à mesure que la colonisation avancera dans le St. Maurice. D'ici à deux ans il faut que le gouvernement local fasse terminer le chemin projeté pour aller à Ste. Flore à l'embouchure de la Matawin. Ce projet, conçu par le Dr. A. Dubord. agent des terres, est en voie d'exécution. Il ne reste plus que cinq lieues à faire.
A coup sûr, ce chemin est plus important pour la colonisation que tous les chemins que le Révd. M Brassard a fait faire à la tête de la Matawin, au prix de $30,000 à $40,000. Le chemin dont nous parlons, outre les avantages qu'il offrirait à la colonisation, serait aussi très utile pour le commerce de bois. Il y a d'ailleurs dans cette partie, de bonnes terres, d'excellentes terres pour la culture. Si le gouvernement avait déployé un peu plus d'énergie et d'activité, les défrichements seraient rendus jusqu'à la Matawin. Il y aurait tout le long de la Rivière des paroisses comme celles de Shawinigan et de Ste. Flore. Il y a une une infinité de gens qui se laissent effrayer par les rochers et les montagnes qu'ils voient le long du St. Maurice et qui, par une excursion de quelques jours dans les Chenaux, reviennent en décrétant que tout le territoire est impropre à la culture. D'abord ces montagnes ne sont pas aussi arides qu'on veut bien le dire. Elles feraient certainement, la plupart du moins, de très bons pâturages. Ensuite, consultez ceux qui ont visité sérieusement l'intérieur, ceux qui n'ont pas craint de s'éloigner du St.Maurice, et ils vous diront qu'ils ont vu d'immenses étendues de terre propres à la culture.
Le St. Maurice présente un très-joli coup d'œil à l'embouchure de la rivière Matawin. Le fleuve s'élargit et une île coquette berce mollement ses arbres au pied des montagnes. Le paysage est digne d'un artiste. La Matawin elle-même se jette dans le St. Maurice en cascades répétées. C'est même de là que lui vient son nom, car Matawin veut dire Rivière qui tombe en rapide. Il y a de très-bonnes terres le long de cette rivière qui prend sa source dans la voisinage de l'Ottawa. Plusieurs fermes ont même été défrichées, entre autres au Joug-au-Bœuf et au lac des Pins où M. Hall a des établissements considérables, et où M. Brassard essaie de fonder une colonie.
On le voit parce que nous avons dit, la Matawin coule dans une direction presque parallèlle au St. Laurent. Aussi l'on atteint aujourd'hui cette rivière par une infinité de chemins. Dans la Matawin centrale d'abord, on n'y va, surtout en hiver, que par Shawinigan et le lac Pisagunk ou Mistagance comme l'appellent tous nos hommes de bois. Et l'on va aussi à la Matawin par St. Gabriel de Brandon, St. Jean de Matha et St. Michel des Saints. La Matawin n'est pas navigable, mais elle descend très bien le bois. Depuis nombre d'années M. Hall fait des billots en arrière de Joliette et, par la Matawin, ces billots arrivent àTrois-Rivières, à la fin de Juin ou de bonne heure en Juillet. Il y a de la place pour fonder plusieurs paroisses seulement sur cette rivière. Il y a ici, à l'embouchure de la Matawin, un quai tout préparé par la nature et M. Vincent Nault a déjà planté un poteau d'amarrage afin que rien ne manque lorsqu'un bateau à vapeur remontera vers la Tuque.
Il faut se mettre en route. En effet, le soleil est à peine de quelques pouces au-dessus de l'horizon qu'il faut lever l'ancre, c'est-à dire détacher la ficelle qui nous attache au rivage. Il est encore grand matin lorsque nous passons devant la demeure du père Tommy Laframboise ; néanmoins il est déjà sur pied et même il a déjà commencé à disputer sa meilleure moitié. Tommy Laframboise est un type. Irlandais de naissance avec un nom canadien, il a voyagé longtemps au service de la compagnie de la Baie d'Hudson. Saluons en passant le Mont-Caribou, sommet élégant qui s'élance vers le ciel, et préparons-nous à passer la vallée de la Bête-Puante. Mais non, la vallée ne jette qu'une agréable odeur de sainfoin, et les défrichements ont réussi parfaitement; c'est M. Hyacinthe St Pierre qui a commencé ces essais de colonisation et aujourd'hui il a pour successeur M. Damase Charette.
Décidément les premiers voyageurs avaient de l'imagination La montagne qui s'élève devant nous et qui semble fermer le St. Maurice, ils l'ont appelée Mont-L'oiseau et prétendent qu'elle a la forme d'un oiseau. Alors c'est un oiseau qui n'existe plus, ou bien les ravages du feu sur la crête de la montagne l'ont bien défigurée. N`importe c'est un des pics les plus élevés du St. Maurice. Nous voilà déjà rendus à la Grand'Anse, à douze lieues plus haut que les Piles. Nous ne sommes plus dans un pays sauvage. De chaque côté de la rivière des défrichements s'étendent à plusieurs milles à la ronde. Du côté droit de la rivière sont les fermes de M. Hall où l'on aperçoit d'immenses prairies et des pâturages qui s'étendent à perte de vue. Sur le côté gauche du St Maurice sont les fermes de M. Gouin et l'établissement de M. Théodore Olscamp.
Voilà le vrai pionnier canadien. Parti de Trois-Rivières, avec sa femme, depuis quelques années seulement, il s'est défriché une terre superbe, où il récolte en abondance du foin et de l'avoine qui se vendent si bien dans le voisinage des chantiers. Lorsque le foin vaut $10 à Trois-Rivières il se vend $20, à la Grande Anse. Aussi, l'an dernier, seulement avec sa récolte de foin et d'avoine, M. Olscamp a-t-il recueilli un bénéfice net de $300. Sa récolte est infiniment meilleure cette année. Le foin, du mil pur, a plus de cinq pieds de haut et il a été engrangé en bon ordre. En dehors du travail de la ferme, M. Olscamp trouve encore moyen de s'adonner à la chasse et au commerce de bois. Il est très-bien logé de maison, grange et dépendances. On trouve chez lui tout le comfort désirable. Il a même une glacière et il reçoit le Constitutionnel depuis trois ans. Aujourd'hui, M. Olscamp est un cultivateur riche. Il faut dire aussi qu'il a été bien secondé par sa femme qui est aussi intelligente que laborieuse. Il y a donc de l'avenir dans le St. Maurice pour le colon qui veut réellement travailler. Le noyau d'une paroisse est tout formé ici. Deux ans après l'ouverture du chemin de fer des Piles, il y aurait une chapelle.
VI
STE. AMASQUINE.
Nous nous dépêchons de doubler l'île aux Noix et l'île de Pierre et nous allons faire un peu la pèche à l'embouchure de la Petite Batiscan. ceux-ci étaient occupés à la chasse et à la pêche.'Voilà la Wessonneau et la Rivière au Rat !
VII
RIVIÈRE-AU-RAT-VILLE.
Nous sommes ici au milieu d'un village. La rivière Wessonneau et la Rivière-au-Rat se jettent dans le St. Maurice presque côte à côte et donnent à cette dernière rivière un élargissement remarquable qui se fait sentir jusqu'à la Grande Anse. Bien que se réunissant ainsi à leur embouchure la Wessonneau et la Rivière-au-Rat prennent cependant leurs sources dans une direction tout à fait opposée. La Rivière-au-Rat remonte jusque dans le voisinage du Vermillon, tandis que la Wessonneau, serpentant à travers la forêt, se lient presque toujours parallèle à la Matawin. Depuis nombres d'années les commerçants de bois ont pris, le long de ces deux rivières des quantités innombrables de billots de pin et Dieu sait quand ces deux riches vallées seront épuisées.
Le St. Maurice nous offre ici, de chaque bord, des plaines unies et fertiles. C'est, sans contredit, la plus belle place du territoire, entre les Piles et la Tuque, pour l'agriculture à présent, et plus tard pour une ville. Il y a ici dix-sept familles qui vivent de la terre. A la droite du St. Maurice, près de l'embouchure de la Wessonneau et de la Rivière-au-Rat, il y a la ferme de M. Broster logée avec élégance, la ferme de M. Baptist, exploitée par M. Adams, où l'on remarque l'aisance et le comfort que l'on peut trouver chez nos meilleurs cultivateurs des vieilles paroisses. Sur la rive gauche, en face de la Rivière-au-Rat, il y a la belle ferme de M. Gouin, tenue avec un ordre parfait par M. Mercure. Il y a ensuite M. Dontigny, qui est un cultivateur à l'aise, M. Bellemare, etc.
Ce groupe d'habitations forme un véritable village au milieu duquel s'élève une fort jolie chapelle catholique. On comprend qu'à la Rivière-au-Rat, il n'est pas facile d'avoir un prêtre résident, ni d'avoir la messe bien souvent; néanmoins ces braves colons sont bien heureux d'avoir la messe quatre fois par année, deux fois en été et deux fois en hiver; en été lorsque les missionnaires Oblats qui évangélisent les Tête-de-Boule descendent de leurs missions lointaines et y remontent ; en hiver lorsque le missionnaire va faire le tour des chantiers.
Tout annonce ici la vie et l'activité de nos campagnes canadiennes. Le soir que nous avons passé à la Rivière-au-Rat, en nous pro menant le long du St. Maurice, vis-à-vis les habitations nous entendions le son du violon et le joyeux sautillement de la danse. Partout où se trouvent une dizaine de Canadiens on peut être sûr qu'il y a un violon et qu'on y parle de danser. Un bon Canadien qui a marché toute la journée est encore capable de danser toute la nuit. Dans les chantiers même il est rare qu'il n'y ait pas un joueur de violon pour divertir la compagnie durant les longues soirées d'hiver. Où que nous allions, nous restons toujours les mêmes ; nous pouvons changer de climat, mais nous ne changeons pas de sentiment.
Les femmes aussi sont à la Rivière-au-Rat ce qu'elles sont un peu partout ailleurs. Elles aiment à parler, à cancaner, à ramasser toutes les histoires ; de même que dans nos vieilles localités les femmes connaissent généralement toutes les anecdotes charitables qui peuvent circuler sur le compte du prochain, de même ici les femmes peuvent vous apprendre la vie intime de toutes les familles établies dans le St. Maurice. Et, faut-il le dire ? que d'hommes sont femmes sur le chapitre de la médisance ! On attendait avec grande anxiété le curé de Ste. Flore à la Rivière-au Rat. Il devait se rendre pour bénir l'union matrimoniale d'un couple de l'endroit, mais, pour une raison ou une autre, il n'y a pas encore été. Il y a des intrigues d'amour à la Rivière au-Rat, comme partout ailleurs. Eh! mon Dieu, nous l'avons dit, le genre humain est toujours et partout le même.
De la ferme de M. Gouin où nous couchons, grâce à une généreuse hospitalité, nous avons devant nous un paysage ravissant. La beauté naturelle du paysage est encore rehaussée par l'éclat du soleil couchant qui disparaît lentement dernière les montagnes au milieu de flots d'or et d'azur. Notre ami B , épris d'admiration à la vue de ce paysage, sort son papier et ses crayons et va se percher sur une clôture pour prendre un croquis de la Rivière-au Rat. Mais les maringoins (moustiques) et les brulots (mouches noires) ne tardent pas à s'acharner à notre artiste avec une telle furie que l'enthousiasme n'y peut plus tenir et qu'il faut remettre les crayons dans l'étui et les mains dans les poches. Je dois ici une apologie à l'ami B que j'ai appelé " prussien." Il prétend que né à Sarlouis dans la Prusse Rhénane, et sympathisant pour la France, il ne peut être équitablement rangé dans la Landwehr de M. Bismark.
Ces grandes fermes que possèdent nos marchands de bois à la Rivière-au-Rat et en d'autres endroits du St. Maurice, leur sont d'un immense avantage. Elles leur fournissent à peu près tout le foin dont ils ont besoin. Ainsi M. Baptist n'achète plus de foin pour ses chantiers ; il en a suffisamment sur ses fermes. M. Hall n'en achète presque pas non plus. Quittons la Rivière-au-Rat, donnons un dernier regard à son beau paysage, à son village, à sa chapelle, à ses fermes luxuriantes, et, en avant I tous à bord pour la Tuque.
VIII
LA TUQUE.
C'est la dernière journée de notre voyage en montant. Les hommes sont gais et plus alertes que les jours précédents; ils sentent que nous arrivons au port et que dans quelques heures ils seront au terme du voyage. Aussi, avec quel courage ils surmontent les obstacles! Ils remontent le Rapide Croche à travers les pointes hérissées des rochers, et parfois il semble que notre embarcation elle-même est obligée de se courber pour glisser entre les rocs qui nous barrent le passage. En haut du Rapide Croche on se trouve en face de montagnes d'une hauteur vertigineuse. Le malheur, c'est que le feu a dépouillé presque toutes ces montagnes de leurs couronnes de verdure et que l'œil n'aperçoit aujourd'hui qu'un sommet jonché d'arbres secs et triste comme des ruines. Un colon est établi depuis l'année dernière au pied de ces montagnes, un jeune colon avec sa femme. Les époux St. Laurent sont heureux et même lorsque nous avons passé, une sage-femme de la Rivière-au-Rat était chez le jeune colon dans la prévision d'un accroissement prochain de la population du St. Maurice.
M. A. P. Sweesey est logé plus bourgeoisement, à la Grande Pêche. Sa maison est même peinturlurée. On dirait un cottage qu'un banquier s'est fait construire à quelques lieues de la ville pour aller s'y reposer aux jours de grande chaleur. C'est sur la ferme de M. Sioddard que M. Sweesey est si bien logé. Nous perdons de vue la ferme qui se trouve sur la rive gauche du St. Maurice et nous nous dirigeons vers les grandes prairies de Quinn, à côté du petit lac, et c'est là que nous prenons un dîner de poisson péché par nous-mêmes et arrosé par un Bordeaux généreux.
Un instant après nous étions en face de l'embouchure de la petite Bostonais; nous apercevions sa chute qui dessinait comme une nappe blanchissante au milieu des tertres verts de la montagne ; on distinguait aussi les glissoires construites par le gouvernement pour descendre le bois à côté de la chute. Devant nous, dans le lointain, nous distinguons la Tuque. C'est une haute montagne à la crête ronde qu'on dirait placée exactement pour fermer le St. Maurice, car à chacun de ces côtés deux autres montagnes s'élèvent à peu près à la même hauteur. Il a fallu de l'imagination aux premiers voyageurs pour baptiser ainsi la Tuque. Il doit y avoir là-dessous quelque autre histoire dont la tradition trop discrète, n'a point voulu nous rendre compte.
Plus nous approchons de la Tuque, moins nous nous soucions de ce qu'il y a à côté de nous. Aussi nous passons l'île Longue et l'île au Goéland, presque sans nous en apercevoir. C'est la Tuque que nom regardons, la baie que le St. Maurice forme en ce endroit, les bouillonnements de la chute, la maison du gouvernement située sur le haut de la falaise et où demeure M. Blondin surveillant des travaux publics, père de notre estimable concitoyen, M. Pierre Blondin ; rétablissement de MM. Ritchie et Cull, au pied de la chute où dix à douze hommes travaillent à la porte... Voilà ce qui attire notre attention. Nous sentons que nous nous retrouvons dans un poste de la vie civilisée. M. Blondin était au rivage pour nous recevoir et nous amener chez lui, où nous avons eu pendant près de trois jours l'hospitalité la plus large et la plus gaie qu'on puisse désirer.
Nous étions arrivés vers 4 heures de l'après-midi. C'était justement l'heure où du haut du cap, il était le plus agréable de contempler la Tuque et ses environs. Le soleil se dérobant derrière les hautes cimes de la forêt, projetait une vaste pénombre sur la vallée qui se déroulait devant nous. Mais ce que nous avons vu dans cet après midi n'a cependant rien de comparable à ce qu'il nous a été donné de voir durant la nuit. De bonne heure dans la soirée, avant même de voir le ciel s'obscurcir, le tonnerre fit entendre ses premiers roulements derrière la montagne, du côté du soleil couchant. Bientôt, ces roulements se rapprochèrent de nous insensiblement, le ciel se noircit et les éclairs sillonnent les nuages à mesure qu'ils apparaissent au-dessus de l'horizon. Il est impossible de se faire une idée du spectacle qui nous a été donné alors. L'obscurité était complète, la pluie tombait par torrents. L'écho répétait de rochers en rochers les mugissements de la fondre, si bien qu'on eut juré que le tonnerre grondait sans interruption.
Les éclairs, décrivant dans la nue leurs cercles capricieux, jetaient de minute en minute leur lumière éblouissante sur l'obscurité mate de la forêt et de la rivière. On eut dit des serpents de feu grillant le sommet des montagnes et se baignant dans les flots. Et nous, nous étions comme dans un nid d'aigles ; nous entendions le tonnerre éclater à côté de nous et nous voyions les éclairs glisser sous nos pieds pour déchirer la plaine. La chute de la Tuque n'a point l'ampleur, ni l'éclat de la grande cataracte de Shawinigan. Néanmoins elle est belle; elle a une quarantaine de pieds de haut et la masse d'eau, avant de se jeter dans le gouffre bouillonnant, se précipite en vagues moutonnantes, entre deux rochers escarpés, la longueur de trois ou quatre arpents. Le St. Maurice devient tout étroit, à la tête de la chute, de telle sorte que l'on dirait d'un canal construit dans le roc vif. C'est peut-être de l'aspect même de ce canal que la place a pris le nom de la Tuque, plutôt que de la forme très indécise de la montagne. C'est bien ici qu'est la tête de la navigation à vapeur sur le St. Maurice. Plus haut il sera difficile d'y mettre jamais des bateaux.
Mais des Piles à la Tuque — 70 milles — le St. Maurice est fait exprès pour les bateaux à vapeur. Il y a tout le temps un chenal parfaitement suffisant, même dans les eaux basses de l'été. Un grand avenir est réservé à la Tuque. Il y aura là une ville avant longtemps. Qu'on ne s'en moque point. Qui aurait dit, il y a trente ans, que St. Christophe, Stanfold, Somerset seraient ce qu'ils sont aujourd'hui ! Dans un avenir prochain tout le commerce du haut du St. Maurice se concentrera à la Tuque.
Il est impossible de voir de plus beaux terrains pour l'agriculture que la vallée qui s'étend depuis la tête de la Tuque jusqu'à l'embouchure de la Croche en passant devant la Bostonais. C'est une vaste plaine, unie comme les terres de la Banlieue de Trois Rivières. MM. Armstrong et Elliott ont là, à l'embouchure de la Croche, une ferme extrêmement riche. Les terres de la vallée de la rivière Croche ont une réputation bien établie aujourd'hui parmi les gens qui s'occupent des affaires du St. Maurice. Il y a quelques années, un homme de Trois-Rivières, plus habitué à la vie d'aventure qu'à celle de cultivateur, arrivait de Californie, sans rapporter la moindre parcelle des mines d'or de cette riche contrée. La fantaisie lui prit de se faire colon. Il emprunta de l'argent, acheta les choses indispensables et s'en alla s'établir au fond de la Croche, à près de 150 milles d'ici. Aujourd'hui cet homme possède une ferme d'une très grande valeur, il a tous les instruments d'agriculture perfectionnés et il ne doit rien. Ce brave colon est M. Adolphe Larue. En face de la ferme de M. Larue, M. Blondin en possède une autre aussi très-florissante.
C'est un projet rêvé depuis longtemps de relier le St. Maurice au lac St. Jean par la vallée de la Croche. Il est certain qu'il s'établira prochainement des communications faciles entre le territoire du Saguenay et le nôtre. La distance n'est pas considérable et autrefois on se servait du St. Maurice pour aller au Saguenay et même pour aller à la Baie d'Hudson.
Trois-Rivières, septembre 1871 - E. Gérin
La Revue Canadienne - 25 janvier 1872
A MÉDITER.
Il y a dans le Christianisme une admirable connaissance du coeur humain.
Pour empêcher que l'amour de soi ne se déprave, la religion lui présente un but
ravissant qu'elle place dans un autre monde. L'homme, animé par l'espoir
d'atteindre ce but, pratique le désintéressement sur la terre, il a la force de
s'élever jusqu'à l'abnégation de lui-même. Ôtez la religion chrétienne,
et l'égoïsme règne et cherche à s'assouvir ici-bas.
La rivière St-Maurice
I
EN ROUTE.
Cacouna, Malbaie, Kamouraska, Tadoussac, sont les places favorites des flâneurs durant la belle saison. Nos bateaux s'emplissent et le flot des voyageurs descend et monte le St. Laurent comme une marée de gens poursuivis par l'ennui. Pourquoi plutôt ces places que d'autres ? Dans le bon vieux temps, lorsque des chaleurs intenses venaient nous écraser au sein des villes, on pouvait comprendre cette passion des gens riches pour les rives du golfe St.Laurent. Mais à présent qu'il ne fait plus chaud dans les villes, on grelotte à Cacouna, les dents nous claquent à Tadoussac et si l'on descend plus bas, on court grand risque de geler complètement.
Non, ce n'est plus la crainte de la chaleur qui pousse vers le Golfe les gens riches et ceux qui tiennent à faire semblant de l'être. C'est en grande partie pour suivre le courant, pour marcher à la file comme les moutons de Panurge, et un peu pour avoir une occasion de distraction, un moment de répit aux affaires. De tels voyages ne devraient se faire que dans le double but de réparer sa santé et d'apprendre du nouveau, d'acquérir des connaissances intéressantes. Dans ce cas, un voyage dans le St. Maurice aura plus d'appas qu'une promenade à Cacouna. Il serait injuste pour le moment de reprocher au public de ne pas s'inquiéter davantage du St. Maurice. Les voies de communication sont insuffisantes pour satisfaire les exigences d'un public voyageur. Mais ceux qui ont le courage de ne pas craindre quelques jours de canot d'écorce, de barge ou de chaland et qui se donnent la peine de visiter le territoire situé en arrière de nous, ceux-là reviennent contents et confiants dans l'avenir de ce territoire. C'est ainsi que, grâce à une bienveillante et gracieuse invitation, nous avons fait le voyage de la Tuque en compagnie des plus aimables compagnons de France et de Navarre, quoiqu'il y eut un descendant d'américain, un prussien, un irlandais et un canadien de la vieille souche.
C'était le 1er Août que nous partions de Trois-Rivières. Il avait plu presque sans relâche durant les trois semaines précédentes; nous avions des craintes bien naturelles. Bénédictions de la Providence ! Nous n'avons pas eu un grain de pluie sur la route. Tous ceux qui songent au chemin de fer des Piles—et qui n'y songe pas ?—savent que ce chemin a pour but de rattacher le St. Laurent aux eaux navigables du St. Maurice au-dessus des grandes Piles. Les Grandes Piles sont à dix ou onze lieues de Trois Rivières. Dans l'espace de ces dix ou onze lieues, la rivière est remplie de rapides et de chûtes qui rendent la navigation impossible. Il y a d'abord à deux lieues de Trois Rivières la rapide des Forges, lit de roches et de cailloux qui s'étend dans toute la largeur de la rivière, quelques arpents au-dessous des vieilles Forges St. Maurice. C'est là, au pied de ce rapide, que le Petit-Poisson s'arrête pour frayer tous les hivers.
Pauline Julien - Les gens de mon pays
Un peu plus haut dans la rivière se trouve la Gabelle, puis la chute des Grès, où M. Baptist a une grande scierie depuis plusieurs années. La chute des Grès est assez forte. En remontant la rivière on arrive ensuite, après avoir passé l'Ile aux Tourtes et la Pointe à Chevalier, à la grande cataracte de Shawinigan, puis au rapide des Hêtres, à la chute de la Grand'Mère, aux petites Piles et enfin aux Grandes Piles où la navigation commence pour ne s'arrêter qu'à 70 milles plus haut à la Tuque.
En général, on se rend donc aux Grandes Piles en voiture. C'est une belle promenade d'ailleurs. Après s'être habitué graduellement à laisser Trois-Rivières, en passant par le Fort Tuyau, faubourg St. Antoine de notre ville, on arrive au coteau de sable qui est à la fois Bois de Boulogne et Pelouse de Longchamps, bocage d'amusement et champ de courses. Quand donc la ville s'étendra-t-elle de ce côté ? Plus tard, lorsqu'elle aura pris de l'extension du côté de la rue des Champs. C'est égal, il est consolant de sentir que nous sommes encore dans les limites de la cité, que nous sommes sous la protection de notre police et de nos pompiers, tant que nous n'avons pas laissé la pierre-borne. Nous partons pour un long voyage à travers la forêt, qui sait si nous reviendrons ? O pierre-borne, adieu !
Et nous voilà dans Ste. Marguerite, sur ces coteaux où l'on cultive les bluets et les sapins secs. En été c'est le rendez-vous des jeunes filles qui aiment à cueillir des fruits et en hiver des gamins qui vont chercher du bois avec des chiens. Au demeurant jolis paysages qu'un peu de soin pourrait embellir beaucoup. Quand notre ville aura une population de 50,000, c'est ici que les riches bourgeois se bâtiront des résidences champêtres. La première maison sur ce chemin, après qu'on a quitté la ville est aujourd'hui fermée et abandonnée. C'est un pauvre vieillard qui l'habitait jadis. Né en Irlande, cet homme était venu en Canada à l'âge de 25 ou 30 ans. Après avoir amassé une modeste aisance, bien modeste, il s'ennuya de son pays et voulut y retourner.
Il en était parti depuis une trentaine d'années. Arrivé à sa place natale, il ne s'y reconnaissait plus, tout était changé. Pas un ami qui se souvienne de lui. Il reprend presqu'aussitôt le chemin du Canada et vient mourir dans cette petite maison. Il avait dépensé toutes ses épargnes pour son voyage et il était trop âgé pour se mettre à gagner de l'argent. Il mourut de misère et de chagrin. Nous tombons ensuite dans le fief St. Maurice qui est uni à la Banlieue pour les fins municipales et au comté de St. Maurice pour les élections parlementaires. Ce fief, comme celui de St. Etienne, dépendait autrefois des Forges. M. Mathew Bell possédait cette immense étendue de terre. Plus tard, M. P. B. Dumoulin acheta le fief St. Maurice et MM. Stuart et Porter le fief St. Etienne. Le fief St. Maurice, avec le poste des Forges, devra former bientôt une paroisse. Déjà il y a eu une chapelle aux Forges.
Voyez donc quelle activité, quelle fumée, quel branle-bras, c'est le poste des Forges. Tout marche, la fonderie, les fourneaux pour faire le charbon de bois, les hommes qui charroient la mine, d'autres qui vont au magasin, etc. Ce sont MM. McDougall qui ont ainsi ramené la vie et la prospérité. Tout s'en allait en ruines lors qu'ils en ont fait l'acquisition pour une bagatelle. Tous les jours de nouvelles améliorations viennent donner un surcroit d'élan à leur exploitation industrielle. C'est une famille patriarchale que la famille McDougall. Ils sont huit frères, tous hommes d'affaire et tirant sur la même corde avec un accord parfait. C'est à leur père, feu M.John McDougall, qu'ils doivent cette organisation parfaite.
Le magasin en ville, les magasins des forges, l'exploitation des forges St. Maurice et des forges de l'Islet, tout cela fonctionne d'après une direction concertée, et toutes les affaires se font sous la raison sociale de " John McDougall & sons," comme si les fils voulaient encore que l'ombre de leur père protège leur union. St. Etienne ! joli village, avec haute-ville et basseville, belle église en pierre toute flambante neuve. Un peu plus haut que le village on voit à droite la route qui conduit aux Grès. Là encore il y a un poste considérable de travailleurs. Le moulin est bâti sur un des plus beaux pouvoirs d'eau qu'on puisse désirer. Au milieu de ce poste, M. J. Baptist est comme un roi, mais un roi tel qu'on en voit dans les contes de fées, un roi aimé, bienfaisant et juste pour tout le monde. Son trône ne sera jamais renversé par la Commune. Les terres ne sont pas bien bonne à St. Etienne. Le sable est généralement sec et peu fertile.
A Shawinigan, le sable est plus frais et la moisson est meilleure. Il y a un joli village à St. Boniface aussi. L'église est construite sur le versant méridional d'une chaîne des Laurentides. Plus haut que Shawinigan il y a encore une paroisse qui sera fondée dans un an. La place de l'église est marquée et le clocher de St. Mathieu s'élèvera bientôt au sein de la forêt. Au-dessus de St. Paulin surgit en même temps la paroisse de St. Alexis. Quelques jeunes gens de Montréal ont pris des terres entre St. Mathieu et St. Alexis, sur le bord du lac des Souris, et ils s'accordent à dire que la terre est excellente pour la colonisation. Dans le lac ils prennent du poisson autant qu'ils veulent. Voilà jusqu'où la colonisation a pénétré. Et dire qu'il y a vingt ans, il fallait un guide pour aller de Trois-Rivières à Shawinigan. Qui peut prévoir les développements que prendra le territoire du St. Maurice dans les vingt ans à venir ? Ste. Flore vient à peine de naître et déjà c'est une belle paroisse. Presque toute la paroisse est formée par une vallée qui se trouve entre deux chaînes des Laurentides. Le sol est excellent. Il y a des côtes cependant, qui sont rudes à traverser, mais n'importe, nous sommes aux Grandes Piles avant six heures du soir.
II
LES PILES.
Nous commençons sérieusement la vie de voyageur du St. Maurice. Nous déployons nos tentes pour camper sur le bord de l'eau. Notre wigwam est l'abri le plus agréable que je connaisse. Seulement les maringoins, les moustiques et les brûlots sont des compagnons de voyage dont on se dispenserait volontiers. Ils nous dévorent ; le seul moyen de défense que nous ayons contre eux, c'est de fumer. Il n'y a pas le moindre doute que c'est aux mouches que nous devons l'usage de la pipe. Les mouches font perdre la patience et donnent de l'humeur.
Saluons les Piles, c'est le siège d'une ville future et d'une ville qui deviendra grande. Que le chemin de fer des Piles passe d'un côté du St. Maurice ou de l'autre, cette place n'en restera pas moins le pied de la navigation. Pourquoi cette place a-t-elle été appelée les Piles, c'est plus qu'il est facile de dire. Est-ce à cause des Piles de rochers qui se trouvent dans la rivière ? est-ce à raison des montagnes avoisinantes qui sont superposées les unes sur les autres? Quoiqu'il en soit le poste des Piles est appelé à un brillant avenir. Il y a là un rétrécissement de la rivière, les rochers s'avancent de chaque côté et ne laissent à l'eau qu'un passage étroit. C'est en cet endroit que le gouvernement fédéral se propose de construire, cette année même, une chaussée qui devra refouler l'eau et courir les battures, et par là même faciliter la descente des billots. On a calculé que ces travaux coûteraient $10,000 La rivière sera réellement fermée par la chaussée, mais des empellements seront pratiqués afin de laisser passer l'eau et les billots quand on le voudra. L'eau a été tellement haute depuis le printemps qu'il a été impossible de commencer les travaux, de prendre la mesure de son niveau au-dessus des rochers.
Sur le côté est de la rivière les rochers forment un canal naturel qu'on dirait avoir été taillé exprès pour une place de moulin. C'est un pouvoir d'eau magnifique. La terre sur le côté est appartient à M. G. B. Hall et fait partie du township Radnor. Dès qu'il fut question du chemin de fer, il y a quelques années, on avait commencé la construction de plusieurs maisons et la charpente reste encore là pour attester les espérances déçues. Il y -a cependant sur le côté est un chemin de voiture qui vient jusqu'aux Piles, et les établissements de St. Tite s'avancent rapidement dans cette direction. Les forges nouvelles de M. Larue ne sont qu'à quelques milles, mais tout cela n'empêche pas les commerçants de bois de toujours monter dans le St Maurice par le côté ouest de la rivière, par Shawinigan et Ste. Flore. Le dernier colon sur le chemin des Piles est M. Deschènes. Il est logé à l'extrémité du chemin. Qu'il prenne patience! Dans quelques années les voisins ne lui manqueront pas.
III
EN CANOT.
Nous sautons dans notre embarcation et nous voilà partis pour la Tuque. Nous sommes cinq voyageurs et nous avons six hommes pour diriger notre embarcation. Nous arriverons à bon port, car c'est Bazile Thibault qui tient le gouvernail, et Bazile Thibault connaît le St. Maurice comme un oiseau connaît son nid. Lors que l'heure du dîner arrive, Bazile Thibault nous prépare à manger. Il tient la queue de la poêle à frire aussi bien que le gouvernail. Tous les hommes d'ailleurs sont de joyeux compères, connaissant bien les Cheneaux et capables de nous guider jusqu'au pôle nord.
Nous naviguons dans ce qu'on appelle une barge de l'Ottawa c'est une sorte de grand canot svelte, bien fait, et qu'on ne construit eu effet que sur les bords de l'Ottawa. Nous sommes onze à bord et l'on pourrait être encore cinq ou six de plus. C'est l'embarcation la plus commode pour les excursions de plaisir. Pour monter les provisions de chantier et les chevaux, les commerçants de bois se servent de préférence de grands chalands où l'on peut s'entasser sans crainte. A l'arrière, il y a une cabine où l'on peut coucher et dormir, quand les puces veulent bien nous en laisser le loisir. Enfin pour les voyages pressés, il y a le canot d'écorce, embarcation favorite des voyageurs du St. Maurice. Jadis il y avait un bateau à vapeur entre les Piles et la Tuque C'était une noble tentative que nous devions à l'esprit entreprenant de l'ancienne compagnie américaine de MM. Philipp, Norcross & Cie., mais la navigation à vapeur sur le St. Maurice cessa lorsque la compagnie tomba en banqueroute. Aujourd'hui il faut se contenter de la rame et de l'aviron. Pour de longs intervalles on peut cependant aller à la cordelle. Qu'est-ce qu'aller à la cordelle ? Lorsque le rivage le permet, un cheval ou des hommes remorquent l'embarcation au moyen d'une corde attachée à l'avant. Tout de même il faut trois jours pour aller ainsi des Piles à la Tuque. Mais nous avons tout le comfort désirable et nous entreprenons le voyage gaiement en chantant sur l'aviron ces chansons que les échos du St. Maurice ont répétées tant de fois.
IV
DES PILES A MATAWIN.
Le premier colon que l'on trouve, le long de la rivière, après avoir quitté les Piles est M. Maurice Larivée. M. Larivée est un hardi pionnier. Il est toujours au premier rang de ceux qui s'avancent à travers la forêt sauvage. Le premier il a été se construire une cabane à l'endroit où est aujourd'hui Ste. Flore. Lorsque Ste. Flore est devenue une paroisse, il a laissé sa terre et s'en est allé plus loin, sur le St. Maurice, aux avant-postes de la civilisation, où nous le trouvons aujourd'hui. Il a plusieurs enfants qui, eux aussi, vivent dans le St. Maurice et quelques-uns même ont déjà pris femme.
A notre gauche se montre bientôt la ferme de M. Alex. Oman, vis-à vis l'ile aux Fraises. Le paysage en ces endroits est varié et pittoresque. Tantôt le bord de la rivière n'est qu'un rocher escarpé comme les rives du Saguenay ; tantôt c'est une plaine unie où le foin bleu remplace eu abondance les grands pins abattus pour le commerce. Du moment que nous approchons des habitations, nous entendons le bruit des clochettes qui rappelle le Rang des vaches des montagnes de la Suisse. Il n'y a pas une vache dans le St. Maurice sans qu'elle porte à son cou cet ornement sonore. A deux lieues au-dessus des Piles nous souhaitons le bonjour, en passant, à Toussaint Bellemare. Toussaint Bellemare est une des célébrités du St. Maurice. Il n'a pas de supérieur comme chasseur, comme nageur ou comme guide de canots.
Cette famille de Bellemare est presque toute employée dans le St. Maurice. On en retrouve quelques-uns à la Rivière-au-Rat ; d'autres sont employés de la compagnie de la Baie d'Hudson. Un des fils de Toussaint est établi un peu plus haut que son père, sur la ferme commencée autrefois par Vassal. Le sol est excellent en cet endroit; on voit sur la rive gauche comme un immense plateau de sol arable qui s'étend jusqu'au-delà de la Mékinac. Vassal qui avait commencé des défrichements ici était le petit fils de M. Vassal de Monviel, ancien adjudant-général de milice pour le Bas-Canada. Un autre colon du nom de Beauce est aussi venu s'établir dans le voisinage de Bellemare, depuis quelques années. Après avoir passé l'île Pigouînak (que tous les voyageurs appellent l'île aux Morpions,) nous trouvons encore sur la rive gauche une série d'habitations et de fermes plus ou moins avancées. C'est d'abord Henri Cadorette, homme de canot et guide renommé. MM. Tessier et Lemieux sont établis à peu de distance de Cadorette, puis vient la maison du Père Tourne! situé au pied d'une des plus hautes montagnes du St. Maurice, à l'embouchure de la Mékinac.
La rivière Mékinac est à quatre lieues et demie des Piles. C'est une étape assez ordinaire pour les voyageurs qui remontent la rivière, mais comme nous avons des rameurs émérites, nous passons outre. Il y a là cependant une ferme assez considérable commencée, il y a quelques années par M. Laurent Lajoie et qu'il a depuis abandonnée à ses gendres, les fils de Larivée. Quelques arpents au-dessus de la Mékinac se trouve la Pointe-à Château où, dans l'automne de 1869, une dizaine d'hommes se noyèrent en traversant le remous. D'où vient ce nom de Pointe-à Château ? Assurément, il n'y a pas de château dans le voisinage. Il paraîtrait que cette noyade de 1869 n'est pas le premier événement sinistre dont ces rochers ont été témoins. La tradition rapporte qu'un nommé Château, trafiquant de pelleteries, y perdit la vie, il y a longtemps, et que son nom s'est attaché à la place. Il est moins difficile d'imaginer pourquoi on a donné au rapide que nous trouvons ensuite, le nom de Rapide de la Manigance. Il en faut en effet de la manigance pour rebrousser le courant dans ce rapide. Le courant est d'une force et d'une rapidité extraordinaire et le lit de la rivière est émaillé de rochers dont un bon nombre se montrent à fleur d'eau. Le gouvernement a fait jadis creuser le chenal, cependant, et les bateaux à vapeur peuvent y passer.
Nous passons ensuite la Pointe-au-Doré, autre rapide beaucoup moins fort que le précédent, puis notre embarcation longe La Cuisse, immense bloc de granit qui doit son nom à la forme que lui a donnée la nature. Le soleil baissait à l'horizon, les mouches nous entouraient plus nombreuses que jamais, lorsque nous sommes arrivés en vue de la Matawin. Nous n'étions pas fâchés de prendre un peu de repos et de goûter les douceurs d'une bonne maison et d'une bonne table. Ce comfort désiré nous le trouvons chez M. Isaïe Nault. Sa maison n'est pas grande, mais on y est si bien reçu, les demoiselles Nault sont si aimables et si prévenantes. M. Nault n'est pas isolé en cet endroit. D'un côté, son fils, Vincent Nault est à se défricher une fort jolie ferme, de l'autre, il y a la ferme de M. Baptist tenue par un nommé Vaillancourt. La place est belle, avantageuse, et prendra de l'importance à mesure que la colonisation avancera dans le St. Maurice. D'ici à deux ans il faut que le gouvernement local fasse terminer le chemin projeté pour aller à Ste. Flore à l'embouchure de la Matawin. Ce projet, conçu par le Dr. A. Dubord. agent des terres, est en voie d'exécution. Il ne reste plus que cinq lieues à faire.
A coup sûr, ce chemin est plus important pour la colonisation que tous les chemins que le Révd. M Brassard a fait faire à la tête de la Matawin, au prix de $30,000 à $40,000. Le chemin dont nous parlons, outre les avantages qu'il offrirait à la colonisation, serait aussi très utile pour le commerce de bois. Il y a d'ailleurs dans cette partie, de bonnes terres, d'excellentes terres pour la culture. Si le gouvernement avait déployé un peu plus d'énergie et d'activité, les défrichements seraient rendus jusqu'à la Matawin. Il y aurait tout le long de la Rivière des paroisses comme celles de Shawinigan et de Ste. Flore. Il y a une une infinité de gens qui se laissent effrayer par les rochers et les montagnes qu'ils voient le long du St. Maurice et qui, par une excursion de quelques jours dans les Chenaux, reviennent en décrétant que tout le territoire est impropre à la culture. D'abord ces montagnes ne sont pas aussi arides qu'on veut bien le dire. Elles feraient certainement, la plupart du moins, de très bons pâturages. Ensuite, consultez ceux qui ont visité sérieusement l'intérieur, ceux qui n'ont pas craint de s'éloigner du St.Maurice, et ils vous diront qu'ils ont vu d'immenses étendues de terre propres à la culture.
Le St. Maurice présente un très-joli coup d'œil à l'embouchure de la rivière Matawin. Le fleuve s'élargit et une île coquette berce mollement ses arbres au pied des montagnes. Le paysage est digne d'un artiste. La Matawin elle-même se jette dans le St. Maurice en cascades répétées. C'est même de là que lui vient son nom, car Matawin veut dire Rivière qui tombe en rapide. Il y a de très-bonnes terres le long de cette rivière qui prend sa source dans la voisinage de l'Ottawa. Plusieurs fermes ont même été défrichées, entre autres au Joug-au-Bœuf et au lac des Pins où M. Hall a des établissements considérables, et où M. Brassard essaie de fonder une colonie.
On le voit parce que nous avons dit, la Matawin coule dans une direction presque parallèlle au St. Laurent. Aussi l'on atteint aujourd'hui cette rivière par une infinité de chemins. Dans la Matawin centrale d'abord, on n'y va, surtout en hiver, que par Shawinigan et le lac Pisagunk ou Mistagance comme l'appellent tous nos hommes de bois. Et l'on va aussi à la Matawin par St. Gabriel de Brandon, St. Jean de Matha et St. Michel des Saints. La Matawin n'est pas navigable, mais elle descend très bien le bois. Depuis nombre d'années M. Hall fait des billots en arrière de Joliette et, par la Matawin, ces billots arrivent àTrois-Rivières, à la fin de Juin ou de bonne heure en Juillet. Il y a de la place pour fonder plusieurs paroisses seulement sur cette rivière. Il y a ici, à l'embouchure de la Matawin, un quai tout préparé par la nature et M. Vincent Nault a déjà planté un poteau d'amarrage afin que rien ne manque lorsqu'un bateau à vapeur remontera vers la Tuque.
Il faut se mettre en route. En effet, le soleil est à peine de quelques pouces au-dessus de l'horizon qu'il faut lever l'ancre, c'est-à dire détacher la ficelle qui nous attache au rivage. Il est encore grand matin lorsque nous passons devant la demeure du père Tommy Laframboise ; néanmoins il est déjà sur pied et même il a déjà commencé à disputer sa meilleure moitié. Tommy Laframboise est un type. Irlandais de naissance avec un nom canadien, il a voyagé longtemps au service de la compagnie de la Baie d'Hudson. Saluons en passant le Mont-Caribou, sommet élégant qui s'élance vers le ciel, et préparons-nous à passer la vallée de la Bête-Puante. Mais non, la vallée ne jette qu'une agréable odeur de sainfoin, et les défrichements ont réussi parfaitement; c'est M. Hyacinthe St Pierre qui a commencé ces essais de colonisation et aujourd'hui il a pour successeur M. Damase Charette.
Décidément les premiers voyageurs avaient de l'imagination La montagne qui s'élève devant nous et qui semble fermer le St. Maurice, ils l'ont appelée Mont-L'oiseau et prétendent qu'elle a la forme d'un oiseau. Alors c'est un oiseau qui n'existe plus, ou bien les ravages du feu sur la crête de la montagne l'ont bien défigurée. N`importe c'est un des pics les plus élevés du St. Maurice. Nous voilà déjà rendus à la Grand'Anse, à douze lieues plus haut que les Piles. Nous ne sommes plus dans un pays sauvage. De chaque côté de la rivière des défrichements s'étendent à plusieurs milles à la ronde. Du côté droit de la rivière sont les fermes de M. Hall où l'on aperçoit d'immenses prairies et des pâturages qui s'étendent à perte de vue. Sur le côté gauche du St Maurice sont les fermes de M. Gouin et l'établissement de M. Théodore Olscamp.
Voilà le vrai pionnier canadien. Parti de Trois-Rivières, avec sa femme, depuis quelques années seulement, il s'est défriché une terre superbe, où il récolte en abondance du foin et de l'avoine qui se vendent si bien dans le voisinage des chantiers. Lorsque le foin vaut $10 à Trois-Rivières il se vend $20, à la Grande Anse. Aussi, l'an dernier, seulement avec sa récolte de foin et d'avoine, M. Olscamp a-t-il recueilli un bénéfice net de $300. Sa récolte est infiniment meilleure cette année. Le foin, du mil pur, a plus de cinq pieds de haut et il a été engrangé en bon ordre. En dehors du travail de la ferme, M. Olscamp trouve encore moyen de s'adonner à la chasse et au commerce de bois. Il est très-bien logé de maison, grange et dépendances. On trouve chez lui tout le comfort désirable. Il a même une glacière et il reçoit le Constitutionnel depuis trois ans. Aujourd'hui, M. Olscamp est un cultivateur riche. Il faut dire aussi qu'il a été bien secondé par sa femme qui est aussi intelligente que laborieuse. Il y a donc de l'avenir dans le St. Maurice pour le colon qui veut réellement travailler. Le noyau d'une paroisse est tout formé ici. Deux ans après l'ouverture du chemin de fer des Piles, il y aurait une chapelle.
VI
STE. AMASQUINE.
Nous nous dépêchons de doubler l'île aux Noix et l'île de Pierre et nous allons faire un peu la pèche à l'embouchure de la Petite Batiscan. ceux-ci étaient occupés à la chasse et à la pêche.'Voilà la Wessonneau et la Rivière au Rat !
VII
RIVIÈRE-AU-RAT-VILLE.
Nous sommes ici au milieu d'un village. La rivière Wessonneau et la Rivière-au-Rat se jettent dans le St. Maurice presque côte à côte et donnent à cette dernière rivière un élargissement remarquable qui se fait sentir jusqu'à la Grande Anse. Bien que se réunissant ainsi à leur embouchure la Wessonneau et la Rivière-au-Rat prennent cependant leurs sources dans une direction tout à fait opposée. La Rivière-au-Rat remonte jusque dans le voisinage du Vermillon, tandis que la Wessonneau, serpentant à travers la forêt, se lient presque toujours parallèle à la Matawin. Depuis nombres d'années les commerçants de bois ont pris, le long de ces deux rivières des quantités innombrables de billots de pin et Dieu sait quand ces deux riches vallées seront épuisées.
Le St. Maurice nous offre ici, de chaque bord, des plaines unies et fertiles. C'est, sans contredit, la plus belle place du territoire, entre les Piles et la Tuque, pour l'agriculture à présent, et plus tard pour une ville. Il y a ici dix-sept familles qui vivent de la terre. A la droite du St. Maurice, près de l'embouchure de la Wessonneau et de la Rivière-au-Rat, il y a la ferme de M. Broster logée avec élégance, la ferme de M. Baptist, exploitée par M. Adams, où l'on remarque l'aisance et le comfort que l'on peut trouver chez nos meilleurs cultivateurs des vieilles paroisses. Sur la rive gauche, en face de la Rivière-au-Rat, il y a la belle ferme de M. Gouin, tenue avec un ordre parfait par M. Mercure. Il y a ensuite M. Dontigny, qui est un cultivateur à l'aise, M. Bellemare, etc.
Ce groupe d'habitations forme un véritable village au milieu duquel s'élève une fort jolie chapelle catholique. On comprend qu'à la Rivière-au-Rat, il n'est pas facile d'avoir un prêtre résident, ni d'avoir la messe bien souvent; néanmoins ces braves colons sont bien heureux d'avoir la messe quatre fois par année, deux fois en été et deux fois en hiver; en été lorsque les missionnaires Oblats qui évangélisent les Tête-de-Boule descendent de leurs missions lointaines et y remontent ; en hiver lorsque le missionnaire va faire le tour des chantiers.
Tout annonce ici la vie et l'activité de nos campagnes canadiennes. Le soir que nous avons passé à la Rivière-au-Rat, en nous pro menant le long du St. Maurice, vis-à-vis les habitations nous entendions le son du violon et le joyeux sautillement de la danse. Partout où se trouvent une dizaine de Canadiens on peut être sûr qu'il y a un violon et qu'on y parle de danser. Un bon Canadien qui a marché toute la journée est encore capable de danser toute la nuit. Dans les chantiers même il est rare qu'il n'y ait pas un joueur de violon pour divertir la compagnie durant les longues soirées d'hiver. Où que nous allions, nous restons toujours les mêmes ; nous pouvons changer de climat, mais nous ne changeons pas de sentiment.
Les femmes aussi sont à la Rivière-au-Rat ce qu'elles sont un peu partout ailleurs. Elles aiment à parler, à cancaner, à ramasser toutes les histoires ; de même que dans nos vieilles localités les femmes connaissent généralement toutes les anecdotes charitables qui peuvent circuler sur le compte du prochain, de même ici les femmes peuvent vous apprendre la vie intime de toutes les familles établies dans le St. Maurice. Et, faut-il le dire ? que d'hommes sont femmes sur le chapitre de la médisance ! On attendait avec grande anxiété le curé de Ste. Flore à la Rivière-au Rat. Il devait se rendre pour bénir l'union matrimoniale d'un couple de l'endroit, mais, pour une raison ou une autre, il n'y a pas encore été. Il y a des intrigues d'amour à la Rivière au-Rat, comme partout ailleurs. Eh! mon Dieu, nous l'avons dit, le genre humain est toujours et partout le même.
De la ferme de M. Gouin où nous couchons, grâce à une généreuse hospitalité, nous avons devant nous un paysage ravissant. La beauté naturelle du paysage est encore rehaussée par l'éclat du soleil couchant qui disparaît lentement dernière les montagnes au milieu de flots d'or et d'azur. Notre ami B , épris d'admiration à la vue de ce paysage, sort son papier et ses crayons et va se percher sur une clôture pour prendre un croquis de la Rivière-au Rat. Mais les maringoins (moustiques) et les brulots (mouches noires) ne tardent pas à s'acharner à notre artiste avec une telle furie que l'enthousiasme n'y peut plus tenir et qu'il faut remettre les crayons dans l'étui et les mains dans les poches. Je dois ici une apologie à l'ami B que j'ai appelé " prussien." Il prétend que né à Sarlouis dans la Prusse Rhénane, et sympathisant pour la France, il ne peut être équitablement rangé dans la Landwehr de M. Bismark.
Ces grandes fermes que possèdent nos marchands de bois à la Rivière-au-Rat et en d'autres endroits du St. Maurice, leur sont d'un immense avantage. Elles leur fournissent à peu près tout le foin dont ils ont besoin. Ainsi M. Baptist n'achète plus de foin pour ses chantiers ; il en a suffisamment sur ses fermes. M. Hall n'en achète presque pas non plus. Quittons la Rivière-au-Rat, donnons un dernier regard à son beau paysage, à son village, à sa chapelle, à ses fermes luxuriantes, et, en avant I tous à bord pour la Tuque.
VIII
LA TUQUE.
C'est la dernière journée de notre voyage en montant. Les hommes sont gais et plus alertes que les jours précédents; ils sentent que nous arrivons au port et que dans quelques heures ils seront au terme du voyage. Aussi, avec quel courage ils surmontent les obstacles! Ils remontent le Rapide Croche à travers les pointes hérissées des rochers, et parfois il semble que notre embarcation elle-même est obligée de se courber pour glisser entre les rocs qui nous barrent le passage. En haut du Rapide Croche on se trouve en face de montagnes d'une hauteur vertigineuse. Le malheur, c'est que le feu a dépouillé presque toutes ces montagnes de leurs couronnes de verdure et que l'œil n'aperçoit aujourd'hui qu'un sommet jonché d'arbres secs et triste comme des ruines. Un colon est établi depuis l'année dernière au pied de ces montagnes, un jeune colon avec sa femme. Les époux St. Laurent sont heureux et même lorsque nous avons passé, une sage-femme de la Rivière-au-Rat était chez le jeune colon dans la prévision d'un accroissement prochain de la population du St. Maurice.
M. A. P. Sweesey est logé plus bourgeoisement, à la Grande Pêche. Sa maison est même peinturlurée. On dirait un cottage qu'un banquier s'est fait construire à quelques lieues de la ville pour aller s'y reposer aux jours de grande chaleur. C'est sur la ferme de M. Sioddard que M. Sweesey est si bien logé. Nous perdons de vue la ferme qui se trouve sur la rive gauche du St. Maurice et nous nous dirigeons vers les grandes prairies de Quinn, à côté du petit lac, et c'est là que nous prenons un dîner de poisson péché par nous-mêmes et arrosé par un Bordeaux généreux.
Un instant après nous étions en face de l'embouchure de la petite Bostonais; nous apercevions sa chute qui dessinait comme une nappe blanchissante au milieu des tertres verts de la montagne ; on distinguait aussi les glissoires construites par le gouvernement pour descendre le bois à côté de la chute. Devant nous, dans le lointain, nous distinguons la Tuque. C'est une haute montagne à la crête ronde qu'on dirait placée exactement pour fermer le St. Maurice, car à chacun de ces côtés deux autres montagnes s'élèvent à peu près à la même hauteur. Il a fallu de l'imagination aux premiers voyageurs pour baptiser ainsi la Tuque. Il doit y avoir là-dessous quelque autre histoire dont la tradition trop discrète, n'a point voulu nous rendre compte.
Plus nous approchons de la Tuque, moins nous nous soucions de ce qu'il y a à côté de nous. Aussi nous passons l'île Longue et l'île au Goéland, presque sans nous en apercevoir. C'est la Tuque que nom regardons, la baie que le St. Maurice forme en ce endroit, les bouillonnements de la chute, la maison du gouvernement située sur le haut de la falaise et où demeure M. Blondin surveillant des travaux publics, père de notre estimable concitoyen, M. Pierre Blondin ; rétablissement de MM. Ritchie et Cull, au pied de la chute où dix à douze hommes travaillent à la porte... Voilà ce qui attire notre attention. Nous sentons que nous nous retrouvons dans un poste de la vie civilisée. M. Blondin était au rivage pour nous recevoir et nous amener chez lui, où nous avons eu pendant près de trois jours l'hospitalité la plus large et la plus gaie qu'on puisse désirer.
Nous étions arrivés vers 4 heures de l'après-midi. C'était justement l'heure où du haut du cap, il était le plus agréable de contempler la Tuque et ses environs. Le soleil se dérobant derrière les hautes cimes de la forêt, projetait une vaste pénombre sur la vallée qui se déroulait devant nous. Mais ce que nous avons vu dans cet après midi n'a cependant rien de comparable à ce qu'il nous a été donné de voir durant la nuit. De bonne heure dans la soirée, avant même de voir le ciel s'obscurcir, le tonnerre fit entendre ses premiers roulements derrière la montagne, du côté du soleil couchant. Bientôt, ces roulements se rapprochèrent de nous insensiblement, le ciel se noircit et les éclairs sillonnent les nuages à mesure qu'ils apparaissent au-dessus de l'horizon. Il est impossible de se faire une idée du spectacle qui nous a été donné alors. L'obscurité était complète, la pluie tombait par torrents. L'écho répétait de rochers en rochers les mugissements de la fondre, si bien qu'on eut juré que le tonnerre grondait sans interruption.
Les éclairs, décrivant dans la nue leurs cercles capricieux, jetaient de minute en minute leur lumière éblouissante sur l'obscurité mate de la forêt et de la rivière. On eut dit des serpents de feu grillant le sommet des montagnes et se baignant dans les flots. Et nous, nous étions comme dans un nid d'aigles ; nous entendions le tonnerre éclater à côté de nous et nous voyions les éclairs glisser sous nos pieds pour déchirer la plaine. La chute de la Tuque n'a point l'ampleur, ni l'éclat de la grande cataracte de Shawinigan. Néanmoins elle est belle; elle a une quarantaine de pieds de haut et la masse d'eau, avant de se jeter dans le gouffre bouillonnant, se précipite en vagues moutonnantes, entre deux rochers escarpés, la longueur de trois ou quatre arpents. Le St. Maurice devient tout étroit, à la tête de la chute, de telle sorte que l'on dirait d'un canal construit dans le roc vif. C'est peut-être de l'aspect même de ce canal que la place a pris le nom de la Tuque, plutôt que de la forme très indécise de la montagne. C'est bien ici qu'est la tête de la navigation à vapeur sur le St. Maurice. Plus haut il sera difficile d'y mettre jamais des bateaux.
Mais des Piles à la Tuque — 70 milles — le St. Maurice est fait exprès pour les bateaux à vapeur. Il y a tout le temps un chenal parfaitement suffisant, même dans les eaux basses de l'été. Un grand avenir est réservé à la Tuque. Il y aura là une ville avant longtemps. Qu'on ne s'en moque point. Qui aurait dit, il y a trente ans, que St. Christophe, Stanfold, Somerset seraient ce qu'ils sont aujourd'hui ! Dans un avenir prochain tout le commerce du haut du St. Maurice se concentrera à la Tuque.
Il est impossible de voir de plus beaux terrains pour l'agriculture que la vallée qui s'étend depuis la tête de la Tuque jusqu'à l'embouchure de la Croche en passant devant la Bostonais. C'est une vaste plaine, unie comme les terres de la Banlieue de Trois Rivières. MM. Armstrong et Elliott ont là, à l'embouchure de la Croche, une ferme extrêmement riche. Les terres de la vallée de la rivière Croche ont une réputation bien établie aujourd'hui parmi les gens qui s'occupent des affaires du St. Maurice. Il y a quelques années, un homme de Trois-Rivières, plus habitué à la vie d'aventure qu'à celle de cultivateur, arrivait de Californie, sans rapporter la moindre parcelle des mines d'or de cette riche contrée. La fantaisie lui prit de se faire colon. Il emprunta de l'argent, acheta les choses indispensables et s'en alla s'établir au fond de la Croche, à près de 150 milles d'ici. Aujourd'hui cet homme possède une ferme d'une très grande valeur, il a tous les instruments d'agriculture perfectionnés et il ne doit rien. Ce brave colon est M. Adolphe Larue. En face de la ferme de M. Larue, M. Blondin en possède une autre aussi très-florissante.
C'est un projet rêvé depuis longtemps de relier le St. Maurice au lac St. Jean par la vallée de la Croche. Il est certain qu'il s'établira prochainement des communications faciles entre le territoire du Saguenay et le nôtre. La distance n'est pas considérable et autrefois on se servait du St. Maurice pour aller au Saguenay et même pour aller à la Baie d'Hudson.
Trois-Rivières, septembre 1871 - E. Gérin
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
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