FRÉDÉRIC OZANAM - Fondateur de la Société St-Vincent de Paul - Conférence devant l'Union Catholique de Montréal - 1882
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FRÉDÉRIC OZANAM - Fondateur de la Société St-Vincent de Paul - Conférence devant l'Union Catholique de Montréal - 1882
FRÉDÉRIC OZANAM - Fondateur de la Société St-Vincent de Paul
La revue canadienne de 1882
Cette conférence a été lue devant l'Union Catholique de Montréal les 14 et 28 mai 1882.
Le voyageur qui parcourt les vastes déserts de l'Afrique rencontre parfois, au milieu de la mer sablonneuse, une petite île de verdure avec des sources limpides, des ombrages frais-et des oiseaux au riche plumage. A cette vue, il presse le pas de ses chameaux, il les devance même et va dresser sa tente dans ce lieu de délices, oubliant toutes les fatigues de la route dans les douceurs du repos. De même le pèlerin de la vie, passant au milieu de ce désert qu'on appelle le monde, triste spectateur de l'égoïsme universel, rencontre, lui aussi, de ces natures d'élite, de ces âmes fortes et généreuses, de ces hommes enfin que Diogène cherchait en vain dans les rues d'Athènes. Aussitôt il oublie ses déceptions et ses mécomptes, il rétracte même les anathèmes qu'il jetait à la face de l'humanité, il s'attache à l'homme qu'il vient de découvrir, il lit et relit ses ouvrages, il médite ses maximes et se plait à raconter sa vie à ses concitoyens.
Tels furent mes sentiments, quand j'ouvris pour la première fois un livre signé du nom de Frédéric Ozanam. Je ne pouvais me lasser d'admirer ses nobles pensées, son style imagé et pittoresque, ses réflexions sublimes. Et quand enfin il me fut donné de lire sa vie, j'ai dû reconnaître que l'homme l'emportait encore sur l'écrivain, que c'était une nature d'artiste, une intelligence de philosophe, un cœur de chrétien. Il m'est apparu tour à tour comme le défenseur le plus intrépide de la vérité, l'amant le plus passionné du moyen âge si poétique et surtout comme le meilleur ami du pauvre et l'un des apôtres de la charité. Aussi ai-je conçu le dessein de vous le faire connaître, s'il vous était inconnu et de vous faire part du plaisir que j'éprouvais dans la lecture de ses ouvrages. Vous trouverez en lui le modèle le plus accompli du chrétien dans l'homme du monde, du catholique chez le professeur et l'écrivain. Personne mieux que lui n'a compris notre belle maxime : religion, science, patrie ; personne ne l'a suivie avec plus de courage ni avec plus de dévouement. Sa vie sera donc pour nous une leçon, et son exemple, un puissant encouragement à continuer la noble mission de l'Union Catholique.
1
Antoine-Frédéric Ozanam naquit à Milan le 23 avril 1813. Son père, le docteur Jean-Antoine Ozanam, après avoir servi pendant plusieurs années dans les armées de l'empire, s'était établi dans la capitale de la Lombardie où il pratiquait la médecine avec un grand succès. Sa mère, Marie Nantas, sortait d'une famille honorable de Lyon. La famille Ozanam venait originairement de la Judée ; elle était fort ancienne et jouissait d'une grande distinction. On traçait même sa généalogie jusqu'à un prêteur de la province romaine des Seguisiens qui serait mort l'an 43 avant Notre-Seigneur. Au dix-septième siècle, l'un des membres de cette famille, Jacques Ozanam, acquit une grande réputation comme astronome et comme mathématicien. Frédéric Ozanam avait plusieurs frères et soeurs ; deux frères seulement lui ont survécu. L’aîné de ces derniers, l'abbé Alphonse Ozanam, vient de publier la vie de son illustre frère. De toutes les biographies que j'ai pu lire, c'est de beaucoup la plus étendue et c'est aussi celle que je préfère ; je lui serai redevable de presque tous mes renseignements.
Frédéric Ozanam ne fut pas élevé dans tous ces raffinements, du luxe qui brisent, dès le berceau, la carrière de tant d`hommes. La fortune et la position de son père, tout en excluant le besoin, rendaient nécessaire la plus stricte économie dans la conduite du ménage. On donna au jeune Frédéric une éducation chrétienne et pratique. Sa mère n'était pas une de ces personnes romanesques pour qui la vie est un rêve et la religion une affaire de sentiment. Les soins du ménage, l'éducation de ses enfants furent ses uniques soucis. «Elle leur apprenait,» dit le biographe de Frédéric Ozanam, à lire et à écrire ; son bonheur était surtout de leur donner les premières leçons de piété et de religion. Le soir elle les faisait coucher sons ses yeux, les habituant à le faire avec modestie, et leur dictait la manière de donner son coeur à Dieu Lorsque ses enfants étaient arrivés à un âge plus avancé , elle surveillait tous leurs petits travaux, leur apprenait à étudier avec suite et méthode. Le temps était réglé pour le travail, les recréations, les repas et le sommeil à l'égal d'une communauté.
Telle fut la première éducation d'Ozanam. Lors de la chute de Napoléon, le père d'Ozanam quitta Milan, qui retombait sous le joug de l'Autriche, et revint à Lyon où il continua l'exercice de sa profession. Plus tard il plaça Frédéric au collège royal de Lyon. Les professeurs d'Ozanam ne tardèrent pas à reconnaître les heureuses dispositions de leur nouvel élève qui, disaient-ils, était du petit nombre de ceux dont un maître prudent doit ralentir l'ardeur. Il se distingua au collège par la justesse de son esprit, comme par la netteté et la concision de son style. On cite de lui des analyses, des traductions, des essais poétiques qu'il lit à treize ans et que ne désavouerait pas un bon élève de Rhétorique. Presque tous ces fragments sont en latin et dénotent chez le jeune écrivain non-seulement une grande facilité de style, mais aussi cette profondeur d'idées et cette richesse de sentiments qu'on applaudira plus tard chez le professeur de la Sorbonne. La simple lecture de ces morceaux justifie pleinement ce qu'on a dit de lui : Ozanam n'a jamais eu de jeunesse.
II
A seize ans et demi il sortit du collège. Le docteur Ozanam, témoin de ses brillants succès, voulut en faire un homme de loi. Ozanam, cependant, se sentait peu de goût pour les études légales ; toutes les forces de son esprit, toutes les aspirations de son coeur l'attiraient vers les études philosophiques, historiques et littéraires. Il se soumit, toutefois, à la volonté de son père et entra comme clerc dans le bureau de l'un des grands avoués de Lyon. Là il se trouva pour la première fois en rapport avec des jeunes gens sans foi ni moeurs. Ces derniers crurent s'amuser en racontant à Ozanam l'histoire de leurs orgies réelles ou imaginaires et en le forçant d'écouter leurs longues tirades contre la religion chrétienne. Mais là où ils pensaient trouver un jeune homme naïf et inexpérimenté ils rencontrèrent, à leur grande surprise, un athlète indomptable et intrépide.
Ozanam réfuta leurs arguments, les fit rougir de leurs excès et bientôt, réduits au silence, ils durent taire devant lui leurs propos licencieux. Notre jeune étudiant remplissait avec exactitude et conscience ses devoirs de clerc ; il copiait fidèlement les minutes de son patron, mais, après les heures du bureau, il s'en dédommageait en étudiant l'allemand et en pratiquant le dessin. Il rêvait alors un ouvrage immense qui devait être une démonstration de la religion catholique par l'antiquité des croyances historiques, religieuses et morales. Son but était de monter au berceau de l'humanité et de tracer au milieu des fables et des obscurités du paganisme, la tradition éternelle de la vérité. Ce plan, dont je vous parlerai une autre fois plus au long, fut désormais le mobile de toutes ses études ; il apprenait l'hébreux et même le sanscrit et ne reculait devant aucune difficulté.
Cependant, au milieu d'aussi graves préoccupations, Ozanam ne négligeait pas les études littéraires et la poésie. Nous trouvons dans l` Abeille de Lyon un assez grand nombre d'écrits signés de son nom et où l'on remarque déjà une grande précocité de talent. Je ne puis résister à la tentation de vous faire entendre Ozanam à dix-sept ans. Voici un morceau de vers qu'il adressa à son père pour le 1er janvier 1831 :
LA NOUVELLE ANNÉE.
Ainsi le voyageur au bord de la rivière
Dépose sou bâton et s'assied sur la pierre,
Et le front incliné vers l'onde qui s'enfuit,
D'un regard de ses yeux l'accompagne et la suit
Ainsi, lorsque, entraînant nos faibles destinées,
S'écoulent flot à flot les jours et les années,
Pour regarder passer le rapide courant,
Je m'assieds sur le bord et rêve un instant.
.La mémoire d'un fils, elle est longue et sincère ;
Le plus profond de l'âme en est le sanctuaire.
En vain le temps s'écoule, elle brave son cours ;
Les ans peuvent passer, elle reste toujours.
Et toi, bénis sois-tu, nouvel an qui t'avances,
Qui t'avances chargé de voeux et d'espérances.
Viens-tu faire lever sur les pauvres humains
Un soleil plus brillant et des jours plus sereins ?
Écoute ma parole, oh ! donne, je t'en prie,
'Le bonheur et la paix à ma belle patrie,
Rapproche les esprits, étouffe dans tes bras
Le démon renaissant du sang et des combats.
A ceux dont je tiens tout, dont la sage tendresse
Entoura mon enfance, entoura ma jeunesse,
Donne leur un bon vent pour les conduire au port
Et remplis-leur de miel la coupe jusqu'aux bord.
Donne à moi, leur enfant, la force et la lumière
'Pour fournir sans tomber une longue carrière.
Fais moi porter des fruits que je puisse à mon tour
Leur offrir pour payer un peu de mon amour.
A la fin de 1880, les Saint-Simoniens eurent la fantaisie de faire connaître leur nouvel évangile aux habitants de Lyon. Ils y envoyèrent donc quelques prédicateurs. Ozanam avait alors dix-sept ans, mais il n'hésita pas à descendre dans l'arène pour confondre les apôtres de doctrines aussi absurdes. Après quelques articles insérés dans leurs journaux et auxquels ils jugèrent plus prudent de répondre par le silence, Ozanam entreprit une réfutation sérieuse et méthodique de la nouvelle religion. Il publia une brochure d'une centaine de pages intitulée : Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon. Cet ouvrage eut un grand retentissement ; bien entendu on n'osa guère répondre aux arguments du jeune philosophe et M. de Lamartine, alors à l'apogée de sa gloire, envoya à l'auteur une lettre de félicitation et d'encouragement. La glace était désormais rompue ; Ozanam débutait sur le théâtre de la publicité et, à partir de ce jour, il comptera autant d'admirateurs que de lecteurs.
III
A l'âge de dix-neuf ans, Ozanam quitta pour la première fois le toit paternel et se rendit à Paris pour y continuer ses études de droit. Ce fut une séparation bien douloureuse pour le jeune homme qu'une tendresse extraordinaire attachait à sa famille. A peine arrivé à la capitale, il rendait compte de cet ennui que tous les jeunes gens ressentent quand ils se trouvent isolés pour la première fois. Ma gaieté passagère, écrivait-il à sa mère, a totalement fait naufrage ; à présent que me voilà tout seul, sans distraction, sans consolation extérieure, je commence à sentir toute la tristesse, tout le vide de ma position... Qui se met en peine de moi ? Les jeunes gens de ma connaissance sont trop éloignés de mon domicile, pour que je puisse les voir souvent. Je n'ai pour épancher mon âme que vous et le bon Dieu. Mais ces deux-là en valent bien d'autres. Il cherchait cependant des protecteurs dans l'isolement de sa nouvelle vie. Un jour il alla voir M. Ampère, le célèbre membre de l'Institut, qu'il avait connu à Lyon. Ce dernier eut compassion de la triste situation d'Ozanam, il lui offrit l'hospitalité de sa maison que le jeune étudiant s'empressa d'accepter.
Désormais, Ampère veilla sur l'avenir et l'éducation du jeune homme avec une sollicitude presque paternelle et Ozanam se lia avec le fils du célèbre physicien d'une amitié qui dura toute sa vie. A son arrivée à Paris, Ozanam avait un ardent désir de connaître Chateaubriand, le grand prophète de la nouvelle littérature qui commençait alors à se populariser. Il alla donc un jour frapper à la porte de l'illustre écrivain qui le reçut de la manière la plus cordiale. Chateaubriand le questionna sur ses goûts et lui demanda particulièrement s'il se proposait d'aller au théâtre. Nous laisserons le père Lacordaire poursuivre le récit de cet entrevue : Ozanam surpris hésitait entre la vérité, qui était la promesse faite à sa mère de ne pas mettre le pied au théâtre, et la crainte de paraître puéril à son interlocuteur. Il se tut quelque temps, par suite de la lutte qui se passait eu son âme. Mr de Chateaubriand le regardait toujours comme s'il eut attaché à sa réponse un grand prix. A la fin la vérité l'emporta, et l'auteur du Génie du Christianisme se penchant vers Ozanam, pour l'embrasser, lui dit affectueusement : Je vous conjure de suivre le conseil de votre mère ; vous ne gagneriez rien au théâtre, et vous pourriez y perdre beaucoup." Jamais conseil ne fut mieux suivi. Ozanam avait vingt-sept ans quand il alla au théâtre pour la première fois, pour entendre Polyeucte. " Son impression," nous dit Lacordaire, fut froide ; il avait éprouvé comme tous ceux dont le goût est sûr et l'imagination vive, que rien n'égale la représentation que l'esprit se donne à soi-même dans une lecture silencieuse et solitaire des grands maîtres.
IV
On connaît assez les goûts d'Ozanam pour deviner que, malgré une application consciencieuse à ses études de droit, il trouvait encore le moyen de faire de nombreuses digressions dans le domaine de l'histoire et de la littérature. Il prenait aussi à sérieux son rôle de chrétien et tout jeune qu'il était, il n'hésita pas à briser plus d'une lance avec les ennemis de la foi. Il s'était lié bien étroitement avec de jeunes étudiants qui partageaient ses aspirations et ses croyances. Or, à cette époque, les professeurs de l'Université de Paris n'étaient guère des plus orthodoxes ; ils n'épargnaient ni la calomnie, ni le sarcasme pour jeter le mépris sur les principes catholiques. Témoins de ces attaques presque journalières, Ozanam et ses amis s'étaient imposé la tâche aussi belle que courageuse de protester publiquement contre ces sorties dictées par le fanatisme et l'impiété. Le plus souvent, Ozanam était l'interprète de ses camarades. Je laisse ici la parole à son biographe qui vous décrira une de ces scènes où tout l'honneur restait aux jeunes athlètes de la vérité. "Jouffroy, l'un des plus illustres rationalistes de cette époque, avait osé attaquer la révélation.
Ozanam sentit s'éveiller en lui toute la fierté d'une âme blessée dans ce qu'elle a de plus cher au monde, dans ses croyances ; il adressa au professeur quelques observations par écrit : le philosophe promit d'y répondre. Il attendit quinze jours, pour préparer ses armes sans doute, et au bout de ce temps, sans lire la lettre, il l'analysa à sa manière et essaya de la réfuter. Ozanam, voyant qu'il était mal compris, présenta une seconde lettre à M. Jouffroy ; celui-ci n'en tint pas compte, il n'en fit pas mention, et il continua ses attaques, jurant que le catholicisme répudiait la science et la liberté. Alors les jeunes catholiques se réunirent; ils dressèrent une protestation où étaient énoncés leurs vrais sentiments; elle fut revêtue à la hâte de quinze signatures et adressée à M. Jouffroy. Cette fois, il ne put se dispenser de lire cette pièce. Le nombreux auditoire, composé de plus de deux cents personnes, écouta avec respect la profession de foi des signataires ; le philosophe s'agita en en vain pour y répondre ; il se confondit en excuses, assurant qu'il n'avait pas voulu attaquer le christianisme en particulier, qu'il avait pour lui une haute vénération, qu'il s'efforcerait à l'avenir de ne plus blesser les croyances. Mais surtout il se vit forcé de constater un fait bien remarquable et bien encourageant pour ses jeunes adversaires : Messieurs," dit-il, " il y a cinq ans, je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme. Les doctrines spiritualistes éprouvaient la plus vive résistance ; aujourd'hui, les esprits ont bien changé, l'opposition est toute catholique.
Pour continuer cette lutte contre l'erreur, ces jeunes étudiants fondèrent, chez le vénérable M. Bailly, des conférences pour la défense de leurs principes. Là ils rencontraient de jeunes matérialistes qui comme eux fréquentaient les écoles de Paris, et, ainsi que les chevaliers d'autrefois, Ozanam et ses amis soutenaient l'honneur de leur foi envers et contre tous. La victoire n'était jamais douteuse car outre qu'ils avaient pour eux la vérité, ils savaient démontrer d'une manière si savante les dogmes catholiques
que l'erreur dut se taire et renoncer à répliquer à une logique aussi irréfutable.
V
Mais la grande œuvre de cette époque de la vie d'Ozanam, fut incontestablement la fondation de la société de Saint-Vincent de Paul ; elle semble vraiment tenir du merveilleux, Quelques jeunes gens, inconnus et perdus au milieu de la grande capitale, n'ayant pour tout bien que leur foi et leurs talents, ne jouissant d'aucune des influences de la fortune, de la position ou du nombre, jettent dans un terrain inculte et rocailleux une semence qui germe malgré les orages et les frimas et devient enfin un grand arbre dont les branches s'étendent sur toute la terre. Une conversation entre deux étudiants provoque une réunion d'amis; la réunion se change en société, la société se subdivise d'abord, puis s'étend à tous les coins du monde, tandis que ses fondateurs restent eux-mêmes émerveillés d'une prospérité qu'ils n'avaient jamais rêvée. Un tel fait mérite certainement une mention spéciale.
Je viens de vous parler de la conférence d'histoire fondée par Ozanam et ses amis. Un soir la discussion avait été plus animée qu'à l'ordinaire. De jeunes philosophes, battus sur tous les points, s'étaient imaginé d'y accuser le christianisme d'être mort et de ne plus produire des œuvres dignes du nom- " Ils avaient raison " dit Ozanam, " ce reproche n'était que trop mérité. Ce fut alors que nous nous dîmes : Eh bien ! à l'œuvre ! et que nos actes soient d'accord avec notre foi. Mais que faire ? que faire pour être vraiment catholique, sinon ce qui plait le plus à Dieu ? Secourons donc notre prochain, comme le faisait Jésus-Christ, et mettons notre foi sous la protection de la charité !
Ceci se passait au printemps de 1833. Eu sortant de la conférence, Ozanam et M. Letaillandier s'entretenaient de cette discussion : Que faut-il faire pour être vraiment catholique, se dirent-ils. " Ne parlons pas tant de charité, faisons-là plutôt, et secourons les pauvres." Le soir même ils allèrent porter chez un mendiant de leur connaissance le peu de bois qui leur restait pour l'hiver. Deux ou trois jours après, sept jeunes gens se réunissaient dans la chambre d'étudiant de M. Serre. On parla d'abord de la conférence d'histoire, mais la question de charité revint encore sur le tapis et l'un des jeunes étudiants s'écria : Fondons une conférence de charité ! Ce mot décida l'affaire ; on résolut de ne plus tarder et l'on demanda à M. Bailly de vouloir bien prendre la direction de cette oeuvre. Dès ce moment la société Saint-Vincent de Paul était fondée, et la nouvelle conférence s'installa au mois de mai en profitant de l'hospitalité de son premier président. Elle était composée de huit étudiants tous d'une grande jeunesse ; un seul avait plus de vingt ans. Leur intention d'abord était de ne pas étendre ce nombre, mais Dieu avait d'autres vues sur la société naissante. Un jour l'un des membres présenta un ami intime qui fut reçu après quelque hésitation.
D'autres furent ensuite admis, et à la fin de l'année scolaire ils étaient dix-sept ou dix-huit. On plaça la nouvelle société sous le patronage du grand apôtre de la charité, Saint-Vincent de Paul ; les membres trouvèrent des ressources en collaborant aux journaux et aux revues, et l'on commença la visite à domicile des pauvres. Il m'est impossible ici d'entrer en de plus longs détails car la vie d'Ozanam est tellement remplie de faits importants que je ne puis que les mentionner dans le cours de ce travail. Bref, la semence fructifia sous l'action bienfaisante de la rosée céleste. A la fin de 1834, la nouvelle conférence comptait déjà une centaine de membres et le centre des opérations se trouvait dans la paroisse de Saint-Etienne du Mont, à Paris. On fut bientôt obligé d'abandonner le premier local pour une salle plus vaste. Ensuite, après de longues discussions et de grandes difficultés, on décida de diviser la conférence qui était devenue trop nombreuse pour bien fonctionner. Désormais il ne fut plus possible d'empêcher l'accroissement de la société, la providence la favorisait puissamment et les conférences allaient toujours se multipliant. A la mort d'Ozanam, les membres de la société de Saint- Vincent de Paul se trouvaient dans toutes les parties du monde.
Aujourd'hui, on connaît trop bien cette œuvre pour que j'aie besoin de parler de sa prospérité et du développement qu'elle a pris. De huit qu'ils étaient en 1833, les associés se comptent maintenant par milliers :. 3,000 à Paris, 11,000 en France et 25,000 dans tout l'univers. Jusqu'au 1er janvier 1878 la société Saint-Vincent de Paul avait dépensé, au service des pauvres, la somme énorme de 106,198,941 francs ou $21,239,788. De semblables chiffres valent mieux que tous les commentaires.
VI
Nous ne suivrons pas Ozanam dans un voyage qu'il fit en Italie dans les vacances de 1833, mais nous irons immédiatement le retrouver l'hiver suivant à Paris. Comme auparavant, lui et ses jeunes amis luttaient toujours contre le matérialisme et l'impiété de leurs compagnons d'étude. Or à cette époque l'incrédulité régnait en maîtresse dans la capitale de la France. Dans les journaux et les revues et même dans les chaires de l'Université on n'entendait que le langage du fanatisme ou de la mauvaise foi. Témoins de ce dévergondage des idées, ces courageux jeunes gens voulurent y mettre fin. Or, pour cela, il fallait un enseignement doctrinaire, qui, remontant aux origines des idées, ramenât peu à peu les hommes à la confession de la vérité.
Ozanam se rendit donc avec deux de ses amis auprès de Mgr de Quelun, archevêque de Paris et lui exposa les besoins de la société. Le prélat bénit leur projet, les encouragea dans leur ardeur pour la défense des vrais principes mais remit tout à plus tard. Une année se passa, toutefois, sans que rien ne se fit et Ozanam redoubla d'instances au près de l'archevêque. Le succès couronna enfin ses efforts, et le 8 mars 1835 Lacordaire parut pour la première fois dans la chaire de Notre-Dame. Son succès fut immense. Les conférences de Notre-Dame étaient désormais établies et l'œuvre fut continuée par le P. de Ravignan, les PP. Félix, Monsabré et Matignon. Comme la société de Saint-Vincent de Paul, les conférences de Notre-Dame survécurent à Ozanam et peuvent compter parmi les plus beaux monuments de son zèle pour la foi. Mais pendant qu'il se dévouait ainsi à la charité et à la défense des principes catholiques, Ozanam ne négligeait pas les études historiques et littéraires. Ainsi en 1835 il composa un petit opuscule intitulé les deux Chanceliers d'Angleterre. L'auteur y compare deux chanceliers d'un caractère bien différent: Thomas Becket, Archevêque de Cantorberry et François Bacon. On y trouvera la justesse d'aperçus et l'élévation de sentiments qui caractérisent tous les ouvrages d'Ozanam.
En 1836 nous le voyons occupé à la préparation de ses examens pour le doctorat en droit et pour le doctorat ès-lettres, car Ozanam trouvait le moyen de combiner les études légales avec le culte des muses. Enfin il touchait au seuil de la vie active. Mais cette perspective qui a coutume de réjouir le coeur de l'étudiant, jetait Ozanam dans les plus cruelles incertitudes. Le droit n'avait pour lui que peu d'attraits ; il ne s'était décidé à suivre cette carrière que par respect pour la volonté de son père. Il eut préféré la littérature, mais il éprouvait des lenteurs et des difficultés dans la composition qui l'empêchaient d'y trouver jamais un délassement. Je citerai un court passage d'une de ses lettres où il rend compte des inquiétudes qu'on ressent ordinairement à cette époque de la vie. " Tout en reconnaissant," dit-il, dans le passé de ma vie cette conduite providentielle que je ne me lasse pas d'admirer, je ne puis m'empêcher de jeter un regard défiant et un peu sombre sur l'avenir. Le moment de se choisir une destinée est un moment solennel, et tout ce qui est solennel est triste. Je souffre de cette absence de vocation qui me fait voir la poussière et les pierres de toutes les routes de la vie, et les fleurs d'aucune. En particulier celle dont je suis le plus près maintenant, celle du barreau, m'apparaît moins séduisante. J'ai causé avec quelques gens d'affaires : J'ai vu les misères auxquelles il faudrait se résigner pour obtenir d'être employé et les autres misères qui accompagneraient l'emploi. On a coutume de dire que les avocats sont les plus indépendants des hommes ; ils sont au moins aussi esclaves que les autres, car ils ont deux sortes de tyrans également insupportables : les avoués au commencement, et les clients plus tard."
VII
Néanmoins Ozanam passa ses examens, obtint le titre de docteur en droit et revint comme avocat à Lyon. Son père avait attendu cette date avec une impatience qu'on comprend facilement ; il crut enfin toucher à l'accomplissement de ses rêves les plus doux. Mais il ne devait pas jouir longtemps du fruit de ses sacrifices. Le 12 Mai 1837 en allant voir un pauvre malade, il tomba en bas d'un escalier et ne survécut que quelques heures à cet accident. Ce fut une perte bien cruelle pour Ozanam ; il s'était tellement habitué à s'appuyer sur la volonté de son père, qu'il fut presque accablé sous le poids de son isolement. Il resta cependant à Lyon pour soutenir la santé déjà défaillante de sa mère et y pratiquer sa profession. Ce genre de vie, toutefois, ne lui fut jamais agréable; il ne pouvait se résoudre aux bassesses que commettent tant de débutants, sa délicatesse lui faisait toujours craindre de violer les lois de la justice dans le choix de ses causes et, on le comprend bien, sa clientèle ne put jamais être très nombreuse. " Je ne m'acclimate pas," disait-il dans l'atmosphère de la chicane: les discussions d'intérêts- pécuniaires me sont pénibles ; il n'est pas de si bonnes causes où il n'y ait des torts réciproques ; il n'est pas de plaidoyer si loyal où il ne faille dissimuler quelques points faibles. Il existe des habitudes d'hyperbole et de réticence dont les plus respectables membres du barreau donnent l'exemple, et auxquelles il faut s'assujetir.
Toutes les figures de rhétorique sont réduites en action devant les tribunaux, qui n'entendent plus que ce langage. Il est convenu qu'on doit demander deux cents francs de dommages-intérêts quand on en veut cinquante ; que le client ne saurait manquer d'avoir raison en toutes ses allégations, et que l'adversaire est un drôle. Exprimez vous en termes plus raisonnables, vous passez pour avoir fait des concessions : vous vous êtes avoué vaincu ; les confrères vous en font des reproches ; le client se prétend trahi ; et si vous rencontrez dans le monde un des juges qui ont siégé dans l'affaire, il vous dit en vous abordant mon cher, vous êtes trop timide." Cependant Ozanam eut d'assez grands succès de forum ; il s'attira plus d'une fois les compliments de ses juges. En 1838 il passa à Paris ses examens pour le doctorat ès-lettres. Cette épreuve fut un brillant triomphe pour le futur professeur ; fort de la vérité, il n'hésita pas à confondre le matérialisme de quelques-uns de ses juges et s'attira l'admiration de tous. De retour à Lyon il continua à s'occuper de travaux littéraires et de ses devoirs professionnels. Enfin en 1839, il fut nommé à la chaire de droit commercial qui venait d'être établi à Lyon et dont le traitement lui assurait des moyens suffisants pour le soutien de sa mère. Il s'acquitta de cet enseignement d'une façon fort remarquable au grand étonnement de ceux, qui, à la vue de ses succès littéraires, craignaient qu'il ne se perdit dans les sentiers arides du droit.
Tout souriait à notre jeune avocat. Il était entouré de l'admiration de ses concitoyens, encouragé par les applaudissements de ses patrons en littérature, récompensé de ses efforts charitables par le succès merveilleux de sa chère société de Saint- Vincent de Paul. Mais le malheur l'attendait au milieu de cette prospérité, car sur la terre il n'y a pas de joie sans mélange, ni de bonheur qu'on n'ait à expier tôt ou tard dans les soupirs et les larmes. Le 14 Octobre 1839, il perdit sa mère. Il resta longtemps sous le coup de cet affreux malheur et dans ses lettres il exhale sa douleur dans les termes les plus pathétiques. A cette tristesse venait encore se joindre l'incertitude qu'il ressentait au sujet de sa vocation. Il éprouvait de la répugnance pour le barreau dans lequel il n'était entré que pour plaire à ses parents. Tous ses goûts étaient pour la littérature et les études historiques. Mais quoique ce fût là précisément la voie qu'il devait suivre, il ne pouvait encore y voir une carrière. Du reste la mort de sa mère avait détruit tous ses plans et renversé tous ses desseins. L'Abbé Lacordaire, qui venait d'entrer dans l'ordre de Saint Dominique, écrivait à Ozanam qu'il ne désespérait pas de pouvoir l'appeler un jour mon frère et mon père. M. Cousin essayait de l'attirer de son côté et de l'attacher à l'enseignement universitaire. M. de Montalembert réclamait sa collaboration pour une revue qu'il comptait fonder, et sa nouvelle chaire de droit commercial et surtout le succès de ses cours semblaient lui imposer le devoir de s'y consacrer définitivement. Mais la Providence se chargera elle-même de le diriger dans la voie qu'il doit suivre par une suite d'événements qui seraient inexplicables s'ils avaient une autre source.
La revue canadienne de 1882
Cette conférence a été lue devant l'Union Catholique de Montréal les 14 et 28 mai 1882.
Le voyageur qui parcourt les vastes déserts de l'Afrique rencontre parfois, au milieu de la mer sablonneuse, une petite île de verdure avec des sources limpides, des ombrages frais-et des oiseaux au riche plumage. A cette vue, il presse le pas de ses chameaux, il les devance même et va dresser sa tente dans ce lieu de délices, oubliant toutes les fatigues de la route dans les douceurs du repos. De même le pèlerin de la vie, passant au milieu de ce désert qu'on appelle le monde, triste spectateur de l'égoïsme universel, rencontre, lui aussi, de ces natures d'élite, de ces âmes fortes et généreuses, de ces hommes enfin que Diogène cherchait en vain dans les rues d'Athènes. Aussitôt il oublie ses déceptions et ses mécomptes, il rétracte même les anathèmes qu'il jetait à la face de l'humanité, il s'attache à l'homme qu'il vient de découvrir, il lit et relit ses ouvrages, il médite ses maximes et se plait à raconter sa vie à ses concitoyens.
Tels furent mes sentiments, quand j'ouvris pour la première fois un livre signé du nom de Frédéric Ozanam. Je ne pouvais me lasser d'admirer ses nobles pensées, son style imagé et pittoresque, ses réflexions sublimes. Et quand enfin il me fut donné de lire sa vie, j'ai dû reconnaître que l'homme l'emportait encore sur l'écrivain, que c'était une nature d'artiste, une intelligence de philosophe, un cœur de chrétien. Il m'est apparu tour à tour comme le défenseur le plus intrépide de la vérité, l'amant le plus passionné du moyen âge si poétique et surtout comme le meilleur ami du pauvre et l'un des apôtres de la charité. Aussi ai-je conçu le dessein de vous le faire connaître, s'il vous était inconnu et de vous faire part du plaisir que j'éprouvais dans la lecture de ses ouvrages. Vous trouverez en lui le modèle le plus accompli du chrétien dans l'homme du monde, du catholique chez le professeur et l'écrivain. Personne mieux que lui n'a compris notre belle maxime : religion, science, patrie ; personne ne l'a suivie avec plus de courage ni avec plus de dévouement. Sa vie sera donc pour nous une leçon, et son exemple, un puissant encouragement à continuer la noble mission de l'Union Catholique.
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Antoine-Frédéric Ozanam naquit à Milan le 23 avril 1813. Son père, le docteur Jean-Antoine Ozanam, après avoir servi pendant plusieurs années dans les armées de l'empire, s'était établi dans la capitale de la Lombardie où il pratiquait la médecine avec un grand succès. Sa mère, Marie Nantas, sortait d'une famille honorable de Lyon. La famille Ozanam venait originairement de la Judée ; elle était fort ancienne et jouissait d'une grande distinction. On traçait même sa généalogie jusqu'à un prêteur de la province romaine des Seguisiens qui serait mort l'an 43 avant Notre-Seigneur. Au dix-septième siècle, l'un des membres de cette famille, Jacques Ozanam, acquit une grande réputation comme astronome et comme mathématicien. Frédéric Ozanam avait plusieurs frères et soeurs ; deux frères seulement lui ont survécu. L’aîné de ces derniers, l'abbé Alphonse Ozanam, vient de publier la vie de son illustre frère. De toutes les biographies que j'ai pu lire, c'est de beaucoup la plus étendue et c'est aussi celle que je préfère ; je lui serai redevable de presque tous mes renseignements.
Frédéric Ozanam ne fut pas élevé dans tous ces raffinements, du luxe qui brisent, dès le berceau, la carrière de tant d`hommes. La fortune et la position de son père, tout en excluant le besoin, rendaient nécessaire la plus stricte économie dans la conduite du ménage. On donna au jeune Frédéric une éducation chrétienne et pratique. Sa mère n'était pas une de ces personnes romanesques pour qui la vie est un rêve et la religion une affaire de sentiment. Les soins du ménage, l'éducation de ses enfants furent ses uniques soucis. «Elle leur apprenait,» dit le biographe de Frédéric Ozanam, à lire et à écrire ; son bonheur était surtout de leur donner les premières leçons de piété et de religion. Le soir elle les faisait coucher sons ses yeux, les habituant à le faire avec modestie, et leur dictait la manière de donner son coeur à Dieu Lorsque ses enfants étaient arrivés à un âge plus avancé , elle surveillait tous leurs petits travaux, leur apprenait à étudier avec suite et méthode. Le temps était réglé pour le travail, les recréations, les repas et le sommeil à l'égal d'une communauté.
Telle fut la première éducation d'Ozanam. Lors de la chute de Napoléon, le père d'Ozanam quitta Milan, qui retombait sous le joug de l'Autriche, et revint à Lyon où il continua l'exercice de sa profession. Plus tard il plaça Frédéric au collège royal de Lyon. Les professeurs d'Ozanam ne tardèrent pas à reconnaître les heureuses dispositions de leur nouvel élève qui, disaient-ils, était du petit nombre de ceux dont un maître prudent doit ralentir l'ardeur. Il se distingua au collège par la justesse de son esprit, comme par la netteté et la concision de son style. On cite de lui des analyses, des traductions, des essais poétiques qu'il lit à treize ans et que ne désavouerait pas un bon élève de Rhétorique. Presque tous ces fragments sont en latin et dénotent chez le jeune écrivain non-seulement une grande facilité de style, mais aussi cette profondeur d'idées et cette richesse de sentiments qu'on applaudira plus tard chez le professeur de la Sorbonne. La simple lecture de ces morceaux justifie pleinement ce qu'on a dit de lui : Ozanam n'a jamais eu de jeunesse.
II
A seize ans et demi il sortit du collège. Le docteur Ozanam, témoin de ses brillants succès, voulut en faire un homme de loi. Ozanam, cependant, se sentait peu de goût pour les études légales ; toutes les forces de son esprit, toutes les aspirations de son coeur l'attiraient vers les études philosophiques, historiques et littéraires. Il se soumit, toutefois, à la volonté de son père et entra comme clerc dans le bureau de l'un des grands avoués de Lyon. Là il se trouva pour la première fois en rapport avec des jeunes gens sans foi ni moeurs. Ces derniers crurent s'amuser en racontant à Ozanam l'histoire de leurs orgies réelles ou imaginaires et en le forçant d'écouter leurs longues tirades contre la religion chrétienne. Mais là où ils pensaient trouver un jeune homme naïf et inexpérimenté ils rencontrèrent, à leur grande surprise, un athlète indomptable et intrépide.
Ozanam réfuta leurs arguments, les fit rougir de leurs excès et bientôt, réduits au silence, ils durent taire devant lui leurs propos licencieux. Notre jeune étudiant remplissait avec exactitude et conscience ses devoirs de clerc ; il copiait fidèlement les minutes de son patron, mais, après les heures du bureau, il s'en dédommageait en étudiant l'allemand et en pratiquant le dessin. Il rêvait alors un ouvrage immense qui devait être une démonstration de la religion catholique par l'antiquité des croyances historiques, religieuses et morales. Son but était de monter au berceau de l'humanité et de tracer au milieu des fables et des obscurités du paganisme, la tradition éternelle de la vérité. Ce plan, dont je vous parlerai une autre fois plus au long, fut désormais le mobile de toutes ses études ; il apprenait l'hébreux et même le sanscrit et ne reculait devant aucune difficulté.
Cependant, au milieu d'aussi graves préoccupations, Ozanam ne négligeait pas les études littéraires et la poésie. Nous trouvons dans l` Abeille de Lyon un assez grand nombre d'écrits signés de son nom et où l'on remarque déjà une grande précocité de talent. Je ne puis résister à la tentation de vous faire entendre Ozanam à dix-sept ans. Voici un morceau de vers qu'il adressa à son père pour le 1er janvier 1831 :
LA NOUVELLE ANNÉE.
Ainsi le voyageur au bord de la rivière
Dépose sou bâton et s'assied sur la pierre,
Et le front incliné vers l'onde qui s'enfuit,
D'un regard de ses yeux l'accompagne et la suit
Ainsi, lorsque, entraînant nos faibles destinées,
S'écoulent flot à flot les jours et les années,
Pour regarder passer le rapide courant,
Je m'assieds sur le bord et rêve un instant.
.La mémoire d'un fils, elle est longue et sincère ;
Le plus profond de l'âme en est le sanctuaire.
En vain le temps s'écoule, elle brave son cours ;
Les ans peuvent passer, elle reste toujours.
Et toi, bénis sois-tu, nouvel an qui t'avances,
Qui t'avances chargé de voeux et d'espérances.
Viens-tu faire lever sur les pauvres humains
Un soleil plus brillant et des jours plus sereins ?
Écoute ma parole, oh ! donne, je t'en prie,
'Le bonheur et la paix à ma belle patrie,
Rapproche les esprits, étouffe dans tes bras
Le démon renaissant du sang et des combats.
A ceux dont je tiens tout, dont la sage tendresse
Entoura mon enfance, entoura ma jeunesse,
Donne leur un bon vent pour les conduire au port
Et remplis-leur de miel la coupe jusqu'aux bord.
Donne à moi, leur enfant, la force et la lumière
'Pour fournir sans tomber une longue carrière.
Fais moi porter des fruits que je puisse à mon tour
Leur offrir pour payer un peu de mon amour.
A la fin de 1880, les Saint-Simoniens eurent la fantaisie de faire connaître leur nouvel évangile aux habitants de Lyon. Ils y envoyèrent donc quelques prédicateurs. Ozanam avait alors dix-sept ans, mais il n'hésita pas à descendre dans l'arène pour confondre les apôtres de doctrines aussi absurdes. Après quelques articles insérés dans leurs journaux et auxquels ils jugèrent plus prudent de répondre par le silence, Ozanam entreprit une réfutation sérieuse et méthodique de la nouvelle religion. Il publia une brochure d'une centaine de pages intitulée : Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon. Cet ouvrage eut un grand retentissement ; bien entendu on n'osa guère répondre aux arguments du jeune philosophe et M. de Lamartine, alors à l'apogée de sa gloire, envoya à l'auteur une lettre de félicitation et d'encouragement. La glace était désormais rompue ; Ozanam débutait sur le théâtre de la publicité et, à partir de ce jour, il comptera autant d'admirateurs que de lecteurs.
III
A l'âge de dix-neuf ans, Ozanam quitta pour la première fois le toit paternel et se rendit à Paris pour y continuer ses études de droit. Ce fut une séparation bien douloureuse pour le jeune homme qu'une tendresse extraordinaire attachait à sa famille. A peine arrivé à la capitale, il rendait compte de cet ennui que tous les jeunes gens ressentent quand ils se trouvent isolés pour la première fois. Ma gaieté passagère, écrivait-il à sa mère, a totalement fait naufrage ; à présent que me voilà tout seul, sans distraction, sans consolation extérieure, je commence à sentir toute la tristesse, tout le vide de ma position... Qui se met en peine de moi ? Les jeunes gens de ma connaissance sont trop éloignés de mon domicile, pour que je puisse les voir souvent. Je n'ai pour épancher mon âme que vous et le bon Dieu. Mais ces deux-là en valent bien d'autres. Il cherchait cependant des protecteurs dans l'isolement de sa nouvelle vie. Un jour il alla voir M. Ampère, le célèbre membre de l'Institut, qu'il avait connu à Lyon. Ce dernier eut compassion de la triste situation d'Ozanam, il lui offrit l'hospitalité de sa maison que le jeune étudiant s'empressa d'accepter.
Désormais, Ampère veilla sur l'avenir et l'éducation du jeune homme avec une sollicitude presque paternelle et Ozanam se lia avec le fils du célèbre physicien d'une amitié qui dura toute sa vie. A son arrivée à Paris, Ozanam avait un ardent désir de connaître Chateaubriand, le grand prophète de la nouvelle littérature qui commençait alors à se populariser. Il alla donc un jour frapper à la porte de l'illustre écrivain qui le reçut de la manière la plus cordiale. Chateaubriand le questionna sur ses goûts et lui demanda particulièrement s'il se proposait d'aller au théâtre. Nous laisserons le père Lacordaire poursuivre le récit de cet entrevue : Ozanam surpris hésitait entre la vérité, qui était la promesse faite à sa mère de ne pas mettre le pied au théâtre, et la crainte de paraître puéril à son interlocuteur. Il se tut quelque temps, par suite de la lutte qui se passait eu son âme. Mr de Chateaubriand le regardait toujours comme s'il eut attaché à sa réponse un grand prix. A la fin la vérité l'emporta, et l'auteur du Génie du Christianisme se penchant vers Ozanam, pour l'embrasser, lui dit affectueusement : Je vous conjure de suivre le conseil de votre mère ; vous ne gagneriez rien au théâtre, et vous pourriez y perdre beaucoup." Jamais conseil ne fut mieux suivi. Ozanam avait vingt-sept ans quand il alla au théâtre pour la première fois, pour entendre Polyeucte. " Son impression," nous dit Lacordaire, fut froide ; il avait éprouvé comme tous ceux dont le goût est sûr et l'imagination vive, que rien n'égale la représentation que l'esprit se donne à soi-même dans une lecture silencieuse et solitaire des grands maîtres.
IV
On connaît assez les goûts d'Ozanam pour deviner que, malgré une application consciencieuse à ses études de droit, il trouvait encore le moyen de faire de nombreuses digressions dans le domaine de l'histoire et de la littérature. Il prenait aussi à sérieux son rôle de chrétien et tout jeune qu'il était, il n'hésita pas à briser plus d'une lance avec les ennemis de la foi. Il s'était lié bien étroitement avec de jeunes étudiants qui partageaient ses aspirations et ses croyances. Or, à cette époque, les professeurs de l'Université de Paris n'étaient guère des plus orthodoxes ; ils n'épargnaient ni la calomnie, ni le sarcasme pour jeter le mépris sur les principes catholiques. Témoins de ces attaques presque journalières, Ozanam et ses amis s'étaient imposé la tâche aussi belle que courageuse de protester publiquement contre ces sorties dictées par le fanatisme et l'impiété. Le plus souvent, Ozanam était l'interprète de ses camarades. Je laisse ici la parole à son biographe qui vous décrira une de ces scènes où tout l'honneur restait aux jeunes athlètes de la vérité. "Jouffroy, l'un des plus illustres rationalistes de cette époque, avait osé attaquer la révélation.
Ozanam sentit s'éveiller en lui toute la fierté d'une âme blessée dans ce qu'elle a de plus cher au monde, dans ses croyances ; il adressa au professeur quelques observations par écrit : le philosophe promit d'y répondre. Il attendit quinze jours, pour préparer ses armes sans doute, et au bout de ce temps, sans lire la lettre, il l'analysa à sa manière et essaya de la réfuter. Ozanam, voyant qu'il était mal compris, présenta une seconde lettre à M. Jouffroy ; celui-ci n'en tint pas compte, il n'en fit pas mention, et il continua ses attaques, jurant que le catholicisme répudiait la science et la liberté. Alors les jeunes catholiques se réunirent; ils dressèrent une protestation où étaient énoncés leurs vrais sentiments; elle fut revêtue à la hâte de quinze signatures et adressée à M. Jouffroy. Cette fois, il ne put se dispenser de lire cette pièce. Le nombreux auditoire, composé de plus de deux cents personnes, écouta avec respect la profession de foi des signataires ; le philosophe s'agita en en vain pour y répondre ; il se confondit en excuses, assurant qu'il n'avait pas voulu attaquer le christianisme en particulier, qu'il avait pour lui une haute vénération, qu'il s'efforcerait à l'avenir de ne plus blesser les croyances. Mais surtout il se vit forcé de constater un fait bien remarquable et bien encourageant pour ses jeunes adversaires : Messieurs," dit-il, " il y a cinq ans, je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme. Les doctrines spiritualistes éprouvaient la plus vive résistance ; aujourd'hui, les esprits ont bien changé, l'opposition est toute catholique.
Pour continuer cette lutte contre l'erreur, ces jeunes étudiants fondèrent, chez le vénérable M. Bailly, des conférences pour la défense de leurs principes. Là ils rencontraient de jeunes matérialistes qui comme eux fréquentaient les écoles de Paris, et, ainsi que les chevaliers d'autrefois, Ozanam et ses amis soutenaient l'honneur de leur foi envers et contre tous. La victoire n'était jamais douteuse car outre qu'ils avaient pour eux la vérité, ils savaient démontrer d'une manière si savante les dogmes catholiques
que l'erreur dut se taire et renoncer à répliquer à une logique aussi irréfutable.
V
Mais la grande œuvre de cette époque de la vie d'Ozanam, fut incontestablement la fondation de la société de Saint-Vincent de Paul ; elle semble vraiment tenir du merveilleux, Quelques jeunes gens, inconnus et perdus au milieu de la grande capitale, n'ayant pour tout bien que leur foi et leurs talents, ne jouissant d'aucune des influences de la fortune, de la position ou du nombre, jettent dans un terrain inculte et rocailleux une semence qui germe malgré les orages et les frimas et devient enfin un grand arbre dont les branches s'étendent sur toute la terre. Une conversation entre deux étudiants provoque une réunion d'amis; la réunion se change en société, la société se subdivise d'abord, puis s'étend à tous les coins du monde, tandis que ses fondateurs restent eux-mêmes émerveillés d'une prospérité qu'ils n'avaient jamais rêvée. Un tel fait mérite certainement une mention spéciale.
Je viens de vous parler de la conférence d'histoire fondée par Ozanam et ses amis. Un soir la discussion avait été plus animée qu'à l'ordinaire. De jeunes philosophes, battus sur tous les points, s'étaient imaginé d'y accuser le christianisme d'être mort et de ne plus produire des œuvres dignes du nom- " Ils avaient raison " dit Ozanam, " ce reproche n'était que trop mérité. Ce fut alors que nous nous dîmes : Eh bien ! à l'œuvre ! et que nos actes soient d'accord avec notre foi. Mais que faire ? que faire pour être vraiment catholique, sinon ce qui plait le plus à Dieu ? Secourons donc notre prochain, comme le faisait Jésus-Christ, et mettons notre foi sous la protection de la charité !
Ceci se passait au printemps de 1833. Eu sortant de la conférence, Ozanam et M. Letaillandier s'entretenaient de cette discussion : Que faut-il faire pour être vraiment catholique, se dirent-ils. " Ne parlons pas tant de charité, faisons-là plutôt, et secourons les pauvres." Le soir même ils allèrent porter chez un mendiant de leur connaissance le peu de bois qui leur restait pour l'hiver. Deux ou trois jours après, sept jeunes gens se réunissaient dans la chambre d'étudiant de M. Serre. On parla d'abord de la conférence d'histoire, mais la question de charité revint encore sur le tapis et l'un des jeunes étudiants s'écria : Fondons une conférence de charité ! Ce mot décida l'affaire ; on résolut de ne plus tarder et l'on demanda à M. Bailly de vouloir bien prendre la direction de cette oeuvre. Dès ce moment la société Saint-Vincent de Paul était fondée, et la nouvelle conférence s'installa au mois de mai en profitant de l'hospitalité de son premier président. Elle était composée de huit étudiants tous d'une grande jeunesse ; un seul avait plus de vingt ans. Leur intention d'abord était de ne pas étendre ce nombre, mais Dieu avait d'autres vues sur la société naissante. Un jour l'un des membres présenta un ami intime qui fut reçu après quelque hésitation.
D'autres furent ensuite admis, et à la fin de l'année scolaire ils étaient dix-sept ou dix-huit. On plaça la nouvelle société sous le patronage du grand apôtre de la charité, Saint-Vincent de Paul ; les membres trouvèrent des ressources en collaborant aux journaux et aux revues, et l'on commença la visite à domicile des pauvres. Il m'est impossible ici d'entrer en de plus longs détails car la vie d'Ozanam est tellement remplie de faits importants que je ne puis que les mentionner dans le cours de ce travail. Bref, la semence fructifia sous l'action bienfaisante de la rosée céleste. A la fin de 1834, la nouvelle conférence comptait déjà une centaine de membres et le centre des opérations se trouvait dans la paroisse de Saint-Etienne du Mont, à Paris. On fut bientôt obligé d'abandonner le premier local pour une salle plus vaste. Ensuite, après de longues discussions et de grandes difficultés, on décida de diviser la conférence qui était devenue trop nombreuse pour bien fonctionner. Désormais il ne fut plus possible d'empêcher l'accroissement de la société, la providence la favorisait puissamment et les conférences allaient toujours se multipliant. A la mort d'Ozanam, les membres de la société de Saint- Vincent de Paul se trouvaient dans toutes les parties du monde.
Aujourd'hui, on connaît trop bien cette œuvre pour que j'aie besoin de parler de sa prospérité et du développement qu'elle a pris. De huit qu'ils étaient en 1833, les associés se comptent maintenant par milliers :. 3,000 à Paris, 11,000 en France et 25,000 dans tout l'univers. Jusqu'au 1er janvier 1878 la société Saint-Vincent de Paul avait dépensé, au service des pauvres, la somme énorme de 106,198,941 francs ou $21,239,788. De semblables chiffres valent mieux que tous les commentaires.
VI
Nous ne suivrons pas Ozanam dans un voyage qu'il fit en Italie dans les vacances de 1833, mais nous irons immédiatement le retrouver l'hiver suivant à Paris. Comme auparavant, lui et ses jeunes amis luttaient toujours contre le matérialisme et l'impiété de leurs compagnons d'étude. Or à cette époque l'incrédulité régnait en maîtresse dans la capitale de la France. Dans les journaux et les revues et même dans les chaires de l'Université on n'entendait que le langage du fanatisme ou de la mauvaise foi. Témoins de ce dévergondage des idées, ces courageux jeunes gens voulurent y mettre fin. Or, pour cela, il fallait un enseignement doctrinaire, qui, remontant aux origines des idées, ramenât peu à peu les hommes à la confession de la vérité.
Ozanam se rendit donc avec deux de ses amis auprès de Mgr de Quelun, archevêque de Paris et lui exposa les besoins de la société. Le prélat bénit leur projet, les encouragea dans leur ardeur pour la défense des vrais principes mais remit tout à plus tard. Une année se passa, toutefois, sans que rien ne se fit et Ozanam redoubla d'instances au près de l'archevêque. Le succès couronna enfin ses efforts, et le 8 mars 1835 Lacordaire parut pour la première fois dans la chaire de Notre-Dame. Son succès fut immense. Les conférences de Notre-Dame étaient désormais établies et l'œuvre fut continuée par le P. de Ravignan, les PP. Félix, Monsabré et Matignon. Comme la société de Saint-Vincent de Paul, les conférences de Notre-Dame survécurent à Ozanam et peuvent compter parmi les plus beaux monuments de son zèle pour la foi. Mais pendant qu'il se dévouait ainsi à la charité et à la défense des principes catholiques, Ozanam ne négligeait pas les études historiques et littéraires. Ainsi en 1835 il composa un petit opuscule intitulé les deux Chanceliers d'Angleterre. L'auteur y compare deux chanceliers d'un caractère bien différent: Thomas Becket, Archevêque de Cantorberry et François Bacon. On y trouvera la justesse d'aperçus et l'élévation de sentiments qui caractérisent tous les ouvrages d'Ozanam.
En 1836 nous le voyons occupé à la préparation de ses examens pour le doctorat en droit et pour le doctorat ès-lettres, car Ozanam trouvait le moyen de combiner les études légales avec le culte des muses. Enfin il touchait au seuil de la vie active. Mais cette perspective qui a coutume de réjouir le coeur de l'étudiant, jetait Ozanam dans les plus cruelles incertitudes. Le droit n'avait pour lui que peu d'attraits ; il ne s'était décidé à suivre cette carrière que par respect pour la volonté de son père. Il eut préféré la littérature, mais il éprouvait des lenteurs et des difficultés dans la composition qui l'empêchaient d'y trouver jamais un délassement. Je citerai un court passage d'une de ses lettres où il rend compte des inquiétudes qu'on ressent ordinairement à cette époque de la vie. " Tout en reconnaissant," dit-il, dans le passé de ma vie cette conduite providentielle que je ne me lasse pas d'admirer, je ne puis m'empêcher de jeter un regard défiant et un peu sombre sur l'avenir. Le moment de se choisir une destinée est un moment solennel, et tout ce qui est solennel est triste. Je souffre de cette absence de vocation qui me fait voir la poussière et les pierres de toutes les routes de la vie, et les fleurs d'aucune. En particulier celle dont je suis le plus près maintenant, celle du barreau, m'apparaît moins séduisante. J'ai causé avec quelques gens d'affaires : J'ai vu les misères auxquelles il faudrait se résigner pour obtenir d'être employé et les autres misères qui accompagneraient l'emploi. On a coutume de dire que les avocats sont les plus indépendants des hommes ; ils sont au moins aussi esclaves que les autres, car ils ont deux sortes de tyrans également insupportables : les avoués au commencement, et les clients plus tard."
VII
Néanmoins Ozanam passa ses examens, obtint le titre de docteur en droit et revint comme avocat à Lyon. Son père avait attendu cette date avec une impatience qu'on comprend facilement ; il crut enfin toucher à l'accomplissement de ses rêves les plus doux. Mais il ne devait pas jouir longtemps du fruit de ses sacrifices. Le 12 Mai 1837 en allant voir un pauvre malade, il tomba en bas d'un escalier et ne survécut que quelques heures à cet accident. Ce fut une perte bien cruelle pour Ozanam ; il s'était tellement habitué à s'appuyer sur la volonté de son père, qu'il fut presque accablé sous le poids de son isolement. Il resta cependant à Lyon pour soutenir la santé déjà défaillante de sa mère et y pratiquer sa profession. Ce genre de vie, toutefois, ne lui fut jamais agréable; il ne pouvait se résoudre aux bassesses que commettent tant de débutants, sa délicatesse lui faisait toujours craindre de violer les lois de la justice dans le choix de ses causes et, on le comprend bien, sa clientèle ne put jamais être très nombreuse. " Je ne m'acclimate pas," disait-il dans l'atmosphère de la chicane: les discussions d'intérêts- pécuniaires me sont pénibles ; il n'est pas de si bonnes causes où il n'y ait des torts réciproques ; il n'est pas de plaidoyer si loyal où il ne faille dissimuler quelques points faibles. Il existe des habitudes d'hyperbole et de réticence dont les plus respectables membres du barreau donnent l'exemple, et auxquelles il faut s'assujetir.
Toutes les figures de rhétorique sont réduites en action devant les tribunaux, qui n'entendent plus que ce langage. Il est convenu qu'on doit demander deux cents francs de dommages-intérêts quand on en veut cinquante ; que le client ne saurait manquer d'avoir raison en toutes ses allégations, et que l'adversaire est un drôle. Exprimez vous en termes plus raisonnables, vous passez pour avoir fait des concessions : vous vous êtes avoué vaincu ; les confrères vous en font des reproches ; le client se prétend trahi ; et si vous rencontrez dans le monde un des juges qui ont siégé dans l'affaire, il vous dit en vous abordant mon cher, vous êtes trop timide." Cependant Ozanam eut d'assez grands succès de forum ; il s'attira plus d'une fois les compliments de ses juges. En 1838 il passa à Paris ses examens pour le doctorat ès-lettres. Cette épreuve fut un brillant triomphe pour le futur professeur ; fort de la vérité, il n'hésita pas à confondre le matérialisme de quelques-uns de ses juges et s'attira l'admiration de tous. De retour à Lyon il continua à s'occuper de travaux littéraires et de ses devoirs professionnels. Enfin en 1839, il fut nommé à la chaire de droit commercial qui venait d'être établi à Lyon et dont le traitement lui assurait des moyens suffisants pour le soutien de sa mère. Il s'acquitta de cet enseignement d'une façon fort remarquable au grand étonnement de ceux, qui, à la vue de ses succès littéraires, craignaient qu'il ne se perdit dans les sentiers arides du droit.
Tout souriait à notre jeune avocat. Il était entouré de l'admiration de ses concitoyens, encouragé par les applaudissements de ses patrons en littérature, récompensé de ses efforts charitables par le succès merveilleux de sa chère société de Saint- Vincent de Paul. Mais le malheur l'attendait au milieu de cette prospérité, car sur la terre il n'y a pas de joie sans mélange, ni de bonheur qu'on n'ait à expier tôt ou tard dans les soupirs et les larmes. Le 14 Octobre 1839, il perdit sa mère. Il resta longtemps sous le coup de cet affreux malheur et dans ses lettres il exhale sa douleur dans les termes les plus pathétiques. A cette tristesse venait encore se joindre l'incertitude qu'il ressentait au sujet de sa vocation. Il éprouvait de la répugnance pour le barreau dans lequel il n'était entré que pour plaire à ses parents. Tous ses goûts étaient pour la littérature et les études historiques. Mais quoique ce fût là précisément la voie qu'il devait suivre, il ne pouvait encore y voir une carrière. Du reste la mort de sa mère avait détruit tous ses plans et renversé tous ses desseins. L'Abbé Lacordaire, qui venait d'entrer dans l'ordre de Saint Dominique, écrivait à Ozanam qu'il ne désespérait pas de pouvoir l'appeler un jour mon frère et mon père. M. Cousin essayait de l'attirer de son côté et de l'attacher à l'enseignement universitaire. M. de Montalembert réclamait sa collaboration pour une revue qu'il comptait fonder, et sa nouvelle chaire de droit commercial et surtout le succès de ses cours semblaient lui imposer le devoir de s'y consacrer définitivement. Mais la Providence se chargera elle-même de le diriger dans la voie qu'il doit suivre par une suite d'événements qui seraient inexplicables s'ils avaient une autre source.
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
Re: FRÉDÉRIC OZANAM - Fondateur de la Société St-Vincent de Paul - Conférence devant l'Union Catholique de Montréal - 1882
VIII
Au commencement de 1840 il arriva une vacance dans la chaire de littérature étrangère à la faculté des lettres de Lyon. Or depuis longtemps Ozanam brûlait de pouvoir se livrer à ses études bien aimées d'histoire et de littérature, et il conçut l'espoir de cumuler cette chaire avec celle de droit commercial qu'il occupait déjà. Il fit donc un voyage à Paris pour voir à ce sujet, le ministre de l'instruction publique, M. Cousin, qui lui était particulièrement dévoué. Celui-ci promit de se rendre aux désirs d'Ozanam, mais il y mit toutefois une condition ; c'était que le jeune professeur prît part à un concours pour la place d'agrégé à la chaire de littérature étrangère à la Sorbonne. M. Cousin voulait que ce concours fût brillant, mais il ne dissimulait pas à Ozanam son peu de chance de succès. Celui-ci en effet n'avait que six mois pour étudier des matières sur lesquelles des concurrents formidables se préparaient depuis plus d'un an.
Cependant, malgré tout le découragement qu'il ressentait, il se mit bravement à l'œuvre et sacrifia un voyage qu'il s'était proposé de faire à travers la Suisse, l'Allemagne et le nord de l'Italie. " Au lieu de partir joyeusement," écrivait-il à un de ses amis, " le bâton à la main, le sac sur le dos, le pied léger, la tête au vent, de courir par ces jolis chemins de Suisse, à travers les beaux vallons verts que couronnent à des hauteurs prodigieuses, les sommets des glaciers ; au lieu d'aller saluer Fribourg, Berne, Schtwitz, Einsiedlen, Constance, d'aller visiter ces merveilles de l'art catholique renaissant, qui font l'honneur de Munich et de redescendre ensuite par les pittoresques passages du Tyrol, à Venise, à Padoue, à Vérone, à Milan, de réaliser enfin le féerique pèlerinage rêvé depuis six mois, il faut faire une excursion d'une autre nature à travers les aspérités de la littérature grecque parmi les innombrables créations des lettres latines, françaises, étrangères, voyage intellectuel qui ne serait pas sans charme, s'il se pouvait faire à loisir, stationnant aux plus beaux points de vue, s'arrêtant aux buissons fleuris de la route, assez pour détacher le frais bouton sans se déchirer aux épines. Mais point ; il faut passer en courant par toutes ces admirables choses, il faut cueillir d'une main hâtive, au risque de les flétrir et de les déshonorer, tant de beautés poétiques ; il faut en faire, au lieu d'une couronne, un lourd paquet, et puis les soumettre aux profanes élaborations de, la chimie littéraire, les infuser, les analyser, les pulvériser au gré d'une critique pédantesque, s'ingurgiter comme un breuvage la plus grande quantité possible de réminiscences, et arriver, tout saturé de grec, de latin, d'allemand, devant la docte université, à l'effet d'y faire preuve d'un savoir quasi universel."
Enfin vint le grand jour de l'épreuve. Ozanam crut d'abord tout perdu et il se serait retiré du concours, si on ne lui avait pas fait entendre que tout allait à souhait. En effet, à son grand étonnement, il sortit victorieux du concours. Son triomphe fut accueilli par les applaudissements unanimes non seulement des auditeurs, mais même de ses rivaux. Il attribua ce merveilleux succès à la Providence et avec raison, car désormais, la carrière d' Ozanam était définitivement fixée. Il fut immédiatement désigné comme suppléant de M. Fauriel, professeur de littérature étrangère à la Sorbonne.
IX
Avant de paraître dans sa nouvelle chaire, où il se proposait de débuter par un cours sur la littérature allemande au moyen âge, Ozanam résolut d'aller étudier cette vieille poésie germanique sur les lieux qui lui avaient servi de théâtre. Il partit donc pour un voyage aux bords du Rhin. Je ne puis vous citer ici les admirables réflexions que lui inspira la vue de cette magnifique nature, encore toute empreinte des souvenirs des temps héroïques. Je vous dirai seulement, qu'après un voyage de dix jours, il revint à Lyon où l'appelaient des intérêts d'une nature exceptionnelle. Pendant sa préparation au concours d'agrégation, Ozanam avait eu de fréquents rapports avec M. Soulacroix, recteur de l'Académie de Lyon.
Et ce dernier avait une fille, douée des plus grands talents et ornée des plus belles vertus. Ozanam, de son côté avait peu fréquenté la société ; il consacrait tous ses loisirs à l'étude ou à la charité et ne songeait jamais à mener une autre vie. Cependant depuis longtemps il éprouvait " un grand vide, " disait-il, " que ne remplissent ni l'amitié, ni l'étude." Il était encore dans ces dispositions, quand on lui fit entrevoir la possibilité d'une alliance avec Melle Soulacroix. Ozanam fut tout étonné de ces ouvertures qui venaient de la part d'un ancien ami, l'abbé Noirot, et crut y voir un signe de la volonté de Dieu. Désormais il cherchait des prétextes pour aller de temps en temps chez M. Soulacroix dans l'espoir d'entrevoir au moins celle qu'on lui proposait comme pouvant un jour partager sa destinée." Tout cela se passa pendant sa prépara tion au concours d'agrégation et, on le conçoit, le grand triomphe d'Ozanam décida tout à fait l'affaire. Ozanam fut solennellement présenté à Melle Soulacroix et, il va sans dire, en fut parfaitement accueilli.
Il dut commencer son cours à la Sorbonne avant l'heureux jour de son mariage, mais enfin, le 23 juin 1841, l'alliance reçut la bénédiction de l'Église, Comme tous les jeunes mariés, Ozanam parlait avec enthousiasme de son nouveau bonheur : " Je me laisse être heureux," s'écriait-il dans un épanchement intime, "je ne compte plus les moments ni les heures. Le cours du temps n'est plus pour moi Que m'importe l'avenir ? Le bonheur dans le présent, c'est l'éternité. Je comprends le ciel. Les nouveaux mariés partirent presque aussitôt pour l'Italie et la Sicile. Tendant ce voyage, Ozanam écrivit à ses amis des lettres que je signale aux amateurs de belles descriptions. M. et madame Ozanam eurent le bonheur d'être reçus en audience particulière par le souverain Pontife Grégoire XVI, qui les accueillit avec une singulière bonté. Le jeune professeur fut surtout enchanté de la Sicile où il retrouva encore toutes vivaces les vieilles coutumes du moyen âge.
X
Durant l'année 1842, Ozanam continua ses cours à la Sorbonne avec un succès distingué. Le sujet de ses leçons fut encore la littérature allemande au moyen âge. Il professa en même temps la rhétorique au collège Stanislas, un grand surcroit d'ouvrage sans doute, mais Ozanam travaillait pour l'avenir de sa famille et rien ne lui coûtait. Il était pour ainsi dire adoré de ses élèves ; l'un d'eux, M. Caro, aujourd'hui do l'Académie française, lui rend ce témoignage : Ingénu et bon, il ne faut pas s’étonner s'il était populaire parmi tous les jeunes gens réunis autour de lui ; je n'ai jamais connu maître plus aimé. La jeunesse allait à lui par d'inévitables sympathies ; et ces sympathies, des deux côtés, étaient fidèles. Par le progrès des années, ses anciens élèves devenaient presque tous ses amis. On ne se décidait pas à se passer de lui quand on l'avait connu.
Ce fut le rare privilège d'Ozanam de s'attirer la jeunesse, surtout celle des écoles. Pendant qu'il était encore étudiant, il réunissait autour de lui une foule de compagnons dont il était le protecteur autant que l'ami. On le consultait dans les difficultés ; jamais il ne refusait un service et ses amis lui rendaient en retour une admiration et une affection sans bornes. Encore tout dernièrement M. de Pontmartin parlait de ce charme d'Ozanam. Frédéric Ozanam," dit-il, avait à peine vingt ans ; il était simple étudiant en droit et déjà la jeunesse chrétienne des écoles se groupait autour de lui. Il possédait à la fois la persuasive éloquence de la parole et l'active éloquence des œuvres. Sa piété était si douce, son savoir si profond, sa physionomie si sympathique, que les voltairiens eux-mêmes s'inclinaient devant ce jeune catholique, et que, pendant les années trop courtes où il occupa la chaire des littératures étrangères, il combattit tous les préjugés hostiles à l'esprit chrétien et ne recueillit jamais dans ce public si turbulent et si réfractaire, que des marques d'affection, de déférence, d'admiration et de respect.
La meilleure preuve de son succès au collège Stanislas, c'est que presque toute la classe redoubla sa rhétorique pour jouir plus longtemps de ses leçons. M. Fauriel, titulaire de la chaire de littérature étrangère, succomba, dans le cours de 1844, à une mort presque subite. Ce fut pour Ozanam un coup de foudre. Fauriel s'était toujours montré d'une bienveillance extrême à l'égard d'Ozanam et sa bonté assurait au jeune professeur une suppléance perpétuelle dans la chaire où ses infirmités ne lui permettaient plus de paraître. Depuis quatre ans Ozanam avait enseigné avec un grand succès, mais il n'avait que trente et un ans et jamais professeur titulaire n'avait été nommé si jeune. Il ne craignait pas précisément qu'on lui ôtât sa chaire, mais on pouvait la lui conserver à titre de chargé de cours et, dans des temps aussi critiques, où l'opinion publique pouvait changer si facilement, les dangers d'une situation provisoire n'étaient que trop évidents. Cependant la providence le protégea encore d'une manière bien visible et le 21 novembre 1840 il fut nommé professeur titulaire de la chaire des littératures étrangères. La même année M. Bailly, se retirant de la présidence de la société de Saint-Vincent de Paul, le conseil de la société nomma à l'unanimité Ozanam président général.
Celui-ci ne pouvait disposer des loisirs qu'exigeait une charge aussi importante, mais il accepta la place de vice-président qu'il garda jusqu'à sa mort. Du reste sa chère petite société, comme il l'appelait, tenait toujours la première place dans son cœur et dans ses pensées. Ce fut vers ce temps qu'Ozanam devint père ; il donna à son enfant le nom de Marie qu'avait porté sa mère. Les parents à ce moment ont coutume de faire les plus beaux rêves sur l'avenir de leurs enfants. Voici ceux d'Ozanam : vous verrez qu'il est aussi chrétien que pratique. " Nous commencerons," écrivait-il à un de ses amis, " son éducation de bonne heure, en même temps qu'il commencera la notre, car je m'aperçois que le ciel nous l'envoie pour nous apprendre beaucoup, et nous rendre meilleurs. Je ne puis voir cette douce figure, toute pleine d'innocence et de pureté, sans y trouver l'empreinte sacrée du Créateur, moins effacée qu'en nous. Je ne puis songer à cette âme impérissable dont j'aurai à rendre compte, sans que je me sente plus pénétré de mes devoirs. Comment pourrai-je lui donner des leçons si je ne les pratique ? Dieu pouvait-il prendre un moyen plus aimable de m'instruire, de me corriger, et de me mettre dans le chemin du ciel."
En 1846 Ozanam faillit mourir. Sa santé n'avait jamais été forte ; les rudes travaux qu'il s'imposait, les fatigues de l'enseignement avaient peu à peu miné sa constitution et un accès de fièvre pernicieuse le conduisit jusqu'aux portes du tombeau. Grâce cependant à des soins intelligents, il put en revenir, mais les médecins lui prescrivirent une année du repos. Toutefois, pour ne pas passer ce temps dans l'oisiveté, il partit pour l'Italie avec sa femme et son enfant. Il demeura à Rome pendant l'hiver et deux fois fut reçu en audience particulière par le Souverain Pontife Pie IX. Il fut témoin oculaire des ovations enthousiastes dont les révolutionnaires saluèrent l'avènement du nouveau pape. Comme beaucoup d'autres catholiques, il crut à la sincérité de ces démonstrations, et il lui sembla entrevoir dans l'avenir une alliance entre la démocratie et l'Église. Il ne vécut pas assez pour voir la fin de ce pontificat inauguré sous d'aussi brillants auspices, mais du moins il put apprécier, à sa juste valeur, la conduite de ces hommes qui, pour donner le change sur leurs véritables intentions, avaient pris le langage et les ruses de l'antique serpent. Après un pèlerinage au mont Cassin, Ozanam revint à Paris par la Suisse et le Rhin.
XI
Nous arrivons maintenant à l'une des époques les plus importantes de la vie d'Ozanam, celle dont l'appréciation offre le plus de difficulté. Nous l'aborderons toutefois sans crainte, et l'admiration que nous portons au sujet de ces conférences, ne nous empêchera pas de signaler ce qu'il a pu y avoir de blâmable dans sa conduite. Ozanam appartenait à ce qu'on appelé le parti de la confiance. Il croyait à la possibilité d'une démocratie chrétienne ; il la considérait comme le terme naturel du progrès catholique et pensait que Dieu y menait le monde. En un mot il rêvait une révolution chrétienne et il était persuadé que la grande révolte du siècle dernier tournerait finalement au bénéfice de la religion. Or nous, qui vivons dans la dernière moitié du XIXe siècle, nous pouvons apprécier toute la vanité de ces espérances. Mais pour Ozanam cette illusion, était une conviction profonde qu'il devait surtout à son caractère généreux et à son ardent enthousiasme pour le bien. D'un autre côté il était intimement lié à M. de Montalambert, au Père Lacordaire, à l'abbé Maret, l'abbé Gerbet et à plusieurs autres excellents chrétiens qui formaient alors l'école libérale. Leur but c'était d'attirer à l'Église la foule de ceux qui penchaient entre la vérité et l'erreur.
Ils insistaient sur ce que je pourrais appeler, sans aucune arrière pensée toutefois, le beau côté du christianisme. Ils exaltaient surtout les efforts civilisateurs de l'Église, les services qu'elle avait rendus à l'humanité ; ils évitaient de parler des dures vérités, des doctrines qui pouvaient effrayer les faibles et par l'énergie de leur silence, pour me servir d'une parole de Veuillot, ils espéraient " ramener les esprits égarés et grossir le nombre des chrétiens." Cette tactique eût été pour le moins innocente si cette école se fut contentée d'insister sur la sublimité de la mission de l'Église, sans blâmer ceux qui n'imitaient pas leur réserve. Mais ces hommes, qui traitaient avec douceur les brebis égarés qu'ils voulaient ramener au bercail, s'emportaient contre les écrivains de l'Univers qui ne craignaient pas d'aborder les éternelles mais terribles vérités de l'Évangile, qui démontraient l'existence de l'enfer et qui avaient le courage de faire l'apologie de l'affreuse inquisition en plein dix-neuvième siècle.
Ozanam eût le tort d'appartenir à cette école libérale qui du reste était animée alors des meilleures intentions. Il s'imagina un jour de distinguer deux écoles parmi les écrivains catholiques. "L'une," disait-il, " se donnant pour chez M. de Maistre, et encore échauffée à son insu du souffle de M. de Lamennais, se propose, non de réconcilier, mais d'humilier la raison humaine : elle aime, elle cherche, elle érige en articles de foi les thèses les plus contestables, pourvu qu'elles soient impopulaires, pourvu qu'elles froissent l'esprit moderne ; au lieu de toucher les incroyants, elle ne réussit, qu'à irriter les passions des croyants, à compromettre la majesté du catholicisme, à faire la joie des protestants et des rationalistes. L'autre école, inaugurée par le Génie du Christianisme, longtemps soutenue par les noms de Châteaubriand et de Ballanche, a cru plus sage de travailler à rétablir l'antique alliance de la raison et de la foi ; de traiter avec douceur les esprits égarés, les cœurs éteints ; de chercher au fond de leurs cendres la moindre étincelle qui peut servir à rallumer le flambeau ; de montrer enfin la religion souverainement vraie."
Cette distinction entre l'école de la colère et celle de l'amour me paraît injuste. Le chrétien ne peut pas, ne doit pas se taire ; il ne peut cacher tel dogme pour exalter tel autre. Il faut qu'il soit catholique sur toute la ligne. Du reste, pour citer l'appréciation de Mgr Favre, (1) " raisonner de la sorte, c'est s'abuser étrangement. Il n'y a point d'école de la haine. Il y a des tempéraments divers, des complexions différentes, des esprits inclinés plutôt d'un côté que de l'autre, des manières d'agir que suggère l'indécision des choses. On peut loyalement différer de vues et de résolutions. Il n'y a lieu d'en blâmer personne. Dieu poursuit son œuvre au milieu de ces divergences d'opinions et de conduite ; mais il faut toujours en venir au grand mot de St-Augustin : In necessariis unitas, in dubiis libertas, omnibus caritas."- dans les choses nécessaires l'unité; dans les choses incertaines la liberté; dans toutes les choses la charité.
On ne peut cependant révoquer en doute la sincérité et la bonne foi d'Ozanam. Esprit singulièrement droit, il n'eût jamais hésité à remplir son devoir de chrétien. Mais il partageait alors les illusions de beaucoup d'autres catholiques distingués. Il rêvait une grande renaissance chrétienne, il croyait le peuple bien disposé et il redoutait la discussion de questions qui pouvaient l'irriter et l'éloigner de la foi. Ses intentions étaient sans doute bonnes, mais il confondait le devoir de l'homme avec celui du chrétien. L'homme, dit Veuillot, doit-être doux, humble, conciliant ; il ne saurait l`'être trop, il ne saurait l'être assez. Le chrétien a une parole à prononcer qu'il ne peut pas celer ; il a un poste à défendre qu'il ne peut pas livrer. Malheur à celui qui craint le nombre et la force des ennemis et qui déserte plutôt que d'exposer à leurs outrages, son nom et sa mémoire.
Nous savons aujourd'hui où ces funestes doctrines aboutirent. Les chefs de l'école libérale sont allés jusqu'aux confins de l'hérésie ; quelques-uns même ont dû être retranchés de la communion des fidèles, Ozanam ne vit pas ce triste dénouement. Dieu le rappela de la terre dans toute la pureté de ses intentions et dans toute l'ardeur de sa charité pour les autres hommes. Du reste je ne crois pas qu'il eût jamais suivi l`école libérale jusque dans sa révolte contre l'Église. Il était trop franchement catholique pour refuser d'écouter la voix de ses pasteurs et il eût mis de côté toutes ses opinions personnelles pour se rattacher à l'enseignement du Siège Apostolique.
XII
Après cette longue dissertation, qu'exigeait l'appréciation de la conduite d'Ozanam, nous allons poursuivre le récit de sa vie. En 1848 Louis Philippe, qui ne s'était assis sur le trône qu'en vertu d'une révolution et qui n'était roi que par la volonté du peuple, perdit en un instant sa couronne et dut prendre le chemin de l'exil. On proclama aussitôt la république avec la plus entière liberté de culte, d'action et d'association. Ozanam, le Père Lacordère, l'Abbé Maret et leurs amis crurent le moment favorable pour réaliser leurs espérances. Ils fondèrent donc un journal auquel ils donnèrent le nom d'Ère Nouvelle. Ce fut, on le comprend bien, l'organe tout spécial du parti de la confiance. L`Ère Nouvelle eut d'abord un succès d'enthousiasme. Mais sa prospérité fut la cause de sa ruine. Après s'être proposé une œuvre de pacification religieuse, on finit par une guerre à outrance. Le journal commença à montrer des tendances de plus en plus démocratiques, Ozanam cessa d'y écrire et le père Lacordaire fut enfin forcé de retirer sa collaboration à une entreprise qu'il ne pouvait plus contrôler. L'Ère Nouvelle cessa définitivement à paraître dans le mois d'avril 1849, après une année d'existence.
Pendant cette terrible année, 1848, chaque citoyen dut payer de sa personne pour faire le service de garde national. Ozanam ne recula pas devant cette obligation et fit les patrouilles ordonnées sur les boulevards. Ce fut lui et deux autres qui accompagnèrent Mgr Affre quand il partit pour les barricades où il devait trouver la mort. Au milieu des tumultes de la guerre civile, Ozanam trouvait le moyen de se livrer aux études littéraires et historiques. C'est ainsi qu'il publia, dans l'année 1849, son livre de la Civilisation chrétienne chez les Francs couronné par l'Académie Française, et le dernier» volume de ses études germaniques qui obtinrent à deux reprises le prix Gobert de dix mille francs. Il s'occupait encore de la société de St-Vincent de Paul ainsi que du cercle catholique et, malgré l'état plus que délabré, de sa santé, il ne cessait jamais de travailler. C'est que pour lui le métier de littérateur n'était pas une affaire de pur agrément, ni le devoir d'écrivain chrétien une obligation temporaire ou d'occasion. Lui-même suivait à la lettre les conseils qu'il donnait aux jeunes gens du cercle catholique.
Messieurs," disait-il, "tous les jours, nos amis. nos frères, se font tuer comme soldats, ou comme missionnaires sur la terre d'Afrique, ou devant les palais des mandarins. Que faisons-nous, nous autres, pendant ce temps- là ? Croyez- vous donc que Dieu ait donné aux uns de mourir au service de la civilisation et de l'Église, aux autres la tâche de vivre les mains dans leurs poches, ou de se coucher sur des roses? Ah ! messieurs, travailleurs de la science, gens de lettres chrétiens, montrons que nous ne sommes pas assez lâches pour croire à un partage qui serait une accusation contre Dieu qui l'aurait fait, et une ignominie pour nous qui l'accepterions. Préparons-nous à prouver que, nous aussi, nous avons nos champs de bataille, où parfois l'on sait mourir. Toutes ces préoccupations, jointes au chagrin causé par les accusations de certains adversaires politiques qui, par vivacité, allaient jusqu'à insinuer qu'il trahissait la foi, accusations fausses et calomnieuses auxquelles Ozanam jugeait plus chrétien de ne pas répondre, toutes ces préoccupations et ces études ardues achevèrent de miner sa constitution déjà, si fortement ébréchée.
Aussi les médecins lui ordonnèrent-ils une oisiveté complète de deux ou trois mois. Passer ce temps sans rien faire ni rien apprendre eût été insupportable pour Ozanam. Il résolut donc de faire un voyage en Bretagne et de visiter cette brave population qui a si bien conservé sa foi et ses coutumes nationales. Il a laissé dans ses lettres de charmantes descriptions de cette excursion. Le temps m'empêche de vous les citer, mais j'espère que tous les lirez vous-mêmes ; cela en vaut la peine. Après ce voyage, Ozanam revint à Paris et continua ses études ordinaires. Il se fixa l'été suivant à Sceaux, petite ville dans le voisinage de Paris. L'un de ses meilleurs amis, J. J. Ampère de l'Académie française, venait régulièrement passer la moitié de chaque semaine en sa compagnie.
L'on y travaillait beaucoup et les causeries les entretiens familiers faisaient paraître bien courts ces jours passés dans une aussi douce intimité. Ampère, après la mort d'Ozanam en parlait en termes émus. " Ce fut durant l'année 1851, disait-il, sur un banc que je vois encore dans son petit jardin de Sceaux, où il était allé, déjà bien fatigué, chercher quelque repos, entre sa femme et son enfant, qu'Ozanam me lut son tableau du paganisme , derniers jours sereins de notre amitié, les derniers où l'incertitude qu'il fallait lui cacher ne vint pas en empoisonner la douceur. Qu'on me permette de leur donner un regret, et de ne pas essuyer cette larme qui tombe sur le papier tandis que j'écris.
De Sceaux, Ozanam se rendit à Dieppe où il prenait les bains quand son ami Ampère vint le solliciter de l'accompagner à Londres pour visiter la première grande exposition de Londres, au palais de Cristal. Il admira, sans doute, les merveilles de l'art et de l'industrie qu'on y apportait de tous les coins du monde civilisé. Il s'étonna de la richesse de la grande capitale, de ses milliers de navires, de ses vastes entrepôts. Mais il voulut aussi voir le revers de la médaille Accompagné d'un confrère de la société de Saint-Vincent de Paul, il parcourut les quartiers pauvres de Londres, il y visita les tristes demeures de l'indigence, les sales réduits de la mendicité. Il n'avait jamais contemplé une telle magnificence d'un côté et un tel abandon de l'autre. Ce spectacle lui inspira un jugement bien sévère du peuple de Londres ; vous jugerez vous mêmes de son exactitude. Mais quel tristesse, s'écria-t-il, dans cette ville de brouillard et de fumée ! quel mauvais jours dans les monuments ! Mais surtout quel mépris du pauvre et quelle haine de l'église. On les loue de respecter les lois, et ils ne respectent pas l'homme. Il faut être catholique, il faut être fervent, il faut être héroïque dans ce pays-là, pour aller voir un indigent et lui tendre la main. On vante leur application à conserver les traditions et ils foulent aux pieds la seule tradition qui soit d'origine divine.
Pendant l'hiver de 1851-52 Ozanam reprit son cours malgré les conseils de ses amis qui l'engageaient à prendre le repos dont il avait un grand besoin. Lui au contraire, croyant sa santé définitivement rétablie, se remit à ses études favorites avec une ardeur que rien ne put calmer. Cependant il tomba malade et dut prendre le lit. Pendant qu'il était dans cet état, il apprit que l'on attribuait son absence de sa chaire à la nonchalance et au désir d'en prendre à son aise. Aussitôt il se leva et courut à la Sorbonne. Il fut ce jour-là plus applaudi que de coutume. En terminant sa leçon, il fit allusion aux reproches qu'on avait en l'injustice de lui faire. Messieurs, s'écria-t-il, on reproche à notre siècle d'être un siècle d'égoïsme, et l'on dit le professeurs atteints de l'épidémie générale. Cependant c'est ici que nous altérons nos santés, c'est ici que nous usons nos forces ; je ne m'en plains pas : notre vie vous appartient, nous vous la devons jusqu'au dernier souffle, et vous l'aurez. Quant à moi, messieurs, si je meurs, ce sera à votre service.
XIII
Ce furent là ses adieux après douze ans d'enseignement; il ne parut plus dans sa chaire. Même il avait trop présumé de ses forces et il faillit tomber victime d'une pleurésie très-grave. Il s'en remit toutefois et les médecins l'envoyèrent aux Eaux Bonnes dans les Pyrénées en lui prescrivant la cessation absolue de tout travail. Son séjour dans les montagnes ne causa guère d'amélioration à sa santé et on le transporta à Biarritz, au bord de la mer où il reprit rapidement des forces. Se trouvant si près de l'Espagne, il eût la curiosité d'y faire une petite excursion. Il partit donc de Biarritz pour faire le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Il visita en route Fontarabie, Irun, Port-du-Passage, Saint-Sébastien et quelques autres villes, mais il n'osa pas continuer le voyage et revint à Biarritz. Cependant, comme il désirait connaître au moins une partie de l'Espagne, il se rendit peu après à Burgos qui s'appelle fièrement la Mère des rois et la Restauratrice des royaumes. Il a donné un compte rendu de cette excursion dans le dernier écrit qu'il a fait et qu'il a appelé le Pèlerinage au pays du Cid. Il faut lire cet article, l'un des plus, achevés qui soient sortis de sa plume, pour se faire une idée des charmes que lui procura à voyage. Il trouva à Burgos le moyen âge encore debout et partout le souvenir du Cid. Le site de sa maison, le château où il célébra ses noces avec Chimène, la porte de l'église où il força le roi Alphonse VI à se purger par serment de la mort de son frère, enfin le fameux coffre qu'il remplit de sable et sur lequel les Juifs, avec une imprévoyance surprenante, lui "prêtèrent six cents écus d'or qu'il leur rendit avec une fidélité non moins remarquable. Il revint à Bayonne enchanté de son excursion et assez bien de sa santé.
Mais ce qui inquiétait surtout les amis d'Ozanam, c'était l'hiver qu'il lui fallait passer dans un endroit salubre et un climat doux. Les médecins lui indiquèrent Pise comme réunissant toutes les qualités requises. Ce choix plut grandement à Ozanam ; il était enchanté de pouvoir passer plusieurs mois dans l'une des villes les plus intéressante de l'Italie et par-dessus tout riche d'une bibliothèque de 60,000 volumes. Il partit donc au commencement de décembre 1852 et traversa tout le midi de la France, visitant en route, Toulouse, Carcassonne, Montpellier et Marseille. Il descendit ensuite le long de la Méditerranée, passant par Toulon. A Nice il prit le fameux chemin de la Corniche, l'un des plus beaux qu'il y ait au monde. " Souvent dans le lointain," dit-il, les Alpes se montraient couronnées de neiges ; toujours sur les dernières pentes qui venaient mourir à nos pieds, des forêts d'oliviers, des bocages d'orangers et de citronniers couverts de leurs fruits ; de temps à autre des bouquets de palmiers balançant leur feuillage, superbes et vraiment dignes d'être portés le jour des rameaux au triomphe de Notre-Seigneur.
Enfin il arriva à Pise en assez bonne santé. Là il trouva de nombreux amis. Ses magnifiques études sur le Dante, le culte qu'il avait toujours porté à l'Italie, où il avait vu le jour, son caractère si sympathique lui attirèrent l'amitié et l'admiration de tous les savants de cette ville. Son plus grand plaisir, c'était de se rendre à la bibliothèque où il passait des heures bien agréables en la compagnie de ses amis, les auteurs de tous les temps et de tous les lieux. Il allait aussi bien souvent, on le comprend bien, visiter ces quatre monuments de Pise, la cathédrale si belle et si élancée qu'elle semble plutôt suspendue au ciel qu'attachée à la terre, la merveilleuse tour penchée, le baptistère et le Campo Santo, vieux cimetière du moyen-âge. Mais on avait surtout conseillé à Ozanam le séjour de Pise à cause de son climat sec et chaud. Or le contraire arriva. L'hiver fut extraordinairement pluvieux et l'humidité empêchait notre malade de prendre l'exercice dont il avait besoin. Il ne perdit pas tout à fait sa gaieté, cependant ; il plaisantait même sur l'état de ce ciel d'Italie si différent de ce qu'il avait rêvé- " Les poètes, disait-il, avaient pris soin de m'en avertir. Devais-je m'étonner des neiges de Rome et des eaux du Tibre grossissant dans les orage?, quand Horace déjà s'en prenait à Jupiter de l'opiniâtreté des frimas et croyait revoir sous Auguste le déluge de Deucalion, et lorsque Dante, au troisième cercle de l'enfer, décrit la pluie éternelle, maudite, froide et triste : eterna màladetta, fredda e greve ? "
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
Re: FRÉDÉRIC OZANAM - Fondateur de la Société St-Vincent de Paul - Conférence devant l'Union Catholique de Montréal - 1882
XIV
Pendant son séjour à Pise, Ozanam fit quelques voyages à Florence, à Sienne et antres endroits où il trouvait toujours le moyen de travailler pour sa chère société de Saint- Vincent de Paul. La charité avait toujours été la passion dominante de sa vie et maintenant, que sa santé s'affaiblissait de jour en jour, il voulait consacrer les restes de sou énergie au bien de l'humanité souffrante. A la fin du carême, Ozanam eut une rechute tellement grave qu'il pensa mourir. Lui qui voulait tant vivre afin continuer ses études, de travailler pour sa jeune famille, et de remplir le but qu'il s'était proposé dans sa jeunesse, il se résignait pourtant à la mort.
Dans ces moments il lisait et relisait l'Écriture Sainte, il commentait les passages qui pouvaient consoler ceux qui comme lui souffraient d'un mal incurable. Ces pages, on les a recueillies après sa mort pour les publier sous le titre de Livre des malades. Tout y respire une immense tristesse tempérée d'une touchante résignation à la volonté divine. Au commencement de mai, sur l'avis des médecins, Ozanam quitta Pise pour se rendre à San Jacopo aux portes de Livourne. Ce petit village, situé au bord de la mer dans une position ravissante, fut un séjour très agréable pour notre malade. Il en parle avec enthousiasme. Il ne pouvait se lasser de porter ses regards sur la Méditerranée offrant à la vue," dit-il, " tout le prestige de ses eaux qui changent à toute heure, tour à tour étincelantes sous les feux du soleil, chatoyantes et moirées sous un ciel nuageux ; c'est l'immensité mais ce n'est pas la solitude. Des paquebots à vapeur, de grands navires de commerce, de jolies barques de pêcheurs à voiles latines l'animent, et dans le lointain on découvre la Gorgone, Oapraïa, l'île d'Elbe, la Corse. Ce beau tableau s'encadre entre les montagnes de la Spezzia, que l'on voit couronnées de neige ; à droite et à gauche le Montenero avec sa madone où pendant tout le mois de mai chaque village voisin s'empresse d'aller en pèlerinage." Ozanam ne tarda pas à ressentir l'influence d'un aussi charmant endroit ; il commençait même à croire à la possibilité de sa guérison. Ce fut sous l'empire de cet espoir qu'il écrivit un jour ces vers si gracieux ; c'était le douzième anniversaire de son mariage.
Sur recueil de San-Jacopo, le 23 Juin 1853.
Sur un écueil lointain notre nef échouée
Attend le flot sauveur qui la ramène au port,
Et la madone à qui la barque fut vouée,
Semble sourde à nos voeux, et l'enfant Jésus dort !
Pourtant voici douze ans, dans ce doux patronage.
Nous partions pleins d'espoir ; des fleurs ornaient ton front ;
Et bientôt, pour charmer, pour bénir le voyage,
A la poupe s'assit un petit ange blond.
Depuis ce temps, le ciel s'est noirci sur nos têtes,
Les vents ont balloté notre esquif nuit et jour;
Mais nous n'avons pas vu si cruelles tempêtes,
Climats si rigoureux ou s'éteignît l'amour.
Non, non, je ne veux plus craindre sous votre garde,
Compagnes de l'exil que Dieu me prépara.
Déjà d'un oeil clément la Vierge nous regarde
Tout à l'heure l'enfant Jésus s'éveillera.
Et sa main nous poussant sur une mer calmée,
Sans peur et sans efforts nous toucherons enfin
Au bord où nos amis, foule ardente et charmée,
Signalent notre voile et nous tendent la main.
Après avoir passé deux mois à San-Jacopo, Ozanam se rendit à l'Antignano, au pied du Montenero et à une heure de Livourne. Là encore il se trouvait au bord de la mer et comme à San-Jacopo il allait souvent s'asseoir sur la grève pour contempler la Méditerranée dont il connaissait, disait-il, " tous les jeux." Cependant, malgré les soins aussi intelligents qu'empressés de sa femme, sa maladie faisait tous les jours des progrès alarmants. Un voyage qu'il venait de faire à Sienne pour le compte de la Société Saint- Vincent de Paul n'était pas pour peu dans ce changement ; tout jusqu'à sa charité semblait conspirer contre sa santé.
Bientôt il ne put plus marcher qu'en s'appuyant sur une canne. Enfin il n'y avait plus d'illusion à se faire et le pauvre malade dut renoncer à l'espoir qu'il berçait si doucement. Il parlait peu et semblait en proie à la plus grande mélancolie. Cela ne l'empêchait pas toutefois d'être parfaitement résigné à son sort, seulement il éprouvait vivement la tristesse que ressentent les meilleurs chrétiens aux approches de la mort.
Le jour de l'Assomption il désira communier à l'église de l`Antignano. Je céderai ici la parole à son frère et biographe qui vous décrira cette touchante cérémonie. " Quoique sa faiblesse extrême ne lui permit plus d'avancer au-delà du petit jardin qui s'étendait devant sa maison, il voulut aller à l'église célébrer le triomphe de Marie, et préluder ainsi, sans s'en douter, à celui que le ciel allait lui accorder bientôt. Il refusa le secours d'une voiture : C'est ma dernière promenade en ce monde, dit-il, qu'elle soit du moins pour aller à la maison de Dieu. et soutenu par le bras de celle qu'il appelait à juste titre son ange gardien, il se rendit lentement à la paroisse, à travers la foule qui qui se découvrait par respect à son passage. Le vieux curé de l'Autignano, qui était mourant lui-même, apprenant qu'Ozanam désirait recevoir la sainte communion avant la messe, quitta son lit de douleur pour la lui donner, ne voulant céder à aucun autre ce qu'il regardait comme un honneur auquel seul il avait droit. C'est ainsi qu'au milieu des fleurs et d'un nombreux luminaire, qui faisaient briller dans cette pauvre église comme un rayon du ciel, notre cher malade, avec l'aide de sa jeune femme, il s'avança près de l'autel et reçut avec elle le pain divin qui devait être sa force dans les dernières luttes de sa vie, et met soutenir le courage de celle qui allait bientôt le pleurer Ce fut la dernière fois que le vieux prêtre offrit le saint sacrifice, ce fut la dernière aussi que notre bien-aimé frère put y assister.
Même après cette date, toutefois, il allait se promener en voiture au bord de la mer. On lui avait préparé un siège sur un petit promontoire où il passait de longues heures à contempler silencieusement la Méditerranée. Quelles pensées s'agitaient alors an fond de cette grande âme? C'est le secret de Dieu, mais sans doute qu'à la vue de cette magnifique nature, il songeait aux ineffables beautés de cette patrie que l'oeil de l'homme n'a pas vu et que son coeur n'a jamais pu concevoir. Cependant, comme la mort d'Ozanam n'était plus qu'une question de temps, on crut qu'il lui serait moins amer de rendre le dernier soupir dans cette France qu'il avait tant aimée. On décida donc de l'embarquer pour Marseille. En quittant sa maison à l'Antignano, dit son biographe, " Ozanam s'arrêta sur le seuil de la porte, ôta son chapeau, et jetant un dernier regard sur cette chambre qu'il aimait, parcequ'il y avait souffert : Mon Dieu! s'écria-t-il, je vous remercie des souffrances et des afflictions que vous m'avez données dans cette maison ; acceptez-les en expiation de mes péchés. Puis, se tournant vers sa femme bien-aimée : je veux qu'avec moi tu bénisse Dieu de mes douleurs. Et se jetant dans ses bras, il ajoutait : Je le bénis aussi des consolations qu'il m'a données.
Le voyage se fit heureusement. On lui dressa un lit sur le pont et il se mit à contempler la Méditerranée aussi calme qu'un lac, ainsi que les beaux rivages de l'Italie qu'il voyait pour la dernière fois. Bientôt on aperçut les côtes de la Provence, et peu après les voyageurs furent à Marseille. Ozanam eût désiré revoir Paris, mais il fut impossible de le transporter plus loin. Il prit le lit en arrivant et ne se releva plus. Ses derniers jours furent calmes, il reçut avec dévotion les derniers sacrements. Le prêtre qui l'assistait l'exhortait à la confiance en Dieu : " Eh pourquoi le craindrais je, répondit-il, je l'aime tant," Tout Ozanam est dans ces paroles. Le 8 Septembre 1853, jour de la Nativité de la Sainte Vierge, on n'avait encore observé aucun symptôme alarmant.
Cependant, vers le soir le malade commença à respirer plus difficilement et l'on comprit que le moment suprême était venu. Tout-à-coup Ozanam ouvrit les yeux, souleva les bras et s'écria d'une voix forte : Mon Dieu, Mon Dieu, ayez pitié de moi! Ce furent là ses dernières paroles. Puis il exala un long soupir et Antoine Frédéric Oéanam n'était plus de ce monde. Il avait quarante ans et quatre mois. La Sainte Vierge l'avait convié au ciel pour le jour de sa fête ! On transporta les restes d'Osanam à Paris, Lyon avait réclamé cet honneur, mais Paris, c'était la scène de ses triomphes et le théâtre de son enseignement et c'est là qu'il repose encore aujourd'hui. De toutes parts on s'empressa de faire parvenir à sa jeune veuve des lettres de condoléance; Pie IX lui-même daigna lui envoyer un bref où il déplorait la mort de ce grand chrétien. Plusieurs des amis d'Ozanam, tels que le Père Lacordère, J. J. Ampère, E. Caro, le Dr Dufresne de Genève, l'abbé Henri Perreyve publièrent dans les revues des biographies où ils firent connaître la vie si simple mais si belle du professeur de la Sorbonne. La mort même ne put le dérober aux honneurs et trois ans après son décès, l'Académie française lui décernait le prix Bordin pour la haute littérature.
XV
Maintenant que je viens de vous raconter dans tous ses détails la vie de Frédéric Ozanam, vous aimeriez sans doute connaître ces particularités de caractère et de physionomie qui complètent l'homme et font qu'on le distingue de ses voisins. Frédéric Ozanam, nous disent ceux qui l'ont connu, n'avait pour lui rien de ce qui prédispose en faveur d'un homme, ni la beauté, ni l'élégance, ni la grâce. Sa taille était médiocre, son attitude gauche et embarrassée ; des traits incorrects, un teint pâle, une extrême faiblesse de vue, qui donnait à son regard quelque chose de troublé et d'indécis, une chevelure longue et en désordre lui composaient une physionomie assez étrange. Cependant, ajoute le même, "on ne pouvait rester longtemps indifférent à cette expression de douceur et de bonté, transmise du coeur à travers un masque un peu lourd, mais qui n'était disgracieux qu'à première vue." D'ailleurs Ozanam avait un sourrire d'une très spirituelle finesse " et à certains moments toute sa figure s'illuminait d'un éclat d'intelligence.
Il y avait le même embarras dans sa manière de s'exprimer en public; il hésitait au début, mais, peu à peu, il s'animait, sa parole devenait vive et impétueuse, et l'homme timide se transformait en l'orateur sur de lui-même et de la vérité de sa doctrine. Malgré la faiblesse de sa constitution, Ozanam avait une excellente poitrine et un timbre de voix plein et sonore. Il était infatigable à la marche et assez fort pour pouvoir résister à un travail de seize heures par jour pendant plusieurs mois.
Grâce à la douceur de son caractère, et à son amabilité à l'égard de tout le monde, Ozanam jouissait de l'affection de tous ceux qui le connaissaient. Jeune encore et étudiant à Paris, il s'était vu entouré d'une foule d’étudiants catholiques comme lui. Ces jeunes gens le consultaient dans toutes leurs difficultés et il exerçait sur eux une grande influence. En devenant professeur, il ne cessa pas ce patronage. Cinq fois par semaine, "dit son biographe," c'est-à-dire tous les jours où il n'avait pas à paraître devant le public, sa porte leur était ouverte depuis huit heures jusqu'à dix heures du matin ; il s'entretenait longtemps avec eux, et quoique dévoré souvent par l'ardeur du travail qu'il avait été obligé d'interrompre, rien ne laissait percer l'impatience ou le regret." Non seulement il était estimé, mais il était aimé d'un véritable amour par ses amis. Vis-à-vis des incrédules il se montrait d'une tolérance excessive sans trahir jamais, toutefois, son devoir de chrétien. Il répétait souvent la parole de Saint François de Sales : on prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec une tonne de vinaigre.
Quoiqu'il partageât les idées libérales qui avaient cours alors même chez quelques catholiques des mieux intentionnés, il sut toujours se tenir dans les bornes d'une sage modération et on a beau examiner ses grands ouvrages ainsi que ses lettres intimes, jamais on ne trouve un mot contre l'autorité de l'Église ou celle du Siège Apostolique. Je n'ai pas besoin de vous parler de sa charité pour les pauvres ; vous-mêmes vous avez pu le voir à l'œuvre. Lors de la famine d'Irlande en 1847, Ozanam plaida la cause de ce malheureux pays devant une assemblée générale de la société de Saint Vincent de Paul et réussit à prélever une quête de 154,197 francs en faveur des pauvres irlandais. Sa charité ne faisait pas non plus distinction de personnes : il suffisait qu'on fût malheureux et à cette condition tous les hommes étaient égaux à ses yeux.
Mais la charité n'était pas la seule passion du coeur d'Ozanam; l'étude faisait toujours ses délices et rien ne l'attristait autant que lorsque l'état de sa santé le forçait de s'arracher à ses livres bien aimés. C'est qu'à ses yeux, le travail était une espèce de devoir. " J'écris, " disait-il, " parce que Dieu ne m'ayant pas donné la force de conduire une charrue, il faut néanmoins que j'obéisse à la loi du travail -et que je fasse ma journée." Il aimait aussi à dire : ; Je gagne mon pain." Ce fut ce travail continuel qui abrégea sa vie et le jeta jeune encore dans le tombeau. Car, comme le dit le Père Lacordaire : " Ce n'est pas en vain que l'on veut devancer le temps, le temps se venge de ceux qui se passent de lui." Ozanam éprouva lui-même la vérité de cette parole, mais il avait si bien employé sa vie qu'on peut dire qu'en peu de temps il a fourni une longue carrière.
Quoique Ozanam ne travaillât pas pour la gloire des hommes, son mérite et sa science lui attirèrent un grand nombre de distinctions honorifiques. On peut même lui appliquer ce qu'on disait de Caton. Quo minus petebat gloriam eo illum magis sequebatur. Une liste complète de tous ces honneurs serait trop longue pour être insérée ici ; je me contenterai de vous dire qu'il était membre de six Académies, y comprise la fameuse Accademia délia Crusca de Florence, et chevalier de la légion d'honneur.
J'ai assez dit dans le cours de ces conférences pour vous donner une haute idée du dévouement d'Ozanam pour les principes catholiques. Lui et ses jeunes amis exerçaient une espèce d'apostolat au milieu de la jeunesse studieuse de Taris. Mettant de côté tout respect humain, ils cherchaient à prouver leur foi par tous les actes de leur vie. Ainsi ils allaient bien souvent les dimanches ou jours de fête entendre la messe dans l'un des villages qui entourent Paris au grand étonnement et édification des villageois qui s'émerveillaient de voir à l'église de jeunes étudiants bien mis et d'une tournure distinguée.
Se faisait-il quelque procession religieuse dans les environs de la grande ville, Ozanam et ses amis ne manquaient pas d'y assister et de suivre pieusement le cortège afin d'encourager ces braves gens dans l'accomplissement de leurs devoirs religieux. En un mot, ils avaient déclaré une guerre ouverte à l'impiété, et comme de bons soldats, ils profitaient de toutes les circonstances de la vie pour lui porter un coup mortel. C'est qu'Ozanam ne comprenait pas qu'on pût être chrétien sans témoigner ouvertement de sa foi et pour rendre ce témoignage rien ne lui coûtait. Ce désir d'exercer un apostolat au milieu du monde se voit surtout dans ses lettres. Il encourage les uns, discute longuement avec ceux qui chancellent, engage tous à se dévouer aux pauvres. Et quand, dans les derniers mois de sa vie, il se sentait faiblir de jour en jour, quand il ne voyait dans l'avenir que les ténèbres du tombeau, il offrait à Dieu le sacrifice de son amour propre littéraire, de ses ambitions académiques et il ne lui demandait la santé que pour consacrer le reste de sa vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats.
Une vie si remplie de bonnes actions, l'avait rendu mur pour le ciel et aujourd'hui il continue a instruire la jeunesse autant par son exemple que par ses maximes. Ma tâche maintenant est terminée. Avant de vous entretenir de l'écrivain, j'ai voulu vous faire connaître l'homme et si la chose était possible, vous faire partager l'admiration, que je porte à la belle et noble Âme de Frédéric Ozanam.
Mais avant de terminer, je ne puis résister à la tentation de vous citer les paroles par lesquelles l'une des voix les plus éloquentes de ce siècle, prenait congé de celui dont il avait été à la fois l'ami, le compagnon d`âmes et le collaborateur : Cher monsieur Ozanam, s'écriait le Père Lacordaire, aucun de nous ne laissera le vide que vous nous avez laissé, aucun n'emportera du coeur des hommes ce que vous avez emporté du nôtre. Vous nous aviez précédés dans la mort parceque vous nous aviez précédés dans la vertu : les pauvres ont prié pour vous, et nous ont ravi votre âme. Agréez ses pages où j'ai voulu retracer quelque ombre de ce que vous nous étiez. Je les ai écrites pour vous, pour vous qui fûtes pendant vingt ans, sinon le plus fort, du moins le plus pur objet de nos regards, et dont les faiblesses, s'il y en eut en vous de cachées parceque vous étiez homme, n'allèrent jamais qu'à nous rendre plus chère votre inébranlable constance dans les choses que vous avez aimées et défendues. Vous fûtes le maître de beaucoup, le consolateur de tous. Choisi de Dieu, après de longues années d'humiliations, pour rappeler la gloire dans les camps de la vérité, vous accomplîtes fidèlement jusqu'à votre dernier jour cette mission d'honneur et de paix. Le pauvre vous vit à son chevet, la tribune littéraire debout devant une génération, et la presse, cet autre instrument du bien et du mal, eut eu votre personne un honnête et religieux artisan. Vous n'avez laissé de blessure à aucun, si ce n'est cette blessure qui guérit la mort, parce que c'est la charité qui la fait. Demeurés derrière vous, nous n'avons plus la joie de vous voir et de vous entendre ; mais il nous reste encore celle de vous louer, et, quelles que soient les destinées qui nous attendent au seuil extrême de notre carrière, la joie plus grande encore de vous imiter de loin, si Dieu le permet.
Que pourrais-je ajouter à cette éloquente invocation ? J'ai voulu vous proposer un modèle, le voilà ! Sans doute Ozanam eut des faiblesses, et qui peut se vanter d'en être exempt dans ce monde ou même le sage tombe sept fois par jour. Mais il fut grand par sa foi et plus grand encore par sa charité. Suivons donc les exemples de cette belle vie et comme Frédéric Ozanam sur son lit de mort, nous pourrons nous nous rendre le témoignage de n'avoir jamais travaillé pour les louanges des hommes, mais pour le service de la vérité.
T. B. Mignault.
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
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