Droit à l’avortement : tout comprendre au projet de jugement de la Cour suprême des États-Unis
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Droit à l’avortement : tout comprendre au projet de jugement de la Cour suprême des États-Unis
Madame, Monsieur,
Un projet de jugement de la Cour suprême des États-Unis sur l’avortement a fuité dans la presse. Certaines personnes s’inquiètent d’une remise en cause du droit à l'avortement. Grégor Puppinck, docteur en droit, directeur de l’European Center for Law and Justice (ECLJ), revient en quatre grandes questions ci-dessous sur cette polémique. L’ECLJ est intervenu en tant qu'“amicus curiae” dans l’affaire en cours auprès de la Cour suprême des États Unis.
Nous analysons cette potentielle décision dans notre dernière émission sur RCF :
Un journal américain a publié un projet de jugement de la Cour suprême des États-Unis qui reviendrait sur le droit à l’avortement. De quoi déclencher de très nombreuses réactions dans la classe politique américaine et internationale, alors même que la décision officielle n’est toujours pas rendue. Que peut-on dire de ce projet ? Grégor Puppinck, directeur de l’ECLJ, nous livre son analyse.
Est-ce que l’on peut dire que ce projet de jugement de la Cour suprême supprime le droit à l’avortement ?
Non. Ce projet d’arrêt ne déclare pas l’avortement contraire à la Constitution, comme le fit par exemple la Cour constitutionnelle polonaise en 2020 à propos de l’avortement eugénique : il rend au peuple et à ses représentants le pouvoir de trancher cette question, comme c’était le cas avant l’arrêt Roe c. Wade de 1973. Avec une telle décision, les États fédérés américains n’ont plus l’obligation de légaliser l’avortement, mais ils n’ont pas davantage l’obligation de l’abroger. En pratique, d’assez nombreux États devraient soumettre l’avortement à des conditions plus strictes, notamment de délai, car l’avortement est aujourd’hui un droit jusqu’au seuil de viabilité du fœtus, c’est-à-dire environ 24 semaines. 26 des 50 États fédérés sont intervenus dans l’affaire pour demander à la Cour de renverser les anciens arrêts Roe de 1973 et Planned parenthood c. Casey de 1992, qui avaient créé un droit constitutionnel à l’avortement, et de renvoyer cette question à leur niveau de compétence.
Comment les juges sont-ils arrivés à ce projet de décision ?
Le projet d’arrêt — d’une grande rigueur intellectuelle — analyse au scalpel les anciens arrêts Roe et Casey. C’est une analyse sans concession, de 99 pages, qui expose les erreurs factuelles et juridiques de ces jugements et qui, plus encore, dénonce « l’abus de l’autorité judiciaire » par lequel les juges ont « court-circuité le processus démocratique » en imposant à tous leurs propres idées.
Le texte rappelle que la Cour doit faire preuve de retenue judiciaire : son rôle est d’appliquer la Constitution et non de créer de nouveaux droits et obligations qu’elle ne contient pas. C’est une exigence élémentaire de la séparation des pouvoirs : le juge ne doit pas prendre la place du législateur.
Quant aux erreurs factuelles et juridiques des précédents Roe et Casey, le projet d’arrêt en expose toute une série, mais la plus importante vise la notion de vie privée (privacy) et d’autonomie personnelle qui, selon le texte, ne peuvent pas justifier l’avortement, car cette pratique met en cause la vie d’un être humain, d’un tiers.
Ce faisant, le projet d’arrêt porte un coup à un symbole de la révolution individualiste occidentale : l’affirmation dans l’affaire Casey selon laquelle « au cœur de la liberté se trouve le droit de définir sa propre conception de l’existence, du sens de la vie, de l’univers et du mystère de la vie humaine ». C’est cette affirmation — vague et générale — qui servit de justification pseudo-juridique à l’affirmation d’un droit à l’avortement, et d’autres « nouveaux droits ».
À cette affirmation, le projet d’arrêt répond par un rappel lucide de la réalité : « Si les individus sont certainement libres de penser et de dire ce qu’ils veulent sur “l’existence”, “le sens”, “l’univers” et “le mystère de la vie humaine”, ils ne sont pas toujours libres d’agir en fonction de ces pensées. La permission d’agir sur la base de telles croyances peut correspondre à l’une des nombreuses acceptions de la “liberté”, mais ce n’est certainement pas une “liberté ordonnée”. » En d’autres termes : les croyances et désirs individuels ne créent pas de droits. La référence fréquente à la notion constitutionnelle de « liberté ordonnée » exprime une position philosophique fondamentale selon laquelle ce n’est pas la liberté, ou la « licence » de faire n’importe quoi qui est protégée par la Constitution, mais seulement celle qui est ordonnée au bien.
Autre élément significatif : les juges ont estimé que l’Etat du Mississipi, à propos duquel il était saisi, peut se prévaloir de nombreux « intérêts légitimes » pour ramener le délai légal de l’avortement sur demande à 15 semaines. Parmi ces « intérêts légitimes », le texte cite « le respect et la préservation de la vie prénatale à tous les stades de développement ; la protection de la santé et de la sécurité de la mère ; l’élimination des procédures médicales particulièrement horribles ou barbares ; la préservation de l’intégrité de la profession médicale ; l’atténuation de la douleur fœtale ; et la prévention de la discrimination fondée sur la race, le sexe ou le handicap ». Les juges ont particulièrement insisté sur le caractère « barbare » de l’avortement tardif.
Au terme de cette analyse, les anciens arrêts Roe et Casey sont littéralement détruits.
Quelles seront les suites de ce projet d’arrêt, s’il est confirmé ?
Tout d’abord, la loi du Mississipi, à l’origine de cette affaire, serait déclarée conforme à la Constitution. Cela ne devrait choquer personne en France puisque le Parlement vient d’y étendre de 12 à 14 semaines le délai légal de l’avortement sur demande.
Cet arrêt devrait aussi provoquer la validation d’une série de lois réduisant l’accès à l’avortement et actuellement contestées en justice. Il s’agit par exemple de lois interdisant l’avortement sélectif selon le sexe, la race ou le handicap de l’enfant.
Ensuite, l’administration Biden va s’emparer de ce sujet pour remobiliser ses troupes, et essayer de contourner la Cour suprême en imposant l’avortement aux États fédérés, cette fois par un vote du Congrès. La publication frauduleuse de ce projet d’arrêt est probablement une initiative désespérée pour influencer les juges en causant un scandale mondial. Mais les juges ont déjà répondu par avance à ces pressions en déclarant qu’ils ne se prononcent pas en fonction des réactions de l’opinion publique, mais seulement du texte de la Constitution, de l’histoire constitutionnelle et des précédents juridiques.
Enfin, si la teneur de ce projet d’arrêt était effectivement confirmée, le débat politique sur l’avortement serait réouvert dans chacun des États américains ; le verrou des arrêts Roe et Casey ayant sauté, rendant le pouvoir aux législateurs, la grande bataille de l’avortement ne ferait alors que commencer.
Par ce projet de jugement, les États-Unis prennent-ils une direction complètement isolée en Occident ?
Non, au contraire, et cela démontre le caractère excessif des critiques qui lui sont portées. En effet, tout comme ce projet d’arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a constamment affirmé que le droit au respect de la vie privée et de l’autonomie personnelle ne confère pas un droit à l’avortement, et que les États peuvent réglementer l’avortement, dans un sens ou dans l’autre, en fonction notamment de leurs différences culturelles. La Cour Suprême et la CEDH se retrouveraient ainsi sur une position commune.
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Lumen- Date d'inscription : 09/11/2021
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