Un sommet de la Foi en Ethiopie
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Un sommet de la Foi en Ethiopie
Chaque 24 octobre, le pélerinage au monastère de Debre Damo, sur les hauts plateaux d'Abyssinie, attire des dizaines de milliers de fidèles chrétiens sur un sommet dont l'ascencion se termine de manière très acrobatique. Carnet de voyage.
«C'est là !», indique le chauffeur en freinant dans un nuage de poussière. Voilà des heures que nous roulons cahincaha dans cet univers minéral que composent les hauts plateaux d'Abyssinie, province du Tigré. Face à nous se dresse une amba, montagne de pierre se terminant par un sommet plat et lisse qui pourrait servir d'aéroport naturel. Une forteresse géologique. Nous sommes au pied de Debre Damo, le plus vieux monastère d'Ethiopie. Pas seuls : comme tous les 24 octobre, les pèlerins affluent, vêtus de leurs plus beaux atours, balluchons en bandoulière, ombrelles déployées (le soleil frappe dur). Certains marchent depuis des jours, seuls ou en délégations. Ils surgissent de nulle part, des champs de tef (la céréale nourricière) ou des oueds asséchés, des vallées oubliées ou des sentiers perdus. Pour se donner rendez-vous ici. Combien sont-ils aujourd'hui ? Peut-être cinquante mille.
Si la foi déplace des montagnes, la réciproque est aussi vérifiée ! Devant le rocher mythique, ils se groupent, se poussent, se pressent. Indicible attroupement. Il faut d'abord se frayer un chemin à travers ce magma humain. Périlleuse entreprise. Car la fête votive n'attire pas que des fidèles. Une cour des miracles campe sur le parvis improvisé : estropiés, mutilés, sourds-muets, aveugles, manchots, lépreux. Sans parler des tire-laine, des videgoussets et autres gueux qui profitent de l'occasion pour améliorer leurs fins de mois ! Quelle aubaine de voir deux faranjé (nom donné aux étrangers) débarquer au rendez-vous. Heureusement, l'armée veille au grain. Deux soldats munis de chicottes (ces triques souples qui sont l'apanage des forces de l'ordre sur le continent africain) nous ouvrent la voie. Le but : accéder au pied de la falaise.
Toute la journée, la seule corde qui permet de grimper au monastère est prise d'assaut par des fidèles en délire ! Crédit photo :Patrick Wallet.
Là, rien n'est joué. Le seul moyen de monter : une corde. Une seule. Pas n'importe laquelle : elle est constituée de peaux de boeufs (huit, exactement) tressées. Et il en est ainsi depuis quinze siècles. En effet, selon la légende, le monastère aurait été fondé au VIe siècle par Za-Mikael, ou l'Aragawi (l'ancien). Venu de Syrie, il serait tombé en extase devant ce lieu, prédestiné à la retraite et à la méditation. Un site idéal pour fonder une communauté monastique. Sauf que le sommet était inaccessible. C'est alors que saint Michel lui vint en aide : il fit apparaître un énorme serpent qui le hissa jusqu'aux cimes. Depuis, l'unique façon de rejoindre le monastère est donc cette corde, qui symbolise le divin reptile. Le monastère est interdit aux femmes : seuls les hommes ont le droit de pratiquer l'ascension. Vingt-cinq mètres à la force des bras et à 2 200 mètres d'altitude. En temps normal, c'est faisable, quoique sportif. Mais quand des centaines d'illuminés veulent le faire avec vous, c'est plus difficile... Deux autres militaires réglementent l'accès à la corde, littéralement prise d'assaut, dans un chaos insensé. Lorsque la foule se rapproche trop, ils tabassent, cravachent. L'espace d'un instant, le Léviathan fanatisé reflue, hésite, puis revient, encore plus compact, encore plus avide. J'agrippe le lien et j'amorce la grimpette. J'ai trois types devant moi, trois derrière. Sans parler de ceux qui me passent dessus en faisant le chemin inverse car la même corde est utilisée simultanément pour la montée et la descente ! On se harangue, on s'encourage, on s'interpelle. Certains lâchent prise. Dommage : il n'y a pas de Samu. Finalement parvenu au sommet, je me faufile à travers un portail de pierre, tout juste assez large pour un môme de 12 ans (et pas obèse). En haut, des gaillards se livrent à un étrange trafic. A ceux du bas, ils balancent des filins, auxquels on accroche des bidons vides. Leurs collègues vont les remplir dans les citernes (creusées à même la roche) qui conservent l'eau de pluie et permettent aux religieux de survivre. Préalablement bénie, cette eau est ensuite renvoyée au sol : on se l'arrache car elle posséderait des vertus curatives, surnaturelles ! On voit aussi circuler des animaux (offrandes aux moines) : des agneaux et des chevreaux qui tournoient dans le vide, l'estomac comprimé par les sangles, se vidant sous l'effet de la panique. Là encore, la non-mixité est de règle. Comme me le confirme un moine, «on n'accepte aucune femelle au monastère. Même pour les bêtes. Sauf les oiseaux, parce qu'on ne peut pas les empêcher de venir chez nous.» Féministes s'abstenir.
Un choeur de prières et de psaumes monte vers le ciel
Habituellement, une centaine de moines vivent à Debre Damo. Ils ont fait voeu de pauvreté, d'obéissance, de charité. 364 jours sans voir personne. Sauf le 24 octobre : c'est la date à laquelle Aragawi a disparu, en 534. «Il n'est pas mort, m'explique le père supérieur. Notre saint s'est soustrait au regard des humains, c'est tout. En attendant sa résurrection.» Réjouissance oblige, la communauté religieuse se lâche un peu. Pour les pèlerins, exceptionnellement autorisés à dormir sur place (la messe a lieu le lendemain), ils ont préparé plusieurs cuves de talla, boisson fermentée à base de plantes qu'ils nomment « bière » (pauvre Gambrinus !) et semblent fort apprécier. Pendant toute la nuit, les moines se relaient au micro (un mécène a eu la mauvaise idée d'installer l'électricité il y a deux ans) pour célébrer une messe interminable, retransmise par haut-parleur. Impossible de fermer l'oeil. D'autant que, l'alcool produisant son effet, la voix des officiants se fait de plus en plus pâteuse. Vers deux heures du matin, ce ne sont plus que lamentations approximatives, répétées en boucle et en guèze (la langue liturgique).
Pourtant, dès l'aube, le rituel se met en place autour de l'église, bâtie en pierre et en bois, qui abrite le saint des saints. Des incunables sont offerts à la vénération des quelque 5 000 veinards qui ont eu l'insigne honneur de franchir l'épreuve de la corde sacrée. Après l'office religieux (deux heures et demie), les prêtres et les moines forment une procession. Coiffes et toges de couleurs vives, parapluies ou parasols tenus par des novices, grelots et crécelles, coupoles d'encens : tout le faste des Eglises d'Orient, comme aux premiers temps. Trois fois le tour de l'église, trois fois le tour de la thébaïde. La Sainte-Trinité. Du haut de la falaise, les hommes de Dieu bénissent les femmes restées en bas. Cellesci s'inclinent, se prosternent, baisent la terre. Un choeur de prières et de psaumes sourd de la masse et vient emplir le ciel d'Ethiopie. Une foi simple et naïve, vierge de toute scorie, anime ces gens.
A midi, tout est fini. Le dernier visiteur lâche la corde. Le gardien la remonte derrière lui. Hier, ils étaient des milliers à s'agiter. Aujourd'hui, il ne reste plus que des chiens errants se disputant une carcasse de mouton. Une tornade de sable achève de nettoyer la place. Les moines de Debre Damo restent seuls. Face à l'éternité.
«C'est là !», indique le chauffeur en freinant dans un nuage de poussière. Voilà des heures que nous roulons cahincaha dans cet univers minéral que composent les hauts plateaux d'Abyssinie, province du Tigré. Face à nous se dresse une amba, montagne de pierre se terminant par un sommet plat et lisse qui pourrait servir d'aéroport naturel. Une forteresse géologique. Nous sommes au pied de Debre Damo, le plus vieux monastère d'Ethiopie. Pas seuls : comme tous les 24 octobre, les pèlerins affluent, vêtus de leurs plus beaux atours, balluchons en bandoulière, ombrelles déployées (le soleil frappe dur). Certains marchent depuis des jours, seuls ou en délégations. Ils surgissent de nulle part, des champs de tef (la céréale nourricière) ou des oueds asséchés, des vallées oubliées ou des sentiers perdus. Pour se donner rendez-vous ici. Combien sont-ils aujourd'hui ? Peut-être cinquante mille.
Si la foi déplace des montagnes, la réciproque est aussi vérifiée ! Devant le rocher mythique, ils se groupent, se poussent, se pressent. Indicible attroupement. Il faut d'abord se frayer un chemin à travers ce magma humain. Périlleuse entreprise. Car la fête votive n'attire pas que des fidèles. Une cour des miracles campe sur le parvis improvisé : estropiés, mutilés, sourds-muets, aveugles, manchots, lépreux. Sans parler des tire-laine, des videgoussets et autres gueux qui profitent de l'occasion pour améliorer leurs fins de mois ! Quelle aubaine de voir deux faranjé (nom donné aux étrangers) débarquer au rendez-vous. Heureusement, l'armée veille au grain. Deux soldats munis de chicottes (ces triques souples qui sont l'apanage des forces de l'ordre sur le continent africain) nous ouvrent la voie. Le but : accéder au pied de la falaise.
Toute la journée, la seule corde qui permet de grimper au monastère est prise d'assaut par des fidèles en délire ! Crédit photo :Patrick Wallet.
Là, rien n'est joué. Le seul moyen de monter : une corde. Une seule. Pas n'importe laquelle : elle est constituée de peaux de boeufs (huit, exactement) tressées. Et il en est ainsi depuis quinze siècles. En effet, selon la légende, le monastère aurait été fondé au VIe siècle par Za-Mikael, ou l'Aragawi (l'ancien). Venu de Syrie, il serait tombé en extase devant ce lieu, prédestiné à la retraite et à la méditation. Un site idéal pour fonder une communauté monastique. Sauf que le sommet était inaccessible. C'est alors que saint Michel lui vint en aide : il fit apparaître un énorme serpent qui le hissa jusqu'aux cimes. Depuis, l'unique façon de rejoindre le monastère est donc cette corde, qui symbolise le divin reptile. Le monastère est interdit aux femmes : seuls les hommes ont le droit de pratiquer l'ascension. Vingt-cinq mètres à la force des bras et à 2 200 mètres d'altitude. En temps normal, c'est faisable, quoique sportif. Mais quand des centaines d'illuminés veulent le faire avec vous, c'est plus difficile... Deux autres militaires réglementent l'accès à la corde, littéralement prise d'assaut, dans un chaos insensé. Lorsque la foule se rapproche trop, ils tabassent, cravachent. L'espace d'un instant, le Léviathan fanatisé reflue, hésite, puis revient, encore plus compact, encore plus avide. J'agrippe le lien et j'amorce la grimpette. J'ai trois types devant moi, trois derrière. Sans parler de ceux qui me passent dessus en faisant le chemin inverse car la même corde est utilisée simultanément pour la montée et la descente ! On se harangue, on s'encourage, on s'interpelle. Certains lâchent prise. Dommage : il n'y a pas de Samu. Finalement parvenu au sommet, je me faufile à travers un portail de pierre, tout juste assez large pour un môme de 12 ans (et pas obèse). En haut, des gaillards se livrent à un étrange trafic. A ceux du bas, ils balancent des filins, auxquels on accroche des bidons vides. Leurs collègues vont les remplir dans les citernes (creusées à même la roche) qui conservent l'eau de pluie et permettent aux religieux de survivre. Préalablement bénie, cette eau est ensuite renvoyée au sol : on se l'arrache car elle posséderait des vertus curatives, surnaturelles ! On voit aussi circuler des animaux (offrandes aux moines) : des agneaux et des chevreaux qui tournoient dans le vide, l'estomac comprimé par les sangles, se vidant sous l'effet de la panique. Là encore, la non-mixité est de règle. Comme me le confirme un moine, «on n'accepte aucune femelle au monastère. Même pour les bêtes. Sauf les oiseaux, parce qu'on ne peut pas les empêcher de venir chez nous.» Féministes s'abstenir.
Un choeur de prières et de psaumes monte vers le ciel
Habituellement, une centaine de moines vivent à Debre Damo. Ils ont fait voeu de pauvreté, d'obéissance, de charité. 364 jours sans voir personne. Sauf le 24 octobre : c'est la date à laquelle Aragawi a disparu, en 534. «Il n'est pas mort, m'explique le père supérieur. Notre saint s'est soustrait au regard des humains, c'est tout. En attendant sa résurrection.» Réjouissance oblige, la communauté religieuse se lâche un peu. Pour les pèlerins, exceptionnellement autorisés à dormir sur place (la messe a lieu le lendemain), ils ont préparé plusieurs cuves de talla, boisson fermentée à base de plantes qu'ils nomment « bière » (pauvre Gambrinus !) et semblent fort apprécier. Pendant toute la nuit, les moines se relaient au micro (un mécène a eu la mauvaise idée d'installer l'électricité il y a deux ans) pour célébrer une messe interminable, retransmise par haut-parleur. Impossible de fermer l'oeil. D'autant que, l'alcool produisant son effet, la voix des officiants se fait de plus en plus pâteuse. Vers deux heures du matin, ce ne sont plus que lamentations approximatives, répétées en boucle et en guèze (la langue liturgique).
Pourtant, dès l'aube, le rituel se met en place autour de l'église, bâtie en pierre et en bois, qui abrite le saint des saints. Des incunables sont offerts à la vénération des quelque 5 000 veinards qui ont eu l'insigne honneur de franchir l'épreuve de la corde sacrée. Après l'office religieux (deux heures et demie), les prêtres et les moines forment une procession. Coiffes et toges de couleurs vives, parapluies ou parasols tenus par des novices, grelots et crécelles, coupoles d'encens : tout le faste des Eglises d'Orient, comme aux premiers temps. Trois fois le tour de l'église, trois fois le tour de la thébaïde. La Sainte-Trinité. Du haut de la falaise, les hommes de Dieu bénissent les femmes restées en bas. Cellesci s'inclinent, se prosternent, baisent la terre. Un choeur de prières et de psaumes sourd de la masse et vient emplir le ciel d'Ethiopie. Une foi simple et naïve, vierge de toute scorie, anime ces gens.
A midi, tout est fini. Le dernier visiteur lâche la corde. Le gardien la remonte derrière lui. Hier, ils étaient des milliers à s'agiter. Aujourd'hui, il ne reste plus que des chiens errants se disputant une carcasse de mouton. Une tornade de sable achève de nettoyer la place. Les moines de Debre Damo restent seuls. Face à l'éternité.
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