CANADA : VOYAGE DANS LA VALLÉE DU LAC ST-JEAN VERS 1888
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CANADA : VOYAGE DANS LA VALLÉE DU LAC ST-JEAN VERS 1888
CANADA : VOYAGE DANS LA VALLÉE DU LAC ST-JEAN VERS 1888
Source : la Lyre d`Or – Ottawa – 1888
1.
Il y a 38 ans que j'ai vu le Saguenay pour la première fois, et je n'y suis retourné depuis que cette année. Inutile d'ajouter quel changement j'y ai trouvé. J'étais élève du collège de Sainte-Anne en 1850, lorsque j'entrepris, pendant les vacances, une expédition au Saguenay en compagnie de quelques amis et de deux de nos professeurs, tous deux morts aujourd'hui l'un M. Pilote, alors directeur du collège, l'autre un jeune ecclésiastique dont le souvenir ne vous est pas moins cher qu'à moi, l'abbé Lagacé.
Nous remontâmes le Saguenay en chaloupe : il n'était pas question alors de steamboats. Le Saguenay était encore inconnu aux touristes ; il n'avait rien perdu de sa primitive sauvagerie. A cette époque, sortant de mes belles-lettres, j'avais la tête toute pleine de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. Imaginez le renversement de cervelle que j'éprouvai à l'aspect de cette gigantesque nature. J'ai souvenance, entre autres, d'un endroit, à la gauche du Saguenay, non loin de la Passe-Pierre, où l'escarpement aride était couvert d'énormes cèdres pressés les uns contre les autres, en forêts, avec de longs fûts sans branches, si majestueux, si solennels, qu'on eût dit les colonnes du temple de Salomon. Je ne vous parle ni du Cap Trinité, ni de la Boule, ni de l'Éternité. Une nuit, notre chaloupe était ancrée dans les îles Saint-Louis. Nous y avions trouvé un abri contre un de ces ouragans d'été accompagné de foudre, dont vous savez les impétueuses avalanches. J'ai encore dans les oreilles les échos du tonnerre répétés à l'infini dans cette puissante crevasse que forme la rivière, et qui se reproduisait en roulements continus semblables au canon d'une grande bataille.
Descente à la Grande Baie, où il y avait alors une mission des Pères Oblats. A Chicoutimi, l'abbé J. B. Gagnon, premier prêtre séculier résidant, venait d'achever de couvrir une église et un presbytère. Le moulin de M. Price et trois ou quatre maisons, avec la vieille chapelle des Jésuites tombant en ruines, voilà tout. Deux canots d'écorce, pagayés par des montagnais, nous prirent à la chaussée du moulin, et nous remontèrent la rivière Chicoutimi à travers portages et rapides. Partout la forêt : pas une seule habitation jusqu'au lac Saint-Jean. De la rivière Chicoutimi par le lac Kinogomi et le Kinogomichiche, jusqu'à la rivière des Aulnaies, toujours en canots d'écorce. La petite rivière des Aulnaies portait alors bien son nom. Les grandes animes se croisaient au-dessus en voûte si épaisse qu'elles formaient un tunnel continu impénétrable aux rayons du soleil. A chaque instant, il fallait plier les branches pour que le canot pût s'y frayer un passage. A l'endroit où s'élève aujourd'hui la belle église d'Hébertville, avec son joli village, il n'y avait qu'un abatti de quelques arpents auquel travaillait le parti de hardis bûcherons, d'une cinquantaine d'hommes environ, venus de la côte du sud, tous appartenant à la société de colonisation des comtés de Kamouraska et de l'Islet et placés sous la direction de M. l'abbé Nicolas Hébert, alors curé de Kamouraska.
Arrêtons-nous ici, et inclinons-nous devant ce nom ; car il résume à peu près l'histoire du lac Saint-Jean. Canadien de naissance, acadien d'origine, M. Hébert était tout simplement un héros. Il faisait de l'héroïsme comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir, sans même le soupçonner. Chaque printemps jusqu'à l'automne, pendant des années, M. Hébert quittait sa belle cure de Kamouraska, et venait s'ensevelir dans les bois du lac Saint-Jean, parmi les fatigues, les moustiques, les privations de tout genre, pour soutenir, conseiller, encourager les colons qu'il amenait pour y ouvrir des terres. La reconnaissance publique a légué son nom à la paroisse d'Hébertville. Qui mieux que lui à mérité un pareil hommage ? Toute la vallée du lac Saint-Jean bénit sa mémoire et l'honore comme un fondateur. A ce nom, il ne faut pas oublier de joindre celui d'un autre curé ,apôtre comme lui et qui, à la même époque et au même endroit, remplissait les fonctions de prêtre colonisateur. Je veux parler de M. Boucher, curé de Saint-Ambroise, près Québec. Le camp de M. Boucher, moins florissants que celui de M. Hébert, était assis à environ un mille plus loin, au confluent de la rivière des Aulnaies et de la Belle Rivière.
Il n'y avait entre les deux champs qu'un sentier de trappeurs. Notre petite caravane le suivit. Je n'oublierai jamais le coup d'œil enchanteur, dans sa sauvage solitude, que présentait, avec sa cascade bruyante, le petit bassin dans lequel se mêlait les eaux des deux rivières. Vous souvient-il de ces beaux vers de Lamartine :«Voyez, dans son bassin, l'eau d'une source vive s'arrondir comme un lac sous son étroite rive, Bleue et claire, à l'abri du vent qui va courir Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir.» Semez des nénuphars en fleurs sur cette nappe d'eau unie comme un miroir; tapissez de mousse et de lianes les rochers qui surgissent à l'entour ; encadrez ce paysage en miniature d'un rideau de haute futaie chargé d'une exubérance de feuillage nuancé de tous les tons depuis le vert tendre des merisiers jusqu'au vert foncé des épinettes et des pins ; arrondissez au-dessus la voûte d'azur du ciel le plus pur ; animez cet oasis d'un peuple d'oiseaux qui se répondent, en notes perlées, d'une rive à l'autre, et vous aurez une vague idée de ce coin du paradis des bois.
J'y revins seul le lendemain, et je restai, je ne sais plus combien de temps, à rêver, assis sur un rocher qui émergeait de l'eau sous un dôme de verdure. Je ne m'en arrachai qu'à la nuit. Vous avouerai-je que ce fut là que j'écrivis la première page que j'aie publiée ? vous la trouverez transcrite mot pour mot dans la première de mes légendes, Le Tableau de la Rivière Quelle. Elle commence par ces mots : « Il faisait une nuit noire. » Aujourd'hui le bassin de la Belle Rivière a perdu son charme primitif, ou plutôt a revêtu une poésie d'un autre genre. Le cercle de forêt a disparu. Les grands blés poussent dru sur ses bords, et le moulin d'un Sans-Souci quelconque fait tourner sa roue au pied de la chute. Mais j'anticipe sur mon excursion d'aujourd'hui.
II.
Il y avait des années que je méditais un second voyage au lac Saint-Jean, lorsque l'ouverture du chemin de fer qui y mène, m'y a enfin décidé.
Mardi, 4 juillet.—Départ de Québec à 8 heures du matin, en compagnie du curé de Sillery, votre compagnon d'étude au collège de Sainte-Anne, qui, lui aussi, vous avait promis depuis longtemps une visite. La traversée des montagnes de Saint-Raymond, est d'un pittoresque, d'un imprévu, d'une âpreté qui font oublier les heures de la route : le reste du voyage n'est guère moins frappant en beautés sauvages. De chaque côté de la voie, les lacs et les cours d'eau, encaissés dans des berges abruptes, se succèdent presque sans interruption. A 2 heures, dîner fort bien servi à la gare du lac Edouard. Le lac Edouard est connu et recherché pour ses grosses truites. Grâce aux soins de M. Baker, agent de la compagnie du chemin de fer, un guide et un canot pourvu d'une tente et de tout l'appareil nécessaire à camper dans les bois, nous attendait. Le lac n'a pas moins de vingt et un mille de longueur sur une largeur variant d'un mille à quelques arpents. Il est encore tel qu'il est sorti des mains du Créateur. Pas un éclairci, pas une habitation. Pêche de quelques grosses truites ; mais fort prosaïques à prendre, car elles ne mordent pas à la mouche. Une nuit, couché sons la tente, par une température tiède, n'a rien qui puisse effrayer celui qui aime tant soit peu le sport.
Mercredis. — Dans le pulman (car le nouveau chemin de fer ne s'épargne pas ce luxe), nous rencontrons l'abbé Lizotte, curé de Roberval, l'un des plus entreprenants missionnaires du lac Saint-Jean. Il nous montre sur la route, le lac Quaquak-maksis qu'il a loué du gouvernement pour la pêche à la truite, car l'abbé est aussi sportman à ses heures. A 5 hrs heures, arrivée à Chambord, soirée pure et fraîche. L'abbé Caron, curé de la Pointe-aux-Trembles, nous reçoit, comme au reste tous les curés du Saguenay, avec une politesse doublée du plaisir de voir des confrères dans une solitude où ils ont si longtemps souffert de l'isolement. Grâce au chemin de fer, la paroisse de la Pointe-aux-Trembles a doublé depuis deux ans.
Jeudi 6.—Un bon cocher nous conduit à Roberval, où nous attend le curé. La chute de la rivière Ouiatchouan qu'on traverse sur la route, et dont la nappe blanche se détache en vives arêtes sur le vert des montagnes boisées, à quelques arpents du lac, n'a pas moins de 246 pieds de hauteur, quelques-uns disent 280. Elle le dispute eu beauté au Sault Montmorency.(Chute de Montmorency près de la ville de Québec) A mesure qu'on avance à l'ouest et au nord du lac, les montagnes s'éloignent et font place à des plaines ondulées dont la fertilité n'est surpassée par aucunes terres du Canada. Aussi la colonisation se porte-t-elle rapidement de ce côté. Il n'y a de comparable à cette fertilité que celle des familles. Les familles de quinze à vingt ne se comptent pas. Et comme elles sont bénies de Dieu ces familles ! Je pourrais nommer nombre de colons arrivés ici sans autre fortune que leur hache, et qui aujourd'hui sont de riches cultivateurs. C'est plaisir de voir leurs belles terres en pleine culture, produisant le blé et toutes les céréales par averses ; leurs habitations confortables et souvent élégantes, avec de vastes granges et dépendances. Autour des vieux parents se sont groupés les enfants, aujourd'hui chefs de famille, qui prospèrent à leur tour et multiplient leurs générations destinées à posséder à jamais cette terre, et possidebunt terram. On croirait assister aux premiers âges du monde. Tous les curés de l'endroit nous ont assuré qu'avant peu d'années on comptera une cinquantaine de paroisses autour du lac Saint-Jean, pourquoi tant de nos canadiens s'en vont-ils se faire esclaves dans les manufactures des États-Unis, tandis qu'ici, avec la même somme de travail, an grand air et dans la liberté des champs, ils se créeraient un superbe avenir et s'enracineraient au sol en enrichissant leur pays.
L'église de Roberval (la Pointe-Bleue), de même que l'église de la Pointe-aux-Trembles, n'est qu'un édifice temporaire. L'une et l'autre seront remplacées avant peu par des constructions durables et dignes de ces deux importantes paroisses. Mais ce qui étonne à Roberval, c'est le vaste et beau monastère des Ursulines qui ferait honneur même à une ville. Il n'y a que six ans que les filles de la Mère de l'Incarnation ont envoyé ici un de leurs essaims ; et en si peu de temps, il a progressé au-delà de toutes les espérances. Il s'est rempli d'élèves qui continuent d'affluer de tous côtés, et qui y reçoivent cette forte éducation traditionnelle dans cette antique congrégation, laquelle depuis plus de deux siècles a formé tant de mères accomplies, modèles de la femme chrétienne.
Samedi, 7. — De retour à la Pointe-aux-Trembles, nous continuons à côtoyer le lac en nous dirigeant vers Saint-Jérôme. Après avoir traversé en bac la rivière Métabetchouan, nous descendons un instant de voiture pour visiter l'emplacement de l'ancienne chapelle des Jésuites, sur la pointe qui s'avance dans le lac à droite de la rivière. Là, comme en tant d'autres endroits de l'Amérique, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l'admirable coup-d'œil des Français dans le choix de leurs établissements. La pointe de Métabetehouan est un promontoire élevé qui commande le lac et d'où l'on jouit d'un charmant paysage. Quelques arbres fruitiers y croissent encore auprès du cimetière livré à l'abandon et dont les tombes, croulant de vétusté, sont à peine à l'abri des incursions des bestiaux du voisinage. Pourquoi a-t-on eu la malheureuse pensée d'abattre la vieille chapelle, relique du passé qu'il aurait été si facile de restaurer et de conserver comme celle de Tadoussac ? Saint-Jérôme, et plus loin Saint-Gédéon, séparées par la Belle-Rivière, sont deux paroisses fertiles et florissantes que nous visitons en passant pour nous rendre à la Grande Décharge du Saguenay, où l'on nous promets de fines parties de pêche au saumon d'eau douce, si connu sous le nom sauvage de wanachiche. Nous pourrons en même temps étudier sur place une paroisse dans sa première formation, car de ce côté-ci, on se trouve à l'extrême limite de la colonisation.
III.
Le curé d'Alma où nous descendons, l'abbé Cimon, est absent ; il est parti, il y a un instant, pour aller faire l'office du dimanche à sa mission de Mistouk, où il vient de bâtir une chapelle à deux milles au-delà de la Grande Décharge. La chapelle d'Alma est sise au bord de la Petite Décharge qui précipite ses eaux turbulentes entre des côtes élevées, mais toutes cultivables. Il en est ainsi de presque toutes les terres qui s'étendent au nord et à l'ouest du lac. Le terrain est même, en général, plus avantageux que du côté de l'est et du sud, ouvert le premier à la culture, parce qu'il était plus accessible. Il se prolonge également plus au loin, et est, paraît-il, propre à la colonisation jusqu'aux premiers contreforts des montagnes. La population qui s'y établira deviendra de la sorte la plus étendue de cette région.
Dimanche, 8.—Après avoir fait les offices de la Dédicace à Alma, au grand contentement des paroissiens qui pensaient en être privés ce jour-là nous prenons le parti d'aller rejoindre le curé à sa mission de Mistouk, d'où il ne doit revenir que demain. La route qui y conduit traverse la Petite Décharge et toute l'île d'Alma formée par les deux Décharges. Un bac établit la communication avec la terre ferme du côté de Mistouk. D'où vient ce nom d'Alma, dont la consonnance européenne m'intrigue ? Il a été donné par l'arpenteur Duberger, qui explorait l'île à l'époque de la guerre de Crimée, et qui, après avoir appris les détails de la victoire d'Alma, voulut en perpétuer le souvenir ici, en donnant ce nom à l'île. La Grande Décharge rappelle les Mille Iles, par le nombre incroyable d’îles qui embellissent son cours. Deux milles de voiture par un chemin tortueux, à travers des coteaux d'une grande fertilité, mais dont les fortes ondulations rendent la route longue et fatiguante, d'autant plus que cette route n'est qu'à demi ouverte. Quelques maisons ; mais la plupart du temps de simples campes, c'est-à-dire de grossiers appentis à toits presque plats, d'une vingtaine de pieds carrés, formés de troncs d'arbres superposés, à peine équarris, liés à demi bois et calfeutrés avec de la mousse ; tel est le premier abri que se fait un colon en arrivant sur son lot de terre. De chaque côté du chemin, à travers les troncs d'arbres calcinés, poussent, avec une incroyable abondance, des moissons encore vertes, mais qui seront bientôt mûres pour la faucille. Les colons que nous rencontrons sur la route, ou autour de leurs habitations (car ils chôment aujourd'hui dimanche), nous saluent comme de vieux amis en reconnaissant nos costumes de prêtres.
Un des colons du lieu, M. Fleury, nous aborde et marche à côté de notre voiture pour causer avec nous. Il fait les plus grands éloges de la future paroisse de Mistouk, où l'on espère avoir un curé résident l'année prochaine, tant elle progresse ferme. Chaque jour de nouveaux colons viennent choisir des lots. Depuis que je défriche ma terre, nous dit M. Fleury, je n'ai pas rencontré une seule roche. J'enfonce ma hache à tour de bras, sans crainte, dans les racines de n'importe quel arbre, et je ne l'ai jamais ébréchée. Le sol est une argile grise d'une fécondité qui, comme je l'ai dit pour l'ouest, n'est surpassée nulle part dans la province. Si les défrichements ne se sont pas faits aussi vite qu'on serait porté d'abord à le croire, c'est que la plupart des colons se composent de la classe la plus pauvre, obligés de s'endetter pour subvenir aux premiers besoins de la famille, et qui se consument longtemps en efforts inutiles avant de pouvoir se libérer, ou qui finissent par être forcés de vendre leur terre pour aller commencer ailleurs le même travail ingrat. Ceux qui arrivent avec quelques moyens et qui sont intelligents et laborieux, ne tardent pas à devenir des propriétaires, sinon riches, an moins, indépendants et à l'aise. Je ferais rougir le jeune missionnaire d'Alma et de Mistouk, si j'essayais de dire ses rares qualités, son zèle, sa piété, son dévouement. Au reste, tous les missionnaires du lac Saint Jean et du Saguenay que nous avons vus, sont des modèles que ne désavoueraient ni les Albanel, ni les Dolbeau, ni les La Brosse. Il faut les voir à l'œuvre au milieu de leurs paroissiens pour comprendre tout le bien que font ces hommes de Dieu. Une semaine passée chez l'abbé Cimon nous a fait toucher du doigt cette fructueuse vie d'apostolat. L'abbé Cimon fait trêve pour un jour à ses travaux, afin de nous accompagner a, la pêche dans la Grande Décharge.
Les profanes dans l'art qui fut le premier emploi des apôtres, ne savent pas les plaisirs qu'il y a à lutter d'adresse avec un vaillant saumon, où une wananiche qui combat pour sa vie, à la voir sauter hors de l'eau, faire des bons énormes, des pirouettes en tous sens pour se débarrasser de la fatale mouche qu'elle a eu l'imprudence de toucher. C'est un triomphe, quand on enlève dans le filet, et qu'on dépose au fond du canot, comme nous l'avons fait, des wananiches pesant plus de cinq livres. Vous comprenez pourquoi, mon cher ami, nous vous avons fait perdre patience à nous attendre, sachant que nous étions si près de vous, à Alma. Enfin nous sommes tombés dans vos bras en descendant de voiture en face de votre magnifique église d'Hébertville.
IV.
Quelle transformation s'est opérée sur ce coin de terre, au bord de cette rivière des Aulnaies où je suis venu aborder, il y a trente-huit ans, parmi d'impénétrables taillis ! C'est ici, sur la place même de l'église, que s'élevaient le campe et la tente de M. Hébert. C'est ici que j'ai vu se réunir, à la tombée de la nuit, et s'agenouiller autour de lui ses braves bûcherons pour faire en commun la prière du soir. C'est non loin d'ici que je me suis amusé à rêver, comme on rêve à vingt ans, au bord du bassin de la Belle-Rivière, solitaire alors et sauvage comme la forêt de la Belle au Bois Dormant. Comme tout a changé ! plus de bois, plus d'abandon, plus de sentiers inextricables ; mais une vaste plaine ondulée, des champs à perte de vue, limités par leurs clôtures de cèdre, et tout verdoyants de jeunes moissons ; un charmant village groupé autour de l'église en pierre granitique, surmontée de son élégant clocher. Et à qui doit-on cette transformation ? A qui en revient la première pensée, l'inspiration est-il nécessaire de le dire ? Vous continuez l'œuvre de M. Hébert ; vous aurez mérité comme lui votre jour de repos. Tout de même, il fait bon, en attendant, de goûter de temps en temps, comme vous l'avez fait en nous serrant la main et en nous faisant asseoir à votre table, combien il est doux pour des frères d'habiter ensemble.
Lundi, 16.— D'Hébertville à Chicoutimi, les douze lieues à franchir n'ont été qu'une délicieuse promenade, sans fatigue, à travers un pays gracieusement mouvementé, dans une atmosphère tiède et toute imprégnée de buées vagues noyant l'horizon, et de senteurs de trèfle et de foins en fleurs. L'arrivée à Chicoutimi par le chemin qui débouche subitement sur le Saguenay dont les puissantes falaises encadrent le bassin, est une surprise. Une surprise non moins grande pour moi fut la ville naissante de Chicoutimi, là où trente-huit ans auparavant, je n'avais vu que trois on quatre maisons. Elle est hardiment échelonnée sur l'amphithéâtre de rochers abruptes qui l'appuient, et bâtie élégamment. La cathédrale dont la flèche élancée domine tout le paysage, est d'un goût excellent. Voici à côté, le collège, le couvent du Bon Pasteur, et le monastère des Hospitalières de Québec annexé à l'hôpital construit par le gouvernement fédéral. Le supérieur et les professeurs du collège ne démentent pas la réputation d'hospitalité qui distingue le clergé du Saguenay. Nous ne manquons pas d'aller serrer la main d'un compagnon d'étude, aujourd'hui curé de Sainte-Anne, jolie paroisse créée depuis une trentaine d'années, en face de Chicoutimi. Notre joie eût été sans nuage, si nous avions pu presser la main d'un autre ami du vieux temps, Mgr. Racine. Une prière sur sa tombe, dans sa cathédrale, aujourd'hui veuve de son évêque !
La rivière Saguenay
D’ici à deux ans, le chemin de fer du lac Saint-Jean se prolongera jusqu'à Chicoutimi, et de là, à la Grande Baie, le premier port océanique du haut Saguenay. Alors s'ouvrira un nouvel avenir pour ces deux endroits. Le cercle de communication sera complet. Le commerce, les voyageurs, les touristes auront alors le choix entre l'une ou l'autre voie, et pourront circuler dans un sens ou un autre, sans interruption. On voit d'ici quelle impulsion nouvelle se prépare pour cette région trop longtemps négligée, et qui est déjà un des greniers du Canada. Un voyage au Saguenay n'a pas son couronnement, si on ne s'arrête point à la Grande Baie. La baie des Ha ! Ha ! est, en effet, une merveille dans la merveille du Saguenay. Je n'ai pas à décrire sa beauté qui a été cent fois décrite ; mais on ne connaît pas assez les avantages de son port qui n'a pas son rival sur tout le Saint-Laurent. Abrité contre tous les vents, il offre les plus sûrs mouillages, et peut contenir des flottes entières du plus haut bord. Il est certainement destiné, par sa position géographique, à devenir le plus grand entrepôt de toute cette région. Adieu, mon cher ami ; je clos ici ma trop longue et trop courte correspondance ; trop longue pour un article de journal, trop courte pour la multiplicité des sujets que j'ai eu à toucher. Quoiqu'il en soit, j'en ai dit assez pour donner envie, je crois, à plus d'un lecteur d'aller voir le beau pays du lac Saint-Jean et du Saguenay.
L'Abbé H. R. Casgrain
Source : la Lyre d`Or – Ottawa – 1888
Source : la Lyre d`Or – Ottawa – 1888
1.
Il y a 38 ans que j'ai vu le Saguenay pour la première fois, et je n'y suis retourné depuis que cette année. Inutile d'ajouter quel changement j'y ai trouvé. J'étais élève du collège de Sainte-Anne en 1850, lorsque j'entrepris, pendant les vacances, une expédition au Saguenay en compagnie de quelques amis et de deux de nos professeurs, tous deux morts aujourd'hui l'un M. Pilote, alors directeur du collège, l'autre un jeune ecclésiastique dont le souvenir ne vous est pas moins cher qu'à moi, l'abbé Lagacé.
Nous remontâmes le Saguenay en chaloupe : il n'était pas question alors de steamboats. Le Saguenay était encore inconnu aux touristes ; il n'avait rien perdu de sa primitive sauvagerie. A cette époque, sortant de mes belles-lettres, j'avais la tête toute pleine de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. Imaginez le renversement de cervelle que j'éprouvai à l'aspect de cette gigantesque nature. J'ai souvenance, entre autres, d'un endroit, à la gauche du Saguenay, non loin de la Passe-Pierre, où l'escarpement aride était couvert d'énormes cèdres pressés les uns contre les autres, en forêts, avec de longs fûts sans branches, si majestueux, si solennels, qu'on eût dit les colonnes du temple de Salomon. Je ne vous parle ni du Cap Trinité, ni de la Boule, ni de l'Éternité. Une nuit, notre chaloupe était ancrée dans les îles Saint-Louis. Nous y avions trouvé un abri contre un de ces ouragans d'été accompagné de foudre, dont vous savez les impétueuses avalanches. J'ai encore dans les oreilles les échos du tonnerre répétés à l'infini dans cette puissante crevasse que forme la rivière, et qui se reproduisait en roulements continus semblables au canon d'une grande bataille.
Descente à la Grande Baie, où il y avait alors une mission des Pères Oblats. A Chicoutimi, l'abbé J. B. Gagnon, premier prêtre séculier résidant, venait d'achever de couvrir une église et un presbytère. Le moulin de M. Price et trois ou quatre maisons, avec la vieille chapelle des Jésuites tombant en ruines, voilà tout. Deux canots d'écorce, pagayés par des montagnais, nous prirent à la chaussée du moulin, et nous remontèrent la rivière Chicoutimi à travers portages et rapides. Partout la forêt : pas une seule habitation jusqu'au lac Saint-Jean. De la rivière Chicoutimi par le lac Kinogomi et le Kinogomichiche, jusqu'à la rivière des Aulnaies, toujours en canots d'écorce. La petite rivière des Aulnaies portait alors bien son nom. Les grandes animes se croisaient au-dessus en voûte si épaisse qu'elles formaient un tunnel continu impénétrable aux rayons du soleil. A chaque instant, il fallait plier les branches pour que le canot pût s'y frayer un passage. A l'endroit où s'élève aujourd'hui la belle église d'Hébertville, avec son joli village, il n'y avait qu'un abatti de quelques arpents auquel travaillait le parti de hardis bûcherons, d'une cinquantaine d'hommes environ, venus de la côte du sud, tous appartenant à la société de colonisation des comtés de Kamouraska et de l'Islet et placés sous la direction de M. l'abbé Nicolas Hébert, alors curé de Kamouraska.
Arrêtons-nous ici, et inclinons-nous devant ce nom ; car il résume à peu près l'histoire du lac Saint-Jean. Canadien de naissance, acadien d'origine, M. Hébert était tout simplement un héros. Il faisait de l'héroïsme comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir, sans même le soupçonner. Chaque printemps jusqu'à l'automne, pendant des années, M. Hébert quittait sa belle cure de Kamouraska, et venait s'ensevelir dans les bois du lac Saint-Jean, parmi les fatigues, les moustiques, les privations de tout genre, pour soutenir, conseiller, encourager les colons qu'il amenait pour y ouvrir des terres. La reconnaissance publique a légué son nom à la paroisse d'Hébertville. Qui mieux que lui à mérité un pareil hommage ? Toute la vallée du lac Saint-Jean bénit sa mémoire et l'honore comme un fondateur. A ce nom, il ne faut pas oublier de joindre celui d'un autre curé ,apôtre comme lui et qui, à la même époque et au même endroit, remplissait les fonctions de prêtre colonisateur. Je veux parler de M. Boucher, curé de Saint-Ambroise, près Québec. Le camp de M. Boucher, moins florissants que celui de M. Hébert, était assis à environ un mille plus loin, au confluent de la rivière des Aulnaies et de la Belle Rivière.
Il n'y avait entre les deux champs qu'un sentier de trappeurs. Notre petite caravane le suivit. Je n'oublierai jamais le coup d'œil enchanteur, dans sa sauvage solitude, que présentait, avec sa cascade bruyante, le petit bassin dans lequel se mêlait les eaux des deux rivières. Vous souvient-il de ces beaux vers de Lamartine :«Voyez, dans son bassin, l'eau d'une source vive s'arrondir comme un lac sous son étroite rive, Bleue et claire, à l'abri du vent qui va courir Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir.» Semez des nénuphars en fleurs sur cette nappe d'eau unie comme un miroir; tapissez de mousse et de lianes les rochers qui surgissent à l'entour ; encadrez ce paysage en miniature d'un rideau de haute futaie chargé d'une exubérance de feuillage nuancé de tous les tons depuis le vert tendre des merisiers jusqu'au vert foncé des épinettes et des pins ; arrondissez au-dessus la voûte d'azur du ciel le plus pur ; animez cet oasis d'un peuple d'oiseaux qui se répondent, en notes perlées, d'une rive à l'autre, et vous aurez une vague idée de ce coin du paradis des bois.
J'y revins seul le lendemain, et je restai, je ne sais plus combien de temps, à rêver, assis sur un rocher qui émergeait de l'eau sous un dôme de verdure. Je ne m'en arrachai qu'à la nuit. Vous avouerai-je que ce fut là que j'écrivis la première page que j'aie publiée ? vous la trouverez transcrite mot pour mot dans la première de mes légendes, Le Tableau de la Rivière Quelle. Elle commence par ces mots : « Il faisait une nuit noire. » Aujourd'hui le bassin de la Belle Rivière a perdu son charme primitif, ou plutôt a revêtu une poésie d'un autre genre. Le cercle de forêt a disparu. Les grands blés poussent dru sur ses bords, et le moulin d'un Sans-Souci quelconque fait tourner sa roue au pied de la chute. Mais j'anticipe sur mon excursion d'aujourd'hui.
II.
Il y avait des années que je méditais un second voyage au lac Saint-Jean, lorsque l'ouverture du chemin de fer qui y mène, m'y a enfin décidé.
Mardi, 4 juillet.—Départ de Québec à 8 heures du matin, en compagnie du curé de Sillery, votre compagnon d'étude au collège de Sainte-Anne, qui, lui aussi, vous avait promis depuis longtemps une visite. La traversée des montagnes de Saint-Raymond, est d'un pittoresque, d'un imprévu, d'une âpreté qui font oublier les heures de la route : le reste du voyage n'est guère moins frappant en beautés sauvages. De chaque côté de la voie, les lacs et les cours d'eau, encaissés dans des berges abruptes, se succèdent presque sans interruption. A 2 heures, dîner fort bien servi à la gare du lac Edouard. Le lac Edouard est connu et recherché pour ses grosses truites. Grâce aux soins de M. Baker, agent de la compagnie du chemin de fer, un guide et un canot pourvu d'une tente et de tout l'appareil nécessaire à camper dans les bois, nous attendait. Le lac n'a pas moins de vingt et un mille de longueur sur une largeur variant d'un mille à quelques arpents. Il est encore tel qu'il est sorti des mains du Créateur. Pas un éclairci, pas une habitation. Pêche de quelques grosses truites ; mais fort prosaïques à prendre, car elles ne mordent pas à la mouche. Une nuit, couché sons la tente, par une température tiède, n'a rien qui puisse effrayer celui qui aime tant soit peu le sport.
Mercredis. — Dans le pulman (car le nouveau chemin de fer ne s'épargne pas ce luxe), nous rencontrons l'abbé Lizotte, curé de Roberval, l'un des plus entreprenants missionnaires du lac Saint-Jean. Il nous montre sur la route, le lac Quaquak-maksis qu'il a loué du gouvernement pour la pêche à la truite, car l'abbé est aussi sportman à ses heures. A 5 hrs heures, arrivée à Chambord, soirée pure et fraîche. L'abbé Caron, curé de la Pointe-aux-Trembles, nous reçoit, comme au reste tous les curés du Saguenay, avec une politesse doublée du plaisir de voir des confrères dans une solitude où ils ont si longtemps souffert de l'isolement. Grâce au chemin de fer, la paroisse de la Pointe-aux-Trembles a doublé depuis deux ans.
Jeudi 6.—Un bon cocher nous conduit à Roberval, où nous attend le curé. La chute de la rivière Ouiatchouan qu'on traverse sur la route, et dont la nappe blanche se détache en vives arêtes sur le vert des montagnes boisées, à quelques arpents du lac, n'a pas moins de 246 pieds de hauteur, quelques-uns disent 280. Elle le dispute eu beauté au Sault Montmorency.(Chute de Montmorency près de la ville de Québec) A mesure qu'on avance à l'ouest et au nord du lac, les montagnes s'éloignent et font place à des plaines ondulées dont la fertilité n'est surpassée par aucunes terres du Canada. Aussi la colonisation se porte-t-elle rapidement de ce côté. Il n'y a de comparable à cette fertilité que celle des familles. Les familles de quinze à vingt ne se comptent pas. Et comme elles sont bénies de Dieu ces familles ! Je pourrais nommer nombre de colons arrivés ici sans autre fortune que leur hache, et qui aujourd'hui sont de riches cultivateurs. C'est plaisir de voir leurs belles terres en pleine culture, produisant le blé et toutes les céréales par averses ; leurs habitations confortables et souvent élégantes, avec de vastes granges et dépendances. Autour des vieux parents se sont groupés les enfants, aujourd'hui chefs de famille, qui prospèrent à leur tour et multiplient leurs générations destinées à posséder à jamais cette terre, et possidebunt terram. On croirait assister aux premiers âges du monde. Tous les curés de l'endroit nous ont assuré qu'avant peu d'années on comptera une cinquantaine de paroisses autour du lac Saint-Jean, pourquoi tant de nos canadiens s'en vont-ils se faire esclaves dans les manufactures des États-Unis, tandis qu'ici, avec la même somme de travail, an grand air et dans la liberté des champs, ils se créeraient un superbe avenir et s'enracineraient au sol en enrichissant leur pays.
L'église de Roberval (la Pointe-Bleue), de même que l'église de la Pointe-aux-Trembles, n'est qu'un édifice temporaire. L'une et l'autre seront remplacées avant peu par des constructions durables et dignes de ces deux importantes paroisses. Mais ce qui étonne à Roberval, c'est le vaste et beau monastère des Ursulines qui ferait honneur même à une ville. Il n'y a que six ans que les filles de la Mère de l'Incarnation ont envoyé ici un de leurs essaims ; et en si peu de temps, il a progressé au-delà de toutes les espérances. Il s'est rempli d'élèves qui continuent d'affluer de tous côtés, et qui y reçoivent cette forte éducation traditionnelle dans cette antique congrégation, laquelle depuis plus de deux siècles a formé tant de mères accomplies, modèles de la femme chrétienne.
Samedi, 7. — De retour à la Pointe-aux-Trembles, nous continuons à côtoyer le lac en nous dirigeant vers Saint-Jérôme. Après avoir traversé en bac la rivière Métabetchouan, nous descendons un instant de voiture pour visiter l'emplacement de l'ancienne chapelle des Jésuites, sur la pointe qui s'avance dans le lac à droite de la rivière. Là, comme en tant d'autres endroits de l'Amérique, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l'admirable coup-d'œil des Français dans le choix de leurs établissements. La pointe de Métabetehouan est un promontoire élevé qui commande le lac et d'où l'on jouit d'un charmant paysage. Quelques arbres fruitiers y croissent encore auprès du cimetière livré à l'abandon et dont les tombes, croulant de vétusté, sont à peine à l'abri des incursions des bestiaux du voisinage. Pourquoi a-t-on eu la malheureuse pensée d'abattre la vieille chapelle, relique du passé qu'il aurait été si facile de restaurer et de conserver comme celle de Tadoussac ? Saint-Jérôme, et plus loin Saint-Gédéon, séparées par la Belle-Rivière, sont deux paroisses fertiles et florissantes que nous visitons en passant pour nous rendre à la Grande Décharge du Saguenay, où l'on nous promets de fines parties de pêche au saumon d'eau douce, si connu sous le nom sauvage de wanachiche. Nous pourrons en même temps étudier sur place une paroisse dans sa première formation, car de ce côté-ci, on se trouve à l'extrême limite de la colonisation.
III.
Le curé d'Alma où nous descendons, l'abbé Cimon, est absent ; il est parti, il y a un instant, pour aller faire l'office du dimanche à sa mission de Mistouk, où il vient de bâtir une chapelle à deux milles au-delà de la Grande Décharge. La chapelle d'Alma est sise au bord de la Petite Décharge qui précipite ses eaux turbulentes entre des côtes élevées, mais toutes cultivables. Il en est ainsi de presque toutes les terres qui s'étendent au nord et à l'ouest du lac. Le terrain est même, en général, plus avantageux que du côté de l'est et du sud, ouvert le premier à la culture, parce qu'il était plus accessible. Il se prolonge également plus au loin, et est, paraît-il, propre à la colonisation jusqu'aux premiers contreforts des montagnes. La population qui s'y établira deviendra de la sorte la plus étendue de cette région.
Dimanche, 8.—Après avoir fait les offices de la Dédicace à Alma, au grand contentement des paroissiens qui pensaient en être privés ce jour-là nous prenons le parti d'aller rejoindre le curé à sa mission de Mistouk, d'où il ne doit revenir que demain. La route qui y conduit traverse la Petite Décharge et toute l'île d'Alma formée par les deux Décharges. Un bac établit la communication avec la terre ferme du côté de Mistouk. D'où vient ce nom d'Alma, dont la consonnance européenne m'intrigue ? Il a été donné par l'arpenteur Duberger, qui explorait l'île à l'époque de la guerre de Crimée, et qui, après avoir appris les détails de la victoire d'Alma, voulut en perpétuer le souvenir ici, en donnant ce nom à l'île. La Grande Décharge rappelle les Mille Iles, par le nombre incroyable d’îles qui embellissent son cours. Deux milles de voiture par un chemin tortueux, à travers des coteaux d'une grande fertilité, mais dont les fortes ondulations rendent la route longue et fatiguante, d'autant plus que cette route n'est qu'à demi ouverte. Quelques maisons ; mais la plupart du temps de simples campes, c'est-à-dire de grossiers appentis à toits presque plats, d'une vingtaine de pieds carrés, formés de troncs d'arbres superposés, à peine équarris, liés à demi bois et calfeutrés avec de la mousse ; tel est le premier abri que se fait un colon en arrivant sur son lot de terre. De chaque côté du chemin, à travers les troncs d'arbres calcinés, poussent, avec une incroyable abondance, des moissons encore vertes, mais qui seront bientôt mûres pour la faucille. Les colons que nous rencontrons sur la route, ou autour de leurs habitations (car ils chôment aujourd'hui dimanche), nous saluent comme de vieux amis en reconnaissant nos costumes de prêtres.
Un des colons du lieu, M. Fleury, nous aborde et marche à côté de notre voiture pour causer avec nous. Il fait les plus grands éloges de la future paroisse de Mistouk, où l'on espère avoir un curé résident l'année prochaine, tant elle progresse ferme. Chaque jour de nouveaux colons viennent choisir des lots. Depuis que je défriche ma terre, nous dit M. Fleury, je n'ai pas rencontré une seule roche. J'enfonce ma hache à tour de bras, sans crainte, dans les racines de n'importe quel arbre, et je ne l'ai jamais ébréchée. Le sol est une argile grise d'une fécondité qui, comme je l'ai dit pour l'ouest, n'est surpassée nulle part dans la province. Si les défrichements ne se sont pas faits aussi vite qu'on serait porté d'abord à le croire, c'est que la plupart des colons se composent de la classe la plus pauvre, obligés de s'endetter pour subvenir aux premiers besoins de la famille, et qui se consument longtemps en efforts inutiles avant de pouvoir se libérer, ou qui finissent par être forcés de vendre leur terre pour aller commencer ailleurs le même travail ingrat. Ceux qui arrivent avec quelques moyens et qui sont intelligents et laborieux, ne tardent pas à devenir des propriétaires, sinon riches, an moins, indépendants et à l'aise. Je ferais rougir le jeune missionnaire d'Alma et de Mistouk, si j'essayais de dire ses rares qualités, son zèle, sa piété, son dévouement. Au reste, tous les missionnaires du lac Saint Jean et du Saguenay que nous avons vus, sont des modèles que ne désavoueraient ni les Albanel, ni les Dolbeau, ni les La Brosse. Il faut les voir à l'œuvre au milieu de leurs paroissiens pour comprendre tout le bien que font ces hommes de Dieu. Une semaine passée chez l'abbé Cimon nous a fait toucher du doigt cette fructueuse vie d'apostolat. L'abbé Cimon fait trêve pour un jour à ses travaux, afin de nous accompagner a, la pêche dans la Grande Décharge.
Les profanes dans l'art qui fut le premier emploi des apôtres, ne savent pas les plaisirs qu'il y a à lutter d'adresse avec un vaillant saumon, où une wananiche qui combat pour sa vie, à la voir sauter hors de l'eau, faire des bons énormes, des pirouettes en tous sens pour se débarrasser de la fatale mouche qu'elle a eu l'imprudence de toucher. C'est un triomphe, quand on enlève dans le filet, et qu'on dépose au fond du canot, comme nous l'avons fait, des wananiches pesant plus de cinq livres. Vous comprenez pourquoi, mon cher ami, nous vous avons fait perdre patience à nous attendre, sachant que nous étions si près de vous, à Alma. Enfin nous sommes tombés dans vos bras en descendant de voiture en face de votre magnifique église d'Hébertville.
IV.
Quelle transformation s'est opérée sur ce coin de terre, au bord de cette rivière des Aulnaies où je suis venu aborder, il y a trente-huit ans, parmi d'impénétrables taillis ! C'est ici, sur la place même de l'église, que s'élevaient le campe et la tente de M. Hébert. C'est ici que j'ai vu se réunir, à la tombée de la nuit, et s'agenouiller autour de lui ses braves bûcherons pour faire en commun la prière du soir. C'est non loin d'ici que je me suis amusé à rêver, comme on rêve à vingt ans, au bord du bassin de la Belle-Rivière, solitaire alors et sauvage comme la forêt de la Belle au Bois Dormant. Comme tout a changé ! plus de bois, plus d'abandon, plus de sentiers inextricables ; mais une vaste plaine ondulée, des champs à perte de vue, limités par leurs clôtures de cèdre, et tout verdoyants de jeunes moissons ; un charmant village groupé autour de l'église en pierre granitique, surmontée de son élégant clocher. Et à qui doit-on cette transformation ? A qui en revient la première pensée, l'inspiration est-il nécessaire de le dire ? Vous continuez l'œuvre de M. Hébert ; vous aurez mérité comme lui votre jour de repos. Tout de même, il fait bon, en attendant, de goûter de temps en temps, comme vous l'avez fait en nous serrant la main et en nous faisant asseoir à votre table, combien il est doux pour des frères d'habiter ensemble.
Lundi, 16.— D'Hébertville à Chicoutimi, les douze lieues à franchir n'ont été qu'une délicieuse promenade, sans fatigue, à travers un pays gracieusement mouvementé, dans une atmosphère tiède et toute imprégnée de buées vagues noyant l'horizon, et de senteurs de trèfle et de foins en fleurs. L'arrivée à Chicoutimi par le chemin qui débouche subitement sur le Saguenay dont les puissantes falaises encadrent le bassin, est une surprise. Une surprise non moins grande pour moi fut la ville naissante de Chicoutimi, là où trente-huit ans auparavant, je n'avais vu que trois on quatre maisons. Elle est hardiment échelonnée sur l'amphithéâtre de rochers abruptes qui l'appuient, et bâtie élégamment. La cathédrale dont la flèche élancée domine tout le paysage, est d'un goût excellent. Voici à côté, le collège, le couvent du Bon Pasteur, et le monastère des Hospitalières de Québec annexé à l'hôpital construit par le gouvernement fédéral. Le supérieur et les professeurs du collège ne démentent pas la réputation d'hospitalité qui distingue le clergé du Saguenay. Nous ne manquons pas d'aller serrer la main d'un compagnon d'étude, aujourd'hui curé de Sainte-Anne, jolie paroisse créée depuis une trentaine d'années, en face de Chicoutimi. Notre joie eût été sans nuage, si nous avions pu presser la main d'un autre ami du vieux temps, Mgr. Racine. Une prière sur sa tombe, dans sa cathédrale, aujourd'hui veuve de son évêque !
La rivière Saguenay
D’ici à deux ans, le chemin de fer du lac Saint-Jean se prolongera jusqu'à Chicoutimi, et de là, à la Grande Baie, le premier port océanique du haut Saguenay. Alors s'ouvrira un nouvel avenir pour ces deux endroits. Le cercle de communication sera complet. Le commerce, les voyageurs, les touristes auront alors le choix entre l'une ou l'autre voie, et pourront circuler dans un sens ou un autre, sans interruption. On voit d'ici quelle impulsion nouvelle se prépare pour cette région trop longtemps négligée, et qui est déjà un des greniers du Canada. Un voyage au Saguenay n'a pas son couronnement, si on ne s'arrête point à la Grande Baie. La baie des Ha ! Ha ! est, en effet, une merveille dans la merveille du Saguenay. Je n'ai pas à décrire sa beauté qui a été cent fois décrite ; mais on ne connaît pas assez les avantages de son port qui n'a pas son rival sur tout le Saint-Laurent. Abrité contre tous les vents, il offre les plus sûrs mouillages, et peut contenir des flottes entières du plus haut bord. Il est certainement destiné, par sa position géographique, à devenir le plus grand entrepôt de toute cette région. Adieu, mon cher ami ; je clos ici ma trop longue et trop courte correspondance ; trop longue pour un article de journal, trop courte pour la multiplicité des sujets que j'ai eu à toucher. Quoiqu'il en soit, j'en ai dit assez pour donner envie, je crois, à plus d'un lecteur d'aller voir le beau pays du lac Saint-Jean et du Saguenay.
L'Abbé H. R. Casgrain
Source : la Lyre d`Or – Ottawa – 1888
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
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