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TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 4:58

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE
Particulièrement au 13 eme siècle – Par Frederic Hurter – traduit de l`allemand – tome 3 – Paris 1843


(Extraits)

Table des Matières

Chapitre 1 - DES FRANCISCAINS.
Chapitre 2 - DES DOMINICAINS
Chapitre 3 - RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE



CHAPITRE 1

DES FRANCISCAINS.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Saintfrancis
Saint François d`Assise fondateur de l`ordre des Franciscains - (1181 a 1224)

Coup d'œil sur l'époque. — Naissance et jeunesse de saint François. — Sa conversion.— Sa manière de vivre. — Ses compagnons.— Règle. —Son voyage à Rome pour en obtenir l'approbation.—Sa vie après l'avoir obtenue.—Départ des frères, — Voyage à Maroc. — Autre voyage de saint François. — Exhortations à ceux que l'on envoya en mission. — Seconde assemblée générale. — Saint François se rend en Syrie. — Il est rappelé. — L'Ordre est transplanté en Allemagne. — Maladie et mort de saint François. — Détails sur sa vie intérieure. — Ses écrits. — Ses maximes. — Lois et constitution de l'Ordre. — Additions qui y sont faites plus tard. — Règles pour les religieux. — Propagation et extension de l'Ordre. — Canonisation de saint François. — Travaux de l'Ordre.

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Les Franciscains

Tous les Ordres dont nous avons parlé jusqu'ici étaient calculés pour des hommes qui consentaient à se soumettre aux différents genres d'austérité ou de mortification que leurs fondateurs avaient jugés convenables. C'était en restreignant de différentes manières les besoins de l'homme, en se livrant à une grande variété d'exercices religieux, en méditant fréquemment sur ce que Dieu a révélé par ses paroles et par ses actes , le tout joint à divers genres d'occupation corporels ou spirituels, que chacun cherchait le sentier étroit qui devait conduire à la porte de la vie éternelle. On pourrait croire enfin que les moyens étaient épuisés, qu'il n'était plus possible de rien inventer de nouveau. La couleur et la coupe de l'habit, les alternatives de prières et de travail , de psalmodie et de bréviaire , de silence et de jeûne, tous ces actes extérieurs pouvaient, à la vérité, se modifier encore, se disposer autrement, se présenter sous une forme plus ou moins sévère; mais, en définitive, on y aurait toujours retrouvé, plus ou moins visiblement, le reflet du modèle créé par saint Benoît.

Cependant , si l'Église avait en quelque sorte épuisé sa force créatrice pour cette forme particulière de son existence distinctive et fortement enracinée en elle, il ne pouvait en être de même à l'égard de cette force créatrice prise en général, qui lui fait sans cesse se frayer des routes vers de nouvelles organisations , préparer de nouveaux sentiers vers le grand but de la Vie religieuse dans toutes les circonstances, et ouvrir aux sentiments qui descendent du ciel dans les cœurs, de nouvelles issues par lesquelles ils puissent se répandre avec abondance dans la vie extérieure.

Les fondateurs de ces deux Ordres furent reconnus en effet plus tard pour des colonnes de l'Église, des flambeaux du sanctuaire , des princes dévoués au service de l'épouse choisie (L`Église). Il est certain aussi que les dernières vingt années du douzième siècle ( 1180 a 1200) furent une époque de grande agitation , qui produisit à la fois des fruits bons et mauvais. En aucun temps le christianisme et l'islamisme ne s'étaient présentés, en Orient comme en Occident, dans une attitude plus hostile et plus avide de combats , et jamais l'Occident lui-même ne s'était montré plus ému. D'une autre part aussi, jamais les hérésies n'avaient déployé une action plus étendue et plus dissolvante, qu'au moment où le siècle finissait pour faire place à celui qui apparaissait dans les nuages de l'avenir. Un plus grand contraste n'avait peut-être jamais existé, d'une part, entre la vie grave et sérieuse , commandée aux chrétiens , et à laquelle beaucoup de personnes s'efforçaient de parvenir, et de l'autre une dissolution qui franchissait toutes les bornes.

Les dissensions n'avaient jamais été aussi fréquentes et si promptes à s'allumer qu'elles ne le furent à cette époque en Italie. Et les expéditions de l'Orient ayant rapporté en Europe des agréments et des jouissances de la vie, jusqu'alors inconnus, les germes d'une nouvelle existence spirituelle commencèrent de tous côtés à se développer. Mais, quoique repoussée par quelques-uns dans le tumulte des sens, la foi s'élevait encore au-dessus de tous les sentiments , et se présentait toujours sous une forme sublime, descendant du ciel pour être le lien d'union entre tous les hommes et pour finir par les dominer. Ce fut alors que naquirent ces deux hommes dont l'influence immédiate sur la chrétienté parut si surprenante à leurs contemporains, qu'il leur devint impossible de l'expliquer sans admettre l'intervention d'une puissance surnaturelle, influence qui, plus tard, pénétra à tel point, par tant de rameaux différents, dans les affaires les plus importantes, que l'histoire complète des institutions que ces deux hommes fondèrent, deviendrait pendant plusieurs siècles l'histoire de l'Église presque tout entière.

A l'extrémité de la vallée de Spolète (Italie), au sommet de collines escarpées , derrière lesquelles la montagne d'Asi s'élève plus escarpée encore, est située dans une
campagne salubre et une position admirablement belle , la ville d'Assise, déjà ville municipale du temps des Romains, mais qui, plus tard, mérita ce titre plutôt par ses murailles que par le nombre de ses habitants. Parmi les bourgeois considérés de cette ville, on comptait Pietro Bernardoni et son épouse Dominica Pica. Bernardoni était un riche négociant qui envoyait des commis en France et qui habitait une belle maison. Un fils naquit à ces époux en l'an 1182, et ils ne négligèrent rien pour son éducation . Le père destinant son fils au commerce, et le sien se faisant principalement avec la France , il lui enseigna de bonne heure la langue de ce pays. La facilité avec laquelle il l'apprit lui fit donner le surnom de François.

Quand l'enfant avança en âge, son père lui accorda un intérêt dans ses affaires. Mais le jeune homme avait moins d'amour pour l'argent que ne l'ont d'ordinaire les marchands, et il dépensait le sien en repas, en musique, en parties de plaisir avec d'autres jeunes gens de son âge , et comme c'était toujours lui qui payait, il avait l'honneur de présider à tous les festins, et s'était acquis dans la ville le surnom de fleur de la jeunesse. Cependant, à son amour pour le plaisir, il joignait de la libéralité envers les pauvres, des mœurs pures, de l'indulgence et une humeur douce. Le père ne voyait pas avec satisfaction la manière de vivre de son fils; il lui faisait remarquer que sa fortune ne suffirait pas à de si grandes dépenses, et que, d'ailleurs, elles ne convenaient pas a leur position sociale. La mère, au contraire, y voyait la marque d'un esprit élevé, et répondait aux observations de ses voisines et de ses amies sur la richesse des habits de son fils , que ce goût annonçait qu'il serait un jour un grand homme. En attendant, le jeune homme était blessé de se voir obligé de mettre un frein à sa libéralité, puisque ses parents avaient assez de bien pour lui permettre de s'y livrer. En l'an 1201 , les habitants de Pérouse se mirent en campagne contre ceux d'Assise, et ayant remporté la victoire , ils emmenèrent , entre autres prisonniers , le jeune Jean ou François. Celui-ci fut le seul qui supporta sa captivité avec calme et qui s'efforça, par sa gaieté, de la faire supporter aux autres. Elle se prolongea pendant une année. De retour dans sa patrie , François tomba malade , et pendant sa convalescence , il se plaça en un endroit d'où l'on jouissait d'une vue magnifique, dans l'espoir qu'elle contribuerait à l'égayer. Ce fut en vain.

La campagne avait perdu pour lui ses charmes. Il alla retrouver ses anciens amis. Ils lui parurent des insensés. Il se para de nouveau de riches habits; sa générosité pour les pauvres le força bientôt d'y renoncer. Cependant son esprit se berçait encore des rêves de pompes mondaines et de richesses terrestres. Il achète des armes brillantes , de beaux habits et prend gaiement congé de sa famille, pour suivre Gauthier de Brienne en Pouille, et pour voir si, de cette manière, il pourrait arriver aux honneurs et à la gloire. Mais à peine arrivé à Spolète, il se repent de son projet , revient à la maison , commande encore un grand repas où il invite ses amis et prend part à leurs joyeux ébats ; mais son air les frappe, an moment de se séparer, et l'un d'eux lui demande s'il pensait à sa maîtresse. « Oui, répondit-il, j'ai une maîtresse, plus noble, plus belle, plus riche, qu'aucun d'entre vous n'en a jamais eue ! »

Dès ce moment , un désir , dont il ne se rendait pas compte, s'était élevé dans le cœur de François. Il en chercha d'abord l'explication dans la solitude et la prière; puis, enfin, il comprit sa véritable vocation. Il alla visiter les lépreux que naguère il fuyait avec tant de soin , il consacra ses soins aux malades et montra pour les pauvres plus de libéralité encore qu'auparavant. Un pèlerinage a Rome , pendant lequel il mendiait pour les indigents aux portes des églises, puis les conseils de l'évêque Gui d'Assise, le confirmèrent dans ce qu'il avait entrepris. Vers ce temps, comme il priait dans l'église délabrée de Saint-Damien, il crut entendre une voix qui lui disait : «François, c'est à toi à rebâtir ma maison ruinée. » Et il résolut de s'en occuper sur-le-champ. Il courut donc à la maison , prit du drap dans le magasin de son père, alla à Foligno le vendre, ainsi que son cheval, et porta l'argent au prêtre de l'église de Saint-Damien.

La colère de son père le força de prendre la fuite. Il se cacha d'abord dans une grotte , puis se reprochant a lui-même sa lâcheté , il revint chez lui. Ses concitoyens le traitèrent de fou, ses anciens amis l'invitèrent de nouveau à leurs parties de plaisir , son père l'accabla de coups et le renferma dans un coin de la maison. Sa mère le délivra de prison, mais ne put calmer le courroux de son père. Celui-ci jura qu'il fallait que son fils quittât le pays, et le conduisit devant le magistrat, qui les renvoya tous deux devant l'évêque, parce que l'Église était intéressée dans l'affaire. Là, François déclara qu'il était prêt à remettre à son père, non-seulement tout l'argent qu'il avait sur lui, mais encore ses habits, et il s'en dépouilla sur-le-champ en présence de l'évêque étonné. On vit alors qu'il portait autour du corps la ceinture de pénitence. A compter de ce moment, il ne se revêtit plus que du manteau que portaient les mendiants. En ce temps-là François était âgé de vingt-quatre ans.

Il se mit à parcourir le pays en habit d'ermite, cherchant la solitude et retournant de temps à autre dans sa ville natale où les uns le traitaient de fou , d'autres admiraient son austérité ; son frère le raillait , son père l'évitait et le maudissait toutes les fois qu'il paraissait en sa présence. Il se choisit alors pour second père un mendiant par qui il se faisait bénir, toutes les fois que l'autre l'avait maudit. Il mortifiait sa chair par les rudes travaux auxquels il se livrait pour la reconstruction de l'église qu'il s'agissait de rebâtir ; la force de son âme réprimait la fausse honte qu'il éprouvait parfois lorsqu'il rencontrait, au milieu de ses grossiers travaux , quelques-uns de ses anciens amis. Deux années se passèrent ainsi , pendant lesquelles il répara la petite église de Sainte-Marie-des-Anges, jadis célèbre dans le monde entier sous le titre de Porziuncola, , et que l'abbé des Bénédictins de Monte Subasio lui avait donnée. Il en fit son séjour de prédilection.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  1200px-Santa_Maria_degli_Angeli_%28Porcjunkula%29
La petite chapelle de Porziuncola, celle de St-François d`Assise


Un jour il entendit un prêtre prêcher sur ces paroles de Notre-Seigneur à ses disciples : « Ne vous mettez point en peine d'avoir de l'or ou de l'argent, ou d'autre monnaie dans votre bourse. Ne préparez ni un sac pour le chemin, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton. » »(Matthieu 10,9) François écouta attentivement, il comprit que ces paroles s'adressaient aussi à lui , et aussitôt il simplifia encore son habit , déposa sa bourse, ses souliers, son bâton , se ceignit les reins d'une corde au lieu d’une ceinture, fit vœu à l'avenir de ne plus porter d'argent sur lui , et commença à prêcher la pénitence, commençant toujours ses discours par ces mots : « Que le Seigneur vous donne la paix !» ,

Quiconque savait à cette époque réprimer les mouvements des sens, réduire les besoins de la vie matérielle à la plus stricte nécessité , parvenir, par la force de l'âme , à vaincre les exigences du corps, pour autant , du moins, qu'il est permis à l`homme d'y réussir , quiconque , par conséquent, se distinguait par la vie la plus austère, celui-là pouvait être assuré de trouver des compagnons qui se soumettaient volontiers, sous sa direction, à toutes les privations qu'il voudrait leur imposer. De tous ceux que nous avons vus passer sous nos yeux depuis saint Romuald , aucun n'est demeuré seul , aucun n'a manqué de disciples. Mais tous ces fondateurs d'Ordres ne firent que modifier légèrement la forme extérieure du penchant qui existait déjà dans le sein de l'homme, ou réveiller des désirs momentanément assoupis.

Nous ne prétendons pas dire que ce sentiment se fût emparé de tous les hommes sans exception ; loin de là , en aucun temps on n'a vu, dans les individus, une opposition aussi marquée de lumière et d'ombre, d'esprit et de chair. D'un côté la sévère abstinence, de l'autre une sensualité effrénée; ici le mépris le plus complet des biens de la terre, là une avidité qui ne reculait devant aucune injustice ; tantôt une obéissance qui renonçait absolument à toute volonté propre , tantôt un esprit d'indépendance qui allait jusqu'à
violer les lois de la nature même ; d'un côté un ordre qui réglait l'emploi de la plus faible portion du temps et en quelque sorte jusqu'aux moindres mouvements, de l'autre
un arbitraire qui ne connaissait de lois que son caprice; cet ordre rendu plus facile par la crainte perpétuelle qu'inspirait l'avenir et le juge suprême qui devait en décider, ce caprice souvent arrêté par cette même crainte.

La vie de François excita d'abord la surprise , puis la réflexion. Bernard de Quintavalle, homme sage, prudent, riche et jouissant d'un grand crédit à Assise, l'invita à venir le voir afin de reconnaître si c'était un fou ou un chrétien visant à la sanctification. Les discours de François le convainquirent de sa sainteté, et il s'attacha à lui en l`an 1209, vendit tous ses biens, et en distribua le produit aux pauvres. Bernard fut suivi de ce même prêtre nommé Pierre, dont le sermon avait fait une si vive impression sur François. L'étonnement que causait la vue d'un jeune homme ayant un si grand mépris pour le monde , attira aussi près de lui le prêtre Sylvestre, et peu de jours après Gui vint se joindre aux quatre premiers; trois autres les suivirent un peu- plus tard. Ils habitèrent au commencement un endroit solitaire, non loin d'Assise, appelé Rivo-Torto, d'après un ruisseau qui l'arrosait en faisant mille détours ; ils y avaient une maison si petite qu'ils pouvaient à peine y vivre. L'empereur Othon IV passa dans le voisinage, se rendant à Rome pour s'y faire couronner. François ne daigna pas accorder un regard a cette pompe mondaine; mais il envoya un de ses compagnons auprès de ce puissant monarque, pour lui rappeler que l'éclat des grandeurs devait pâlir un jour et la gloire s'évanouir comme un songe. Bientôt les frères se séparèrent pour aller prêcher deux à deux dans les provinces voisines , comme François avait commencé par le faire lui-même dans les églises des environs. Tantôt la vue de cet habit encore nouveau et de l'austérité de leur vie excitait l'admiration, tantôt on les traitait de fanatiques, d'oisifs, de vauriens.

Les enfants dans les rues leur jetaient des pierres. Leur patience leur faisait tout supporter. « Que le Seigneur vous donne la paix !», était leur seule réponse aux outrages. Cependant de nouveaux compagnons, des plus distingués du pays, se joignirent à eux. Ni les conseils de l'évêque qui aurait voulu que François s'accordât a lui-même et aux siens le droit de posséder quelque propriété, ni l'humiliation dont ses compagnons étaient souvent accablés en demandant l'aumône , ne purent ébranler la résolution de cet homme si ferme, brûlant d'un amour si ardent pour Jésus-Christ. De nouvelles excursions leur procurèrent de nouveaux compagnons encore, et ils y éprouvèrent le même accueil, tantôt favorable et tantôt hostile. En 1210, François avait réuni autour de lui onze frères. Il leur annonça que leur destination devait être de parcourir le pays, d'exhorter les hommes à la pénitence, de leur rappeler la volonté de Dieu , et de les instruire plus encore par leur exemple que par leur parole.

En appelant ainsi les hommes à la pénitence et à la régénération, bien convaincus que l'Esprit parlait par leur bouche, ils ne devaient pas s'inquiéter des jugements du monde.
N'avaient-ils pas tout quitté pour gagner le ciel ? Il ne fallait pourtant pas qu'ils condamnassent et qu'ils méprisassent ceux qui se permettaient plus de douceurs dans la vie ; car Dieu est le maître de tous. Ils seraient alternativement accueillis et repoussés ; et ils devaient supporter l'un et l'autre sentiment avec humilité et patience , satisfaits de la récompense que Dieu accorde à tous ceux qui accomplissent fidèlement les promesses qu'ils lui ont faites. Aidé des lumières d'hommes doués de piété et d'expérience , il leur donna encore les règles suivantes. L'obéissance , la chasteté et la pauvreté sont les bases d'une vie consacrée à Dieu et au salut de l'âme. Les frères peuvent accepter comme aumônes les objets dont ils ont besoin pour soutenir la vie , mais jamais d'argent. Celui qui s'est une fois attaché à eux ne peut plus jamais les quitter. Songeant sans cesse à la faiblesse humaine , ils doivent s'exercer souvent au jeûne et à la prière, s'exhorter mutuellement comme frères, vivre comme tels et s'appeler Mineurs. Aucun d'eux ne doit servir, aucun ne doit être servi. Celui qui connaît un métier, un art, peut l'exercer et recevoir en paiement les objets nécessaires à la vie, mais point d'argent. Ils doivent accueillir favorablement amis et ennemis, et même les voleurs et les brigands. Il ne faut jamais montrer un visage morose comme un hypocrite, mais paraître toujours gai et joyeux dans le Seigneur. Ils ne doivent jamais posséder de biens-fonds et de l'argent, seulement dans un besoin urgent pour secourir un frère malade. Celui qui manque à cette prescription doit être regardé comme un faux frère, un voleur et un brigand.

On ne doit pas rougir de mendier; l'aumône est l'héritage des pauvres, qui leur a été acquis par Jésus Christ et qui tourne au profit de celui qui donne et non de celui qui reçoit. Il n'est jamais permis d'abandonner un frère malade , il faut toujours que l'un d'eux, ou plus, s'il est nécessaire , reste auprès de lui. Mais il ne faut pas non plus que le malade soit trop avide de médicaments, qu'il aime le corps plus que l'âme, qu'il murmure contre Dieu et ses frères; il doit remercier de tout ce qui lui arrive son Père qui est dans les cieux, et qui a dit : « Je châtie celui que j'aime. » Quand ils sont entre eux, les frères ne doivent point se disputer, s'injurier, tenir des discours inutiles; nul ne doit porter de jugement sur son frère, ni s'occuper des péchés d'un autre, mais des siens. Il est défendu de parler en particulier a des femmes; celui qui s'oublie avec une femme est expulsé. Comme le Seigneur l'a commandé aux apôtres, ils doivent parcourir le monde à pied et ne monter à cheval qu'en cas de maladie ou de nécessité urgente. Celui que l'Esprit divin poussera à se rendre chez les Sarrasins et les païens , en fera part au supérieur, et en demandera la permission , laissant à sa discrétion a décider s'il le juge capable de remplir cette mission. Mais qu'il se rappelle toujours ce que Jésus Christ a dit : « Celui qui me confessera devant les hommes , je le confesserai devant mon Père céleste. » (Matthieu 10,32) Nul ne doit s'arroger d'une manière permanente les fonctions de prédicateur; tous doivent enseigner par leur vie. Celui qui veut prêcher, doit en demander la permission et se tenir en garde contre l'orgueil et la vanité ; il doit tout faire pour honorer le Seigneur. Entre eux , les frères doivent , en peu de mots , s'exhorter à une conduite irréprochable, et repousser celui qui ne vit pas selon la foi catholique. L'ensemble de la confrérie est placé sous un premier serviteur , auprès de qui tous les serviteurs doivent s'assembler tous les ans, à la fête de la Pentecôte, et ceux qui demeurent par-delà les mers ou les montagnes , tous les trois ans.

De ces préceptes on peut tirer deux conclusions. La première c'est que la charité la plus pure , se manifestant par le dévouement le plus entier à Jésus-Christ , et se montrant par conséquent au dehors avec une invincible puissance, était le principe qui dirigeait la vie de François, le lien par lequel il attachait tous les frères à sa personne et les uns aux autres, et l'élément qui servait à faciliter leur contact avec le monde extérieur. Cette charité fut à proprement parler, l'esprit dont François anima son institution , et qui porta les fruits les plus admirables dans toutes ses différentes branches. La seconde conclusion est celle-ci, que François, dès les premiers et faibles commencements de son association, comptait déjà sur sa vaste et rapide extension, jugeant sans doute d'après le penchant qui entraînait cette époque les hommes et d'après le succès qu'avaient déjà eu d'autres associations du même genre.

La pauvreté était aux yeux de François une chose si précieuse que quand , par hasard, il rencontrait quelqu'un qui paraissait plus pauvre que lui , il se faisait des reproches de s'être laissé surpasser. Mais il y a une observation qui ne doit point échapper à notre attention. Dans tous les Ordres que nous avons passés en revue jusqu'à présent, nous avons trouvé un certain accord , et avec un principe toujours à peu près le même, des différences qui tenaient plus aux formes accidentelles ou au but secondaire qu'ils se proposaient. Les religieux de Cluny voulaient rétablir la règle de saint Benoit dans sa pureté primitive , et les Chartreux se distinguer en outre par une plus grande austérité ; les Cisterciens préférèrent , dans les premiers temps , user les forces de leur corps à labourer la terre, et ceux de Prémontré , au contraire, appliquèrent celles de leur esprit à cultiver les cœurs par la prédication et le soin des âmes, Jean de Matha regardait la délivrance des prisonniers captifs chez les infidèles, comme la tâche la plus belle que pût se proposer le chrétien qui voulait unir sa propre sanctification à une charité active ; Gui de Montpellier croyait employer plus utilement encore sa charité en venant au secours des pauvres malades; mais dans l'institution de François d'Assise , le principe chrétien paraît avoir été compris d'une manière toute différente; il se présente avec une tout autre forme , son but n'est pas non plus le même (quoique tout ce qui est chrétien ait au fond le même but), enfin, les moyens qu'il emploie pour parvenir à son but diffèrent aussi. On a coutume de comparer François à son contemporain Dominique , et de les juger d'après le même principe, parce qu'on les regarde tous deux comme les fondateurs d'associations chrétiennes qui acquirent plus tard une grande influence.

En effet, si l'on ne considère que le résultat , la comparaison peut offrir quelque justesse; mais si l'on juge les deux hommes individuellement et d'après leurs qualités distinctives, on reconnaîtra entre eux des différences essentielles. St-Dominique se modèle complètement d'après les anciens fondateurs d'Ordres , et ce qui distingue particulièrement son institut , consiste dans le but spécial que lui présentaient, comme urgent et indispensable, les circonstances locales au milieu desquelles il vivait. François, au contraire, a réellement introduit quelque chose de nouveau dans l'Église: il a saisi de nouveaux éléments de la vie chrétienne , il s'est servi de ces éléments pour donner à son association une forme nouvelle, dans laquelle il introduit un esprit nouveau comme elle. Cet esprit ne tarda pas à prendre un développement plus considérable , et , sous beaucoup de rapports , plus indépendant, et à conduire ceux qui le suivaient, tantôt vers le bien , tantôt vers le mal , mais toujours par des routes qui lui sont demeurées propres.

François se rendit donc à Rome avec tous ses compagnons , et muni de sa règle qu'il se proposait de soumettre au pape. D'après certains rapports, le pape l'aurait, à la vérité, renvoyé, mais un songe qu'il eut la nuit suivante l'aurait engagé à consulter les cardinaux à son sujet. Quelques-uns de ceux-ci jugèrent que la règle était non-seulement nouvelle, mais encore au-dessus des forces de l'homme, et ils conseillèrent en conséquence de refuser la demande. Le cardinal Jean Colonna fit observer, au contraire, que si l'on regardait les devoirs que François imposait à ses compagnons comme d'une exécution trop difficile, on courait risque de se tromper à l'égard des prescriptions de Jésus-Christ lui-même , et de les repousser aussi. Ces motifs , joints au songe qu'il avait eu , ajoute-t-on , firent qu'Innocent voulut voir encore une fois cet homme extraordinaire , qui, admis de nouveau en sa présence, lui cita les paroles du Rédempteur à l'appui de ses prescriptions.

Le pape lui accorda alors son approbation , mais ne voulut point la faire rédiger en forme de bulle. «Allez, lui aurait dit Innocent, prêchez la pénitence; si Dieu , dans sa grâce , daigne augmenter votre nombre , faites-le moi savoir, et je vous accorderai davantage.» C'est apparemment pendant ce séjour qu'il fit à Rome, que François, voulant prêcher la pénitence aux habitants avec l'Évangile , et ne pouvant parvenir à se faire écouter, s'écria dans sa colère : « Puisque vous méprisez en moi, son serviteur, le Seigneur Jésus-Christ lui-même, je veux, a votre honte, prêcher la parole divine aux animaux privés de raison ; et je sais qu'ils m'écouteront avec joie. » En achevant ces mots, il se rendit sur les collines des environs, et s'adressant aux corbeaux, aux pies et aux alouettes qui voltigeaient autour de lui, il leur cria : « Au nom de Jésus-Christ , que les Romains méprisent, je vous ordonne d'écouter la parole de Dieu , qui vous a créés et qui vous a préservés dans l'arche. » Sur quoi tous les oiseaux demeurèrent immobiles, et, pendant trois jours consécutifs, vinrent se rassembler autour de lui chaque fois qu'il les appelait. A la nouvelle de ce miracle , tout le peuple, le clergé en tête, se rendit auprès de l'homme de Dieu , le ramena en triomphe dans la ville , pour y répandre parmi ses habitants la fertile semence de l'Évangile.

En partant de Rome , François et ses compagnons retournèrent dans leur cabane près d'Assise , où ils passèrent le temps en prière et en exercices de piété. Le nombre de ses compagnons augmentant toujours, il continua à enseigner et à exhorter, se montra un père pour eux , les mettant en garde contre l'oisiveté et leur désignant sans cesse le chemin du salut. En même temps, il soumettait son propre corps aux plus rudes mortifications et aux privations les plus grandes : il ne buvait que de l'eau , se couchait sur la neige , dormait par terre sur le bois ou la pierre, se flagellait avec des chaînes de fer, pour lui-même d'abord, disait-il, puis pour les pécheurs vivants et pour les âmes du purgatoire; il imaginait sans cesse de nouveaux moyens d'assurer l'empire de l'âme sur le corps. Mais il faisait tout cela sans ostentation en humilité , charitable envers les autres hommes et fervent avec Dieu. Mais en donnant l'exemple d'une sévérité extrême pour lui , il en exigeait autant de ses frères, surtout en ce qui avait rapport à la désobéissance, qu'il regardait toujours comme le résultat de l'orgueil.

Ses manières faisaient aussi de l'impression sur l'esprit des femmes. Une jeune fille de dix-huit ans, belle, riche , aimable et pieuse, sainte Claire Sciffi, se fit couper les cheveux, le dimanche des Rameaux de l'an 1212, dans l'église de la Portiuncula, et adopta, malgré tous ses parents , le grossier habit et la vie austère de François. Sa renommée ne tarda pas à s'étendre. Les jeunes filles accouraient auprès d'elle ; les riches quittaient leurs maisons, les épouses abandonnaient leurs époux, pour se rassembler sous l'humble toit de cette communauté consacrée à Dieu.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  St-clare-of-assisi-header
Sainte Claire Sciffi (1194-1253)

François jugeant que l'esprit de ses frères était suffisamment affermi et qu'il n'atteindrait pas son but , qui était de conduire le monde à Jésus-Christ, en les laissant toujours dans leur étroite cabane, tint un conseil avec eux, le jour de la Pentecôte de l'an 1212 , et les envoya de nouveau , deux à deux , dans les diverses provinces de l'Italie. Grâce à leur pauvreté , ils se montraient patients dans les difficultés, toujours prêts à se mettre en route , partout en sûreté , puisque n'ayant rien à perdre , ils n'avaient rien à craindre : l'inquiétude ne les arrêtait pas, les soucis ne les troublaient pas; ils étaient assurés de trouver toujours un asile pour la nuit , des aliments pour le lendemain. Leur maître leur donnait l'exemple des privations. Il mangeait fort rarement ses aliments cuits , et seulement quand sa santé l'exigeait , et pour que son palais ne fût pas flatté de ce qu'ils avaient de plus agréable au goût , il y mêlait toujours quelque chose d'une saveur fade, il ne buvait même de l'eau qu'en petite quantité ; mais en revanche, il ne voulait pas que les frères se livrassent à une abstinence trop sévère; ce ne sont pas , disait-il, les exercices extérieurs, mais le sentiment intérieur qui rend agréable à Dieu. Quand il était en voyage, il mangeait tout ce qu'on lui présentait, d'après l'ordre des apôtres.

Dans ces courses apostoliques, François fut chargé de la Toscane. Se trouvant a Montefeltre pendant les réjouissances qui avaient lieu à l'occasion de ce que le comte venait d'être fait chevalier, il excita l'enthousiasme de tous les assistants par un sermon sur ces paroles : « Le bien que j'attends est si grand , que chaque douleur devient pour moi une joie. » Le comte de Casentino le consulta sur le salut de son âme , et lui donna le mont Alverna , dans les solitudes duquel François aima tant, par la suite, a se retirer. A Pérouse, il voulut parler sur la place du marché., mais les jeunes gens de la noblesse faisaient caracoler leurs chevaux autour de lui , se livraient à des jeux d'escrime et faisaient tant de bruit, que ses paroles se perdaient dans le tumulte.

Il éleva alors la voix de toutes ses forces et cria : « Ne croyez pas que ce soit un habitant d'Assise qui vous parle ; c'est le serviteur de Dieu que vous entendez.»  Il se mit alors à parler des bienfaits que Dieu répand sur les hommes , de leur orgueil et de la nécessité de tourner son esprit vers les choses éternelles pour éviter le châtiment. Aussitôt , des personnes de tout âge et de tout sexe accoururent auprès de ce grand prédicateur; ses discours embrasèrent tous les esprits, émurent tous les cœurs, et comme il n'avait exclu personne, personne ne pouvait lui être hostile. Quelque temps après, la noblesse et le clergé se trouvant en querelle avec le peuple , l'incendie et les dévastations en furent la suite et chacun reconnut alors combien ce qu'il avait dit était juste ; de sorte que les habitants de Pérouse le prièrent de prolonger son séjour parmi eux.  Ce fut à Cortone qu'il fonda son premier couvent; il en érigea ensuite d'autres, soit à Pise, soit en d'autres villes d'Italie. A Florence , il trouva de nouveaux compagnons, et il revint ensuite à sa première demeure , rapportant à son Père céleste tous les honneurs qui lui avaient été prodigués pendant son voyage. En général, il préférait le blâme à la louange, parce que, selon lui, il contribuait davantage à l'amélioration de l'homme. Bientôt après , pour donner une nouvelle preuve d'humilité, il se démit de la charge de supérieur et se rangea au-dessous d'un autre , qui fut précisément le frère qui l'accompagnait dans ses voyages.

Pendant qu'il s'occupait ainsi à exciter ses compatriotes à la pénitence, il envoya six frères à Maroc. L'un d'entre eux étant tombé malade dans l'Aragon (Espagne), fut obligé d'y rester; les cinq autres continuèrent leur route. On concevra qu'ils n'aient pas eu beaucoup de succès, puisque, dans l'ardeur de leur zèle, ils aimaient mieux souffrir le martyre que de mettre en usage les moyens les plus convenables pour se faire écouter. A peine arrivés à Séville (en Espagne à cette époque une ville occupée par les maures musulmans), ils se mirent à sommer, tout crûment, les habitants de se faire baptiser. Le roi les fit enfermer dans une tour. Le prince leur rendit pourtant la liberté et les laissa partir pour Maroc ou ils devinrent les premiers martyrs de l'Ordre.

François aurait bien désiré pouvoir lui-même répandre son sang, en annonçant l'Évangile du Seigneur. On l'entendait souvent dire en soupirant : « 0 Tanger ! Tanger ! Insouciant Tanger ! » et puis : « 0 Maroc ! Maroc ! ville insensée, plongée dans les ténèbres et dans les ombres de la mort! quand donc ouvriras-tu l'œil de  ton esprit à la lumière de l'Évangile, et sortiras-tu de ton sommeil?» Il se sentait attiré par la grandeur de la ville , par l'éclat qu'avait autrefois jeté son siège épiscopal (quand l`Afrique du nord était chrétienne), par la puissance de son monarque, qui était le souverain de plusieurs peuples. Il se mit donc en route, en 1213, traversa le Piémont et la France, et se rendit en Espagne, dans l'intention de s'y embarquer.

Il tomba malade dans ce dernier pays et dut, en conséquence, borner ses travaux à la Péninsule ; il en parcourut presque tout le royaume, formant, dans les principales villes, des associations soumises à sa règle. Il revint après cela dans sa patrie. Pendant une course dans la Basse-Italie, il avait acquis, pour son association, le poète Marchigiano. Arrivé à Cortone , le peuple monta la garde aux portes de la ville, pour l'empêcher d'en sortir, et on ne l'accorda qu'a regret à ses instantes prières. C'est ainsi que, plus tard, à Bologne, une foule empressée l'entoura , et celui-là se croyait heureux qui avait pu toucher seulement le bas de sa robe. Il en prit occasion pour enseigner à ses compagnons a ne se fier ni à la protection des hommes puissants, ni aux dons des riches, ni à la faveur populaire, mais uniquement au Père céleste.

En attendant, l'association s'affermissait de plus en plus dans toute l'Italie ; il s'en forma des affiliations dans la plupart des villes ; des maisons furent construites pour en loger les membres ; à Osimo seul trente jeunes gens y entrèrent en 1215. Lors de l'assemblée générale de l'Église, François retourna à Rome pour obtenir la reconnaissance de son association, en qualité d'ordre religieux ; son illustre contemporain, Dominique Gusman (St-Dominique), s'y trouvait précisément en même temps et dans le même but. François eut plusieurs fois occasion de se trouver avec lui, et ces deux hommes se sentirent remplis d'une estime mutuelle l'un pour l'autre , car quoique leurs efforts pour
le salut des hommes fussent d'une nature toute différente , chacun d'eux désirait ardemment que l'institut de l'autre pût vivre et fleurir.

Mais le concile ayant le projet de rendre un décret contre l'augmentation des Ordres, François et Dominique furent tous deux forcés de se contenter, pour le moment, d'une tolérance verbale. Cependant l'association de François avait déjà pris unetelle extension qu'il put convoquer, pour le jour de la Pentecôte de 1216, la première assemblée générale, qui acquit une grande importance par la présence du cardinal Ugolino d'Ostia, plus tard pape sous le nom de Grégoire, et par l'appui que cette présence lui prêta. On s'y consulta sur les moyens d'étendre le christianisme , et l'on prit la résolution d'envoyer dans tous les autres pays des frères , avec l'instruction suivante : « Mettez-vous en route, deux par deux , recueillis en vous-mêmes, sans parler et priant mentalement. S'il faut que vous parliez, que votre discours soit humble, honnête, comme dans l'ermitage ou dans la cellule; car le corps est la cellule, et l'âme est l'ermite qui y demeure ; elle doit prier et réfléchir aux choses du ciel. A quoi sert la cellule construite par la main des hommes, si l'âme n'a point de repos dans la sienne? Que votre conduite chez les peuples soit telle que quiconque vous voit et vous entend bénisse le Père céleste. Offrez la paix à tout le monde, et que cette paix ne soit pas seulement sur vos lèvres, mais encore dans vos cœurs. Ne vous mettez point en colère l'un contre l'autre ; ne soyez pas des objets de scandale, mais que cette douceur même serve à exciter tout le monde a la bienveillance, a la paix, a la concorde. Notre vocation est de panser les blessures, de guérir les fractures, de ramener dans le droit chemin ceux qui s'égarent. Vous verrez bien des gens qui vous sembleront des membres de Satan et qui peuvent encore se transformer en disciples de Jésus-Christ.»

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  WEB_CHEMIN_15464_1272612114
L`Italie et l`Europe au temps de St-Francois d`Assise - 13 eme siècle

Les missionnaires eurent d'abord à lutter contre de grandes difficultés en Espagne, avant qu'il leur fût possible de s'y affermir et de fonder de nouvelles communautés à Lisbonne et dans d'autres villes. Ils trouvèrent plus d'accueil chez les Français. Ce fut en Allemagne qu'on les reçut le plus mal. Dans la première ville où ils se présentèrent, leur costume extraordinaire attira autour d'eux un grand rassemblement de peuple. On leur demanda s'ils désiraient un asile et quelques aliments , à quoi ils répondirent le seul mot allemand qu'ils sussent : ia (oui). D'après cette expérience , ils crurent qu'avec ce mot ils pourraient parcourir l'Allemagne tout entière. Mais, arrivés dans une autre ville, on leur demanda cette fois s'ils étaient hérétiques et s'ils prêchaient une autre croyance que celle de l'Église catholique : « ia ! ia !» s'empressèrent-ils de répondre, sur quoi on les jeta en prison, on les maltraita et on finit par les renvoyer.

Cependant François n'avait pas renoncé au projet d'obtenir du chef de la chrétienté l'approbation formelle de son Ordre. Il retourna encore à Rome, l'an 1217, et composa un discours fleuri, qu'il se proposa de débiter au pape et aux cardinaux. Mais en entrant dans l'assemblée, il ne se rappelait plus un mot de ce qu'il voulait dire ; en conséquence, il commença à improviser avec tant de force et de vivacité que tous les assistants en furent touchés, et s'écrièrent que l'Esprit de Dieu parlait par sa bouche. Toutefois ses espérances ne se réalisèrent pas encore. En attendant, l'Ordre avait pris une telle extension, que dans une assemblée, tenue en 1219, il se trouva plus de cinq mille frères, quoiqu'il en restât pourtant un assez grand nombre pour les cérémonies du culte et pour les autres devoirs qui leur étaient imposés.

Toute cette foule coucha sous des tentes ou dans des cabanes construites à la hâte. On entendait retentir dans les airs les chœurs de ceux qui chantaient, le murmure de ceux qui priaient, les voix des lecteurs, de sorte que le cardinal Ugolino, qui assistait encore cette fois à l'assemblée, ne put s'empêcher de s'écrier avec ravissement : « C'est vraiment ici le camp du Seigneur ! » Noblesse et bourgeois, prêtres et laïques des villes environnantes y accouraient par flots, apportant des vivres et regardant comme un bonheur pour eux de pouvoir servir les serviteurs de Dieu. De grands prélats contemplaient avec admiration la dure couche, l'habit grossier, la sobre nourriture, les étroites cabanes des frères. Près de cinq cents personnes entrèrent, à cette occasion , dans l'association, comme novices. François rejeta avec fermeté toutes les propositions qui lui furent faites pour adoucir la règle. Le peu de temps qui s'était écoulé depuis son établissement avait suffi pour le convaincre que la sévérité attirait plus de personnes qu'elle n'en effrayait ; il y en eut même qui ajoutèrent en particulier de nouvelles rigueurs à celles de la règle, et quand le maître leur ordonna, en vertu de la loi d'obéissance, de s'en abstenir, on vit paraître au jour des anneaux, des chaînes, des cuirasses de fer, dont quelques frères se macéraient la chair.

On résolut d'envoyer de nouveaux missionnaires en Syrie , en Égypte, en Afrique, auprès des Grecs, en Angleterre, en Hongrie ; mais personne ne fut chargé d'aller en Allemagne. Les mœurs, la langue, les usages de ce pays étaient totalement inconnus. François jugea, d'après cela, qu'il vaudrait mieux tâcher de gagner à son institution quelques Allemands, qu'il ferait venir en Italie et qu'il renverrait ensuite dans leur patrie. Il donna, en partant, aux missionnaires des lettres pour les autorités temporelles, pour tout le clergé, pour les religieux de tous les ordres.

Quant à lui , brûlant toujours du désir du martyre , il s'embarqua pour Acre, avec douze compagnons. Après leur avoir assigné les diverses provinces du Levant, il se rendit, de sa personne, à Damiette (Égypte). Là, il lui eût été facile d'observer l'esprit qui animait l'armée des chrétiens et de prédire les malheurs qui ne tarderaient pas à fondre sur elle, dût sa voix ne pas être écoutée. Sans se laisser arrêter par le prix que le Soudan avait mis sur chaque tête de chrétiens, immédiatement après la défaite des croisés, François se mit en route et traversa toute l'armée ennemie, pour se rendre auprès du prince musulman. Chargés des chaînes que les Sarrasins leur avaient attachées, François et son compagnon, le frère Illuminé, se présentèrent d'un visage serein devant le Soudan, et commencèrent à parler de la sainte Trinité et de l'Évangile, sommant le monarque ennemi et son peuple de leur rendre les hommages qui leur étaient dus.  Si le Soudan, ajouta-t-il, désirait avoir la preuve de la vérité de la foi chrétienne, il n'avait qu'à faire allumer un bûcher ; lui, François, et son compagnon y monteraient d'un côté , pendant que quelques prêtres musulmans s'y placeraient de l'autre, et l'on verrait bien alors quels étaient ceux que Dieu protégeait. Le prince musulman admira l'intrépidité de son courage et l'entraînement de ses discours ; il le retint pendant quelques jours auprès de lui , et lui offrit des présents que François refusa ; le Soudan l'envoya avec une escorte au camp chrétien. Ce voyage de François eut du moins un avantage ; ce fut que, par la suite, le soudan traita les prisonniers chrétiens avec plus de douceur et rendit même plus lard la liberté à un grand nombre d'entre eux.

Un message qu'il reçut des frères le rappela auprès d'eux ; car le frère Élie, à qui il avait confié la direction de l'Ordre , se permettait d'y faire de nombreux changements. Il dit un jour que le ciel n'avait pas accordé à tout le monde autant de pureté qu'à leur fondateur, qu'il était plus facile d'admirer que d'imiter ; dans ce qu'il avait ordonné, bien des choses surpassaient les forces de l'homme et voulaient être modifiées. Ces discours furent écoutés avec faveur, pendant que les plus zélés se plaignaient, gémissaient, annonçant la destruction de l'Ordre et demandant à haute voix le retour du fondateur.

François trouva, en effet , à son arrivée , que celui qui l'avait remplacé s'était départi en plusieurs points de la règle. L'habit même avait subi un léger changement. François lui fit observer que cela ne devait pas être ainsi ; il fit cesser les innovations et choisir à la place d'Élie un autre maître, à qui, tout le premier, il jura obéissance. Il tenait surtout l'œil attaché à ce qui pouvait occasionner la moindre déviation de la simplicité et de l'humilité, et notamment à la construction de maisons plus vastes et plus coûteuses que ne le comportait le vœu de pauvreté qu'ils avaient fait. Il destitua, par ce motif, le supérieur de la maison de Bologne , qui y avait fondé un établissement d'études, préférant ainsi donner aux jeunes frères de la science plutôt que de la piété.

La vie, disait-il , devait être leur science et la piété leur éloquence. Quoi qu'il ne blâmât pas l'étude de la théologie et ne défendît pas la prédication, il ne cessait de répéter que sans humilité, sans simplicité et sans ferveur dans la prière , l'une et l'autre devenait inutiles, et que la dévotion ne pouvaient pas être prêchée par celui qui n'en avait pas lui-même. Un supérieur ayant de la peine à se séparer de ses livres, François lui dit que l'Évangile, en vertu duquel ils avaient renoncé à tout esprit de propriété , ne faisait point d'exception à leur égard, et que, d'ailleurs, il ne voulait pas que les livres pussent devenir un piège pour son salut. Il refusa à un novice la permission de conserver même son psautier, disant qu'ayant un livre, il en voudrait avoir d'autres. Il ajouta que lui-même autrefois avait désiré posséder des livres , mais qu'il s'était rappelé le passage de l'Évangile où il est dit : « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux.» Il suffit pour le salut de connaître Jésus-Christ le Crucifié.

Afin de bien faire sentir cela au frère Élie, qui montrait toujours de la préférence a ceux qui se distinguaient par les dons de l'esprit et par les connaissances, il fit un jour asseoir à table à côté de lui les deux frères qui passaient pour les plus simples , sur quoi Élie lui dit : « Frère François, ta simplicité nuira certainement à l'Ordre; tu places à côté de toi les ignorants et tu ne fais aucune attention aux savants. » — « Et toi , répondit François, ton orgueil et ta sagesse mondaine nuisent encore bien plus à l'Ordre que ma simplicité! » Sans cesse occupé du succès de l'Ordre , du maintien intact de sa règle et de son extension, il recommanda au nouveau grand maître élu en 1221 , Pierre de Catano, de montrer envers tout le monde de la charité et de la patience ; quoiqu'il sût que quelques-uns , dont l'humeur était plus hautaine et moins disposée à se soumettre à une discipline sévère, avaient exprimé leurs sentiments par des discours pleins d'amertume. François proposa alors lui-même de faire une tentative pour transplanter l'Ordre en Allemagne, et quatre-vingt-dix frères offrirent de s'y rendre, persuadés qu'ils couraient à une mort inévitable. II choisit parmi eux le frère Cœsarius, de Spire, et lui donna pour compagnons douze prêtres et quinze laïques; arrivés à Augsbourg, ils se répandirent dans tous les diocèses de l'Allemagne. Le résultat se fit sentir si promptement, que dès l'année suivante on put tenir à Worms une assemblée des frères de toutes les villes des environs. Mais dans ce nombre il y avait encore peu de prêtres , de sorte qu'un même ecclésiastique était obligé de vaquer au culte, alternativement à Worms et à Spire.

En l'an 1223, François soumit au pape Honorius une nouvelle règle plus courte. Mais on lui objecta encore qu'elle était trop sévère. François réitéra la réponse qu'il avait déjà faite, savoir : qu'elle lui avait été commandée par Jésus-Christ. Il parvint pourtant à la fin à obtenir du pape qu'il approuvât la règle et qu'il admît l'institut au nombre des Ordres reconnus par l'Église. Le plus cher de ses vœux fut ainsi rempli; il était parvenu au but des efforts de sa vie entière. Il continuait à parcourir l'Italie pour étendre et affermir son institut, veillant, priant, exhortant, enseignant. Mais, en l'an 1224, il tomba malade a Sienne, et ce ne fut que pour céder au devoir de l'obéissance qu'il consentit à prendre des médicaments. Ayant éprouvé de grands vomissements de sang, ses disciples comprirent que sa fin approchait. Ils entouraient son lit et se demandaient quel serait désormais leur guide, leur conseiller, leur consolateur. Sa faiblesse ne lui permettant pas de parler longuement, il se contenta de leur recommander trois choses : de s'aimer les uns les autres , comme il les avait tous aimés, de se vouer en tout temps à la pauvreté, et de se soumettre en toutes choses à leurs supérieurs et à l'Église.

Saisissant un moment où les douleurs lui laissaient un peu de repos, il dit : « Je lègue à tous mes frères, dans le monde entier , comme ma dernière volonté , la recommandation de célébrer avec un profond respect le très saint Sacrement de l'autel, d'honorer le culte, de suivre fidèlement la règle , et de réciter consciencieusement l'office du bréviaire.» La maladie s'aggravait. François demanda à être transporté à Assise , ou l'évêque le logea chez lui. Au plus fort de ses souffrances, il s'efforçait de réciter ses heures de bout et sans appuyer le dos contre le mur, et il y mettait tant de ferveur , qu'on eût dit qu'il était réellement en présence de Dieu. Il enseignait encore quelles devaient être les qualités d'un général et celles d'un provincial.

Quand les douleurs devinrent plus vives, il rendit grâces à Dieu de l'épreuve qu'il lui avait envoyée et demanda pardon aux frères qui le soignaient, de la peine qu'il leur donnait. Les magistrats d'Assise firent placer des sentinelles autour du palais de l'évêque , afin que quand François serait mort , on n'enlevât pas à la ville le précieux trésor de son corps. Lorsqu'enfin le médecin lui eut annoncé que sa mort était proche , il se mit à chanter d'une voix claire les louanges de Dieu. Le frère Élie l'ayant engagé à s'en abstenir, de peur que le peuple ne l'attribuât à de la légèreté, il répondit : « Laissez-moi, mon frère , me réjouir dans le Seigneur et le remercier du calme de ma conscience ! Car, par la grâce et la miséricorde de Dieu , je suis tellement uni avec mon Seigneur, que je puis avec raison me réjouir en lui, maître suprême et gracieux donateur de tous les biens. Je ne suis ni si délicat, ni si lâche que de craindre la mort et de trembler à son approche.» Quand les souffrances furent arrivées à leur dernier période, comme il n'avait plus que la peau sur les os , il appela tous les frères , selon leurs fonctions et leurs places, et les bénit l'un après l'autre. Son œil ne distinguait déjà plus les objets , quand apercevant quelqu'un à genoux près de lui , il demanda qui c'était. Ayant appris que c'était Élie, il dit : « Qu'il soit heureux! Ma droite repose sur lui! » Il demanda ensuite à être porté dans l'église de Sainte-Marie-des-Anges , afin de terminer sa vie mortelle dans le lieu où il avait commencé sa vie spirituelle.

Cela se fit avant le point du jour. Il demanda aux porteurs où ils étaient. Quand on le lui eut dit, il se souleva de dessus le brancard , se fit tourner la face vers la ville, et bénit ses habitants. Dans l'église il distribua aux frères du pain consacré et leur recommanda l'édifice dans lequel ils se trouvaient. En dernier lieu, il se fit coucher sur la terre nue, leva le regard au ciel, et se prépara à rendre le dernier soupir en récitant avec le peu de force qui lui restait, le psaume 141 tout entier. Ce ne fut que par obéissance qu'il accepta du supérieur une robe , et il se félicita d'être demeuré jusqu'à la fin si fidèle à la loi de pauvreté, que même, au moment de la mort, il ne possédait rien qui n'appartint à un autre. Ce fut le samedi, 4 octobre 1224, qu'il expira, dans la quarante-cinquième année de son âge.

Aussitôt que la nouvelle de son décès se répandit dans Assise , tout le peuple courut à l'église pour s'édifier par l'aspect du mort et pour toucher son corps. Pendant toute la nuit on n'entendit autre chose que des hymnes a la gloire de Dieu qui s'était manifestée d'une manière si éclatante dans l'homme qu'il venait d'appeler à lui. Le lendemain matin, ses disciples, accompagnés de tout le clergé, au son des trompettes, avec des cierges allumés et des rameaux de verdure, le portèrent sur leurs épaules à l'église de Saint-Damien , où les religieuses de Sainte Claire reçurent le précieux corps, et, baignées de larmes, contemplèrent pour la dernière fois les traits de leur père chéri. Quand l'ouverture par laquelle elles avaient coutume de recevoir de lui le corps du Seigneur, se fut refermée, les restes de François furent portés à l'église de Saint-Georges, où les premières dispositions à une vie chrétienne s'étaient réveillées dans son cœur.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  DSC_0575
Assise en Italie

Ce fut là qu'on l'inhuma, et six ans après il fut porté dans le magnifique temple qu'Élie fit bâtir en son honneur , à l'aide des contributions de plusieurs princes et de toute la chrétienté. Par la suite des temps, il s'éleva quelques doutes sur la véritable place où reposait les restes du saint ; mais, le 12 décembre 1818, son corps fut retrouvé sous le maître-autel de cette église, et le 5 septembre 1822, après un long et scrupuleux examen, Pie VII déclara que ce corps était réellement celui de saint François. François fut, sans contredit, une de ces natures grandes et merveilleuses qui rassemblent toutes les forces de leur esprit et tous les penchants de leur cœur dans le foyer du christianisme , afin de les employer tous exclusivement à la solution du plus difficile de tous les problèmes : celui de subordonner complètement le présent aux promesses de l'avenir. S'il adopta la forme austère qu'il choisit et s'il y mit une si grande rigueur , il faut en accuser les propensions du temps où il vivait, en admettant qu'une manière de voir et d'agir que notre siècle est hors d'état même de comprendre puisse devenir un sujet d'accusation. Mais ce qu'il y aurait de plus contradictoire, ce serait d'accorder d'une part notre admiration à la gravité morale et au détachement de tous les besoins matériels d'un Zénon et de ses disciples, et de l'autre de ne regarder qu'avec mépris les vertus auxquelles la foi chrétienne a pu seule donner le mouvement, la persévérance et le succès.

Quand on voit des natures d'hommes qui repoussent loin d'eux les biens temporels, qui se soumettent avec joie à la plus complète indigence, qui bornent leurs nécessités aux choses les plus indispensables, qui vont au-devant des plus éminents dangers de mort, dans le seul but d'annoncer Jésus Christ, qui préfèrent se subordonner à d'autres plutôt que de leur commander, qui exhortent tout le monde à la charité et à l'humilité, et exercent eux-mêmes ces vertus, envers tout le monde ; il ne faudrait pas, en vérité , qu'une génération qui se laisse diriger en tout par des sentiments diamétralement opposés à ceux-là , se permît de juger légèrement de semblables natures. Nous connaissons d'autres routes qui conduisent vers le ciel mais faut-il traiter d'insensé celui qui choisit la plus rude et la plus escarpée, parce qu'il la croit la plus sûre ?

Plusieurs traits de la vie de François annoncent un esprit délicat et une douceur qu'au premier aspect on croirait inconciliable avec la sévérité de la règle qu'il s'était imposée à lui-même et à ses compagnons. On admire cette délicatesse dans la recommandation qu'il fait à ses disciples de reconnaître les louanges du Créateur dans le chant du rossignol et de la cigale. Un jour une pauvre femme qui avait donné deux de ses fils à la communauté, vint demander l'aumône à la porte du couvent. François ordonna de lui donner quelque chose. Mais l'économe répondit que l'on ne possédait rien qu'un Nouveau Testament , qu'on lisait au chœur. « Donnez-le-lui, dit François , pour qu'elle le vende , car, en vérité , nous rendons un plus grand service à Dieu en venant au secours de cette pauvresse , qu'en lisant ce livre au chœur. »

La pitié pour les malades et pour les pauvres fut toujours un des traits distinctifs de son caractère. Il aimait mieux vendre des livres , des ornements d'autel , des habits d'église , que de ne pas secourir ceux qui s'adressaient à lui. La pauvreté était à ses yeux l'épouse de Jésus-Christ, la racine, la pierre angulaire et la reine de toutes les vertus ; le lien qui devait unir ses frères entre eux , la source d'où devait découler leur nourriture. En l'an 1223 , il fut invité à dîner chez le cardinal protecteur de l'Ordre. François posa sur la table le pain de la charité, et se mit à en manger. Le cardinal prit cela pour une insulte et lui en fit des reproches. « Non , dit François, j'ai honoré ta maison en y servant un plus grand seigneur que toi ; car la pauvreté volontaire est agréable à ses yeux. » Bien qu'il plaçât une vie active au-dessus des efforts de la science, il reconnut néanmoins le mérite du frère Antoine, et il lui ordonna de se livrer à l'étude de la théologie. Lorsque François envoyait un des frères au dehors pour prêcher, il lui disait d'avoir toujours dans l'esprit les paroles du psalmiste :« Abandonnez au Seigneur le soin de tout ce qui vous regarde, et il vous nourrira.»

François savait inspirer à ses disciples un tel enthousiasme pour le mépris des biens de la terre , pour la patience dans les maux, pour les efforts qui conduisent au but le plus élevé , que lorsqu'arriva la nouvelle que sept d'entre les frères avaient souffert le martyre pour Jésus Christ en Mauritanie, une foule d'autres se sentirent enflammés du désir de cueillir une palme semblable. Il les avait tellement convaincus que l'humilité est la source de toutes les vertus chrétiennes, que le frère Antoine, qui devint plus tard un des plus grands ornements de l'Ordre , et duquel les rares dons de l'esprit , l'éloquence et la connaissance des choses de Dieu firent l'admiration de ceux qui l'entendirent improviser des discours chrétiens, avait sollicité comme une grâce de son supérieur d'être chargé de laver la vaisselle et de balayer les cellules, disant, de lui-même, qu'il n'était bon qu'à cela.

On raconte que François attirait à lui jusqu'aux animaux privés d'intelligence; que les moutons s'arrêtaient pour le regarder, que les lièvres venaient se réfugier auprès de lui, que des faucons le suivaient et des loups abandonnaient leur proie. A son commandement, les cigales commençaient à chanter, les oiseaux entonnaient les louanges de Dieu. Il disait aux hirondelles : « Mes sœurs , vous avez assez bavardé ; c'est maintenant à mon tour à parler : écoutez la parole de Dieu et taisez-vous, jusqu'à ce que j'aie fini de l'annoncer. » Soit que le maître parût si grand aux yeux de ses premiers disciples, soit qu'il eût réussi à gagner à un tel point leur attachement et leur vénération , on raconta plus tard à son sujet un grand nombre de faits où les lois de la nature avaient été renversées pour le glorifier; les esprits célestes étant descendus pour l'encourager , ceux de l'enfer étant montés sur la terre pour le perdre. A compter du jour de sa naissance et de son baptême, on sema tout le cours de sa vie de miracles et d'apparitions, de saints et de démons, du ciel, de l'enfer.

Plus tard on répandit plusieurs récits d'un pouvoir extraordinaire, non-seulement sur lui-même, mais encore sur les objets extérieurs, de relations personnelles avec Jésus-Christ, de regards jetés dans la gloire céleste , cachée aux yeux de tous les autres hommes , de prévision des événements futurs, d'une connaissance claire des pensées et des désirs cachés des autres hommes, comme s'il avait pu lire dans leurs cœurs; et tous ces récits furent ornés de détails à la manière des mythes.  Il est incontestable, d'une part, que la direction prise et imprimée par François se trouva tellement d'accord avec les idées qui régnaient alors parmi les hommes , et de l'autre que son apparence et sa nature même semblaient si extraordinaires, que l'on fut porté à voir dans les circonstances les plus fortuites, le présage de l'influence qu'il exercerait plus tard. Et il ne faut pas oublier que l'admiration dont il fut l'objet ne se manifesta pas seulement après sa mort , et qu'elle ne se borna pas aux membres de son institut , mais que pendant sa vie même , ceux qui n'en furent que les simples témoins s'en exprimèrent dans les termes les plus forts.

On se croyait arrivé à la dernière époque du monde ; on voyait partout des dangers pour l'Église , on tremblait devant la puissance croissante de l'antéchrist, contre lequel on se figurait que l'Éternel avait envoyé , dans François et ses compagnons, de nouveaux combattants. On croyait voir se rétablir en eux l'état primitif de l'Église ; chez eux on voyait reparaître la pauvreté , l'humilité , le zèle , la pureté , l'accomplissement des commandements de Jésus-Christ. Dès lors on disait : Le riche quitte sa maison , ses terres, ses trésors pour se réunir à eux; il n'y a pas de pays dans la chrétienté où il ne se trouve plusieurs de ces frères ; chacun se croit heureux quand ils descendent chez lui , quand ils daignent accepter de lui une aumône. Les Sarrasins eux-mêmes, les païens, au sein de leurs ténèbres , admirent leurs perfections; et quand ils se présentent avec courage au milieu d'eux , ils les accueillent et fournissent avec joie à leurs besoins.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Empty Re: TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand

Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 4:59

DES FRANCISCAINS. (Suite)

Or, de quelque manière que l'on conçoive tout ce que nous venons de dire, la personne de François, son apparence extérieure , la façon dont il se posait en face du monde , dont il comprenait le christianisme et cherchait à le réaliser en lui-même et en d'autres , nous sommes convaincu que la génération actuelle , avec ses idées et ses goûts, ne pourra jamais se mettre à la place des contemporains de ce saint homme. Ceux qui se montreront les plus raisonnables ne méconnaîtront pas l'action d'une force morale surprenante , excitée par l'absorption complète de sa personne dans l'abîme de l'amour divin , tel qu'il s'ouvre devant l'homme qui s'identifie par la foi avec le Sauveur du monde ; mais ils avoueront en même temps que sous l'empire d'un développement tout différent de l'organisme du genre humain , il devient absolument impossible que rien de semblable se reproduise.

Par la même raison, d'autres croient pouvoir nier jusqu'à l'existence de ce phénomène remarquable , à l'aide de quelques railleries facilement inventées et d'un petit nombre de mois sans réplique. Il nous semble que l'apparition de François et son influence sur ses contemporains peuvent être regardées comme identifiées avec le mouvement des croisades. De même que, dans celles-ci , la foi, partant du centre, parcourait et enflammait la vie de la chrétienté , et poussait ses membres aux combats et à la mort pour manifester cette foi , de même François usa de son inconcevable influence sur les cœurs pour les ramener vers ce centre , par les privations et les souffrances , par la charité et l'espérance : or, ce centre était Jésus-Christ, tel qu'en qualité de Rédempteur du monde il se présentait à l'esprit des hommes de ce temps. En n'oubliant jamais ce que nous venons de dire, nous reconnaîtrons ce que saint François a manifesté par ses paroles et par ses écrits, et comment il l'a confirmé par ses discours et par ses actions. La charité , qui a ses racines en Dieu et qui découle de Dieu , fut l'âme de sa vie , le pivot de son existence.

Quoi qu'il en soit , si l'on peut se figurer une limite aux exigences de la loi , et si les mortels restent toujours à une distance immense de ces dernières limites, il n'en est pas de même de la charité ; elle n'a point de bornes, non plus que Celui de qui elle tire sa source et en qui elle trouve sa perfection ; elle est douée d'une puissance dont ne peuvent avoir une idée que le très-petit nombre d'hommes qui se sont confirmés en elle. Ces hommes ont franchi les bornes de la loi; ils se meuvent dans un espace libre où la loi n'est pas mise de côté, mais transformée en un élément infiniment plus pur et plus spirituel ; élément qui, à ceux qui ont le bonheur d'y pénétrer, ou pour mieux dire d'en être doués, accorde des forces qui n'admettent aucune mesure, aucun calcul , aucune expérience , qu'il est plus facile de nier que de concevoir , de connaître ou même de regarder comme possible.

Pour bien peindre les sentiments intérieurs de François, il faut les chercher dans ceux de ses écrits qui sont parvenus jusqu'à nous. Ces écrits se composent de lettres aux supérieurs de son Ordre, à l'ensemble de la chrétienté, à quelques particuliers, et d'exhortations à ses frères : elles traitent de la foi en Dieu , du respect pour le sacrement et de la manière de le recevoir dignement, des suites funestes de la volonté individuelle et du devoir de l'obéissance ; elles rappellent qu'il ne faut se glorifier de rien que de la Croix de Jésus-Christ , que la connaissance des bonnes œuvres est au-dessus de toute autre science , qu'il faut fuir l'envie , aimer ses ennemis , maîtriser le corps , apprécier au-dessus de toutes choses la patience, la pauvreté et la paix ; conserver l'humilité, la pitié et la pureté ; accueillir les reproches, ne pas se livrer à des discours frivoles.

On trouve encore parmi ces fragments des sermons, des traités ascétiques, des prières, de courtes exhortations à ses frères sur les devoirs de leur profession; des dialogues , des réponses à des questions , des observations sur des cas arrivés, des remontrances; presque tous ces écrits recueillis à l'aide des rapports de ceux qui, depuis le commencement, se sont trouvés dans des relations intimes avec lui. Il y a encore des prédictions, mais qui se rapportent plutôt aux suites morales des actions des hommes qu'à des faits et des événements ; des comparaisons, des bénédictions, des décisions.

Mais c'est surtout dans ses maximes que cet homme étonnant se fait bien connaître. On lui demandait un jour comment, avec un habit si léger, il se mettait à l'abri des rigueurs de l'hiver ; à quoi il répondit ; « Quand la flamme de notre demeure céleste brûle en nous, nous ne sentons pas le froid extérieur. » — « Il est difficile de satisfaire les besoins du corps en demeurant étranger a la concupiscence des sens. » François comparait un moine paresseux au bourdon qui consomme le fruit du travail d'autrui. - « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue , non pas parce que c'est en elle que réside le sens du goût , mais parce que c'est elle qui parle. »« L'homme de Dieu doit s'affliger intérieurement de ses péchés, mais il ne doit pas montrer un visage sombre et renfrogné. » « Se corriger, éviter le péché , exercer la vertu , sont des grâces de Dieu. » — « Ne lisez d'autre livre que celui de la Croix ; heureux qui , pour l'amour de Dieu , renonce à la science des hommes. » — Ses frères le pressant de solliciter un privilège du chef de l'Église , il leur répondit : «Notre privilège est de n'en point avoir sur la terre, d'obéir à tout le monde , et de nous regarder comme les derniers de tous. » — « L'argent est un serpent venimeux pour les serviteurs de Dieu .»

«Je croirais commettre un vol envers le grand aumônier si je ne donnais volontiers mon habit à un homme un peu plus pauvre que moi. »« Ne demandez, mes frères, que ce dont vous avez besoin pour vous nourrir et pour vous couvrir ; tout ce que vous prenez de plus est un vol que vous faites à de plus malheureux que vous. » Peu de temps avant sa mort, il dit : « Je suis si intimement uni avec mon Seigneur, que la mort ne m'effraye point et qu'une plus longue vie ne me réjouirait point ; je suis également heureux de vivre et de mourir. » Dans ses plus grandes souffrances , il remarque : « Rien ne soulage autant que de méditer journellement sur la vie et la mort de mon Seigneur ; je n'aurais besoin d'aucun autre livre, quand je vivrais jusqu'à la fin du monde. » Au moment de mourir, il s'écria : « La gloire du ciel que j'attends me donne la force de supporter les maladies , la honte, la persécution , toute espèce de maux. »

La première règle que François donna à ses compagnons et à ses disciples regardait la foi , la morale et la manière de vivre; la seconde y ajouta la constitution et la composition de la société. L'obéissance, la pauvreté et la chasteté y étaient posées comme base à la fois de la communauté et de la vie individuelle. Tous les frères étaient subordonnés au supérieur, mais la charité était le lien qui devait les unir. François exhorta ses frères , au nom de Jésus-Christ, à se dépouiller de tout orgueil , de tout désir de renommée , de toute envie , de toute avidité, de tout souci pour les choses temporelles, de toute susceptibilité, de tout murmure.

Ceux qui ne savaient pas lire ne devaient pas s'en inquiéter ; la prière, l'humilité, la patience dans la souffrance et dans la maladie , c'était là la véritable science, qu'ils devaient préférer a toute autre. En parcourant le monde , ils ne devaient point se disputer ni juger les autres , mais se montrer toujours généreux , pacifiques , doux et humbles , et ne tenir que d'honnêtes discours.. Ils ne devaient recevoir aucun argent, ni par eux-mêmes ni par l'entremise des tiers. Leurs habits devaient être de vieilles pièces ; mais ils ne devaient point mépriser ceux qui s'habilleraient plus proprement ou qui se nourriraient d'aliments plus délicats. François avait intention d'abaisser aussi par-là la fierté des pauvres, qui peut devenir, au contraire, aussi oppressive que l'orgueil des riches. Il leur était défendu d'entrer dans un couvent de femmes et de tenir un enfant sur les fonts de baptême En cas de grande nécessité, il leur était permis de porter des souliers. Il était permis de jeûner en certaines occasions , mais le jeûne n'était commandé que le vendredi ; dans des cas urgents , on pouvait s'en dispenser tout à fait. Celui qui pouvait travailler le devait faire, mais ne pas pour cela se dispenser de prier. Pèlerins et étrangers sur la terre , ils n'y devaient avoir ni maison ni place qu'ils pussent dire à eux ; ils devaient se secourir réciproquement dans leurs besoins.

A la tête de chaque couvent, il y a un gardien. Pour l'ordre , la chrétienté est divisée en provinces ; un provincial régit tous les couvents d'une même province, en qualité dé serviteur de toute la fraternité. Le provincial est élu pour trois ans par l'assemblée des gardiens et des serviteurs, convoquée en quelque lieu qu'on voudra, tous les ans le jour de la Pentecôte. S'il vient à mourir avant l'expiration de ce terme, tous les provinciaux et gardiens se réunissent pour en élire un autre. Ils doivent demander au pape de leur donner un cardinal pour protecteur et obéir toujours à l'Église. Les frères serviteurs doivent visiter les frères dans les couvents, les remettre dans la bonne voie, mais ne jamais rien ordonner de contraire aux règles. Si le provincial est prêtre, il peut aussi infliger des châtiments, mais jamais dans un moment de colère. Le provincial peut seul admettre dans l'ordre de nouveaux membres , qui devront commencer par faire une profession de foi catholique ; il faut que ces nouveaux membres soient célibataires , ou que leur femme soit déjà entrée dans un couvent ; il faut aussi qu'ils commencent par distribuer leurs biens aux pauvres.

Après tout cela , ils peuvent revêtir l'habit de novice ; puis , au bout d'un an, ils prononcent les vœux, et ne peuvent plus quitter l'ordre qu'avec la permission du chef de l'Église. Celui qui veut prêcher doit en obtenir la permission du général , et en outre une de l'évêque du diocèse dans lequel il désire exercer son ministère. Les sermons doivent être courts. Celui qui veut aller dans le pays des Sarrasins doit solliciter l'aveu du provincial , qui ne doit en accorder la permission qu'à ceux qu'il jugera capables. On a , par la suite , ajouté beaucoup de choses à cette règle , mais le fondement en est toujours resté le même. Elle diffère essentiellement , sous beaucoup de rapports , de toutes celles qui avaient été données jusqu'alors. Nous avons déjà remarqué qu'elle paraît étendre sur l'institut tout entier la pauvreté commandée à ses membres individuels.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Gråbrödraklostret
Le Monastère des franciscains a Stockholm en Suède  ( Gråmunkeklostret)

La constitution de l'ordre s’est montrée dès l'origine beaucoup plus démocratique que celle des autres et a suivi cette direction dans son développement, ce qui explique peut-être pourquoi le principe démocratique a toujours trouvé défense, protection et secours chez les franciscains. Par la même raison encore, l'obéissance à l'Église, si péremptoirement commandée à cette association, n'a pas toujours été strictement observée par elle dans la personne de son chef. Mais le trait qui distinguait plus particulièrement cet ordre de tous les autres, et qui lui valut une si grande influence dans l'histoire de l'Église, c'est que non-seulement il se recrutait presque exclusivement dans les classes inférieures de la société, mais encore qu'il était , plus qu'aucun autre , en relation perpétuelle avec elles. Par suite de cette position , l'ordre des Franciscains agissait sur la masse du peuple, et dans bien des circonstances, en éprouvait à son tour la réaction. Jamais peut être cette direction ne se montra d'une manière plus forte et plus décisive qu'à l'époque où le moyen âge fit place aux temps modernes. Certes , la volonté personnelle de François n 'y entra pour rien ; elle fut bien plutôt due à la forme qu'il avait donnée à soir institut; du reste, notre sujet ne nous permet pas de nous occuper de cette époque, beaucoup plus récente que celle que nous décrivons.

On ne saurait croire avec quelle rapidité les frères se répandirent dans toutes les contrées de la chrétienté. François en fut lui-même témoin. Étant à Barcelone, en l'an 1214, son humilité, sa pauvreté et sa piété excitèrent à tel point l'admiration générale , que les habitants changèrent une auberge en un couvent et la lui donnèrent. Sancha , fille du roi Sanche de Portugal , fonda le premier couvent de cet Ordre a Àlanquer, et bientôt après un second a Coïmbre. Mais le premier pays où l'Ordre se répandit presque immédiatement après que François eut donné la première règle, fut la France. Guichard, seigneur de Beaujolais , beau-frère du roi de France , dont il avait épousé la sœur, revenant d'une ambassade de Constantinople , amena quelques frères à Villefranche, capitale de sa seigneurie, circonstance qu'une inscription placée sur les murs de leur couvent, attestait encore à la postérité , au moment où la révolution éclata. Trois ans après, ils passaient sous le nom de moines gris à Cantorbéry, après quoi ils fondèrent plusieurs autres maisons en Angleterre, et arrivèrent en Ecosse en 1224.

La Suède les avait reçus deux ans auparavant. Quant au Danemark, on rapporte qu'en 1232, deux frères y étaient arrivés pieds nus et avaient été accueillis avec joie par le roi , le clergé et le peuple. Ils reçurent d'un chanoine de Ripe le terrain nécessaire pour construire un couvent, et un autre bienfaiteur leur donna trois maisons en pierre avec une pièce de terre, puis ils se répandirent avec rapidité dans le royaume. Ils étaient déjà établis depuis quelque temps à Elenburg , dans la province de Schleswig. Avant qu'ils ne se présentassent en Allemagne , la Belgique les avait déjà accueillis. Puis après que l'antipathie qu'ils avaient d'abord inspirée aux Allemands se fut dissipée, et qu'ils furent parvenus à se fixer à Worms, nous les retrouvons bientôt dans les places les plus considérables , et surtout dans les villes épiscopales , telles que Wurtzbourg, Strasbourg, Bamberg, Magdebourg, Ratisbonne, Essling. En l'an 1232, les religieuses de sainte Claire, qui possédaient déjà sept couvents en Allemagne, dont le dernier était situé à Ulm, obtinrent une maison à Prague; l'année suivante Agnès , fille du roi Ottocar, entra dans l'Ordre avec dix de ses compagnes, et du vivant encore de François, la landgrave de Thuringe, cette fille si célèbre du roi de Hongrie, se fit agréger au tiers ordre. Nous avons déjà parlé de l'Italie. En Sicile, Palerme fut la première ville qui leur ouvrit ses portes, et Syracuse les reçut l'année qui suivit la mort de saint François. Le pape Grégoire IX donna au couvent que saint Antoine de Padoue avait fondé dans cette ville , l'assurance qu'il ne serait jamais molesté par aucun ecclésiastique séculier.

Nous avons déjà rapporté qu'en 1219, François put assister en personne à une assemblée de cinq mille frères. Quarante-cinq ans plus tard, à l'assemblée générale qui se tint à Narbonne, on fit le relevé de tous les couvents de l'Ordre existant dans la chrétienté. On y compta trente-trois provinces, huit mille couvents et au moins deux cent mille moines. Un siècle après, on évalua leur nombre à cent cinquante mille. Dans le siècle dernier, on comptait encore, dans les cinquante branches que l'Ordre avait formées, sous les successeurs du fondateur, plus de sept mille couvents d'hommes avec cent quinze mille religieux, et environ mille couvents de femmes avec vingt-huit mille religieuses.

En 1228, Grégoire se rendit lui-même a Assise pour visiter le tombeau de cet homme extraordinaire et le ranger au nombre des saints. C'était la première fois que l'on assistait à une solennité de ce genre. Jusqu'alors les canonisations s'étaient toujours faites dans des consistoires secrets. Cette fois, au contraire, le pape, accompagné de tous les cardinaux , se rendit a l'Église , où , assis sur le trône pontifical , il prononça l'oraison funèbre de François, en prenant pour texte ces paroles : « Il s'est acquis de la gloire par la manière dont il a vécu avec le peuple ... il a éclaté pendant sa vie comme l'étoile du matin au milieu des nuages , et comme la lune lorsqu'elle est venue à son plein. Il a lui dans le temple de Dieu comme un soleil éclatant de lumière. Il a paru comme l` arc-en-ciel qui brille dans des nuées lumineuses. »

Puis quand il eut déclaré, au nom du Tout-Puissant et en vertu de l'autorité apostolique, que le fondateur d'un Ordre qui reposait en ce lieu , était rangé au nombre des saints, et que tout fidèle chrétien pouvait réclamer son intervention , le collège entier des cardinaux entonna le Te Deum laudamus. Deux ans après, les restes du saint furent transportés de l'église de Saint-George dans le magnifique temple qu'Élie de Cortone avait fait construire sur la colline du Paradis, a l'aide de l'ample secours de Grégoire et des contributions de toute la chrétienté.

Une foule immense de peuple assista à cette cérémonie , et les bourgeois d'Assise allèrent jusqu'à repousser les religieux et s'emparer du précieux fardeau qu'ils portèrent jusqu'au temple sur leurs épaules. Bientôt on vit des rois , des princes , des archevêques et des évêques, à l'approche de la mort, se faire agréger à l'Ordre afin de se préparer avec calme à leurs derniers moments. Le roi Haiton d'Arménie, héritier du roi Léon, par sa femme, après avoir régné quarante ans, prit l'habit de Saint-François sous le nom du frère Macaire. Quelque temps auparavant , le comte Adolphe de Holstein , au moment de livrer bataille aux habitants de Ditmars, fit vœu, s'il remportait la victoire, de construire un couvent. Il exécuta sa promesse à Hambourg, et y entra lui-même avec deux chevaliers; après on le vit parcourir la ville, un seau pendu au bras, pour solliciter de la charité publique du lait et du beurre, comme les autres religieux du couvent. Des prostituées réparèrent le scandale de leurs mœurs passées par l'austérité de leur vie dans les couvents de l'Ordre; de jeunes filles délicatesse sentaient enflammées d'un courage héroïque. Ce ne furent pas seulement les disciples de saint François qui célébrèrent ses louanges, d'autres ecclésiastiques encore le louèrent pour avoir régénéré le genre humain et rétabli la discipline chrétienne. Au déclin du jour, au moment où la puissance de l'antechrist prenait un accroissement effrayant , l'Éternel, disaient-ils, avait suscité ce nouveau champion pour la défense de son Église , et afin qu'il pût, semblable à l'aigle , rajeunir le monde vieillissant. Le bénédictin du couvent de Sainte-Justine de Padoue, dit que François et Dominique furent les deux trompettes de Moïse qui devaient par le vaste retentissement de leurs prédications, réveiller le monde entier assoupi dans le péché et le vice , pour combattre le terrible ennemi. On leur appliqua des passages des prophètes, et l'on dit que François était le sixième ange de l'Apocalypse.

Les religieux de cet Ordre ne tardèrent pas à se mettre en route pour toutes les parties du monde , afin d'y annoncer Jésus-Christ. Ni Maroc, ni l'Égypte, ni la Syrie, ni même là Mongolie, ne leur paraissaient trop sauvages, leurs habitants trop inhospitaliers, leurs souverains trop cruels pour qu'ils ne fissent pas au moins une tentative pour les plier sous le doux joug de la Croix. En Allemagne, on les chargea de la conversion des hérétiques, et on leur abandonna souvent la prédication comme une manière utile de servir le Seigneur.

En 1233, on les vit traverser l'Italie, déchirée par des partis hostiles; la croix et l'olivier à la main , ils annonçaient la paix, ils exhortaient les ennemis à se réconcilier; ils mettaient sous les yeux des princes, du clergé et du peuple, le tableau de leurs erreurs . Ils gagnèrent d'abord, ainsi que les Dominicains, la confiance des papes , au point que ceux-ci choisissaient de préférence parmi eux les légats qu'ils envoyaient chez les princes étrangers, et accordèrent a plusieurs d'entre eux la dignité de cardinal. Puis les rois les prirent à leur tour pour conseillers et pour ambassadeurs, et l'on s'étonna avec raison de rencontrer ces hommes si simplement vêtus dans les palais et jusque dans les appartements des rois. Ils se placèrent aussi dans les chaires de l'Université de Paris, et y causèrent autant de sensation que de mécontentement par leurs assertions hasardées.

Le pape Innocent IV les employa surtout dans ses mesures avides à l'égard de l'Angleterre; aussi ne faut-il pas en vouloir à l'historien irrité , lorsqu'il s'écrie que ce pape avait changé des pêcheurs d'hommes en pêcheurs de domaines. On reconnaît aussi, en examinant l'ordre de saint François , que des règles et des vœux ne sont pas toujours en état de changer le caractère de ceux qui s'y soumettent, et que l'humilité que l'on a promis de conserver n'empêche pas toujours l'orgueil de pénétrer dans le cœur de l'homme.


CHAPITRE 2

DES DOMINICAINS.

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Saint Dominique fondateur de l`ordre des Dominicains ( 1170 a 1221)


Leur Fondateur. - Ses travaux dans le midi de la France – Ses premières fondations, -Fondation de l`Ordre. – Son extension – Sa première constitution – Mort et portrait de Dominique – Nouvelle extension de l`ordre -  Constitution de l`ordre - Plainte, au sujet des Dominicains.

Douze ans avant que François d'Assise vit le jour, naquit à Caleruega (Espagne), village du diocèse d'Osma , de Félix d'Aza et de sa femme Johanna, tous deux de famille noble, un fils, à qui sa mère , à cause de la vénération qu'elle portait à saint Dominique de Silos, donna le nom de ce saint. Comme on a coutume de chercher dans les premiers moments des hommes, dans les premiers goûts de leur enfance des traces de ce qui doit les distinguer plus tard , ainsi l'on raconte de saint Dominique que lorsqu'il commençait à peine à parler, il demandait déjà qu'on le conduisît à l'église. Un de ses oncles, archiprêtre à l'église de Gumiel de Yçan, entreprit, dans sa sixième année, de faire son éducation , ce qui semblait indiquer dès lors qu'il était destiné à l'état ecclésiastique.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Caleruega
Caleruega en Espagne – le village de St-Dominique

Plus tard il se rendit à l'université de Placentia, où il se livra avec tant d'ardeur à l'étude des sciences , qu'il évitait de partager les divertissements des jeunes gens de son âge, et qu'il ne buvait même du vin que quand l'évêque le lui ordonnait pour sa santé. Quand il se crut assez avancé dans cette science, il entreprit la théologie. A cette époque , l'Espagne était désolée par la famine. Dominique fut touché des souffrances des pauvres; pour les secourir, il vendit son mobilier et jusqu'à ses livres, dont il avait si grand besoin, et devint par là le modèle de ses maîtres et de ses camarades, qui apprirent par son exemple, que la pratique de la charité doit être inséparable de la science. La compassion pour les malheureux, la douleur pour les péchés des autres, la joie dans la prière , furent toujours les traits marquants de son caractère.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Img-5-small480
Les Dominicains

L'évêque d'Osma entendit parler de sa haute piété, et l'appela, à l'âge de vingt-quatre ans, à un canonicat dans son église , où il se plaisait à réunir les hommes les plus méritants, qu'il assujettissait à la règle de saint Augustin. Là, Dominique se montra un modèle d'humilité, il vit avec peine les autres chanoines le choisir pour sous-prieur. Dès lors il allait prêcher dans les provinces environnantes, et il persuada à beaucoup de personnes qui s'étaient séparées de l'Église , de rentrer dans son sein.

Dans l'année 1204 , le roi Alfonse de Castille envoya l'évêque d'Osma en mission dans le Nord, pour traiter du mariage de son fils Ferdinand. L'évêque choisit Dominique pour l'accompagner. Le prélat était retourné en Espagne , pour rendre compte de sa négociation ; il reçut l'ordre de repartir pour la terminer. Puis , en rentrant chez eux, ils allèrent ensemble à Rome , et traversèrent ensuite le midi de la France. A Montpellier, ils assistèrent à une assemblée d'abbés de l'ordre de Citeaux ; ils s'étaient chargés de parcourir le pays pour convertir les hérétiques albigeois ; mais leurs efforts ayant eu peu de succès, ils désiraient consulter l'évêque d'Osma sur les mesures qu'ils avaient à prendre. « Vous voyagez , leur dit Dominique, avec des bêtes de somme qui portent vos habits et vos provisions de bouche , c'est pour cela que les hérétiques s'opposent à vos prédications , sont scandalisés de la corruption du clergé, et surtout des religieux, ils disent : Voyez donc comme ces cavaliers nous annoncent Jésus-Christ , leur Seigneur, lui qui marchait à pied, et comme ces hommes opulents honorent les pauvres et les méprisent! Si vous voulez réussir, il faut déposer toute cette pompe gênante , marcher simplement nu-pieds , alors vous aurez beaucoup plus de succès. »

Les abbés suivirent le conseil de cet homme zélé ; l'évêque lui-même envoya ses domestiques et ses chevaux à Osma , et partit avec Dominique à la tête des abbés , dans le costume que le jeune chanoine leur avait indiqué. Et cette fois, ce ne fut pas sans succès. Un jour que leur guide les conduisait dans un taillis semé de ronces qui leur déchiraient les pieds nus, Dominique dit à son évêque: « Du courage! de la joie ! Dieu nous promet la victoire; le sang coule déjà pour nos péchés! » Le guide , qui était un hérétique albigeois caché, les avait, dit-on, conduits exprès par un sentier si rude; mais on ajoute qu'à la vue de tant de patience, il se convertit.  Mais l'évêque fut bientôt obligé de retourner dans son diocèse , où il ne tarda pas à mourir.

Dominique resta en France avec quelques compagnons, et parcourut en priant et en chantant les endroits mêmes où on l'avait averti que des embûches lui étaient dressées. Le calme avec lequel il invitait à le faire mourir désarma plus d'un de ses ennemis.  Pendant cette mission, il fut assez heureux pour convertir un des principaux hérétiques, nommé Ponce Roger. Mais par la pénitence qu'il lui imposa, on voit que Dominique ne jugeait pas suffisant qu'il abjurât l'hérésie, puisque la faute qu'il avait commise était si grande, qu'il devait la pleurer toute sa vie et la racheter par l'abstinence et la prière. Il y avait déjà quelque temps que Dominique , aidé et protégé par l`évêque Foulques de Toulouse , travaillait à combattre l'hérésie albigeoise dans le midi de la France , lorsqu'il se sentit convaincu qu'il fallait la réunion de deux moyens pour en triompher : lui ôter la facilité et l'occasion de se prolonger, et l'attaquer sans relâche par la réfutation de l'erreur et la proclamation de la vérité. Il remarqua que beaucoup de parents, même bien nés, mais peu favorisés de la fortune, envoyaient leurs filles à l'école chez les hérétiques. Il fonda en conséquence pour elles, entre Fanjoux et Montréal, le couvent de Prouille, pour la fondation duquel l'évêque Foulques accorda quelques terres et l'église de Notre-Dame de Prouille. Il y fit entrer onze jeunes filles , dont neuf étaient converties des erreurs des Albigeois. Au commencement , elles n'eurent que peu de moyens à leur disposition , les bâtiments étant petits et d'une chétive apparence; mais l'institut ne tarda pas à prendre plus d'extension ; il gagna la confiance du public , et plusieurs pieux frères bâtirent des maisons du même genre.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Fanjeaux
Monastère des Dominicaines de Prouilhe en France fondé par saint Dominique, a célébré son 8ème centenaire. En rassemblant à Prouilhe quelques femmes « converties du catharisme par sa prédication et son exemple et Dominique jetait dès 1206 les premières bases de la « Sainte Prédication » de Prouilhe, préliminaires de la fondation de l’Ordre des Prêcheurs.

Dominique défendit aux jeunes filles qu'il y plaça de jamais quitter la maison ; il leur imposa un profond silence , et leur apprit à se préserver, par le travail , des chagrins que peut causer l'ennui. Il chargea quelques frères de leur direction spirituelle. Tout le temps qu'il pouvait dérober a la prédication , qu'il regardait comme la principale affaire de sa vie , il le consacrait à surveiller et à diriger les sœurs de Prouille, dont l'association et l'église furent bientôt après dotées par des bienfaiteurs.

Après le départ de l'évêque d'Osma, le meurtre de Pierre de Châteauneuf et la mort de frère Adolphe les évêques envoyèrent quelques-uns d'entre eux à Rome pour demander du secours au pape, afin que la foi ne fût pas complètement anéantie dans cette province, et Dominique fut chargé de remplir les fonctions spéciales de prédicateur dans ces contrées. Il unit alors ses efforts à ceux de l'abbé Arnaud de Çîteaux , dans le midi de la France. Les plus opiniâtres d'entre les hérétiques l'accueillaient , a la vérité , avec du mépris et des railleries ; mais cela ne l'empêcha pas d'en ramener beaucoup dans le giron de l'Église , par ses enseignements et ses prédications , tandis qu'il en gagnait d'autres par sa fermeté et par l'austérité de sa vie. A ceux qui se repentaient, il imposait, au nom du légat, une pénitence perpétuelle ; il livrait parfois au bras séculier ceux qui résistaient. Des archevêques montraient le plus grand respect pour lui ; et il jouit d'une si haute faveur auprès du comte Simon de Montfort, que ce seigneur voulut qu'une de ses filles reçût de ses mains le baptême, et son fils la bénédiction nuptiale.

En l'an 1212, les chanoines de Béziers le choisirent pour évêque; mais il refusa, en disant qu'il aimerait mieux prendre, pendant la nuit, son bâton de voyage, que d'accepter aucune dignité de l'Église. Il comprenait à quel point il serait important que d'autres compagnons coopérassent avec lui, dans le même esprit et de la même manière; aussi, peu de temps après la fondation du couvent de femmes dont nous avons parlé, en appela-t-il quelques-uns auprès de lui. Les frères Thomas et Pierre Gelloni, qui étaient de ce nombre, lui firent don d'une maison à Toulouse , près de la porte de Narbonne , où il mena avec eux une vie monastique, mais sans les astreindre à une règle particulière , et sortant tour à tour pour prêcher. Le comte Simon et l'évêque Foulques ayant approuvé cette résolution, ce dernier prit l'institut sous sa protection spéciale, et avec l'autorisation de son chapitre, il fit don aux frères, dont le devoir serait de maintenir le peuple , par leur prédication , dans une piété sincère , de la moitié de cette partie des dîmes de toutes les paroisses de son diocèse, qui était consacrée à l'entretien et à l'embellissement des églises.  Mais ils ne devaient rien mettre de côté de cet argent , et restituer à la fin de l'année tout ce qu'ils n'auraient pas dépensé. Simon de Montfort ajouta à ce don celui de quelques châteaux. Il paraît que Dominique mit cette communauté d'hommes en relation avec celle des femmes, peut-être même fut-elle transférée à Prouille. Car on voit dès lors beaucoup de donations de maisons , de fiefs , de biens meubles et immeubles, même de personnes , qui leur sont faites en commun. Le nombre des compagnons de Dominique augmentait ; mais ils suivaient volontairement leur maître , sans être encore liés par aucun vœu.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  280px-EscOrdendePredicadores2Wikipedia
Ordre dominicain - Frères prêcheurs

Cependant Dominique songeait déjà à donner plus d'extension à son institut, qu'il voulait consacrer spécialement à la prédication perpétuelle des vérités de la foi. Il avait besoin, pour cela, de la permission et de l'approbation du pape. Il se rendit donc à Rome, avec l'évêque de Toulouse, pendant la tenue du concile général , pour soumettre sa demande au pontife. Obligé d'y rester pendant assez longtemps, il fut choqué de voir que, tandis que le pape et les cardinaux s'occupaient d'affaires , les domestiques, dans l'antichambre, passaient le temps dans l'oisiveté, à se promener de long en large, et à se livrer à de fades plaisanteries. Il se mit donc à leur expliquer les épîtres de saint Paul , et se vit bientôt entouré d'un auditoire nombreux et attentif. Il reçut enfin pour réponse du pape , qu'il n'avait qu'à rédiger ses instructions et sa règle ; mais qu'il ferait mieux d'adopter une règle déjà existante.

Le pape attira à ce sujet son attention sur le treizième canon du concile de Latran, qui venait d'être publié, tandis qu'en revanche le dixième se montrait favorable à une association qui se consacrerait spécialement à la prédication, puisqu'il y était dit que lorsque les évêques se trouvaient trop souvent dans l'impossibilité de remplir cette partie de leur devoir , ils feraient bien d'attacher à leur cathédrale des hommes habiles pour prêcher et pour prendre la charge des âmes. Dominique revint en France avec son évêque ; il réunit ses frères, qui étaient au nombre de seize, et leur fit connaître la volonté du pape. Après avoir invoqué le Saint-Esprit , ils choisirent la règle de saint Augustin , avec les lois de Norbert , pour l'ordre de Prémontré , auxquelles ils ajoutèrent une abstinence perpétuelle de viande, excepté en cas de maladie, un jeûne sévère depuis le jour de l'Exaltation de la Croix jusqu'à Pâques (du 14 septembre au mois d`Avril) , et la défense de se servir de linge, soit sur le corps, soit dans le lit.

Il n'est pas certain qu'ils aient pris dès lors la résolution de renoncer à toute propriété et à tout revenu temporel , pour pouvoir se livrer plus complétement à l'affaire de la prédication. Aussitôt que Dominique se fut décidé pour une règle de vie, Foulques lui donna une église à Toulouse, et il commença la construction de son couvent. Cette maison devait servir de modèle à toutes celles de l'Ordre qui s'élèveraient par la suite ; chaque cellule devait avoir six aunes de long, le lit devait être d'osier tressé, et il fallait
y pratiquer un banc sur lequel l'habitant de la cellule pût lire, écrire et étudier. Dominique mit six de ses compagnons dans les mains d'un célèbre professeur de théologie, afin que, grâce à ses leçons, ils devinssent plus habiles dans la prédication.

Afin de les encourager, il assista à leur cours, tant qu'il demeura à Toulouse. Sur ces entrefaites, il apprit la mort d'Innocent, et il se hâta d'aller lui-même à Rome, pour obtenir de son successeur Honorius III la reconnaissance de son institut. Elle eut lieu la veille de Noël de l'an 1216, dans «l'espérance, disait le pape, que les frères se montreraient les champions de la foi et de véritables flambeaux du monde. » En même temps le pape confirma toutes les propriétés actuelles et futures de ce nouvel institut , lui accorda la protection pontificale et les mêmes privilèges qu'aux autres Ordres; notamment celui de pouvoir, pendant un interdit, célébrer les mystères du culte, mais à portes fermées, à voix basse et sans sonner les cloches. Dans une bulle qu'il y ajouta , quelques jours après, il exhorte les Frères Prêcheurs a annoncer avec zèle la doctrine salutaire de la parole divine.

Au mois de juillet de l'an 1217, Dominique revint à Toulouse, porteur de quatre bulles du pape. Quoique Simon de Montfort lui conseillât de n'en rien faire, il envoya sur-le-champ ses disciples en mission. Quatre d'entre eux devaient se rendre en Espagne ; il en fit partir sept pour Paris , les uns pour achever leur instruction , d'autres pour prêcher et fonder un couvent. Il leur dit en partant qu'ils ne devaient rien craindre et que tout irait bien. A Paris, on leur donna une maison, à laquelle Jean de Saint-Quentin, célèbre médecin, et en outre fort bon théologien, en ajouta une autre plus commode , qui avait reçu, des pèlerins de Compostelle que le propriétaire avait coutume d'y loger, le nom de l'apôtre saint Jacques que l'on y vénérait. La leur nombre ne tarda pas à s'élever à trente frères. De même que Dominique avait reçu du peuple du midi de la France le surnom de Prêcheur, qu'il adopta plus tard d'une manière authentique , ceux de Paris furent, du nom de cette maison, appelés Jacobins.

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Maison des Jacobins à Paris - ordres des Dominicains

A compter de ce moment l'Ordre se répandit , dans tous les pays, non moins rapidement que celui des Franciscains, quoique le nombre de ses membres ne fût pas à beaucoup près aussi nombreux. De même que les autres, ils se recommandaient surtout par leur pauvreté volontaire. Ils demeuraient dans les grandes villes au nombre de six ou sept ensemble , ne songeant point au lendemain, et, conformément au précepte de l'Évangile, ils vivaient de l'Évangile; ils couchaient dans leurs habits et avec des nattes pour toute couverture ; il leur était indifférent de n'avoir pour oreiller qu'une pierre ; ils étaient toujours prêts à annoncer l'Évangile. L'année même qu'il était revenu de Rome, Dominique y retourna et fonda en passant un couvent à Venise. A Rome, le pape Honorius lui donna l'église de Saint-Sixte, et tout ce qui lui était nécessaire pour y fonder une branche de son institut. Plus tard, il obtint encore l'église de Sainte-Sabine , et une partie du palais pontifical.

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Église Sainte Sabine de Rome donnée a l`ordre de St-Dominique au 13 eme siècle

En même temps , des frères qu'il avait envoyés en mission , fondèrent le couvent de Bologne , l'un des premiers de l'Italie, et qui se distingua surtout par les célèbres professeurs qui bientôt après y entrèrent. De ce nombre fut Raynaud d'Orléans , doyen de l'église de Saint Aignan de cette ville, et qui avait enseigné pendant cinq ans le droit canonique à Paris. Roland de Crémone, célèbre professeur de philosophie et d'histoire naturelle, se laissa persuader par ses disciples d'assister à une des leçons de Raynaud ; et il en fut tellement frappé , qu'il entra sur-le-champ dans l'Ordre. Ce même Raynaud procura aussi à l'Ordre l'accession du frère Jordan de Barcelone, professeur de théologie à Paris. Le frère Clair avait brillé comme professeur en droit, et était en outre versé dans les arts libéraux. D'autres professeurs entrèrent aussi dans cette nouvelle carrière.

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Basilique Saint-Dominique de Bologne en Italie

Un an après s'éleva à Bologne le second couvent qui , par la suite , devint le plus remarquable et le plus célèbre de tous , par la magnificence de ses bâtiments, par le nombre de ses habitants, qui s'élevaient ordinairement à cent cinquante, et par l'avantage qu'il posséda de conserver les restes du fondateur de l'Ordre. L'an 1218 vit fonder à Syracuse le premier couvent de cet Ordre en Sicile ; un autre s'éleva à Palerme, avant même la mort de Dominique , et le troisième fut fondé peu de temps après cette mort. En 1218, Dominique se rendit en Espagne et fonda, à Ségovie, le premier couvent du pays qui devait, plus tard, devenir le principal siège de l'Ordre , où il devait arriver au plus haut point d'autorité et d'influence ; le second s'établit à Madrid, son propre frère entra alors dans l'Ordre, et fraternisa avec lui de communion et de vie. A Barcelone, un riche marchand leur donna sa maison. A peine avait-on entendu parler en Allemagne de ces Frères Prêcheurs, qu'ils y furent conduits ou appelés, ceux-là à Metz , par Dominique lui-même, ceux-ci par l'archevêque Évrard de Salzbourg, à Friesach , puis un peu plus tard à Eisenach en Thuringe , et à Frankstein en Silésie.

La Hongrie elle-même les reçut à cette époque ; les patarins (une hérésie) qui s'y trouvaient alors offraient un riche champ aux travaux des disciples de Dominique; puis au bout de quelques années , ils retournèrent vers l'Occident , appelés à Vienne par Léopold-le-Glorieux. L'année suivante , Dominique parut à Paris , où le roi Alexandre d'Écosse lui demanda quelques frères, et cette circonstance donna lieu d'introduire l'Ordre dans les îles Britanniques, où les frères reçurent , dans le commencement, le surnom de moines noirs, à cause de la couleur de leur habit. Il eut donc la satisfaction de voir, en très peu de temps , son institut prendre un développement considérable, surtout en France, où il avait déjà des maisons à Limoges, à Reims et à Orléans, et enfin une quatrième fille de la maison-mère de Paris , à Montferrand, dans le diocèse de Clermont.

Il paraît que l'évêque de Genève les avait déjà appelés précédemment , c'est à-dire au plus tard dans les premiers mois de 1218, pour prêcher et confesser en son diocèse. La Belgique suivit Genève de près, et l'on ne tarda pas à voir aussi un chanoine, Henri d'Utrecht, parmi les Frères Prêcheurs. Dominique vécut assez longtemps pour voir l'Ordre transplanté dans tous les pays chrétiens de l'Europe. Dès l'an 1219 , on admit deux frères, l'un danois , et l'autre suédois ; et l'année suivante, ils furent envoyés en Danemark, à la prière d'un ecclésiastique qui fit le voyage de Rome. Deux chanoines de Cracovie, neveux du duc de Bohême , se rendirent à Rome en 1221 ; ils y entendirent Dominique prêcher avec son ardeur accoutumée, et ils se décidèrent à échanger leurs statuts contre le modeste habit de l'Ordre, après quoi ils allèrent le porter aux rives de l'Oder, de la Moldau, de la Vistule (Pologne-Prusse). Quant à ces derniers, il n'est pas sûr qu'il n'y eût pas été déjà établi quelque temps auparavant par trois compagnons de l'archevêque Yvon de Cracovie.

Peu de temps avant la mort de Dominique, qui voyageait avec une rapidité incroyable d'un pays à l'autre , l'assemblée de Bologne résolut d'envoyer un couvent tout entier en Angleterre. Le pape Honorius se montra singulièrement favorable à l'Ordre, auquel il donnait tous les ans de nouvelles marques de bienveillance ; il recommanda à tous les archevêques et évêques de l'admettre dans leurs diocèses. En 1220, Dominique convoqua à Bologne la première assemblée générale. Ce fut dans cette assemblée que l'on changea la couleur de l'habit, et que l'on décida qu'il serait à l'avenir blanc. La loi d'après laquelle il était défendu d'accepter aucune propriété foncière, y fut portée ou du moins confirmée. En conséquence , Dominique refusa des biens considérables qu'on voulait lui donner, et déchira , en présence de l'évêque , le diplôme qui en avait été rédigé.  Par la même raison , il rendit bientôt après à l'évêque de Toulouse ce sixième des dîmes qu'il avait accepté auparavant, et de l'église de Fanjoux qui lui avait été abandonnée, il ne garda que le bâtiment sans en toucher les revenus. De Bologne, il envoya des frères dans plusieurs villes d'Italie, et il fit parvenir un rapport sur les progrès de son Ordre au pape, qui le reçut avec une grande satisfaction. Il se mit ensuite en route pour visiter lui-même les couvents fondés en Italie. A l'assemblée générale de l'année suivante on régla définitivement l'organisation intérieure de l'Ordre. Il comptait alors soixante couvents. On le divisa en huit provinces, chacune desquelles devait avoir un provincial. Chaque couvent avait à sa tête un prieur, et l'institut tout entier un chef suprême ou général.

L'assemblée élut à cette dignité le père Jordan , de Barcelone , qui durant l'espace de vingt années, acquit à l'Ordre plus de mille membres par la force de sa parole et par l'aspect de ses vertus. On proposa aussi une mission chez les Cumans. Dominique voulut se mettre lui-même à sa tête ; mais la Providence en avait autrement décidé. Vers la fin de juillet 1221, il revint à Bologne, d'un voyage pénible entrepris pendant les plus grandes chaleurs. Il y fut attaqué de dysenterie. Ayant remarqué qu'il s'affaiblissait rapidement, il fit appeler tous les novices du couvent, qu'il exhorta à la piété et à la charité , à un attachement fidèle pour l'Ordre et pour la règle. Il fit venir ensuite douze frères, leur attesta que sa vie avait toujours été parfaitement pure , quoiqu'il ne craignît pas d'avouer qu'il n'avait jamais pu pousser la vertu assez loin pour ne pas trouver plus de plaisir dans la conversation des jeunes filles que dans le bavardage des vieilles femmes. Il exhorta les frères à conserver la même pureté. Comme ils ne pouvaient dissimuler la douleur que leur causait sa mort prochaine, il les consola en leur disant qu'il leur serait beaucoup plus utile après la mort qu'il n'aurait pu l'être dans ce monde. Il recommanda ensuite à Dieu la communauté qu'il avait fondée, et expira le 6 août 1221, couché par terre sur de la cendre, vêtu d'un cilice et ceint d'une chaîne de fer, au milieu des pleurs et de la douleur des frères qui l'entouraient. Il fut inhumé dans l'église de son couvent, à Bologne. Deux cardinaux, le patriarche d'Aquilée, plusieurs évêques, abbés et autres prélats assistèrent à son convoi; le cardinal Hugolin célébra le service.

Dominique était de taille moyenne ; il avait les membres délicats ; ses traits pouvaient passer pour beaux , son teint était frais et coloré , sa barbe et ses cheveux tiraient sur le roux; sa voix était forte et sonore; son humeur, toujours gaie et enjouée. Il était prompt dans la résolution , ferme et décidé dans l'exécution ; quand d'autres hésitaient, il ne se laissait pas ébranler, et paraissait toujours sûr du résultat. Sa conversation, quelle que fût la personne avec qui il s'entretenait, était toujours édifiante ; il citait sans cesse des exemples tirés de l'Écriture sainte pour exciter à l'amour de Jésus-Christ et au mépris des choses de la terre. Dans ses sermons il déployait une éloquence entraînante , et il savait faire entrer ses paroles dans le cœur de ses auditeurs.

Un clerc l'ayant entendu prêcher si admirablement, demanda dans quel livre il avait puisé une matière si sublime : « Dans le livre de la charité , répondit Dominique ; celui-là enseigne toutes choses. » C'est pour cela qu'il montrait la plus grande douceur en reprenant ses frères égarés. Il était encore dans l'adolescence quand il entendit une femme a côté de lui se plaindre douloureusement de ce que son frère était tombé entre les mains des Sarrasins : aussitôt Dominique forma le projet d'aller se vendre lui-même pour payer la rançon de cet inconnu. On assure qu'il n'a jamais célébré le sacrifice de l'autel sans verser des larmes. Il était extrêmement sobre quant aux besoins de la vie et très-strict à observer le jeûne. Il suivait ponctuellement la règle qu'il avait donnée, et il exigeait que les autres l'observassent de même ; il modérait néanmoins sa sévérité quand les circonstances l'exigeaient, mais plutôt pour les autres que pour lui-même. Il recommanda surtout à ses frères de s'abstenir de toute pompe mondaine.  Ils ne devaient porter que des habits grossiers, et ne vivre que d'aumônes. Cette simplicité devait s'étendre sur les églises : point de bâtiments somptueux ; rien de ce qui pouvait attirer les yeux ; point d'ornements d'autel en soie ou en pourpre ; aucun vase d'or ou d'argent, excepté les calices.

François avait aussi imposé à ses disciples le devoir de la prédication. Mais il voulait qu'ils commençassent par prêcher d'exemple , en réduisant les besoins du corps au moindre degré possible et en remplissant littéralement les prescriptions données par Jésus-Christ aux apôtres ; quand il fallait parler, il regardait la lumière intérieure comme plus profitable que la science acquise du dehors. Aussi François n'exigeait-il point l'étude ; il la supportait seulement dans les esprits supérieurs. C'est en cela que l'Ordre de Dominique s'éloignait de celui de son illustre contemporain , et c'est de là peut-être que naquit d'abord l'irritation et ensuite l'inimitié qui se manifesta entre eux , ainsi que la direction tout à fait opposée qu'ils prirent l'un et l'autre. Les premiers germes de la mysticité qui se développa plus tard, surtout chez les Franciscains , et l'austérité plus pratique à laquelle les Dominicains se livrèrent , s'expliquent par le caractère personnel des fondateurs des deux Ordres, ainsi que par les circonstances extérieures que chacun d'eux rencontra dans sa carrière. Dominique était convaincu qu'il était impossible de prêcher avec fruit sans une connaissance approfondie de l'Écriture sainte , et pour cette raison il recommanda à ses frères d'étudier avec assiduité l'Ancien et le Nouveau Testament, et il portait toujours sur lui l'Évangile selon saint Matthieu et les Épîtres de saint Paul.

Il passe pour avoir écrit deux ouvrages contre les Albigeois, mais ils sont perdus, comme tout ce qu'il a fait. En revanche il y a des écrits qui lui ont été faussement attribués.
Après la mort de Dominique , il courut sur son compte une foule de récits divers; on parlait de songes, de visions, de pressentiments, de prédictions, de miracles. Son tombeau était visité avec vénération par le peuple, et l'on ne tarda pas à répandre que plusieurs malades y avaient recouvré la santé en conservant sur leurs corps des marques de leurs anciens maux , comme preuve de leur guérison. Mais on avait sous les yeux l'exemple de saint François, et les disciples de Dominique ne voulaient pas que leur maître fût moins honoré que lui. Au mois de mai de l'an 1233 , ses restes furent retirés du lieu où ils avaient d'abord été placés, et déposés dans un monument superbe, après quoi l'on pria le pape Grégoire IX, qui, n'étant encore que cardinal Hugolin, l'avait personnellement connu , de procéder à sa canonisation. On fixa au mois d'août un jour pour l'examen préalable.

Neuf frères qui avaient connu Dominique, et qui avaient vécu habituellement avec lui , déclarèrent sous serment, en présence du pape , ce qui suit : Dominique, disaient-ils, avait toujours mené une vie pure et sans tache, et avait emporté sa chasteté avec lui au tombeau; il avait observé strictement les veilles, le jeûne et les prières prescrits par son règlement. Il était doux , indulgent, pacifique, sobre, modeste, et le consolateur de tous ses frères ; il passait souvent des nuits entières dans l'église à prier ; il ne voyageait jamais que nu-pieds; il avait refusé la dignité épiscopale ; il avait désiré de mourir pour rendre témoignage de sa foi ; il exhortait sans cesse ses frères à veiller au salut d'autrui ; il ne parlait presque uniquement que de Dieu , et soupirait pour le salut de tous les hommes ; ses prédications arrachaient des larmes à ceux qui l'entendaient ; il aimait la pauvreté ; il ne prononçait jamais un mot inutile; il était patient dans la souffrance, tranquille dans la contrariété; son siècle n'a point eu et l'avenir n'aura peut-être jamais d'homme plus excellent.

En conséquence, le 27 août, Grégoire accueillit la prière des frères , et déclara que Dominique devait être honoré comme un saint par toute la chrétienté. On raconte que le roi saint Louis avait coutume de dire que s'il pouvait se partager en deux, il donnerait la moitié de lui-même à saint Dominique et l'autre moitié à saint François. On conserva avec une grande vénération en Espagne les fonts sur lesquels il avait reçu le premier sacrement. Le roi Philippe III les fit porter à Valladolid pour servir au baptême de son fils, plus tard Philippe IV. Après la mort de Dominique l'Ordre s'étendit rapidement en divers pays ; plusieurs de ses membres furent envoyés en mission afin de découvrir si des hérétiques ne se seraient pas établis quelque part, et dans ce cas d'essayer d'abord de les ramener dans l'Église par leurs enseignements , sinon de les punir avec toute la rigueur des lois.

Ainsi toutes les grandes villes d'Allemagne virent s'élever des couvents de Dominicains ; car on observait avec plaisir le zèle qu'ils mettaient à lire et à expliquer l'Écriture sainte et le penchant qu'ils montraient à écouter les leçons des professeurs. Ainsi vous les rencontrez d'abord à Znaym, grâce aux soins du margrave Przsmil, qui prenait tant de plaisir à favoriser les fondations pieuses ; puis à Strasbourg, par la protection de l'évêque Henri; a Worms, à Magdebourg, à Brême, où il paraît qu'il en vint un grand nombre à la fois; a Dantzig, dont la renommée de leurs succès leur procura l'entrée ; à Schleswig , où leur couvent passait pour être, d'une magnificence particulière. La même chose eut lieu en d'autres pays, comme, en 1234 , à Plotzk, en Pologne, et à Lausanne, dans le pays de Yaud. En Palestine et en Grèce il existait , dès l'an 1228, un si grand nombre de maisons, que chacune de ces contrées forma une province à part. On parla même plus tard de couvents fabuleux qui n'avaient jamais existé ni pu exister. Au temps de son plus grand éclat l'Ordre comptait quarante-cinq provinces ou douze congrégations ou réformes particulières, placées chacune sous un vicaire général. Les couvents de France n'ont jamais dépassé trois cents , mais parmi lesquels il y en avait de fort nombreux et qui possédaient de grands biens.

Dans la seule ville de Naples l'Ordre possédait vingt-huit couvents, dix-huit d'hommes et dix de femmes. Si nous songeons que cet Ordre a produit un saint Thomas d'Aquin, un Albert-le-Grand, un Vincent de Ferrier, nous ne craindrons pas de dire que son influence sur la science n'a pas été moindre que celle qu'il a exercée sur l'Église , à laquelle il a donné plus de huit cents évêques, cent cinquante archevêques , soixante cardinaux , et quatre papes. La constitution de l'Ordre , telle qu'elle se présente peu de temps après la mort du fondateur, peut être regardée comme représentative , pour ce qui regarde la législation, et comme monarchique pour l'administration, mais avec un contre-poids représentatif. Le principal but qui planait sur l'ensemble était toujours la prédication de la parole divine et l'instruction des hommes par cette prédication. C'est pourquoi on y mettait un soin particulier, une extrême prudence , parce que c'était ainsi que l'Ordre devait maintenir son autorité et tendre à sa destination.

Ce qui suit fera connaître sa constitution dans son essence et dans ses détails , ainsi que dans les parties moins importantes par lesquelles il se rapproche des autres. Ce fut le trésorier général, Raymond de Pennaforte , qui rédigea et coordonna , en 1238, cette constitution , qui auparavant ne consistait que dans une collection de décisions prises ; elle est restée depuis dans l'état où il l'avait mise , sauf seulement les additions qui y ont été faites. Tous les trois ans, le jour de la Pentecôte, il se tient une assemblée générale qui doit en même temps représenter l'unité de l'Église avec son chef; et alternativement une fois en deçà et l'autre fois au-delà des monts. Chaque province y est représentée par son provincial et deux définiteurs; le général y préside, et en son absence les religieux choisissent une personne dans leur sein pour le représenter.  La plus haute dignité était celle de général. De même que tous les supérieurs de l'Ordre, il ne lui était permis de rien recevoir pour sa personne de qui que ce fût et sous quelque forme que ce fût , et moins encore de rien exiger : en cas de contravention, les membres de l'Ordre pouvaient le blâmer, et, en cas de récidive, il pouvait même être déposé.


Crux Fidelis avec architecture du Moyen-Âge par l`Ensemble Organum

La prédication étant le principal but de l'Ordre, les règlements indiquaient avec précision quelles devaient être les qualités de ceux à qui elle était confiée et comment ils devaient se conduire, afin que, par une nomination faite avec légèreté, l'Ordre ne tombât pas dans le mépris, et que le salut des âmes ne fût pas mis en danger. Or, celui qui voulait prêcher ou confesser, devait se laisser examiner par quelques membres de l'Ordre instruits et ayant l'expérience de ces matières; car, sans cela, l'un et l'autre pouvaient être condamnés à la prison et à la dégradation. D'ailleurs, personne ne pouvait sortir pour prêcher sans la permission du prieur; il fallait que le prédicateur eût au moins vingt-cinq ans et qu'il fût accompagné d'un acolyte.

En arrivant dans un diocèse, il fallait qu'il se présentât d'abord à l'évêque, pour lui demander conseil sur la manière dont il pourrait prêcher avec le plus de fruit et qu'il se soumît en toutes choses a ses avis. Si l'évêque lui défendait la prédication, le frère devait obéir, à moins qu'il ne pût prouver une mission spéciale du pape. Il lui était particulièrement défendu , pendant sa prédication , sous peine d'excommunication et de perte de tous les avantages de l'Ordre, de faire la quête pour sa maison , et en général de rien accepter que la nourriture ou de toucher aucun argent étranger. Un prédicateur général , ce qui était le plus haut grade, devait en outre avoir étudié la théologie pendant au moins trois ans, et avoir prêché avec succès dans une ville pendant trois carêmes. Avant d'être admis dans l'Ordre, il fallait subir l'examen de trois frères éprouvés , sur ses mœurs et sur sa science ; ensuite il fallait que le récipiendaire soumît sa demande au chapitre , et après avoir prouvé qu'il n'était ni marié , ni serf, qu'il n'avait point d'infirmité cachée et qu'il n'était caution pour personne, le supérieur lui faisait connaître les sévères règlements de l'Ordre. S'il ne reculait pas devant ces conditions, on lui passait l'habit de l'Ordre. S'il sortait d'un autre ordre mendiant, il ne pouvait être admis qu'avec l'autorisation du général , et s'il était d'une naissance illégitime, il lui fallait celle du provincial : dans ce dernier cas , il avait besoin en outre du consentement du général pour être promu aux plus hautes dignités de l'Ordre. Une fois admis, on était placé entre les mains du précepteur de l'Ordre, qui était chargé d'instruire le novice de tout ce qu'il aurait à faire , de veiller attentivement sur sa conduite et de le punir si cela devenait nécessaire. Il fallait surtout qu'il l'engageât à l'humilité , à la condescendance , à la modestie et à l'obéissance envers les supérieurs. Pendant le noviciat, on ne devait pas envoyer les novices au loin sans nécessité , ni leur imposer aucun service, ni les admettre dans l'assemblée des frères.

Ce noviciat durait un an ; si , après cela , on désirait rentrer dans le monde, il n'était permis à personne d'y mettre obstacle, ou de retenir aucun des objets que le novice avait apportés avec lui. Avant qu'il ne prononçât le vœu , on lui exposait encore une fois tous les devoirs de l'Ordre, après quoi on fixait l'époque à laquelle cette cérémonie aurait lieu. S'il quittait le couvent avec l'habit de l'Ordre pour entrer dans une autre maison, et s'il ne revenait pas au bout de huit jours, il fallait qu'il recommençât son noviciat dans la maison où il était entré. S'il ne savait pas parler et écrire le latin , sans faute, il n'était pas permis de lui conférer l'ordre du sous-diaconat ; le supérieur qui le souffrait perdait sa place et le droit d'être réélu pendant trois ans.

Le nouvel admis demeurait pendant quelques années sans pouvoir être nommé a aucune place , et cette règle était aussi applicable à ceux qui quittaient l'Ordre pour y rentrer ensuite. Celui qui désirait se livrer sérieusement à l'étude, était remis entre les mains d'un frère, qui l'instruisait dans la lecture et l'écriture, et qui examinait ce qu'il avait écrit. Mais il n'était permis de lire que des livres de théologie ; la philosophie païenne , les sciences profanes et les beaux arts devaient être évités. Le provincial pouvait envoyer ceux qui montraient le plus de dispositions à une école, pour y rester trois ans et revenir. Il fallait qu'il y eût une école dans chaque province, et si les professeurs n'y étaient pas assez forts, le général devait en fournir. L'étudiant devait être muni des livres nécessaires, les lire avec attention , ne point écrire les dimanches et fêtes et ne s'occuper de rien autre chose. Pour prêcher et tenir des conférences, il fallait la permission du provincial et du définiteur. Indépendamment d'une capacité reconnue, il fallait encore avoir achevé sa trentième année. Celui qui voulait être professeur de théologie devait avoir enseigné pendant quatre ans au moins dans une université ; celui qui contrevenait à ce règlement , était excommunié et perdait tous les avantages de l'Ordre.

Celui qui acceptait un évêché sans la permission de son chef immédiat, perdait tout droit à la communauté , aux prières et a tous les bienfaits de l'Ordre , pendant sa vie et après sa mort : il en était de même si , après avoir obtenu cette permission , il cessait d'observer les règlements de l'Ordre, par rapport au jeune, à la manière de vivre et aux vêtements. Une dignité en dehors de l'Ordre était incompatible avec une dignité intérieure ; on devenait incapable d'obtenir cette dernière par l'acceptation d'une prébende ; cette acceptation faisait perdre la voix au chapitre, et jusqu'au droit de rester pendant plus de trois jours dans une des maisons de l'Ordre. Les Dominicains ainsi que les Franciscains trouvèrent des adversaires et encoururent des reproches que quelques membres de l'Ordre ne laissèrent pas de mériter. Un contemporain a exprimé l'opinion que leur institution même présente un blâme caché contre la vie irrégulière d'un grand nombre de membres des deux plus anciens Ordres de l'Église. Si l'on avait suivi fidèlement les règles de saint Benoît et de saint Augustin, aucun autre Ordre ne serait devenu nécessaire. Si c'est la sanctification que l'on cherche , on y parviendra incontestablement dans un de ceux-ci , et certes ni franciscain ni dominicain ne pourra se flatter de devenir plus saint qu'un bénédictin ou un augustin.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:00

Chapitre 3 - RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE (Extraits)

Partout l'Église accueillait dans son sein les nations comme les individus et s'efforçait d'influer sur les uns comme sur les autres. La première de ces influences s'exerçait par les solennités du culte, qui sanctifiait tout le cours de l'année, pour n'en faire en quelque sorte qu'une seule fête continuelle.  Dans cet éclat général apparaissaient quelques points plus lumineux que les autres; c'étaient les jours qui rappelaient les événements les plus importants de la vie du Verbe fait homme, de celle de sa virginale mère, et de ceux qu'il avait choisis pour être les colonnes des vérités révélées, souvenirs adorables et glorieux pour toute la chrétienté. Le lien mystérieux d'une foi commune réunissait dans tous les pays du monde le genre humain, qui, éclairé, affermi, consolé par cette foi, s'agenouillait à la même heure devant les autels de son Dieu et au pied de la Croix.

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Entre ces fêtes solennelles, venaient se placer dans une riche variété, les fêtes particulières des diocèses, des villes, des maisons religieuses, des rangs, des professions et même des familles et des âges ; on peut comparer encore cette variété à la grande et riche architecture des temples chrétiens, qui présentent à côté des statues colossales qui frappent de loin les yeux, une foule d'images plus petites et diminuant par degrés, jusqu'à celle qui orne une niche à peine perceptible. « Dans la maison du Seigneur, dit un des plus illustres docteurs de l'Église (Saint-Augustin), il est toujours fête. Là on ne célèbre rien qui ait cessé d'être. Le choeur des anges, la face du Dieu présent, la joie sans mélange, est une fête perpétuelle. Le jour de la solennité est tel, qu'aucun commencement ne l'ouvre, aucune fin ne le termine. L'oreille du coeur est d'autant plus doucement flattée des sons de cette fête, qu'ils ne sont point interrompus par le tumulte du monde. Ces sons retentissent à l'oreille de celui qui marche dans cet admirable tabernacle de Dieu et qui contemple les miracles que ce Dieu a faits pour la rédemption des fidèles ; c'est ce qui attire le cerf vers les sources rafraîchissantes. »

Dans l'ordonnance des fêtes , dans la place qu'elles occupent durant le cours de l'année, dans le choix des passages de l'Écriture sainte qui s'y lisent, dans les usages qui s'y observent, dans toutes ces choses extérieures, sur lesquelles nous passons légèrement parce que nous les regardons comme indifférentes ou fortuites , il se révèle au contraire un sens profond , un rapport réciproque , un ensemble, qui ne pouvait se développer que là où la vie avait pénétré dans la foi et la foi dans la vie. Afin que l'homme s'humiliât, l'Église a placé la fête de Saint-Jean Baptiste à l'époque où les jours commencent à se raccourcir; et afin que Dieu fût glorifié, elle célèbre la naissance de Jésus-Christ au jour où ils commencent à grandir. Le Samedi-Saint elle a choisi pour leçons, douze passages de l'Ancien Testament, qui contiennent toute la figure et les prophéties de l'ancienne alliance, par rapport à la substance de la nouvelle. Ce n'est pas même sans raison qu'elle en a supprimé les titres. Pour marquer le deuil, il n'est pas permis, pendant les soixante-dix jours qui précèdent la fête de Pâques, de chanter l'Alléluia , qui est le retentissement de la joie intérieure, la grâce de Jésus-Christ. Comme l'emblème du dogme le plus profond et le plus mystérieux du christianisme, trois fêtes s'élèvent au-dessus de toutes les autres fêtes universelles ou particulières; chacune se célébrait pendant trois journées consécutives, toutes les trois ouvraient, réunies, les trésors de grâce de la très-sainte Trinité (Noël- Pâques - la Pentecôte).

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Division du temps. — Les Sacrements. — Le Baptême. — La Confirmation.— La Pénitence. — L'Eucharistie. — L'Extrême-onction . — L'Église et les gouvernements. — Ses rapports avec la législation. — Le Jugement de Dieu. — La Confession. — Les voeux. — Sainteté du mariage.— Importance du serment.

L'Église imprimait son sceau sur la vie sociale, dans tous ses rapports, ses actes et ses événements. Elle enseignait à ne jamais passer sous silence, dans les actes publics, le fait d'où l'ère chrétienne prend son point de départ. Dans la plupart de ceux de ce siècle l'année est désignée avec l'addition d'un mot qui indique qu'elle se compte de l'Incarnation. L'historien ne supposait pas non plus que cette époque fût généralement admise et il trouvait plusieurs tournures différentes pour la rappeler comme l'aurore de la vie éternelle. C'est pour cela que, selon que dans les différents pays on attachait plus d'importance, tantôt à l'Incarnation, tantôt à l'accomplissement du but pour lequel elle avait eu lieu, on commençait l'année tantôt à Noël et tantôt à Pâques, ce qui avait surtout lieu à Pâques. Comme si l'homme ne vécût réellement que pendant le temps qu'il passe dans la maison du Seigneur, l'Église marquait, dans la suite des jours, d'une couleur éclatante, ceux qui l'appelaient dans cette maison, tandis qu'au contraire elle nommait jours de repos, ceux qui étaient destinés au travail.

Les premiers n'étaient pas désignés par de simples nombres, ou par quelque dénomination particulière, mais en général par les premiers mots des chapitres de l'Écriture sainte qui se lisaient à la messe du jour. Les jours du mois n'étaient pas non plus toujours désignés par leur chiffre, mais plus souvent par la fête de l'Église, sa vigile ou son octave. Les heures de la journée encore étaient marquées non par l'horloge, mais par le nom de l'office qui appelait les prêtres au choeur: on disait prime, tierce, vêpres. Il n'y avait pas jusqu'aux habitudes et aux besoins de la vie commune qui ne se coordonnassent avec celle de l'Église, et les aliments même que le peuple avait coutume de prendre les jours de grande fête, offraient un rapport symbolique avec leur signification spirituelle, et ce rapport s'observe encore aujourd'hui partout où l'influence profonde que l'Église exerce sur le peuple n'a pas été complètement perdue ou annulée. C'est ainsi que l'avertissement de songer pendant le temps à l'éternité, sur la terre aux choses du ciel, et durant le pèlerinage au lieu de repos, se renouvelait dans toutes les circonstances et dans tous les événements de la vie.

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Horloge solaire de l`an 1053 avec les heures canoniales

La même sollicitude qui veillait, de tant de manières différentes, sur l'ensemble du genre humain , afin d'imprimer à l'homme le sceau de la Divinité , et de l'en pénétrer, s'occupait avec non moins d'ardeur de chaque individu. Car c'est là ce que l'Église offre surtout de sublime, de supérieur à tous les établissements de l'homme ; nous voulons dire qu'elle se regardait comme liée à l'individu autant qu'à la masse, qu'elle n'accordait pas plus de soin à l'un qu'à l'autre, qu'elle embrassait tous deux dans un même amour. Elle ne se contentait pas d'ouvrir ses trésors à tout le monde, en laissant à chaque homme en particulier à choisir ce qu'il voulait en prendre; elle ne se bornait pas à soigner chaque individu, dans la pensée que par ce moyen l'ensemble se trouverait pourvu de lui-même. Elle ne ressemblait pas à un gouvernement féodal qui ne connaît que des membres et des associations, et demeure ignorant des parties dont ces membres ou ces associations se composent; bien moins encore pouvait-on la comparer aux états despotiques ou aux pays constitutionnels des temps modernes, qui ne voient que des assemblages d'individus, sans membres et sans associations.  Elle n'était pas un professeur qui ne dit que ce qu'il est chargé d'enseigner, qui laisse à ses auditeurs le soin d'appliquer ce qu'il vient de leur communiquer ; elle était une institution qui savait enseigner et surveiller l'application de ses enseignements.

Baptême

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Baptême au Moyen-Âge

C'était à leur naissance même que l'Église prenait les hommes sous sa protection par le baptême, que le clergé était obligé de conférer comme apportant le salut et qui était regardé comme si nécessaire qu'il pouvait être donné non-seulement par un laïque ou un schismatique. C'est pourquoi l'Église n'a jamais approuvé qu'on le retardât jusqu'à l'âge mûr, quoiqu'il se présente quelques exemples de cet usage. Lorsque la vie intérieure de l'âme s'éveillait avec la faculté de percevoir, l'Église instruisait l'enfant, lui faisait acquérir la connaissance des choses du ciel, et le formait à sa véritable destination, non point par une lettre morte, par quelques formules et prescriptions empreintes dans la mémoire, mais en l'introduisant au sein d'une vie active et animée. Il était initié à l'existence spirituelle par des symboles mystérieux et frappants, par des exercices variés, par les accords d'une musique solennelle, par les couleurs variées des rayons d'une lumière unique ; car ce que nous demandons aujourd'hui aux écoles, on le trouvait alors dans la vie même de l'Église.

Les rapports des chrétiens avec Dieu et les hommes, la foi et une conduite agréable à Dieu, ne s'inspiraient pas dans l'esprit comme des notions abstraites, ils se présentaient au contraire devant les yeux sous la forme d'êtres réels, les saints, auxquels l'Église rendait des honneurs qui devaient servir à exciter l'émulation , et à porter ses membres à la reconnaissance envers Dieu pour tous les dons parfaits qu'il accordait aux hommes.
En effet, il n'y a pas un sentiment chrétien, devenu par les actes une vertu, pas un exemple d'accomplissement fidèle ou dévoué des devoirs de la vie, par l'union avec Celui qui a opéré notre salut, qui ne fût offert à l'imitation des fidèles par l'intercession de quelque personnage éminent en vertu.

Confirmation

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Le chrétien, après avoir été conduit à une connaissance spirituelle pleine de vitalité, devait la voir affermie par la bénédiction de l'évêque, dont l'imposition des mains fait entrer le fidèle dans une relation immédiate avec Celui qui est la voie et le salut, la force et la lumière du pèlerinage terrestre. En conséquence, on exhortait le chrétien à ne pas attendre que l'évêque se présentât par hasard dans le lieu de sa demeure, mais d'aller au-devant de lui. Cette cérémonie de la Confirmation lui donnant, pour la première fois, l'entrée dans le cercle des enfants de Dieu, complètement justifiés, il lui était permis de changer pour un autre le nom qu'il avait reçu au baptême.

Eucharistie  et le sacrement du pardon

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La Sainte Communion au Moyen-Âge

Le sacrement de la Pénitence et celui de l'Eucharistie n'étaient en réalité que le renouvellement des deux premiers, qui accompagnaient le chrétien dans tout le cours de sa vie, l'un la régénération commencée par le baptême, l'autre la confirmation reçue pour conserver toujours cette régénération par une union toujours vive avec Jésus-Christ. Or comme la présence du Chef invisible de l'Église en tout temps et en tout lieu, formait l'essence du sacrement de l'Eucharistie, il fallait que toutes les fois qu'elle passait, chacun l'adorât à genoux, en joignant les mains et en priant.

L`Extrême-Onction

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L`Extrême-Onction au Moyen-Âge

Puis, à la fin de sa vie temporelle, l'homme recevait avec l'Extrême-onction la consécration pour une existence plus heureuse; et en même temps, le corps de Jésus-Christ qu'il prenait de nouveau , lui confirmait cette consécration, d'autant plus que l'on croyait que celui qui s'était mis par sa faute dans l'impossibilité de la recevoir, perdait ses droits au royaume de Dieu. Mais la sollicitude de l'Église pour le chrétien ne se terminait pas là, à beaucoup près : car elle ne regardait pas séparé d'elle celui qui n'était plus visible dans son sein; les services pour les morts, les intercessions, les anniversaires servaient de consolation aux parents qui survivaient, d'enseignements salutaires à la communauté, d'excitation à un sentiment de bienveillance chrétienne , et maintenaient fermement la conviction que cette vie et l'autre ne sont point séparées par un abîme, mais que la mort n'est autre chose qu'un passage. Ainsi se perpétuait entre les membres de l'Église militante et ceux de l'Église triomphante, entre celle qui aspire à la perfection, celle qui se purifie pour y arriver, et celle qui y est déjà parvenue, une union spirituelle qui confondait les vivants et les morts dans un culte commun et perpétuel de souvenirs et de prières.

C'est ainsi que l'Église se montrait un guide, une nourrice, une consolatrice, dans les circonstances les plus importantes de la vie pour quiconque se reconnaissait pour un de ses membres. Mais elle gravait encore son essence, elle imprimait, par la consécration ou les bénédictions, son sceau sur tous les autres actes. De même que la hiérarchie ecclésiastique présentait trois degrés différents, ceux de tonsuré, de prêtre et d’évêque, cette même hiérarchie se retrouvait dans toutes les autres professions : dans la chevalerie, les trois degrés se composaient des pages, des écuyers et des chevaliers susceptibles de combattre dans les tournois ; dans les arts libéraux et dans les sciences, il y avait les bacheliers, les licenciés et les maîtres; dans les métiers, les apprentis, les ouvriers et les anciens.

Si la profession ecclésiastique était regardée comme un service militaire pour la défense du Roi des rois, la chevalerie , que les souverains temporels appelaient si souvent à leur aide , devait conserver quelque rapport avec l'autre en assistant assidûment à la messe, ce qui était en effet une de ses obligations. Les pays se divisaient en évêchés, disposition qui exerçait sur le bien-être des hommes l'influence la plus élevée et la plus essentielle, et qui demeurait la plus indépendante des vicissitudes qu'entraînaient les rapports temporels. Comme rien de ce qui servait à l'usage de l'Église ne pouvait y entrer qu'après qu'une consécration l'en eut rendu digne, il fallait que sa bénédiction donnât une valeur plus grande, un rapport mystérieux a tous les objets dont le chrétien avait véritablement besoin. L'armure dont l'écuyer, devenu chevalier, allait désormais se couvrir, recevait cette bénédiction ; les champs étaient bénis après leur ensemencement et la protection divine était implorée pour leurs produits; cette bénédiction devait écarter les accidents et le danger d'une maison nouvellement bâtie et permettre à son propriétaire de l'habiter avec joie et confiance. Ce n'était pas seulement l'union matrimoniale, d'institution divine, rentrant exclusivement dans le domaine de l'Église, qui recevait la bénédiction, mais encore le lit nuptial et l'accouchée, lorsqu'au bout de quarante jours elle revenait pour la première fois dans la maison de Dieu.

L'Église et les gouvernements.

Ceux qui ont écrit l'histoire de ces siècles ont fait entendre de vives plaintes et ont souvent reproché à l'Église de s'être placée au-dessus de l'État, d'avoir usurpé ses droits,
d'avoir entravé son développement. L'Église ne s'est point placée au-dessus de l'État. Elle se trouvait naturellement placée à côté de lui, comme existant simultanément, quoi
que son origine remontât bien au-delà de celle de tous les gouvernements établis. Sortie d'un principe tout différent, ayant un but tout à fait distinct du leur, elle se mouvait
dans une sphère qui n'était point celle de l'État politique.

Elle ne pouvait pas être placée au-dessous de lui, car, par cela même, elle aurait cessé d'exister, ou du moins elle n'aurait pu être une institution unique et générale; si elle n'avait pas porté en elle-même le droit de vivre, elle n'aurait pas pu vivre en liberté. Elle était, sans aucun doute, plus élevée que l'État, sans que pour cela il fût possible de fixer le rang que devaient occuper deux institutions indépendantes l'une de l'autre. Elle était plus  élevée, en ce sens que son origine remonte immédiatement au Seigneur de toutes choses, que la durée de son existence dépasse de beaucoup celle de tous les États, qu'elle ne connaît point de limites, mais qu'elle embrasse tous les pays dans sa vaste circonférence, sans qu'aucun d'eux la renferme. Appelée à l'existence par l'esprit qui gouverne tout, afin de diriger, d'éclairer et d'instruire les esprits dans la science qu'aucun espace , aucun temps ne peut renfermer, son développement était tout spirituel; il fallait donc qu'elle s'appropriât les intelligences, qu'elle prît intérêt à leur perfectionnement et que, par la même raison , elle considérât les choses visibles , terrestres et temporelles comme des moyens nécessaires, comme des instruments indispensables, pour amener à leur but céleste les âmes qui lui étaient confiées.

Quand elle enseignait aux grands que toute puissance vient de Dieu, que chacun est responsable envers lui de la manière dont a été employée celle qu'il a reçue, qu'après une vie promptement écoulée l'homme né dans la pourpre n'aura pas plus d'autorité qu'un mendiant ; quand elle promettait le même avenir au petit comme au grand, leur montrait à tous deux un but indépendant des distinctions mondaines, leur reconnaissait à tous deux la même valeur comme hommes; quand elle imposait également ses ordonnances, ses commandements , ses lois aux princes comme aux sujets ; quand elle prenait enfin sur la terre la position de Celui qui ne connaît entre les hommes d'autre distinction que celle de leurs qualités intérieures, elle laissait les gouvernements suivre librement leur cours, car ils avaient pour but ce qui est matériel, terrestre et passager; l'autorité de l'Église ne s'exerce que sur les esprits , ne touche que les choses du ciel, ne s'occupe que de ce qui est impérissable et par conséquent le même pour chaque individu, quelle que soit sa position dans la société humaine.

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C'est dans l'Église seule que cesse la distinction des rangs, à laquelle la société ne doit jamais renoncer, mais qu'elle maintenait alors avec plus de force qu'elle ne put en conserver par la suite. Il fallait que cette distinction cessât ; car celle de la naissance et de la profession qui n'avait de rapport qu'au temporel, ne pouvait pas avoir de l'importance à côté des exigences plus élevées de la culture de l'esprit par la science et de la volonté par la piété. Dans le but exclusif que se proposait l'Église et qui était de préparer l'homme à ce qui est éternel et impérissable, elle plaçait le prince a côté du moine et imprimait à celui qui était né dans l'obscurité, mais qui possédait les qualités de l'âme, le même éclat qu'à ses serviteurs les plus élevés. C'est ainsi qu'il lui était accordé d'égaliser les différences causées par le développement des intérêts purement humains; d'ouvrir au désir naturel à l'homme de s'élever au-dessus de ses semblables, une carrière aussi honorable que légitime, et de procurer des travaux aussi nobles qu'avantageux a des facultés, généreuses dans leur origine , mais que le découragement et le dépit de se voir fermer toutes les routes auraient peut-être jetées dans les erreurs les plus funestes.

D'ailleurs la belle ordonnance de l'édifice de l'Église, son organisation bien combinée, la profonde prudence qui se manifeste dans son administration, la sagesse qui brille dans sa législation, la suite bien entendue de tous ses règlements, la régularité qui règne dans la manière dont elle traite les affaires, réagissaient d'une manière aussi efficace que bienfaisante sur l'organisation des États temporels. En beaucoup de choses elle a été le modèle des peuples, et l'on peut par conséquent l'appeler avec raison leur institutrice. On a appris beaucoup de choses d'elle, il y a beaucoup d'institutions auxquelles elle a donné l'impulsion, et dont il faut chercher en elle le premier germe. Mais si un grand nombre de ces institutions lui doivent leur origine, si elle a établi beaucoup de règles dont on a profité pour le gouvernement de l'État, et que les siècles modernes ont revendiqué comme leur propriété et leur héritage exclusif, il ne faut pas croire pour cela que l'Église ait usurpé sur les attributions du gouvernement; c'est qu'elle regardait et avait le droit de regarder les affaires qui devenaient ainsi l'objet de ses règlements, comme faisant essentiellement partie de son domaine. Ils n'étaient dirigés ni contre l'organisation intérieure des États , ni contre les droits de ceux qui étaient placés à leur tête, ni contre les attributions spéciales de la plus haute autorité temporelle, mais contre des fautes morales, qui mettaient en danger l'existence même de la société, et qui paraissaient incompatibles avec la souveraineté de Jésus-Christ qui s'étend sur le monde entier. Les efforts de l'Église tendaient évidemment à adoucir les hommes, à modérer la grossièreté de leurs habitudes, à améliorer leurs moeurs, à rendre leur esprit plus susceptible d'accueillir les vérités divines , et à rendre en général leurs relations respectives plus amicales et par conséquent leur position plus supportable. C'est là ce que, depuis l'origine, elle a compris devoir être sa haute et spéciale mission; et elle n'a rien négligé pour l'accomplir, autant du moins qu'elle pouvait être accomplie.

Les souverains reconnaissaient cette action spirituelle de l'Église, non pas comme celle d'un tuteur chargé de contrôler l'autorité temporelle, mais comme celle d'une puissance placée au-dessus de la leur, parce qu'ils honoraient le principe vital et le but de l'Église , comme plus noble que les leurs ; ils les reconnaissaient, disons-nous, en mettant, de leur propre mouvement, les conventions qu'ils faisaient avec leurs sujets, sous la protection de l'Église, et en déclarant qu'ils méritaient de perdre sa grâce, s'ils les violaient.


La paix de Dieu

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La trève de Dieu - l`Église négociant une paix dans les conflits armés

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En proclamant la paix de Dieu, l'Église mettait à l'ardeur belliqueuse de ces siècles le seul frein qu'elle fût en état de supporter et plaçait les personnes sans défense, momentanément du moins, à l'abri des désastres qui ne cessaient de fondre sur elles. L'Église seule se prononça contre le trafic des hommes et déclara que c'était un crime de vendre des chrétiens pour les réduire en esclavage. Elle interposa son autorité pour mettre un terme à l'avide amour du gain qui, même en temps de guerre, vendait des vivres et des munitions aux ennemis, non seulement de l'État, mais ce qui était pis encore, de la religion. Du reste elle ne se mêlait du commerce que pour autant que l'exigeaient la sûreté générale de la chrétienté ou la surveillance de l'ordre moral; et en conséquence elle désapprouvait fortement qu'on s'y livrât, dans le voisinage des églises, les jours consacrés au service du Très-Haut. Par la conviction intime qu'il était de son devoir, sans égard aux peuples et aux pays, de s'opposer à tout ce qui était contraire aux préceptes d'une haute morale et aux vrais droits de l'homme, comme étant les commandements de Dieu même, Célestin III autorisa l'archevêque Humbert de Cantorbéry à excommunier tous ceux qui augmentaient les droits et rendaient les grandes routes dangereuses pour la sûreté des voyageurs.

Ce fut encore l'Église qui, ne pouvant lui épargner les périls de l'élément perfide, s'occupa de mettre du moins à l'abri des dangers de la piraterie le négociant qui unit ensemble les contrées les plus éloignées , et contribue ainsi à l'agrément et à la commodité de la vie. Elle ne pouvait considérer comme ses enfants ceux qui ne regardaient pas cet abominable métier de pirate comme une profession déshonorante; aussi les premières lois pénales contre la piraterie émanèrent-elles de l'Église. Les mêmes motifs engagèrent les papes, à compter de Grégoire VII, à travailler pour la suppression de l'abominable droit d'épave, en vertu duquel, sur les bords de la mer Baltique, les personnes même tombaient en esclavage. Lorsque les ordonnances des rois coopéraient avec les censures de l'Église, l'effet n'en était que plus certain ; mais en tout cas l'honneur en doit rester à ceux qui donnèrent la première impulsion.

Puis l'Église excommuniait solennellement tous les ans les magiciens, les parjures, les incendiaires, les voleurs et les brigands. Elle ne cherchait pourtant nullement, en cela, à venir au secours de la police ou de la justice criminelle, bien moins encore à usurper leurs fonctions, elle voulait seulement faire ce que, d'après sa conviction, il ne lui était pas permis de négliger. La punition temporelle et corporelle de ces crimes, ainsi que d'autres encore, qu'il n'est pas même possible de nommer, elle l'abandonnait au pouvoir séculier en déclarant que c'était à lui seul que ce devoir incombait. Ses efforts tendaient à réprimer et à déraciner les crimes; quant aux châtiments, elle ne les exerçait que dans une sphère plus resserrée, en ordonnant d'éloigner les clercs qui étaient convaincus d'un crime et de suspendre de leurs fonctions les évêques qui hésitaient à les punir.

En déclarant du reste que des églises ou des chapelles ne pouvaient être déplacées, pour établir des fortifications, sans la permission du chef de l'Église, et toujours de telle manière que les intérêts des paroissiens n'en souffrissent pas, elle ne faisait que maintenir ses propres droits, qui méritaient d'être reconnus et respectés autant que ceux de toute autre association. Ce fut encore l'Église qui adoucit les rigueurs de la servitude, ne pouvant l'abolir tout à fait, ce qui aurait été réellement une usurpation des droits d'autrui. Elle blâma la sévérité des traitements, et elle fit plus encore, puisque, en leur inspirant la véritable intelligence de sa doctrine, elle décida un grand nombre de seigneurs à regarder l'affranchissement de leurs serfs comme une bonne oeuvre qui ne pouvait manquer de contribuer à leur salut. Elle améliora en outre la position de ceux qui restaient serfs , en exigeant au moins pour les siens , la faculté de déposer en justice, dans les affaires qui concernaient l'Église, ce qui ne leur était jamais permis ailleurs.

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Les serfs

Elle ne ferma pas l'entrée de la profession ecclésiastique aux serfs, exigeant seulement qu'ils fussent affranchis d'avance, ce qui était conforme à la règle, puisque ni le prêtre, ni le membre d'une corporation ecclésiastique, ne devait être sous la dépendance personnelle d'un autre homme. Si, d'après cela, nous trouvons beaucoup d'évêques d'une origine obscure, nous ne pouvons guère douter qu'il n'y en ait eu quelques-uns dans le nombre qui étaient nés dans la servitude. Grégoire IX rendit un plus grand service encore à la liberté en déclarant que le fils légitime d'un serf ou d'une femme libre pouvait recevoir l'ordination, nonobstant toute réclamation de la part de son seigneur.


L`Église contre les duels


L'Église s'opposait à l'usage né, soit de la superstition, soit d'une orgueilleuse confiance dans leur force ou leur courage , qui portait les hommes à remettre la décision de leur droit à ce courage même, soit enfin du seul amour des combats, qui les engageait à risquer leur vie sans aucun motif réel. En effet l'Église désapprouvait hautement les ordalies, les duels judiciaires et même les tournois, et elle ne cessait, autant qu'il lui était possible, de travailler à leur abolition, par des avertissements et par des ordonnances. Dans beaucoup d'endroits on avait conservé la coutume des ordalies. Innocent les condamna en citant les paroles de Jésus-Christ : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. Les prêtres qui consentaient à bénir les moyens par lesquels le jugement de Dieu devait avoir lieu encouraient une peine.

Comme on voulait les y forcer, dans l'île de Sardaigne, le pape rappela les lois de l'Église à ce sujet en remarquant qu'aucun juge laïque ne pouvait s'arroger le droit de punir un prêtre qui s'y refusait. Cette coutume, originaire du paganisme, avait pu être tolérée en quelques endroits par l'Église chrétienne, par les mêmes motifs pour lesquels Moïse avait permis le divorce aux juifs , mais les papes s'étaient de tout temps déclarés contre cet usage, et ils firent en sorte qu'il s'éteignit peu à peu et finit par tomber dans un oubli complet. Le concile de Latran le prohiba positivement, et défendit en même temps aux prêtres d'écrire ou de dicter des défis. On jugeait aussi que les laïques devaient être libres de ne pas l'accepter. Un évêque ayant demandé s'il était permis de décider par un duel à qui appartenait le droit de présentation a une église, Célestin III répondit : Cela n'est permis ni dans ce cas ni dans aucun autre; les lois étant décidément contraires au duel , il faut l'abolir parmi les fidèles. Saint Bernard l'attaque particulièrement avec toute l'ardeur de son zèle, avec toute la puissance de sa parole. Il était non-seulement défendu aux clercs de se battre en personne, mais cela ne leur était pas même permis par procureur et pour défendre les biens de l'Église.

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Tournoi de chevalerie


Ce fut peut-être le même principe en vertu duquel le pape Innocent s'était prononcé contre les ordalies, qui engagea l'Église à blâmer les tournois comme un usage funeste, et à s'y opposer avec une fermeté constante, bien qu'infructueuse. Innocent ne se montra pas à cet égard moins sévère que ses prédécesseurs, et s'il lui arriva une seule fois de modérer la peine , il voulut néanmoins que la défense demeurât en pleine vigueur. L'issue de plusieurs de ces jeux chevaleresques prouva bien que le principe était juste, du moins dans son application. Ainsi, nonobstant le choix d'armes courtoises, le margrave Théobald de Vohburg fut grièvement blessé par son ami le comte Gerwich de Bolmundstein, à la profonde douleur et au sincère repentir de tous deux. Du reste il faut que le blâme de l'Église ait été généralement approuvé, si la plainte du poète était fondée , d'après laquelle ces jeux avaient tellement dégénéré de leur nature primitive, qu'ils étaient changés en des combats furieux et mortels.


Le tournoi de chevalerie au Moyen-Âge - Pendant ces fêtes la noblesse se rassemblait - Il y avait des messes, des jeux, des banquets, des danses, des pièces de théâtre. (Attention! ce sont des cascadeurs professionnels qui font ces combats après beaucoup de pratiques et préparations - Ne pas imiter parce que les dangers de blessures sont grands).

C'est pour cela que, dans une occasion de ce genre, à Neuss, en 1241, les corps de soixante chevaliers ou écuyers jonchèrent le terrain, malheur que l'on aima mieux attribuer au pouvoir du démon, qui l'aurait occasionné en jetant la confusion parmi les guerriers. Il n'entre pas dans notre sujet de donner ici un aperçu de la doctrine de l'Église pendant le treizième siècle ; nous avons fait connaître en son lieu comment Innocent s'exprimait sur ses différentes parties; mais quelques passages peuvent faire connaître qu'elle n'avait pas autant dégénéré, que l'on paraît porté à le croire, du véritable esprit qui doit dans tous les temps et par tous les partis faire reconnaître la parole du Maître suprême, et que, dans la pratique du moins , elle a souvent porté d'excellents fruits.

La profonde conviction que, par la prière, on obtient l'objet des voeux les plus ardents et les plus purs est commune aux chrétiens de ce siècle et à tous ceux qui, à quelque époque que ce soit, ont attaché plus de confiance aux prières adressées à Jésus-Christ, qu'aux objections élevées contre elles par la raison humaine. On peut juger différemment le mérite de la confession ; sa nécessité a été non-seulement soutenue par les plus illustres docteurs, mais encore généralement avouée, au point que les biens de celui qui, après huit jours de maladie, mourait sans avoir rempli ce devoir, échéaient au seigneur temporel.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Hh56
Faire pénitence de ses péchés

Les pénitences consistaient dans la privation de certains plaisirs, ou bien dans l'obligation de porter, a certains jours fériés, des habits plus grossiers, et dans l'exclusion des droits de l'Église ; quelquefois les peines étaient plus sévères. On obtenait des indulgences quand on aidait à la construction d'une église, quand on assistait à la dédicace d'une église nouvelle, ou à l'anniversaire de la dédicace d'une ancienne église, indulgences qui supposaient toujours une confiance entière dans la miséricorde de Jésus-Christ ; encore ces indulgences n'étaient-elles accordées que pour peu de temps.

De même, le droit d'asile des lieux saints n'avait été accordé que pour faire voir la clémence de l'Église, dans les bras de laquelle le coupable poursuivi venait se jeter comme dans ceux d'une tendre mère. Du reste il n'y trouvait saufs que la vie et les membres, mais non une impunité complète; l'Église rendait le serf qui s'était enfui, où permettait qu'on vînt le reprendre moyennant l'assurance du pardon ; quant aux grands criminels , aux brigands , aux voleurs de grands chemins, elle les laissait appréhender partout où on les trouvait. Elle n'avait pas besoin d'exhorter ses membres à être libéraux d'aumônes ; ils les répandaient avec joie, suivant l'exemple de Jésus-Christ qui avait renoncé à tout pour nous tout donner; qui ne demandait pour ses représentants, les pauvres, qu'une partie de nos richesses périssables, afin de nous assurer en récompense la possession des trésors éternels. Quelque difficulté que l'on oppose à la croyance que l'aumône porte des fruits au centuple, qu'elle est l'eau qui éteint le feu du péché, qu'elle tire l'âme de plus d'un embarras, il n'en est pas moins certain que cette croyance a produit les effets les plus  avantageux. Les actes de charité étaient généralement durables, c'étaient des fondations d'hospices, des legs a des couvents ; d'autres fois c'étaient des distributions dans des temps de disette, ou bien des répartitions journalières faites par des hommes puissants ou riches.

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La charité envers les pauvres


Les voeux.


Celui qui avait fait un voeu se croyait engagé par-là envers Dieu et coupable d'un grand parjure s'il ne l'accomplissait pas.
L'évêque Conrad de Halberstadt, ayant promis d'échanger sa dignité et ses richesses contre la vie retirée du couvent, ne se tranquillisa que lorsqu'il se vit dans la possibilité d'exécuter son projet, et bien qu'il agît en cela d'une manière contraire à la déclaration positive d'Innocent, il aurait cru en y renonçant suivre la volonté d'un homme et désobéir à Dieu. Innocent rejeta toutes les raisons qu'une femme alléguait pour empêcher son mari d'accomplir le voeu qu'il avait fait d'aller à la Terre-Sainte. Mais lorsque les circonstances, plus fortes que la volonté, rendaient cet accomplissement impossible, le chef de la chrétienté pouvait relever d'un voeu et le remplacer par quelque autre obligation.


TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  VAKEdnqt2wo-hE591Re57oFjKbI
Le mariage


Sainteté du mariage.


Non-seulement le mariage était reconnu indissoluble, des peines sévères étaient en outre encourues par ceux qui en souillaient la sainteté. Il n'y a pas d'écrivain qui ose excuser l'adultère ou même le traiter avec légèreté ; toutes les fois que l'on en parle, c'est toujours dans les termes de la plus haute désapprobation, et tels que la violation des commandements de Dieu doit les dicter à tout homme honnête. Alors même que l'on ne croyait pas pouvoir refuser la rupture des liens matrimoniaux, tandis que les motifs pour la désirer ne paraissaient pas suffisamment fondés, ce blâme se fait jour; ainsi l'on remarque que l'évêque de Beauvais avait été puni d'avoir consenti au divorce de Philippe- Auguste avec Ingeburge, par la prison qu'il subit près de Richard-Cœur de Lion.  Ce divorce et d'autres dont nous avons parlé dans la vie d'Innocent III font voir jusqu'à quel point l'Église résistait à la dissolution du mariage. Un cas s'étant présenté où les deux parties s'étaient également rendues coupables d'adultère, Innocent déclara que les fautes se balançaient des deux côtés, et que le mari devait garder sa femme. Lorsqu'une séparation avait lieu, il fallait que la sentence en fût prononcée publiquement, usage du reste général devant les tribunaux ecclésiastiques. En attendant , les époux ainsi séparés n'étaient libres que de corps et de biens, le lien intérieur n'était pas considéré pour cela comme dissous.

On louait avec raison dans un prince de n'avoir jamais fait aucun excès de table, de ne s'être pas livré aux plaisirs des sens et d'avoir toujours été fidèle à sa femme. On a remarqué aussi qu'à cette époque, l'amour conjugal inspirait les poètes même au-delà du trépas de l'épouse, et que ce n'est que plus tard que la poésie commença à prêter son charme séducteur à l'amour illégitime. Les mariages clandestins n'étaient pas non plus approuvés par l'Église ; il était défendu aux prêtres de les bénir. Si la dépravation des moeurs était grande, du moins l'Église ne négligeait rien pour y mettre des bornes. D'abord en faisant prêcher des sermons de pénitence dont il n'était pas permis d'exclure les prostituées ; puis en refusant la communion aux femmes qui tiraient du profit de ce honteux métier; enfin par les faveurs qu'elle accordait aux malheureuses filles égarées qui consentaient à quitter le sentier du vice, soit en leur facilitant l'entrée d'un couvent, soit en approuvant les mariages qu'elles parvenaient à contracter.

Il est certain que si d'un côté la dépravation passait toutes les bornes et bravait le devoir et la honte, d'un autre côté, on déversait sur elle le blâme le plus sévère , sans égard pour le rang des personnes; ce que l`on ne connaissait pas encore, c'était l'art de jeter sur le vice un vernis séduisant, comme on l'a fait quelques siècles plus tard. Il n'eût guère été possible à l'Église de se prononcer plus fortement qu'elle ne le fit par l`évêque Hugues de Lincoln , lorsqu'il ordonna d'éteindre les cierges qui, dans l'abbaye de Gladstone, brûlaient au tour du cercueil de Rosemonde Clifford , maîtresse du roi Henri II, et de porter ce cercueil hors de l'église, parce que la défunte avait vécu dans l'adultère avec le roi. La délicatesse de sentiment qui s'efforçait de régler par des lois les plus doux devoirs de l'humanité, et qui ordonnait que la meilleure place auprès du feu appartiendrait à la mère du jeune époux, ne pouvait infliger une simple punition a l'homme qui se permettait une grave insulte envers une femme d'honneur ; ses biens propres étaient confisqués et il était déclaré incapable de posséder un fief.


Importance du serment


Quelle attrayante image de vertu féminine et de fidélité chevaleresque à sa parole, ne trouvons-nous pas, d'une part, dans la jeune Ludmille, veuve du comte Albert de Boyne, et, de l'autre, dans le duc Louis de Bavière! Ce prince la poursuivant de ses protestations d'amour, elle le conduisit devant une tapisserie sur laquelle on avait peint trois chevaliers et lui dit : « Jurez en présence de ces trois témoins que votre intention est de me prendre pour votre épouse en face de la sainte Église. Si vous le faites, je suis à vous. » Louis ayant juré, Ludmille s'écria : « 0 vous, trois chevaliers, vous l'avez entendu ! » Sur quoi trois voix lui répondirent à la fois : «Oui! »  Le duc souleva la tapisserie et reconnut qu'il avait prêté ce serment en présence de trois chevaliers vivants; ne voulant pas le violer, il épousa en effet Ludmille. L'Église s'efforçait d'ailleurs de donner aux serments la plus grande solennité, afin d'en bien inculquer l'importance. On les prêtait sur l'Évangile, et l'on touchait de saintes reliques, en prononçant les paroles sacramentelles.


Influence de l'Église sur les moeurs des chrétiens.


Le jeûne était intimement lié à la célébration des grandes fêtes. La mortification du corps devait faciliter l'essor de l'âme vers la piété, la préparer par les privations a servir Dieu plus dignement , la rendre plus accessible à la Grâce. L'archevêque Absalon de Lund, en qualité de ministre haut placé de Jésus-Christ, croyait devoir le vendredi s'abstenir de tout aliment quelconque et même à Rome quand des affaires l'y appelaient.


Carême




TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Careme

Les quarante jours qui précèdent la fête de Pâques étaient regardés comme un temps de préparation pour le combat contre le péché. Alors chacun ne mangeait qu'une fois par jour. Il n'y avait pas de position assez élevée, pour permettre d'éluder un usage aussi généralement établi. Dans les dangers éminents, dans les grands malheurs qui accablaient la chrétienté, on ordonnait des jeûnes extraordinaires soit pour implorer la grâce de Dieu afin qu'il les détournât, soit pour donner une marque de repentir pour les péchés qui les avaient occasionnés. On était d'opinion que le chrétien devait quelquefois se mortifier, afin de bien se convaincre qu'il ne pouvait rien par lui-même, et se soumettre à quelque privation pour prouver son humilité devant Dieu.

Ainsi, quand on eut reçu de Palestine et d'Espagne de tristes nouvelles des progrès des Sarrasins, un concile assemblé à Montpellier, en 1195, voulant d'ailleurs ramener les clercs à une vie plus simple, ordonna que chacun devait se contenter de deux mets à son repas. Reste à savoir quelles sont les personnes qui ont raison : celles qui croient qu'il faut combattre pour gagner le royaume de Dieu ou celles qui pensent qu'on y arrive en restant en repos. Pour nous faire une juste idée des principaux points de doctrine que, par un grand nombre de moyens différents, l'Église cherchait à imprimer dans le coeur de chaque chrétien et par lesquels elle voulait engager chaque fidèle à l'oeuvre de son salut, nous n'avons qu'à nous rappeler les douze conseils que Conrad de Marbourg donna à son écolière spirituelle , sainte Elisabeth : « Supportez avec patience, à cause du mépris, une pauvreté volontaire. — Tendez avant tout à l'humilité. — Renoncez aux plaisirs mondains et aux concupiscences de la chair. — Soyez compatissante pour le prochain. — Portez toujours Dieu dans votre coeur et dans vos pensées. Remerciez Dieu de ce que, par sa mort, il vous a délivrée de l'enfer et de la mort éternelle. — Puisque Dieu a tant souffert, par amour pour vous, portez aussi votre croix en patience. — Consacrez-vous tout entière à Dieu, corps et âme. — Rappelez souvent à votre mémoire que vous êtes une créature de la main de Dieu, et efforcez-vous par conséquent d'être un jour éternellement avec Dieu. — N'hésitez pas à faire aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit. — Songez sans cesse au peu de durée de la vie de l'homme, jeunes et vieux meurent également ; tendez donc sans relâche à la vie du ciel. — Ayez toujours regret de vos péchés, et priez Dieu de vous les pardonner. »

Malgré ces faits, on a souvent reproché à l'Église de n'exercer sur les hommes qu'une influence extérieure, et de ne pas agir véritablement sur le coeur. On croyait que la forme, si saisissante pour les sens, sous laquelle elle se présentait, était incompatible avec une force active et vivifiante. On arrivait à se persuader que ceux qui avaient gouverné l'Église n'avaient dirigé leurs vues que sur son existence temporelle; qu'ils n'avaient cherché que les moyens de l'enrichir; mais ceux qui pensaient ainsi n'avaient nulle - idée de ce qui était caché sous cette enveloppe ou peut-être même, dans leur impiété, s'efforçaient-ils de l'étouffer. Cependant l'histoire les contredit à chaque pas. Elle nous fait voir que l'invisible a toujours été mis au grand jour par le visible, que le corps a été modelé par l'esprit, que l'Église, qui embrasse l'ensemble, a agi sur cet ensemble, par le moyen des individus.

Si la réalité du dogme de l'Eucharistie, la plus haute idée de l'Église, telle que nous l'avons développée plus haut, n'a jamais été atteinte par des millions d'hommes, si un grand nombre de ces hommes n'en ont même jamais été touchés, cela n'empêche pas que l'on ne puisse présenter beaucoup d'exemples individuels d'une vie spirituelle, dans son plus beau développement. Quelle que soit l'opinion que l'on entretienne sur le dogme de l'Eucharistie selon l'Église, il est certain du moins que la conviction du sublime privilège que Dieu avait accordé à certains hommes d'être les seuls qui fussent dignes de lui offrir son Fils, ne pouvait pas demeurer partout sans influence sur le maintien des autres dispositions morales naturelles à l'homme.  On pourrait à cette occasion demander quelle forme extérieure de la médiation du christianisme en faveur des hommes, a porté des fruits plus abondants, quant aux devoirs les plus essentiels de la religion , à la foi , qui triomphe de tout, à l'humilité qui s'oublie elle-même, à la charité pleine de dévouement?

Nous allons citer quelques exemples, pris dans les différentes classes de la société, et qui serviront à prouver que le christianisme n'exerçait pas sur les coeurs une influence purement extérieure; toutefois pour bien apprécier ces exemples, il faudrait commencer par savoir si les fruits qui, à une époque quelconque, ont été développés par un sentiment chrétien, doivent être absolument dédaignés parce qu'aujourd'hui on est convenu d'accorder la préférence a des motifs d'un autre genre. Traitera-t-on d'insensés les princes qui écrivaient, en tête de leurs diplômes : « Si Dieu nous a élevé au sommet de la puissance terrestre, c'était pour que nous reconnussions que nous étions ses créatures» et qui en concluaient ce qui suit : «Et par conséquent pour que nous traitassions les religieux avec la plus grande bienveillance et que nous étendissions, autant que possible, notre sollicitude pour eux jusque dans l'avenir.»

Étaient-ils donc coupables ces princes quand ils rattachaient la grâce divine et le salut de leur âme à la fidèle protection de la religion, qui ne peut exister sans une autorité qui la surveille et la maintienne, comme cette autorité elle-même ne peut se conserver sans des personnes qui la représentent? Voici donc comment un autre prince s'exprime à ce sujet : « Dieu, ordonnateur et protecteur de toutes choses, nous a confié l'autorité du glaive temporel, afin que, par notre sollicitude, nous assurions tout ce qui peut procurer le repos et la tranquillité aux pauvres de Jésus-Christ, qui exercent le ministère du culte, dans les églises remises à nos soins, et que nous recevions en retour la grâce divine, le secours et le salut.»

N'était-ce donc là qu'un usage extérieur, une coutume sans importance, introduite par un clergé, qui, pour son avantage personnel, menait les hommes par la lisière, lorsque nous voyons les généraux d'armée, d'accord avec tous leurs soldats, songeant à l'issue incertaine de la bataille, se réconcilier avec Dieu par la pénitence, avant de combattre, et renouveler entre eux les assurances de pardon et d'amitié?  Traçons le tableau d'une de ces préparations et de ses effets. La veille de la bataille que les croisés allaient livrer à Vorylas, neveu du roi Johannite de Bulgarie, le chapelain Nicolas se présenta au milieu des guerriers et leur parla en ces termes : « Mes chers seigneurs, qui êtes rassemblés ici pour le service de Notre-Seigneur, Dieu veuille que les efforts que vous avez faits, les dangers que vous avez courus jusqu'à présent n'aient pas été inutiles! Vous êtes dans une contrée étrangère; vous n'avez pas une forteresse, pas un asile pour vous réfugier ; vous ne possédez que vos boucliers, vos lances, vos épées , vos chevaux ; mais vous avez l'aide de Dieu que vous ne manquerez pas d'obtenir si vous vous confessez. La confession fait naître le repentir dans le coeur et lave les péchés; c'est pourquoi je vous conseille à tous de vous confesser.» Le lendemain matin tous coururent aux armes, et les chapelains célébrèrent une messe du Saint-Esprit pour demander le triomphe des armes chrétiennes. La messe finie, tous ces braves se confessèrent et reçurent le corps du Seigneur avec le plus profond respect.

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On prit ensuite la croix sur l'autel et on la remit au seigneur Philippe pour qu'il la portât. Ce fut ainsi que l'on marcha contre l'ennemi. Quand on en fut proche, Nicolas leur recommanda encore une fois la confiance en Dieu et le courage. Puis le seigneur Philippe prit la parole : « Mes chers seigneurs ! dit-il, au nom de Dieu, que chacun se conduise en vaillant chevalier. Mettez votre confiance dans le Seigneur, qui a tant souffert pour vous de douleurs et de maux, qui a souffert une mort sanglante pour le péché d'Adam et d'Ève, et qui par là nous a rachetés des ténèbres de l'enfer, auxquelles sans lui nous étions tous livrés. Celui qui donne sa vie pour lui, arrivera par lui dans le sein d'Abraham. Tout ce peuple que vous voyez devant vous ne croit ni en Dieu ni en sa puissance. Vous, au contraire, vous qui par l'ordre du Saint-Père êtes rassemblés ici de tant de pays différents, soyez confessés, soyez purifiés de la souillure du péché et du vice. Vous êtes le blé, voyez là-bas la paille ! Au nom de Dieu, efforcez-vous de valoir chacun un châtelain (Parce que c'était aux plus vaillants que l'on confiait la garde des châteaux.), que le coeur de chacun devienne plus grand que son casque. Au nom de Dieu, je vous ordonne de charger l'ennemi.»

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Le roi de France Philippe-Auguste (1165-1223)

Ne serait-ce donc que de l'adresse l'art de se servir utilement des faiblesses de l'homme, l'art de savoir employer dans les moments convenables les moyens les plus sûrs, semblable à un général moderne, si longtemps victorieux, qui remplissait d'ardeur le coeur de ses soldats, par le souvenir de leurs précédents triomphes? Philippe-Auguste, se préparant à la bataille de Bouvines, exhorta ses guerriers à se confesser, afin que la mort ne surprît aucun d'eux sans qu'il y fût préparé. La victoire sur l'ennemi leur deviendrait bien plus facile, après que, par une humble confession, ils se seraient mis en état de grâce devant Dieu. Qui nous persuade que ce même Philippe-Auguste, en suivant pieds nus une procession pour demander à Dieu de délivrer sa ville de Paris d'une grande inondation, n'ait agi que pour sauver les apparences et par asservissement à une opinion généralement reçue? Ce ne pouvait du moins pas être là le motif qui l'engagea à inscrire dans son testament qu'il voulait que l'on commençât par remettre aux exécuteurs la somme de 50,000 livres parisis, afin que, d'après l'inspiration que Dieu lui en avait accordée, ils pussent la consacrer à dédommager tous ceux à qui, pendant sa vie, il aurait pu demander, extorquer ou retenir injustement quelque chose.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Richard
Le roi d`Angleterre Richard Cœur de Lion (1157-1199)

Si Richard d'Angleterre traita indignement les lois de la morale, les plus saints devoirs des monarques, dans sa violence effrénée, à plus forte raison ne devons-nous pas regarder comme suspects les mouvements d'un sentiment chrétien qui n'était pas encore tout à fait éteint dans son coeur, lorsque ne pouvant vaincre la haine profonde qu'il portait au roi de France , nous le voyons, pendant sept ans entiers, n'osant communier, pour ne pas profaner le sacrement qu'il respectait encore au milieu de ses égarements. Rien ne pouvait plus changer son sort, rien ne pouvait jeter encore quelque éclat sur une vie si agitée, lorsque plein de repentir des chagrins qu'il avait jadis causés à son père, Richard les confessa avant de mourir et voulut les réparer du moins quand il ne serait plus. N'a-t-il donc aucun prix, ce réveil de la conscience au moment où l'on passe du temps a l'éternité ; cette foi inébranlable a un avenir de félicité éternelle, qui vient retentir, comme une musique céleste , au milieu des chants gracieux et des plaisirs de la vie ; faut-il regarder tout cela comme une trompeuse image sortie du cerveau d'un poète ?

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Le roi Saint-Ferdinand III de Castille (Espagne – 1199 a 1252)

Écoutez le roi Ferdinand de Castille qui avait remporté sur les Maures plus de victoires qu'aucun de ses ancêtres, qui avait reconquis au christianisme en Espagne des provinces
plus vastes qu'aucun de ses prédécesseurs ; qui réunit a tant d'avantages celui d'avoir été, de l'aveu de tout le monde, un héros et un monarque plus chrétien qu'aucun
d'eux ; écoutons-le parler sur son lit de mort: « Seigneur, vous avez tant souffert par amour pour moi , et moi, malheureux, qu'ai-je fait pour l'amour de vous?» Oserons- nous dire après ces exemples que le culte extérieur du christianisme ait empêché que son essence pure et intime se soit développée? On peut en porter le jugement que l'on veut, on peut l'appeler en définitive enthousiasme ou superstition, il faut convenir qu'une force supérieure à celle qui dicte les résolutions de l'homme, devenait nécessaire pour que Henri le Barbu, duc de Silésie, et son épouse Hedwïge, pussent accomplir pendant trente ans leur vœu de ne plus avoir ensemble aucun rapport sensuel et de marquer par des signes visibles, que tout en remplissant les devoirs de leur haute position, ils se livraient, pour se préparer à la vie éternelle, à des austérités pour lesquelles, d'ordinaire, on a besoin de la solitude du cloître.

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Henri le Barbu, duc de Silésie (1191-1248)

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Hedwïge de Silésie (1174-1243)

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:04


Vox Vulgaris - Musique médiévale

Il fallut une force non moins grande pour porter le jeune landgrave Louis de Thuringe à renvoyer avec une somme d'argent la jeune fille qu'un chevalier libertin avait introduite dans sa chambre. Le duc dit en outre au chevalier que s'il arrivait le moindre mal à la jeune fille, il le ferait pendre sur-le-champ, sans autre forme de procès. L'habitude de porter sur soi l'image du Sauveur avait pris sa source chez ce prince dans un profond sentiment chrétien. Il en donna de fréquentes preuves, car toutes les fois qu'il allait à Reinhartsbrunn, fondation qu'il avait pris tant de plaisir à former, il ne la quittait pas sans visiter l'hospice et l'hôpital, sans adresser aux malades des paroles de consolation et leur laisser en partant des marques de sa générosité.


TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Srg4
Reinhartsbrun dans le Thuringe en Allemagne


Si, convaincu de ces vérités éternelles et animé de sentiments semblables, le doge de Venise, Orion Malipiero, aux approches de la vieillesse, après une longue vie passée au milieu des affaires de l'État, se retira dans un couvent, il est certain que son esprit avait reconnu clairement le vide des choses de la terre et compris la véritable destination de l'homme. Lorsque l'inquiétude causée par un songe, qui rappelait un acte de brigandage commis, ou lorsque la crainte de la mort excitait un repentir des injustices que l'on avait faites à un couvent et poussait à en faire pénitence, l'étincelle divine ne brillait pas à la vérité d'une flamme bien vive chez ceux qui éprouvaient ces tardifs remords, mais elle n'était du moins pas entièrement éteinte dans leur coeur; ou plus que chez toutes les personnes qu'un ardent désir de se réconcilier avant la fin de leur vie, avec leur Maître céleste, portait a des actes de bienfaisance , puisqu'un vrai repentir permet aux plus coupables même d'espérer le salut.

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Le palais des Doges à Venise en Italie

Ainsi Bouchard de Montmorency ordonna qu'immédiatement après sa mort on recherchât avec soin toutes les personnes à qui il pouvait avoir fait quelque tort, afin de les en dédommager le plus complétement et le plus promptement possible. S'il y avait beaucoup de personnes qui ne se rapprochaient du Très-Haut que vers la fin de leur vie, d'autres, au contraire, s'y décidaient dès le milieu de leur carrière mortelle, excitées par un ardent désir qui s'élevait en elles. Gottschalk de Volmarstein, chanoine de Saint- Pierre de Cologne, ne le cédait à personne en magnificence, au point que son frère avait coutume de dire de lui qu'il ne connaissait d'autre sujet de réflexion que celui de satisfaire le désir qui l'entraînait vers les choses nouvelles. Or ce frère étant de retour d'un voyage, fut très surpris de trouver Gottschalk dans un couvent, où il se montrait aussi grave, aussi zélé, aussi pieux qu'il était léger auparavant.

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Bouchard de Montmorency - 1298 Ap J.C

Lorsqu'un seigneur affranchissait ses serfs dans l'église ou par testament, convaincu qu'il assurait par là le salut de son âme, c'était une œuvre qui ne devrait rien perdre de son mérite à nos yeux, parce que nous ne sommes plus dans le cas d'en faire autant. Il en est de même de la joie qu'un père éprouvait d'avoir donné cinq fils à l'Église, comme le fit un comte de la Lippe; ou bien de l'usage où certains pères étaient de porter leur enfant au berceau devant l'image de Jésus crucifié et de le consacrer à son service, usage que l'on aurait tort de blâmer comme une preuve de l'ignorance d'un temps plongé dans les ténèbres.

La chevalerie et la vie de tout chrétien devrait être considérée comme une chevalerie vouée au service sous la bannière de la Croix, la chevalerie, disons-nous, s'engageait par serment à défendre le christianisme, ses ministres et ses Lieux Saints. En assistant fréquemment à la célébration du mystère de la Messe, la chevalerie devait se donner des forces pour remplir avec joie les devoirs chrétiens qu'elle s'était plus particulièrement engagée à exercer, pour protéger les veuves, les orphelins, tous ceux en un mot qui souffraient injustement. L'entrée dans la carrière de la chevalerie avait lieu par l'Église, au milieu des bénédictions qu'elle appelait sur le récipiendaire et le regard fixé sur ce qu'elle exigeait de lui. A-t-on beaucoup gagné à ce que le christianisme ait passé de la vie dans la science, de la pratique dans les opinions? En Angleterre l'écuyer à qui sa naissance permettait d'aspirer à la chevalerie, se rendait la veille du jour où il devait être armé, chez un prêtre à qui il se confessait, puis il passait la nuit dans l'église à veiller et à prier. Le lendemain matin, il entendait la messe, pendant laquelle son épée était posée sur l'autel. Après l'Évangile le prêtre la lui passait autour du cou avec des bénédictions; puis le jeune homme communiait avec le prêtre et était déclaré légitime chevalier.  En France aussi les chevaliers prenaient leur épée sur l'autel, s'avouaient fils de l'Église et promettaient de porter les armes en l'honneur du Sacerdoce, pour la protection des pauvres, pour la punition des criminels et pour la délivrance de la patrie.

Les classes moyennes, dans les pays où, comme en Italie, elles existaient alors déjà, fournirent aussi des hommes pieux et zélés pour les œuvres de charité chrétienne. Raymond Palmarii, né de parents honnêtes et aisés, sans être riches, consacra sa fortune au soulagement des pauvres, et écoutait souvent la prédication de la parole divine; il soutint avec fermeté la perte de ses fils; après la mort de sa femme il chercha de la consolation au pied des autels et finit par fonder un hôpital où il soignait lui-même les malades. Walther Garbani offrit vers le même temps un exemple semblable à Lodi. Dans ses vêtements et sa nourriture, il se bornait au strict nécessaire, mais il dépensait ses richesses en aumônes et en voyages, afin d'exciter partout à la construction d'hôpitaux. Il se fit lui-même garde-malade, et son exemple agit si puissamment sur ses compatriotes, que beaucoup d'entre eux, indifférents à la vie actuelle, ne songèrent plus qu'à se préparer pour l'avenir éternel, les uns dans la solitude, les autres dans des maisons religieuses. Il ne manque pas d'exemples de riches qui ont recherché la pauvreté, et de personnes chez qui l'avidité d'acquérir les trésors éternels a été aussi grande et aussi active qu'en montrent , pour les biens périssables de la terre, des hommes qui se vantent des grands progrès de l'esprit humain.

La confession, la pénitence, la crainte de la justice rétributive, amenèrent bien des gens à réparer avant leur mort les iniquités qu'ils avaient commises. On raconte qu'un opulent usurier de Paris éprouva des remords de sa vie passée. Il alla donc avouer franchement ses torts à l`évêque Odon qui, en ce moment, s'occupait de la construction de l'église de Notre-Dame. L'évêque lui ayant conseillé de consacrer ses biens mal acquis à cette oeuvre pie, l'usurier pensa que cet avis pouvait être dicté par un intérêt personnel. Il crut d'après cela devoir encore consulter le célèbre Pierre le chantre. Celui-ci l'engagea à faire crier dans les rues, dans les carrefours, qu'il était prêt à restituer à tout le monde les intérêts usuraires qu'il avait perçus. Quand il l'eut fait, il revint trouver Pierre en disant qu'il lui restait encore beaucoup d'argent, « Maintenant, dit celui-ci, vous pouvez consacrer ce qui vous reste à des oeuvres pieuses.» L'influence du christianisme se montra surtout puissante sur les femmes, depuis celles qui avaient vu le jour dans les palais des rois, jusqu'à celles des dernières classes de la société. Il n'y a point d'époque qui puisse compter autant de princesses dont la vie tout entière ait offert à la postérité un modèle aussi parfait du plus pur amour de Dieu, des vertus les plus éclatantes, des plus beaux actes d'humanité; il n'y a point d'époque qui présente un aussi grand nombre de femmes ou de filles qui, en tournant leur cœur vers Dieu, et en agissant sur elles-mêmes et sur leur entourage, aient été autant éclairées ou affermies par le christianisme.

Marie et Marthe eurent chacune une foule de disciples, et quelques femmes réunirent les mérites de l'une et de l'autre. Si l'on en rencontre qui sont fortement enchaînées dans les liens du monde, ce qui n'a jamais manqué et ne manquera jamais au christianisme, a quelque époque et sous quelque forme que ce soit, d'un autre côté, on en trouve aussi beaucoup qui, au milieu des embarras et des tumultes de ce monde, se sont efforcées d'obtenir le bonheur suprême, à force de prières et de privations, de désirs et d'espérance, de foi et de charité.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Diocese_Liege
Au Moyen-Âge, le diocèse de Liège en Belgique était célèbre pour la piété et la charité de ses femmes.

Telle fut Gherardesca de Pise qui, ayant acquis la certitude que son hymen demeurerait stérile, engagea son mari a renoncer aux biens terrestres et aux agréments qu'ils procurent , pour passer le reste de leur vie à se préparer dans un cloître aux joies célestes. La soeur Ubaldina, née dans le château de Culcinaja, ne fut pas la seule qui, dès sa plus tendre jeunesse, se consacra au soin des malades et qui, après avoir médité au pied de la Croix, retournait à leur chevet avec un renouvellement de courage. Le diocèse de Liège était surtout célèbre par la piété de ses femmes. On y voit des demoiselles riches qui s'étaient vouées à la pauvreté du Seigneur; des veuves qui, dans les prières, les veilles et le travail, se montraient aussi fidèles au Seigneur qu'elles l'avaient été à leurs maris; des matrones qui veillaient à  la pureté des jeunes filles et qui leur enseignaient ce qu'il fallait faire pour plaire à leur époux céleste.

Elles souffraient avec patience les calomnies d'hommes sans pudeur, qui se raillaient de leur manière de vivre, inventaient pour elles des sobriquets et mettaient leur vertu eu doute. Aussi regarda-t-on comme une marque particulière de la protection divine que, pendant une famine qui dura trois ans, pas une seule des femmes de Liège ne mourut ou ne fut même forcée de demander la charité. Il y en eut dans le nombre qui, consumées de l'amour de Dieu, sentaient affaiblir leur corps, à mesure que leur âme acquérait plus de force. D'autres se dissolvaient dans ces désirs de charité; elles fondaient en larmes toutes les fois qu'elles pensaient à l'Éternel et ne s'épuisaient pourtant pas. D'autres encore passaient des journées entières dans le silence, insensibles à tout ce qui se faisait autour d'elles, au point de ne pas même sentir des blessures. Lorsqu'elles rentraient dans la vie commune, elles se sentaient animées d'une gaieté extraordinaire, ou bien elles ne trouvaient de repos qu'en recevant fréquemment le Corps du Seigneur, qui apaisait leur faim par une nourriture céleste. L'auteur de la vie de sainte Julienne crut devoir remarquer qu'elle avait avoué à ses amies que, même dans ses pensées, les désirs charnels lui étaient aussi étrangers que l'envie de ronger des ossements de morts. Cet auteur ajoute que c'est un phénomène rare parmi les mortels de conserver jusqu'à l'innocence des pensées.

La résolution de s'éloigner de la société des hommes et de se retirer dans une étroite solitude pour ne s'occuper que de Dieu et de l'autre vie, peut devenir l'objet d'appréciations diverses ; mais ce qui est certain, c'est qu'un coeur livré à la mollesse serait incapable de la prendre cette résolution ; elle suppose une haute gravité , un désir ardent de pénétrer les mystères divins , une volonté puissante de sacrifier le présent qui nous touche de tous côtés à un avenir éloigné et mystérieux. Que cette résolution soit chrétienne ou non, c'est un point sur lequel aucune discussion n'est possible, mais on ne saurait pourtant nier qu'elle ne soit le résultat d'un sentiment excité dans ces hommes par le christianisme et qui leur fait franchir les bornes du temps.

On trouve encore dans le cours de ce siècle quelques exemples de ces reclus solitaires. On raconte d'une certaine Gotelinde qu'elle passa ainsi trente-deux années. Une autre femme prit une résolution semblable à la fleur de l'âge ; bientôt après, la faiblesse humaine s'étant emparée d'elle, elle eut peur et hésita ; encouragée cependant par sainte Julienne, elle ne se laissa plus arrêter dans l'exécution de son dessein et elle devint l'amie intime de cette sainte. Toutefois l'Église était bien éloignée d'exiger que l'on prît de semblables résolutions légèrement et poussé par un zèle aveugle. Elle faisait au contraire pour les ecclésiastiques un devoir de ne pas souffrir que le peuple et particulièrement les femmes fissent des vœux sans les avoir mûrement pesés, sans avoir obtenu la permission de leurs maris et pris conseil de leurs prêtres. Nous n'hésitons pas à déclarer avec un écrivain, profondément versé dans l'histoire du moyen âge, qu'il apprécie avec une rare perspicacité, que le culte de la sainte Vierge, qui s'étendait de plus en plus, avait pour résultat de donner aux femmes une plus haute importance, et nous y ajouterons que cette importance a dû réagir sur leurs sentiments et leur vie. Jésus-Christ était reconnu et adoré comme le Sauveur de tous les hommes.

Les épouses et les vierges devaient nécessairement regarder comme un honneur pour leur sexe qu'une d'elles eût été choisie pour être sa mère. Elle était un modèle pour les unes comme pour les autres, et la puissance la plus élevée se réunissant en elle avec la vertu la plus éclatante, on conçoit que celles qui sentaient le besoin de se recommander à cette puissance, devaient faire tous leurs efforts pour se rapprocher autant que possible de cette vertu. Du reste, il y a lieu de croire que ce fut l'Ordre si influent des Serviteurs de Marie, qui contribua plus particulièrement à produire ce résultat. Il avait choisi la sainte Vierge pour sa patronne, et il avait joint les honneurs qu'il lui rendait à l'adoration du Rédempteur. Combien la pieuse châtelaine ne devait-elle pas se sentir remplie de dévotion, embrasée d'amour, animée par le désir de glorifier Marie par ses sentiments et par sa vie, lorsqu'on la lui présentait comme une protection dans le tumulte du monde, sur la mer « orageuse de la vie! » Lorsque le prêtre dont elle écoutait la voix avec une entière confiance, lui disait : « Levez les yeux vers elle, embrassez-la, louez-la, aimez- la; car si Marie consent à vous protéger, vous serez forte contre tous vos ennemis.»

Des royaumes et des républiques se mettaient par choix sous sa puissante protection. Le chevalier lui vouait ses armes, consacrées aux combats pour la foi ; car dès sa plus tendre jeunesse il avait entendu dire: «Choisissez-la pour mère, pour nourrice, pour épouse, pour amie; une fois que vous lui aurez donné votre amour et que vous aurez ressenti la douceur ineffable d'être aimé d'elle en retour , vous n'aurez plus d'inclination pour aucune autre.» Son enthousiasme était excité par des légendes dans lesquelles on lui montrait ceux qui avaient préféré le culte de Marie aux plaisirs séduisants du monde, élevés aux honneurs et doués de grâces extraordinaires. Elle était la muse du poète, et l'homme qui se vouait à la vie ou aux travaux spirituels ne connaissait pas de but plus noble que de se consacrer dans le premier cas à son service, dans le second à répandre sa gloire. C'est ainsi qu'avec la dévotion à Marie son culte s'étendait toujours davantage dans l'Église.

C'est surtout dans les poètes de cette époque que nous voyons combien le culte de Marie était tendre, intime, souvent enthousiaste et combien était sublime l'idée que l'on s'était faite de sa pureté , de sa dignité, de sa puissance. Tout ce que l'Écriture sainte offrait de plus significatif, le monde de plus brillant, la charité de plus doux, l'imagination de plus hardi , était rassemblé comme dans un bouquet odoriférant pour la glorifier et lui en faire hommage. Elle est le vase de pureté de la sainte Trinité, la Mère de Celui par qui toutes choses sont ; son nom renferme en soi toutes grâces, c'est pourquoi l'homme peut avec justice implorer son intercession : car son Fils lui accorde tout ce qu'elle lui demande. Elle est au-dessus de toutes choses ; elle précède tous les anges, les patriarches, les apôtres, les confesseurs, les martyrs et les saints.

Si les anges eux-mêmes ne peuvent suffisamment louer Marie, a plus forte raison les hommes ne doivent-ils jamais s'en lasser, bien qu'ils sachent qu'il ne leur est pas possible de le faire d'une manière qui soit parfaitement digne d'elle. Il est certain que, sur ce point , ainsi que sur toutes les actions des hommes qui reconnaissaient les idées chrétiennes, comme fondement et comme but de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs espérances, le clergé exerçait une grande influence ; et cela à l'égard de tous les membres divers de la hiérarchie sociale, par l'action de sa propre hiérarchie. Il n'y avait personne , quelque élevé que fût sa position, qui pensât qu'elle pût lui donner le droit de s'y dérober; personne non plus , d'une condition assez basse, pour croire qu'il ne fût pas l'objet d'une égale attention, en ce que les grands et les petits ont de commun entre eux. Quelque haute que soit l'idée que l'on se fasse de la dignité royale et de la puissance séculière, nous ne pensons pas qu'elle puisse être rabaissée par l'existence d'une autorité qui n'emploie que des armes spirituelles et qui se croit obligée tantôt de recommander aux rois de traiter leurs sujets avec douceur, tantôt de leur rappeler que la bonté et la clémence sont les plus beaux ornements des princes; d'une autorité qui adressait aux grands la question de Grégoire IX aux magnats polonais : s'ils croyaient pouvoir répondre, devant Dieu, du salut des âmes de ceux que le Seigneur avait rachetés par son propre sang, et qu'ils chargeaient de surveiller les oiseaux et les bêtes des forêts?

Était-ce usurpation pour les membres du haut clergé de refuser même aux souverains l'espérance de trouver grâce devant Dieu, tant qu'ils ne renonceraient pas à des actes de criante injustice? C'est ainsi que les évêques d'Autriche exigèrent du duc, au moment de sa mort, qu'il remît en liberté les otages que le roi Richard d'Angleterre lui avait livrés. Puis, quand ce prince et les seigneurs de ses États eurent juré de les renvoyer et que son fils ne voulut pas exécuter la condition , le clergé refusa d'inhumer le feu duc.  A la fin, le jeune prince rendit la liberté aux otages et leur remit même 4000 marcs, sur la rançon extorquée au roi, pour qu'ils les lui rapportassent. Un évêque a cheveux blancs excédait-il ses droits, lorsqu'il exhortait le fils du roi à prêter l'oreille aux conseils qu'il lui donnait d'éviter de faux amis, d'agir en toutes choses avec prudence, de commander à lui-même d'abord et puis aux peuples , de respecter la justice, de joindre la clémence à la sévérité, d'exercer la première de préférence à la seconde, mais de ne jamais épargner les coupables et surtout de se rappeler qu'un roi doit mourir aussi bien qu'un pauvre? Les constitutions et les chambres représentatives donnent-elles aux souverains de plus sages avis?

Examinons maintenant les fruits qu'a produits l'influence incontestablement prépondérante et pénétrant partout du clergé, en sa qualité de soutien de l'Église, et quels en ont été les effets. Le grand levier qui mettait en mouvement la vie intérieure de l'homme était la conviction qu'une autre existence, des trésors plus riches, une joie plus pure étaient réservés aux chrétiens. Par conséquent dans la vie actuelle rien ne devait lui paraître assez difficile pour ne pas s'y soumettre, assez précieux pour ne pas y renoncer avec joie ; et comme la conduite d'aucun homme ne peut être exempte de reproche devant Dieu , il devait s'efforcer de faire en sorte que Dieu pût contempler ses oeuvres avec satisfaction , et qu'il pût mourir avec la certitude d'avoir part au bonheur que Jésus-Christ nous prépare.

Ce levier était dans les mains du clergé ; il s'en servait pour agir de différentes manières sur le coeur des hommes, tantôt par des résolutions prises pendant la vie, tantôt par des dispositions en vue d'une mort prochaine. Il est possible que la philosophie, dans ses jugements, cherche souvent en vain à concilier l'opposition que présentent les actions d'une vie avec les sentiments manifestés à son terme. On ne saurait disconvenir que l'Église n'ait retiré de grands profits de ce désir de mettre plus d'harmonie entre le présent et l'avenir ; mais en revanche il y a lieu de douter que les intérêts les plus sacrés aient été sacrifiés pour parvenir à ce but unique. Pour le laïque comme pour le clerc, l'Église était ce qu'il y avait de plus grand ; elle renfermait en elle tous les biens les plus précieux du présent et de l'avenir. Le laïque, aussi bien que le clerc, regardait comme un devoir sacré et comme une garantie de la jouissance du bonheur éternel, de lui donner des preuves de reconnaissance pour ses bienfaits et d'honorer en elle, par des sacrifices, la source de toutes les grâces. Quand même nous regarderions le zèle qui s'est manifesté pendant ce siècle, pour faire aux églises et aux couvents des donations entre vifs ou par testament, comme l'effet d'un préjugé, et les prêtres ainsi que les religieux comme les promoteurs de ce préjugé, il faut au moins convenir qu'il était honorable et ne cachait pas en secret une tendance différente de celle qu'il proclamait en public. En premier lieu, il serait difficile de prouver que les nombreuses donations faites aux églises et aux couvents aient eu lieu par la seule influence du clergé et qu'elles n'aient pas été souvent le résultat d'un mouvement spontané. Secondement, il serait bien plus difficile encore de montrer que le désir d'obtenir des donations ait été l'unique but pour lequel cette influence a été mise en usage, tandis que celui de faire une oeuvre agréable à Dieu n'en ait été que le prétexte. Enfin il faut remarquer que dans les deux cas que l'on suppose, l'aveuglement n'aurait pas pu s'étendre si loin ni se prolonger pendant si longtemps.

L'empressement à abandonner toutes ses propriétés temporelles à des instituts, sans en retirer aucun avantage terrestre et uniquement dans le but de témoigner de son respect pour Dieu et de son amour pour le prochain, ne montre pas non plus un coeur fermé aux sentiments généreux et se contentant des apparences extérieures. On n'aurait pas dû oublier, en portant un jugement sur cette époque, que presque tout ce que le christianisme possède aujourd'hui de moyens matériels pour soutenir sa doctrine et le culte commun de Dieu, et tout ce dont il jouit sans embarras , il le doit aux sacrifices pieux et désintéressés de ces siècles, que ceux-là même qui en recueillent le fruit, traitent souvent avec le plus grand dédain. Il est d'ailleurs bien différent que des institutions de bienfaisance doivent leur existence aux résolutions spontanées de la charité chrétienne ou à ce que l'on appelle les ressources du trésor public. Par la situation dans laquelle se trouvait autrefois la puissance des princes, le premier cas s'applique à toutes les fondations qui doivent leur origine ou leur dotation aux souverains des grandes ou des petites nations.

Puisque les commandements divins mettent l'amour de Dieu à la tête de tous les devoirs des hommes, les puissants et les riches croyaient montrer par des actes leur respect pour ces commandements, en fondant des instituts pour l'honorer, pour étendre ou enrichir son service. « Le privilège des rois, disait-on, exige que, de même  qu'ils surpassent toutes les puissances en sublimité, ils soient aussi pour tout le monde des exemples de piété et de vertu, et ils ne doivent jamais négliger le devoir de la libéralité, lorsqu'il s'agit de relever l'éclat de la religion et d'étendre le service du nom de Dieu.»   Si les laïques pensaient ainsi, les archevêques et les évêques durent aussi regarder la libéralité comme une œuvre méritoire qu'ils devaient encourager de toutes leurs forces. Reconnaissants de la grâce de Dieu qui les avait élevés si fort au-dessus des autres hommes, les princes croyaient ne faire que remplir une partie de leurs devoirs de souverains en reconstruisant des églises, en les agrandissant et les décorant ; en confirmant les fondations faites par leurs prédécesseurs, y en ajoutant d'autres, en accordant des faveurs à des couvents et à des maisons d'Ordres militaire (Chevaliers chrétiens).

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  801209
Magdebourg (Magdeburg) en Allemagne

La seule ville de Magdebourg ( Allemagne), qui n'avait certes pas une grande importance, comptait à cette époque plus d'églises, que mainte capitale de nos jours. A la fin du treizième siècle la ville de Pavie (Italie) renfermait jusqu'à cent trente-trois églises. Pour rester en communication avec Dieu, on construisait dans le château solitaire, dans la forêt écartée, sur la bruyère isolée, des chapelles que l'on dotait et dans lesquelles, avec la permission de l'évêque diocésain, des chapelains exerçaient les fonctions curiales, afin que les seigneurs châtelains, les forestiers et les bergers ne se trouvassent pas trop souvent privés des cérémonies du culte. D'autres chapelles durent leur origine aux saintes reliques rapportées de l'Orient et qu'il fallait loger d'une manière convenable. Lorsque la population augmentait, les conciles pourvoyaient au besoin d'églises, besoin que l'on regardait à cette époque comme le plus urgent de tous. Était-il donc si désavantageux pour les contemporains et pour la postérité, de croire que les bienfaits accordés aux églises et aux couvents pouvaient effacer bien des péchés et d'agir en conséquence ?

C'est parce que l'empereur Henri VI avait été cause de la mort de l'évêque Albert de Liège, qu'il y fonda un autel. Et comme à cette époque l'Église était regardée, par toute la terre, non-seulement comme universelle, mais encore comme unique, la bienveillance qu'on lui témoignait ne se bornait pas à l'église du lieu de sa demeure, de son voisinage immédiat, ou même à celles de la contrée tout entière, elle s'étendait jusqu'aux pays les plus lointains. Si nous ne blâmons pas l'empressement avec lequel on contribue, même de loin, à l'entretien ou à la restauration d'un monument national, dans le seul but de prouver son amour pour les arts, pourquoi blâmer ce même empressement lorsque, excité par la gloire de Dieu et la persuasion que par là on parvient à assurer son propre salut, on fournit en même temps à l'artiste le moyen de développer son talent?  Si les étudiants de Vienne se réunirent pour bâtir une église, ce ne fut pas non plus en vain que l'évêque de Vérone fit un appel aux habitants de sa ville pour qu'ils contribuassent à la restauration d'un temple, vénérable par les reliques de plus d'un illustre martyr; leur bien-être temporel et leur félicité éternelle y étaient également intéressés.

Un monument précieux des sentiments qui régnaient à cette époque nous a été conservé dans le testament du comte Guillaume de Montpellier. Il voulut qu'on l'enterrât dans le cimetière de l'abbaye de Gros-Bois, de l'Ordre de Cîteaux, et que l'on donnât pour cela cent livres aux religieux de cette maison. Il légua des sommes d'argent et des calices à plusieurs églises et hôpitaux.  Une chartreuse devait recevoir un lest de poisson salé, à condition que l'on y prierait pour son âme. Il donna sous la même condition à cent pauvres prêtres des soutanes neuves, ainsi que des bas, des souliers et des chemises. Ses héritiers devaient habiller à neuf tous les ans trente pauvres le jour de Pâques et treize le jour de Noël. Il consacra 100 marcs au rachat des prisonniers et autant pour doter de pauvres filles. Il répandit aussi des bienfaits sur d'autres églises ainsi que sur ses chapelains, et ordonna de dire 5000 messes pour le repos de son âme. Il légua à son fils aîné ses seigneuries, au second un château avec 1000 sols de revenu annuel. Ses quatre autres fils devaient entrer dans l'état ecclésiastique, deux comme chanoines et deux comme religieux, chacun avec 100 livres de dot. Il défendit à son fils de rien changer à ses chapelles, à leurs trésors et à l'ordonnance du culte. En attendant la majorité de ce fils, qu'il fixa à 25 ans, un évêque et un prévôt devaient administrer ses domaines et ils étaient autorisés à excommunier le jeune homme dans le cas où il ne remplirait pas exactement toutes les clauses de ce testament. Pourquoi se railler de la sollicitude que témoigne une âme pieuse et attentive pour assurer l'exécution de ses dernières volontés et qui menace de la colère céleste quiconque oserait les violer? Si ces preuves actives de l'existence d'un sentiment chrétien naissaient de la joie que l'on éprouvait à pouvoir et à devoir contribuer à la gloire de Dieu et de son Fils unique, ainsi que de la femme bénie, dans les entrailles de laquelle ce Fils avait pris la nature humaine , il ne manquait pas non plus de personnes chez lesquelles ce sentiment se manifestait en agissant sur leurs alentours.

Note : Par toutes les cérémonies de l'Église, on voit clairement que le culte, dans sa véritable signification objective, était regardé et maintenu comme un service rendu au Très-Haut, en respect, louange et reconnaissance, et cela conformément an sens primitif du mot colo. D'après cette idée, les prêtres étaient les serviteurs de Dieu, dont le service n'avait pas besoin de la présence de laïques, bien que ceux-ci pussent y prendre part dans l'église qui demeurait toujours ouverte, toutes les fois qu'ils en éprouvaient le désir. Il était naturel que les dimanches et les fêtes, ce service se rendit en commun, par les uns et les autres, avec une solennité plus grande qu'ans jours ordinaires.

L'amour que l'on portait à Jésus-Christ trouvait dans les pauvres et les malheureux, qu'il avait si particulièrement recommandés à la protection des siens, des objets qui parlaient au coeur des riches, et excitaient le désir de glorifier son nom. La famine, plaie qui à cette époque visitait les pays plus fréquemment que de nos jours, était regardée, en quelque sorte, comme un appel tout particulier de Dieu, afin de lui rendre ce qu'il avait, dans sa libéralité, accordé à quelques individus. On ne se contentait pas de la pensée que l'on avait donné quelque chose, mais on continuait à donner tant que cela était nécessaire.

Nous avons déjà fait voir de quelle manière les couvents répondaient à cet appel. La seule abbaye de Clairvaux nourrit une fois 2000 personnes pendant toute la durée d'une disette , sans compter les autres aumônes qu'elle répandit. On a vu aussi comment le Pape Innocent agit dans une circonstance semblable, et comment l'évêque Guillaume de Nevers ne se montra pas moins généreux que l'abbaye de Clairvaux. Les princes, dans ces temps désastreux, ne songeaient pas seulement à prendre des mesures de précaution, à faire des ordonnances sur la police des marchés, ils ne croyaient pas avoir rempli toutes leurs obligations en délivrant une gracieuse ordonnance sur leur cassette privée ; ils s'occupaient activement des moyens de faire cesser les souffrances du peuple. Dans une de ces occasions malheureuses, la landgrave Elisabeth de Thuringe (Sainte Elizabeth de Hongrie) ne se contenta pas d'abandonner le produit de certains biens vendus, déposé dans le trésor de son mari absent, et qui s'élevait à la somme considérable, pour le temps, de 64,000 florins, elle ouvrit encore tous les magasins, fit cuire du pain dans les fours du château et distribua journellement, de sa propre main, la nourriture à 900 personnes.

Mais ces bienfaits n'étaient que passagers. Ceux qui s'accordaient pour toujours ou du moins pour un temps considérable, étaient infiniment plus importants. Dès les temps les plus anciens les païens furent témoins de l'active charité des chrétiens pour leurs frères. L'empereur Julien qui se flattait de pouvoir introduire dans le paganisme tout ce qu'il y avait de généreux dans la religion du Christ, afin de la combattre plus efficacement, vante déjà le zèle des chrétiens à enterrer les morts, à accueillir les étrangers, à soigner les malades, à fonder des hôpitaux, et il exprime le désir que les païens les imitent en cela comme en autres choses.

Toutes les institutions de bienfaisance dont le genre humain jouit encore aujourd'hui , tout ce qui a été fait pour protéger les indigents et les délaissés , depuis le moment de leur naissance, jusqu'à celui où leur dépouille mortelle est rendue à la terre, dans toutes les phases de leur vie, sous toutes les formes de souffrance, doit son origine à l'Église, soit directement, soit indirectement, par les sentiments qu'elle a éveillés, affermis ou rendus efficaces; elle en a fourni l'exemple, elle en a donné l'impulsion , et souvent même elle a procuré les moyens d'exécution; et si ces moyens n'ont jamais manqué nulle part, c'est à son influence sur l'esprit des hommes qu'il faut l'attribuer. On a fait à cette époque des choses incroyables ; tout ce qui s'exécute aujourd'hui même n'est que la suite d'une impulsion donnée alors; tout ce qui aujourd'hui répand le bonheur par mille canaux différents, a été disposé, préparé, pendant le moyen âge.

Tous les pays goûtent encore aujourd'hui les fruits de l'arbre qui fut planté dans ces siècles, et que les temps modernes peuvent se faire un mérite seulement de conserver et de soigner. Nous croyons bien faire en jetant encore un regard sur les établissements de bienfaisance établis à cette époque. Il y en a beaucoup qui durent leur fondation et leur dotation à des rois et des princes, non pas en leur qualité de chefs de l'État, mais comme en étant les habitants les plus riches en terres et en argent. Ce n'était pas le monarque, c'était le chrétien qui les fondait, les dotait, les enrichissait, soit qu'ils dussent leur origine à l'impulsion spontanée des particuliers, ou à l'action combinée des bourgeois d'une ville, ou à celui qui était placé au-dessus des uns et des autres, toujours est-il qu'aucun but politique n'animait leurs fondateurs, qui n'étaient mus que par la force vivifiante du christianisme ; puis leur existence et leur durée ne s'assuraient pas par la ressource des impôts, mais par des contributions volontaires. En France seule on comptait 20,000 hôpitaux.

Qu'importe que l'impulsion ait été donnée par la pensée de se réconcilier avec Dieu, ou par celle que les fautes commises pendant la vie doivent être réparées par des oeuvres de charité ? Il n'en est pas moins vrai qu'à cette pensée, quelque jugement que l'on en porte, le genre humain doit une source inépuisable de bienfaits, qu'il n'aurait jamais obtenus des réflexions les plus philosophiques sur la doctrine des devoirs. D'ailleurs il n'est guère possible de nier que si cette conviction n'avait jamais existé, les hommes eussent été bien moins avantageusement traités.

Ce fut ce motif pratique qui engagea Berthold de Zoehringen qui avait fait bâtir à Zurich un hôpital, à l'abandonner au Siège Apostolique, moyennant une redevance d'un florin d'or: car bien qu'il fût très riche et souverain d'un vaste pays, il était convaincu que sa fondation serait ainsi mieux protégée contre tous les événements qu'elle ne pouvait l'être par la puissance temporelle. L'hôpital de la Madeleine, sur le Brul à Gotha, ne doit également son existence qu'à la joie avec laquelle on consacrait ses biens temporels à secourir les pauvres; il fut fondé vers ce temps par le pieux landgrave Louis ou par son épouse Elisabeth qui avait reçu à juste titre le surnom de Mère des Pauvres.  Quand une maison était fondée pour soulager les maux de l'humanité, elle ne manquait pas de trouver plus tard des bienfaiteurs. Des seigneurs, même parmi ceux qui ne possédaient pas de grandes richesses, ne se montraient pas moins généreux que d'autres. Ainsi Aimond, l'un des neuf fils du comte Thomas de Savoie, qui n'avait eu pour sa part que le Chablais et une petite partie du Bas-Valais, fonda un hôpital à Villeneuve. Quand même un phénomène que, de nos jours, on rejetterait dans le domaine des fables, devenait le motif d'une résolution de ce genre, elle n'en était pas pour cela moins avantageuse aux contemporains et à la postérité.

Les évêques, par leur position dans l'Église, par leurs fonctions, par l'influence favorable que l'exercice consciencieux de ces fonctions donnait à la personne du prélat, étaient mis à même de faire à cet égard de bien plus grandes choses encore. L'un remplissait ses devoirs de chrétien et de dignitaire de l'Église, par la fondation d'un nouvel institut ; l'autre, en assignant aux habitants d'un institut déjà existant, un revenu en nature pris dans ses greniers; un troisième , en remettant à un couvent, même avant sa mort, une partie de sa succession. Stadt-am-Hof doit aux évêques de Ratisbonne un hospice dans lequel, indépendamment des gens de service, on nourrissait cent pauvres, et ce nombre augmenta avec les moyens d'y pourvoir. L'évêque Conrad lui assura le privilège qu'aucune partie de ses biens ne pourrait jamais être vendue à l'encan, et que la haute surveillance de la maison ne sortirait jamais des mains de l'évêque et du chapitre.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Regensburg
Rastibonne (Regensburg - Allemagne) sur le Danube proche de la République Tchèque

En considérant que le soin des pauvres malades est de toutes les affaires la plus importante, l'archevêque Guillaume de Reims agrandit un hospice pour lui faciliter le moyen d'accueillir un bien plus grand nombre de patients, et il ordonna en même temps d'avoir plus d'égard , par la suite , à la position de celui qui demandait à y entrer, qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. Il dota la maison de pain, de fruits et de vin, avec du bois de chauffage et de cuisine, avec des vêtements et tout ce dont un malade pouvait avoir besoin ; il régla ce qui avait rapport au blanchissage, et il nomma un domestique spécialement chargé de soigner deux vaches. Afin de ne pas être écrasé par les paroles : « Allez dans le feu de l'enfer» mais pour se sentir rempli d'une volupté céleste par une douce voix disant : «Venez, les bénis du Père», un évêque de Lisieux fit la même chose que son contemporain de Reims , se flattant que dans l'institut qu'il avait agrandi, on exercerait désormais les sept oeuvres de miséricorde qui peuvent effacer les sept péchés mortels.

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Les sept œuvres de Miséricorde


Les prélats et les couvents ne le cédèrent point à cet égard aux évêques. Le prévôt de Liège fonda sur les bords de la Meuse un hospice pour des vieillards des deux sexes. Le prévôt Reinhold de Hildesheim fit bâtir près du Dammthor l'hôpital de Saint-Jean, pour des étudiants malades, principalement pour ceux de la cathédrale, et y attacha quelques femmes pour les soigner. Quand une fondation de ce genre devenait nécessaire, les couvents et les chapitres y contribuaient. Les premiers étant souvent obligés, par des donations faites dans ce but, à accueillir des malades, ils préféraient dans bien des cas fonder à cet effet des maisons spéciales pour éviter l'inconvénient de loger des étrangers avec les religieux, et pour procurer en même temps plus d'espace aux malades, ainsi que des soins mieux dirigés.  Cela leur devenait, ainsi qu'aux chapitres, d'autant plus facile, que des bienfaiteurs prévoyants distinguaient parfois dans les legs qu'ils leur faisaient, ce qu'ils désiraient consacrer à ce but de ce qui devait tourner au profit direct des religieux, en décidant que dans aucun temps ces deux destinations ne devaient être confondues, tandis que des hôpitaux placés dans l'enceinte même des couvents jouissaient de dons spéciaux.

On voit dans Raymond de Palmarii, de Plaisance, un exemple de la manière dont de simples particuliers imitaient les princes et les évêques. Il voulut fonder un hospice pour de pauvres étrangers et pour des malades des deux sexes. Le clergé de la cathédrale lui en procura l'emplacement, et dans l'année 1178, la maison se trouva construite. Son exemple ne demeura pas stérile ; d'autres recueillirent des dons, ou bien ouvrirent leurs maisons pour répandre des secours. Il rechercha ensuite des femmes égarées et repentantes, et les plaça dans la maison, pour les faire diriger vers le bien, sous la surveillance de femmes vertueuses ; il y fit porter aussi des enfants illégitimes ou exposés. Il devint en outre le protecteur et le conseil des veuves, des orphelins et des malheureux. Mais comme sa fortune personnelle ne suffisait pas à de si vastes projets, il engagea les personnes riches à le seconder. Puis, après avoir dirigé sa fondation avec le plus grand zèle, pendant vingt-deux ans, il en confia en mourant le soin à ceux qui l'y avaient aidé, sur quoi les autorités de la ville la prirent sous leur protection.

Il est naturel de penser que les bourgeoisies des villes ne furent pas les dernières à se joindre à ces oeuvres de piété, puisqu'elles devaient en retirer les premiers avantages. Celle de Liège érigea sur le mont Cornel une léproserie, qui devait servir en même temps d'asile à des personnes bien portantes des deux sexes, et où les pauvres trouvaient le logement et la nourriture. Le Tyrol comptait à cette époque beaucoup de maisons de ce genre. A peine une ville s'élevait-elle qu'elle trouvait dans la bienfaisance de ses habitants le moyen de pourvoir à ce besoin. On voit dans quelques diplômes que les personnes recueillies dans ces établissements y recevaient tout ce qui pouvait leur être nécessaire ; non-seulement on leur donnait du vin, mais on lavait leur linge et on raccommodait leurs habits.

Mais ni le fondateur, ni le bienfaiteur de ces instituts ne se contentaient de veiller seulement aux besoins matériels de ceux qui y étaient admis ; ils s'occupaient toujours aussi de leurs âmes. Convaincus que les malades exigent autant de soins spirituels que corporels , les hôpitaux étaient annexés à des églises ou donnés à des chapitres, afin que tous les dimanches un prêtre pût les visiter, répandre sur eux de l'eau bénite , y faire des prières et y donner une bénédiction. On les construisait souvent à côté des couvents, auxquels ils étaient annexés avec le fonds de la dotation, tandis qu'une ordonnance épiscopale déclarait positivement qu'aucun abbé, prieur, économe ou hospitalier ne pouvait détourner ce fonds de sa destination.

Sous la protection royale, ce qui était consacré aux pauvres et ce qui était destiné au culte devaient jouir d'une égale sécurité. On aimait à organiser les hôpitaux à l'instar des couvents et souvent même on les mettait sous la direction d'un ecclésiastique, quoique, dans ce cas, ils courussent le risque d'être détournés de leur but primitif, par le grand nombre des prêtres qui s'y introduisaient. Quand les hôpitaux étaient subordonnés à celui de Saint-Jean de Jérusalem, la place de directeur en devenait parfois assez importante pour donner lieu à des discussions, dont la décision était portée jusqu'à Rome, quand il fallait y recourir. Aussi des fondateurs prudents défendaient-ils dans leurs diplômes de convertir en bénéfices ce qui était destiné aux pauvres. D'un autre côté, les évêques croyaient leur rendre un service essentiel en les enlevant à la juridiction séculière.

D'autres maisons, que l'on rattachait souvent aux précédentes, étaient spécialement destinées à la réception de pauvres voyageurs, et établies sur les routes les plus
fréquentées. C'était là incontestablement un bienfait, quand même elles n'offraient, comme les caravansérails turcs, qu'un abri, du feu, de l'eau et quelques secours que
l'homme peut donner. Le fondateur comptait ordinairement sur l'appui d'autres bienfaiteurs qui mettraient en état d'en faire davantage. Des collèges pour recevoir des
jeunes gens pauvres, mais doués d'heureuses dispositions, se rencontrent déjà dès le douzième siècle. La charité chrétienne ne se bornait pas à secourir une seule nature
de besoins , elle s'occupait encore de ceux que nous ne connaissons plus ou pour lesquels les secours ne nous sont plus nécessaires.

C'est ainsi qu'avant même la fondation de l'Ordre de la Merci qui se chargeait du rachat des chrétiens réduits en esclavage par les Sarrasins, la charité chrétienne y avait déjà pourvu par des fondations. Des morts abandonnés trouvaient des personnes généreuses qui s'occupaient de les inhumer et de remplir auprès d'eux les offices qu'ordonne la charité chrétienne. Le docteur en médecine Britinoro, de Bologne, légua par son testament une somme pour restaurer la voie Émilienne, mu sans doute uniquement par sa pitié envers ceux qui étaient obligés de parcourir cette route.  Par cette même raison, l'Église ayant aussi en vue le bien des âmes , elle fit rendre en Danemark une loi qui ordonnait d'entretenir avec soin les chemins et les ponts. Si, a l'occasion de dispositions bienfaisantes de ce genre, il s'élevait par fois des plaintes de ce que la perversité croissante des hommes obligeait a de grandes précautions pour faire en sorte que les intentions des bienfaiteurs fussent exactement et fidèlement suivies, on ne se doutait pas qu'un temps viendrait où la destruction de tant d'institutions fondées par une charité prévoyante, serait regardée comme un progrès, et où une dévastation sauvage serait célébrée comme l'heureux essor du génie.

Mais encore le trésor de la charité chrétienne n'était pas à beaucoup près épuisé. Bien des gens n'ayant point de richesses temporelles à offrir, consacraient plus encore leurs propres personnes au service des malades et des indigents. De même que dans beaucoup d'hôpitaux les hommes et les femmes étaient également soignés, on voyait aussi des hommes et des femmes se vouer indistinctement à les desservir. A cet égard la landgrave Elisabeth peut servir de modèle (Sainte Elizabeth de Hongrie). Veuve à l'âge de vingt-un ans, elle descendait tous les jours de son château , dans l'hôpital situé au bas, où vingt-huit femmes malades, des dernières classes du peuple, étaient reçues et soignées; celles-là même dont les gardes s'éloignaient avec répugnance étaient consolées par la princesse.  Elle leur distribuait des aliments et des remèdes et pansait de ses propres mains leurs plaies ou leurs abcès. Parfois plusieurs femmes, à son exemple, se réunissaient pour soigner ces hôpitaux sous la surveillance d'un couvent.

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Sainte Elizabeth de Hongrie (1207 a 1231 Ap J.C.)

Ce fut dans un but si généreux que le sire Gaston de Didier assembla les frères de Saint-Antoine, pour former, non point un Ordre religieux, mais une confrérie de laïques qui avaient pour seule obligation de prendre soin des malades abandonnés. Nous avons déjà parlé des frères hospitaliers qui s'étaient organisés en véritable Ordre.  Les Porte-croix étaient encore une confrérie du même genre; ils s'engageaient non-seulement à soigner les malades, mais encore à parcourir, quand il faisait mauvais temps, les grandes routes pour porter secours aux voyageurs égarés ou surpris par la tempête. Si les lépreux étaient des objets de la sollicitude particulière de l'Église, ainsi que de la bienveillance de ses membres, cela tenait à l'opinion que Dieu témoignait d'une manière spéciale son amour aux hommes qu'il éprouvait par des malheurs et des souffrances. Les soins que l'on prodiguait aux lépreux n'avaient pas leur principale source dans le désir de protéger la santé des autres, mais dans la sympathie pour les malades que l'on regardait comme les enfants chéris de l'Église.

Leur séparation d'avec les habitants sains d'un endroit ne se faisait pas par ordre des autorités, mais par l'Église et avec beaucoup de solennité. Comme ils devaient être désormais séparés du reste des vivants , on célébrait pour eux une messe des morts ; tous les vases dont ils devaient se servir dans leur isolement étaient bénis; le clergé et les fidèles , précédés de la croix , les conduisaient à leur demeure, sous le toit de laquelle le prêtre posait du gazon cueilli dans le cimetière en disant : « Soyez morts pour la terre ; ressuscitez pour Dieu!» La plantation d'une croix devant la maison, avec un tronc dans lequel le passant déposait son aumône, terminait la touchante cérémonie, qui acquérait une plus grande importance par le souvenir de Lazare, du Sauveur et de Marie-Madeleine.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:08

Suite des rapports de l'église avec la vie individuelle, sociale et POLITIQUE pendant le treizième siècle.

État des croyances dans la société. — Obéissance et humilité. — Rapports des princes avec leurs sujets. — Délicatesse de conscience. — Les prêtres en qualité de conseils dans la vie privée. — Respect pour le droit. — Manière sérieuse d'envisager la vie. — Attente de la fin du monde, — Épitaphes. (Extraits)

En s'adressant à une époque qui met plus d'importance aux paroles qu'aux actions, à la doctrine qu'à la conduite, à l'apparence de la vie qu'à la vie même, et qui ne sait pas en apprécier l'expression alors qu'elle ne trouve pas de livres qui traitent de sa forme et de ses contours , il peut être convenable de remarquer que dans le siècle dont  nous parlons, on n'était pas non plus dépourvu de la connaissance objective de la doctrine chrétienne , soit dans son ensemble, soit dans ses diverses parties ; que l'on jugeait du motif spirituel de la vie chrétienne aussi parfaitement que de cette vie elle-même, que l'intérieur n'était point négligé pour l'extérieur et que celui-ci n'était même regardé que comme la manifestation de l'autre dans son sens le plus admirable. A la vérité il n'est parvenu jusqu'à nous, de ce siècle, que de faibles restes d'écrits d'où l'on puisse tracer un tableau de la foi chrétienne dans toutes ses ramifications.

Mais si de ce peu il est encore possible d'extraire un grand nombre de traits où elle se montre dans toute sa pureté, on pourra, sans crainte de se tromper, en tirer une conclusion pour l'ensemble, à moins que l'on ne veuille soutenir que les écrivains d'où ces passages sont pris , étaient les seuls qui eussent conservé quelques traces de cette connaissance. Cette époque , comparée à toute autre , se montra plus spécialement comme une époque de foi : d'une foi vigoureuse, ferme, inébranlable, d'une foi qui n'avait pas commencé par le doute , mais qui était l'enfant incontestablement légitime de la Révélation. Cette foi fondée sur la conscience du péché originel et de l'impossibilité pour l'homme de faire le bien par ses propres forces, se rattachait fermement et intimement a l'Incarnation de Jésus-Christ, qui, pour effacer la coulpe du péché, a pris la nature divine jointe avec la nature humaine, qui nous a délivrés par son obéissance et par sa servitude, qui nous a rachetés par sa mort , qui nous a ouvert le ciel par son sang , qui nous a guéris par ses plaies.

C'est pourquoi , en avouant humblement la miséricorde infinie de Dieu, on peut, avec un ancien Père de l'Église, dire que notre faute était une heureuse faute, puisqu'elle avait donné lieu à l'exercice de cette miséricorde. Mais par cette même raison , il n'en est pas moins du devoir de l'homme d' aspirer après la grâce de Dieu et d'en sentir tout le prix; c'est aussi pour cela que toutes les prières qui s'élèvent journellement de la chrétienté, sont la propriété, non-seulement de ceux qui prient , mais de tous les chrétiens ; la prière de chacun est faite au nom de tous et celles de tous profitent à chacun ; car c'est Dieu qui doit exciter eu nous la volonté de faire le bien et l'action qui la suit.

Toutefois, comme moyen de réconciliation , pour autant du moins qu'elle est possible à l'homme lui-même en qualité de pécheur, il nous est offert la confession et la contrition, sans lesquelles nul ne peut échapper à la damnation. Il est en effet impossible de séparer la contrition de la rémission des péchés; celle-ci est la suite naturelle de l'autre. C'est elle seule qui a sauvé Madeleine. Il n'y a que les larmes du repentir qui sauvent de la perte éternelle et qui fraient la route du ciel. Une sincère contrition est un don de la grâce de Dieu , qui ne dispense pourtant pas de la pénitence imposée par le prêtre. Si tous les hommes désirent une heureuse fin, Dieu seul peut la donner, et il la donne lorsqu'elle a été précédée d'une vie conforme à ses volontés. De là le conseil de vivre ici-bas de manière à ce que l'âme soit heureuse là-haut.

Ce qui précède se retrouve en substance dans tous les principaux écrivains et poètes de l'époque; et qui pourrait refuser à ces convictions chrétiennes le témoignage d'être en parfaite harmonie avec le dogme de la Rédemption, pris dans son véritable sens ? Mais ceux dont les paroles sont arrivées jusqu'à nous, auraient-ils été par hasard les seuls qui aient eu cette connaissance? En réfléchissant à leur position et à leurs rapports sociaux, on trouvera facilement la réponse à cette question.  Feuilletez les écrits de tant de docteurs ecclésiastiques et vous sentirez vos derniers doutes se dissiper. Ce que les uns ont fait, ce que les autres ont dit selon l'occasion, s'éclaircit réciproquement. Nous croyons avoir prouvé que ce siècle n'est resté en arrière d'aucun autre ni en connaissance ni par conséquent en action chrétienne. Deux vertus, si intimement liées entre elles qu'il est presque impossible de les séparer, furent le résultat de la manière dont on comprenait l'ensemble de la vie; cette manière était à son tour la suite de la notion qu'on s’était faite du christianisme, qui, dans l'œuvre de la Rédemption, met une si grande importance à l'obéissance que Jésus-Christ rend à son Père céleste et à l'humilité qui lui fait échanger sa gloire contre la servitude.

La position du prêtre à l'égard de Dieu était fondée tout entière sur l'obéissance. Car comme on regardait le dogme, avec tout ce qui s'y rattache, comme un don du ciel, on croyait pouvoir exiger l'obéissance de quiconque voulait diriger sa vie d'après la volonté manifestée de Dieu. Cette obéissance était donc la première chose que l'on exigeait du religieux ; celui qui entrait dans un ordre militaire s'y engageait également; le vassal y était tenu envers son seigneur, et y manquer était en quelque façon le plus grand crime qu'il pût commettre. L'obéissance était le mobile de ce siècle, et comme on prétend aujourd'hui qu'elle est indigne de l'homme, on veut la remplacer par la liberté. « Mais, dit un contemporain, l'homme ne peut pas rendre sans obstacle à son Seigneur suprême l'obéissance qu'il lui doit ; des puissances s'élèvent contre lui, qui le retiennent et l'empêchent de faire son devoir. Il a trois ennemis à combattre : le démon (l`ange déchu), sa propre chair et le monde. Au démon ( l`ange déchu) il doit opposer l'humilité; c'est la vertu qu'il craint le plus; sa chair, il la dompte par les souffrances (privations) et les contrariétés ; la puissance du monde qui se fonde sur la ruse, il la surmonte en la fuyant et en la méprisant» (Étienne de Tournay).

La plupart des ouvrages de cette époque qui s'efforcent, avec tout le pouvoir de l'éloquence, de rendre l'homme attentif à sa destination éternelle, enseignent, indépendamment de l'obéissance, l'humilité de l'esprit, le mépris ou du moins le détachement des biens temporels , la patience dans les afflictions, comme étant les meilleurs moyens d'unir le présent avec l'avenir (Pierre de Blois). Le christianisme n`était certes pas seulement une enveloppe extérieure pour celui qui, dans une grave maladie , écrivait à son ami qui lui en témoignait son regret: « Je remercie l'auteur de toute grâce de ce qu'il a daigné me châtier dans sa miséricorde. Car comme je marchais, orgueilleux au milieu de choses grandes et merveilleuses, et comme une prospérité continue m'avait , pour ainsi dire, élevé au-dessus des vents, Dieu s'est penché vers moi pour m'élever véritablement, et Celui qui est avant tous les temps, m'a broyé et humilié. D'un coeur impénitent, j'accumulais les vengeances sur ma tête, pour le jour du terrible jugement; mais Jésus-Christ a changé pour moi la colère en grâce , et il m'a envoyé une maladie, afin que je ne devinsse pas encore plus malade. Je souffre toujours beaucoup, et je demande à Dieu de le supporter patiemment ; car sans la patience, les souffrances corporelles ne contribuent point au salut. Mais si j'en ai, la mort passagère écartera une mort durable , et une douleur temporelle me sauvera des peines éternelles (Pierre de Blois). »

Le duc Frédéric d'Autriche reconnut aussi dans les embarras corporels qui l'assaillirent, à son retour de la Palestine, la grâce divine châtiant l'enfant qu'elle aimait. Cette humilité à laquelle on attachait un si grand prix, inspirait le désir de gagner les trésors du ciel, par le renoncement aux richesses de la terre ; elle apprenait à la châtelaine à préférer un époux céleste au noble duc qui recherchait sa main, et l'obscurité du cloître à l'éclat de la cour. La princesse qui, rencontrant sur le bord d'un ruisseau boueux une vieille femme rechignée, lui abandonna le chemin le plus sûr, au risque de tomber dans l'eau, donna une grande preuve d'abnégation et d'humilité ; et c'est ce que fit aussi ce prévôt de race noble, qui renonça à ce rang pour devenir, à sa demande, d'abord sous-prévôt, puis aumônier et enfin inspecteur du bétail du couvent.

Les relations des personnages distingués du pays avec leur souverain étaient franches, libres, sans crainte de reproches, ainsi qu'il convient à des gentilshommes. Lorsque, vers la fin de l'an 1227, le landgrave Louis de Thuringe, revenant de la croisade, mourut à Brindes à la fleur de son âge, son frère Henri, surnommé Raspo, se chargea de la tutelle de son jeune neveu Hermann ; mais ce ne fut pas dans des vues honorables; il avait formé au contraire le projet de profiter de la jeunesse de l'orphelin pour le dépouiller de l'héritage paternel. Il chassa de Wartbourg son neveu et ses nièces avec leur mère, Elisabeth, (sainte Elizabeth de Hongrie) plus tard canonisée, et fit publier dans toute la contrée qu'il en voudrait à quiconque les accueillerait. Un prêtre compatissant prit pitié de sa malheureuse princesse et préféra obéir à Dieu plutôt qu'à cet ordre barbare. Sur ces entrefaites, des chevaliers qui rapportaient le corps du landgrave, arrivèrent auprès d'Elisabeth, à qui son oncle l'évêque Eckbert de Bamberg avait cédé le château de Bodenstein. Elle pria ces seigneurs de prendre auprès de son beau frère sa défense et celle des droits de ses enfants.

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Sainte Elizabeth de Hongrie (1207-1231)

Le corps fut inhumé dans le caveau de Reinhartsbrunn, au milieu des regrets de tout le peuple pour la mort prématurée d'un prince si vertueux. Aussitôt que la cérémonie fut terminée, le sire Rodolphe de Varila rappela aux autres chevaliers la promesse qu'ils avaient faite à Bamberg.

Ils résolurent de charger quatre d'entre eux de rappeler au landgrave son devoir. Le sire Rodolphe prit la parole au nom de tous : « Monseigneur, dit-il, mes amis, vos vassaux, m'ont prié de vous parler en leur nom. En Franconie et en Thuringe, nous avons entendu rapporter de vous des choses si étranges que nous avons rougi par la pensée que chez un prince il pût y avoir tant d'impiété, d'infidélité et d'improbité. Qu'avez-vous fait, jeune seigneur? Quels conseils avez-vous suivis? Comment avez-vous pu, au lieu de l'honorer et de la consoler, chasser ignominieusement de vos châteaux et de vos villes l'épouse de votre frère, la veuve délaissée, la fille des rois, semblable à une femme de mauvaise vie? Vous vous êtes déshonoré en la livrant à la misère, en la laissant errer sur les routes comme une mendiante. Pendant que votre frère perd la vie par amour pour Dieu, vous repoussez durement loin de vous ses orphelins que vous auriez dû, en fidèle tuteur, bénir et protéger ; vous les forcez même à se séparer de leur mère, pour ne pas mourir de faim avec elle ! Est-ce là de l'amour fraternel ? Sont-ce là les leçons que vous avez reçues de votre frère, ce prince vertueux, qui n'aurait pas agi ainsi envers le dernier de ses sujets? Le paysan le plus grossier n'oublierait pas à ce point ce qu'il doit aux siens. Quelle confiance pouvons-nous mettre désormais dans votre foi et dans votre honneur ? Vous savez que le devoir des chevaliers est de protéger la veuve et l'orphelin, et vous êtes le premier à opprimer la veuve et les orphelins de votre frère. Je vous le dis sans fard : cela crie vengeance à Dieu !»

La duchesse Sophie, mère du feu prince et de Henri, fondait en larmes; son fils baissait les yeux sans rien dire; sur quoi le sire Rodolphe poursuivit en ces termes :
« Monseigneur ! qu'aviez-vous à craindre d'une pauvre veuve isolée, malade, délaissée, profondément affligée? En quoi cette sainte et vertueuse dame aurait-elle pu nuire à vos desseins, alors même qu'elle serait demeurée en possession de tous vos châteaux? Que dira-t-on maintenant de vous dans les pays étrangers? Fi! quelle honte! Je rougis seulement en y pensant. Oui ! sachez-le : vous avez offensé Dieu ; vous avez déshonoré toute la Thuringe ; vous avez souillé la gloire de votre maison ! Je crains en vérité que le courroux de Dieu ne se fasse cruellement sentir au pays , si vous ne faites pénitence , si vous ne vous réconciliez avec cette pieuse dame , et si vous ne rendez aux enfants de votre frère ce que vous leur avez enlevé. »

Les assistants tremblaient en entendant un discours si courageux ; mais Dieu toucha le coeur du prince. Des larmes roulèrent de ses yeux ; il fut quelque temps sans pouvoir parler ; enfin, il dit : « Je me repens sincèrement de ce que j'ai fait; je ne prêterai plus l'oreille à ces perfides conseillers: rendez-moi votre confiance , votre amitié. Élisabeth peut exiger de moi ce qu'elle voudra; je vous donne tout pouvoir de disposer de mes biens et de ma vie. »

Le sire de Varila reprit:  « C'est ainsi seulement que vous pouvez éviter le courroux de Dieu. » Puis s'étant rendu avec ses compagnons auprès d'Élisabeth pour lui demander quelles conditions elle voulait imposer, elle s'écria : « Je ne demande ni ses châteaux, ni ses villes, ni ses propriétés territoriales, rien de ce qui pourrait me causer de l'embarras ou des distractions. Je serai reconnaissante envers mon beau-frère, si sur ce qui me revient pour douaire, il me donne ce dont j'ai besoin pour assurer le salut de l'âme de mon époux bien-aimé et de la mienne. » Ce fut ainsi que s'opéra la réconciliation, et Elisabeth revint à Wartbourg avec ses enfants.


Le château de la Wartbourg en Allemagne ou vivait Sainte-Elizabeth de Hongrie


De tout temps on a pu et dû exiger que chez tout le monde, mais surtout chez ceux qui sont chargés de garder le sanctuaire, d'enseigner la doctrine, d'exercer le culte,
les discours et les actions se réunissent pour prouver que les mystères du sanctuaire , la doctrine et le culte se sont tellement identifiés avec eux , que leur influence inspiratrice se manifeste dans tout l'ensemble de leur vie. Nous avons fait voir en plusieurs endroits de cet ouvrage, comment des évêques et des abbés, des prêtres séculiers et des religieux, s'efforçaient autant qu'ils le pouvaient de remplir cette obligation ; mais en même temps nous avons montré que parfois l'homme restait insensible aux inspirations les plus nobles et les plus efficaces, sans que l'on doive douter pour cela de leur valeur, ou qu'il faille tirer une conclusion opposée de cette apparente contradiction. Si nous rencontrons assez souvent dans ce siècle un défaut de probité, foulant aux pieds tout sentiment honnête, et le despotisme de l'arbitraire le plus absolu, d'un autre côté nous y voyons aussi de nombreux exemples de la délicatesse la plus scrupuleuse, du dévouement le plus pur, de la piété la plus sincère. Des fragments d'écrits de divers ecclésiastiques, auxquels on ne fait souvent guère attention, offrent l'empreinte la plus claire d'efforts fixement dirigés vers les choses éternelles , d'un désir sans bornes de s'abreuver de l'Écriture sainte et des ouvrages des Pères , et d'une tendance vers le ciel, par une vie spirituelle et active, dont les jouissances terrestres ne pouvaient point entraver la marche. Lorsqu'un prêtre était convaincu que toute la prospérité, tout l'honneur de l'Église, dépendait de la gravité dont elle imprégnait la vie, il n'était guère possible qu'il n'appliquât pas cette vérité à sa propre conduite.

Quelques changements qui se soient opérés depuis ce temps dans les idées et dans les opinions, il faut convenir que le pape Célestin III donna la preuve à la fois d'une haute vénération pour le caractère du prêtre chrétien, et d'une délicatesse de conscience qui reculait devant la plus petite irrégularité, par la conduite qu'il tint dans la circonstance suivante. Un médecin célèbre par plusieurs cures fort belles, mais qui avait aussi perdu beaucoup de ses malades, désirait se faire ordonner prêtre; mais le pape lui conseilla, si sa conscience lui reprochait la moindre négligence dans les cas malheureux de sa pratique, de ne pas prendre les ordres majeurs.  

Considérée sous un autre point de vue, la conduite de Roger, prévôt de la cathédrale de Magdebourg, manifeste la preuve d'un sentiment profond, servant à déterminer une ferme volonté. Il jouait un jour aux échecs; son maître d'hôtel se tenait à côté de lui. Un jeune garçon vint dire à l'oreille de celui-ci qu'un pauvre malade demandait un peu de vin. Le prévôt l'ayant entendu, dit qu'on lui en donnât. Le maître d'hôtel lui fit observer qu'il n'avait plus qu'un seul tonneau de vin et qui n'était pas même encore percé, mais le prévôt n'en réitéra pas moins l'ordre. L'autre fit semblant de se disposer à obéir, mais il renvoya le messager sans lui rien donner. Au bout de quelques heures les cloches sonnèrent pour un mort. Le prévôt demanda pour qui c'était, et le jeune garçon répondit que c'était pour la pauvre femme, « Mais on lui aura donné le vin, je pense, » dit Roger. Sur la réponse négative, le prévôt fit appeler son maître d'hôtel, l'accabla de reproches, et ordonna de répandre tout le vin contenu dans ce tonneau. « Car jamais, dit-il, je n'emploierai pour mon propre usage une liqueur dont une très-petite partie a été refusée à Jésus-Christ dans la personne d'un pauvre. » Il renvoya en même temps le maître d'hôtel, en lui défendant de jamais reparaître en sa présence. Quelque jugement que l'on porte d'ailleurs sur le caractère de Conrad de Marbourg , l'obligation qu'il imposa à la landgrave Elisabeth de ne toucher à aucun mets servi sur sa table, sans s'être assurée d'avance qu'ils provenaient des biens héréditaires de son mari et non d'impôts extorqués à ses pauvres sujets, fait voir en lui une délicatesse de conscience excitée par la pensée de ses devoirs envers le ciel , et qui lui faisait blâmer courageusement dans les princes tout ce qui pouvait faire tort à ceux qu'ils étaient appelés à gouverner.

L'évêque Hugues de Lincoln donna une belle preuve de véritable humilité dans la réponse qu'il fit à son chancelier. Hugues ayant embrassé un lépreux, le chancelier remarqua qu'il n'avait pas autant de pouvoir que saint Martin, de qui le baiser les guérissait. « Le baiser de saint Martin , répondit l'évêque, guérissait le corps des lépreux, et le baiser du lépreux guérit mon âme.»  Les subordonnés ne craignaient point, dans ce siècle, de parler franchement avec leurs supérieurs des devoirs de leur haute position, de leur représenter sérieusement et souvent avec des expressions très-fortes , comment ceux qui étaient revêtus de hautes dignités pouvaient s'en rendre indignes. Un évêque, sur son lit de mort, ne croyait pas compromettre son rang et sa dignité, en rassemblant autour de lui ses domestiques et en les conjurant, les larmes aux yeux, de lui pardonner les faiblesses de sa vie et en leur offrant en retour son pardon pour les leurs.  Bernard Iterius écrivant un livre de prières en l'honneur de tous les saints, songeait avec satisfaction qu'il se préparait à lui-même une récompense dans le ciel, pour l'usage que d'autres feraient de ce livre. Quoique nos convictions puissent être différentes, quoique nous sachions apprécier bien des choses avec un esprit plus libre, il doit nous être impossible de refuser notre respect à la pensée de l'archevêque Ubaldo de Pise qui fit venir à grands frais, pour le cimetière de son église, de la terre des environs du Saint-Sépulcre, afin de mettre les morts dans un rapport plus immédiat avec le Seigneur de la vie.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Hugh-of-lincoln
L'évêque Hugues de Lincoln - Angleterre - 1135 a 1200

Lorsque l'illustre archevêque Rodrigue de Tolède prit la résolution, pendant la guerre contre les Sarrasins, non-seulement de vendre tous ses effets les plus précieux pour subvenir aux besoins des pauvres, mais encore de se rendre avec ses chanoines aux postes des frontières, afin que celles-ci fussent mieux défendues, ces belles actions perdent-elles de leur prix parce que ce pieux prélat aimait autant mourir de faim que d'user de mets défendus pendant le carême? L'évêque Raymond de Nocera ayant été plusieurs fois, la nuit, surpris par le sommeil pendant sa prière, prit le parti de coucher par terre ; certes il devait sentir en lui une force plus qu'humaine, puisqu'elle le mettait en état de supporter cette austérité. Personne ne sera disposé à accorder plus de valeur qu'il n'en mérite, au repentir pour de grands crimes qui se manifeste au moment de la mort ; il n'est permis à aucun mortel de juger des effets que ce repentir peut avoir pour l'éternité. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ne peut exister que là où, contre le fardeau des erreurs, il s'est maintenu un contre-poids quelconque, quoique, à la vérité, toujours comprimé et souvent avec violence.

En soutenant que ce réveil tardif est sans valeur aucune, on empiéterait sur les droits de Celui t qui s'est réservé « à lui seul le jugement » de qui « les pensées ne sont pas nos pensées. » C'est ainsi qu'à l'approche de ses derniers moments, l'évêque Hugues de Chester vit apparaître avec effroi devant ses souvenirs toutes les énormités de sa vie ; il demanda qu'une rude pénitence lui fût imposée avant de mourir et il ordonna, par son testament, de distribuer tous ses biens aux couvents, qu'il avait opprimés pendant sa vie, et aux pauvres. On retrouve même la conscience de la nécessité de remplir strictement ses devoirs, dans les jugements de la multitude qui regarda comme une punition de Dieu la mort d'un indigne évêque, avant qu'il fût sacré, et l'attaque d'apoplexie dont fut frappé un abbé qui s'était exprimé d'une manière peu respectueuse au sujet du saint patron de son couvent.

En qualité de conseillers de princes et de seigneurs, d'hommes faits et de jeunes gens, de femmes et de filles, des prêtres vertueux exerçaient sur les opinions et les actions de bien des gens une influence beaucoup plus grande que de nos jours, et plus avantageuse pour exciter et maintenir un véritable sentiment chrétien, que ne peut le faire un simple jugement général et n'entrant dans aucune particularité. C'est ainsi que la comtesse du Perche plaça sous ce rapport sa confiance dans l'abbé Adam de Persignie.

Elle le pria de la diriger dans une vie pieuse et toujours tournée vers les choses du ciel. Il lui conseilla, en conséquence, avant tout, d'avoir un cœur humble, car lui seul peut espérer le repos, et puis la crainte et le respect pour les commandements de Dieu. Les jouissances corporelles, les vains amusements, le luxe des habits, déjà, blâmés par l'Apôtre (1 Timothée, 2, 9) et puis par les hommes sévères et zélés de tous les siècles, ne convenaient surtout point, lui dit-il, à une fille de Dieu, car on ne peut le devenir que par une sainte simplicité, « Songez à ce que vous devez à Celui qui vous a créée, qui vous a décorée de sa ressemblance, qui vous a visitée dans son Incarnation, qui vous a instruite par ses leçons, qui vous a rachetée par sa Passion, qui vous a glorifiée par sa résurrection, qui vous a affermie par la grâce du Saint-Esprit ! Vous vous devez à lui qui s'est donné tout entier à vous; vous vous devez tout entière, corps et âme. Il a cédé, à la vérité, votre corps à votre mari, mais il ne reconnaît à personne de droit sur votre âme ; lui seul est l'époux de cette âme. Ornez donc cette noble partie, par laquelle vous êtes unie à Jésus-Christ ; ornez-la de désirs louables et vertueux, afin que vous receviez du Saint-Esprit les germes des bonnes œuvres. Tout ce que vous pensez, ce que vous dites, ce que vous faites de bien vient du Saint-Esprit. Si aux trois dons de l'état du mariage, qui sont la fidélité, l'espérance de la postérité et le sacrement, vous joignez des œuvres de miséricorde et de piété, et si vous usez des cérémonies de l'Église et du jeûne pour perfectionner votre vie spirituelle , vous ne serez pas bien éloignée de votre salut. »

Il enseigna de même à la comtesse de Chartres la manière d'exercer la simplicité et de restreindre ses besoins, au milieu de la pompe et du superflu, en lui présentant le tableau de l'homme riche et du pauvre Lazare, (Luc 16,19) et l'exhorta surtout à ne point opprimer ses sujets. Toutes nos pensées, tous nos soins doivent avoir pour objet de décorer notre âme, sur laquelle Dieu a imprimé son image et à laquelle il a promis la joie inaltérable d'une éternelle félicité.

Ce même abbé donna les conseils suivants à un jeune gentilhomme : « L'amour pour le Verbe fait homme est une véritable force : le connaître, c'est vivre ; le servir, c'est commander; se dévouer à lui, c'est le salut. C'est là la philosophie des humbles , la sagesse des simples , la joie des adolescents, la plénitude des adultes. Tendez vers cette philosophie, honorez-la, cherchez à vous en approprier les fondements. C'est par sept échelons que l'homme parvient jusque dans le sanctuaire de cette philosophie. Le premier c'est l'humilité, par lequel l'homme arrive à se connaître lui-même; le second, la chasteté, qui fuit la concupiscence ; le troisième, la sobriété, mère de la chasteté, qui retient le corps sur la pente rapide de la mort ; le quatrième, la véracité , qui préserve les lèvres du mensonge et de la fourberie ; le cinquième , la bienveillance , qui fait à chacun ce que l'on voudrait qu'on nous fit; le sixième, la libéralité , qui vient avec plaisir au secours du malheur ; le septième , la charité , qui se pénètre tellement de Dieu qu'elle ne s'oppose a aucun de ses commandements. Au haut de ces sept échelons nous attendons la félicité éternelle. »

De même que la variété et la spécialité étaient les marques distinctives de la loi à cette époque , on y remarquait aussi un respect particulier pour tous droits existants et prouvés. Nous ne prétendons pas dire que ce respect ait pu aller jusqu'à empêcher les usurpations et les abus d'autorité; ils étaient même beaucoup plus fréquents alors que de nos temps; mais la différence, c'est qu'alors l'injustice et la violence ne cherchaient point à passer pour autre chose que ce qu'elles étaient et que personne ne s'y trompait ; elles dédaignaient de se couvrir avec hypocrisie du manteau de la justice, et le bon droit, quand il parvenait à se faire jour, trouvait des oreilles plus attentives qu'aujourd'hui , tandis que les plus hautes autorités ne croyaient pas s'avilir en reculant devant la force de la vérité. L'empereur Frédéric avait eu des discussions avec le duc de Zaehringen, au sujet de quelques parties de ses domaines, et les avait terminées en cédant au duc la suzeraineté sur trois évêchés de la Bourgogne , moyennant quoi le duc abandonna celle de Genève au comte Amédée de Genevois.

Cependant l'évêque Arduce, ayant appris ce qui se passait, se rendit, avec les archives de son siège, à Besançon, où Frédéric tenait en 1162 sa cour. L'évêque ayant remarqué que , par suite des diplômes de ses prédécesseurs, l'empereur n'avait pas eu le droit de faire cette renonciation , Frédéric s'empressa de prendre l'avis de ses évêques et de ses prieurs il s'y soumit, révoqua publiquement la cession qu'il avait faite à Berthold , rendit à l`évêque ses droits et déclara que l'empereur n'en possédait aucun dans l'église de Genève, si ce n'est celui de faire chanter, lorsqu'il s'y trouvait en personne , les litanies par l'évêque et le clergé . Il est certain que bien des actes qui, dans un temps plus reculé, acquéraient force de loi par des formes symboliques, durent alors être mises par écrit et être scellées d'un sceau, ce qui donna lieu à bien des plaintes , sur la nécessité de prendre plus de précautions, le cours des temps et des sentiments hostiles ayant fait perdre bien des souvenirs , détruire bien des preuves.  Il est néanmoins satisfaisant de voir que les supérieurs reconnaissaient l'obligation de faire respecter tous les droits, de maintenir tout ce qui avait été positivement concédé et d'affermir la confiance réciproque. L'horreur qu'inspirait l'impiété, pour qui les volontés les plus pures n'étaient pas sacrées, dictait ces imprécations par lesquelles on cherchait, trop souvent en vain , à mettre les actes à l'abri de la prévarication. Une force vitale qui débordait et franchissait toutes les limites , entraînait souvent les hommes dans l'égarement , dans le crime et dans des actes qui dès lors excitaient les regrets et qui seront à jamais des souvenirs d'horreur.

Mais toutes les fois que l'on se laissait guider par la réflexion, que le sentiment chrétien n'était pas repoussé, on voyait régner cette idée sérieuse de la vie qui s'exprime dans tant de livres et d'actes, avec l'empreinte d'une haute dignité. Les sentiments de bien des hommes se reflètent dans les paroles de l'abbesse Fridelunde de Quedlinbourg : « Rien n'est plus salutaire à l'homme que de se tourner, au milieu des vicissitudes de la vie terrestre , avec toutes les forces de son esprit vers les choses éternelles, et d'acheter, au prix de biens passagers, des trésors impérissables. C'est pourquoi bien des gens ouvrent l'oreille à la voix de Dieu qui nous crie : Vendez ce que vous possédez et donnez-le aux pauvres, et vous amasserez un trésor dans le ciel ! les uns abandonnant leurs richesses , se sont retirés dans des déserts ou dans des couvents , pour se livrer à la vie contemplative ; d'autres, tout en persévérant dans la vie active du monde, ont imité l'exemple de Zachée , qui donna une partie de son bien aux pauvres et conserva le reste pour fournir à ses besoins et pour faire des aumônes.»

De tout temps les hommes les plus vertueux et les plus généreux, dans la conviction de leur imperfection et de leur faiblesse propres , et à la vue de tant de vices et d'immoralités, se sont sentis remplis d'une profonde mélancolie , qui s'est souvent manifestée par des expressions pleines d'amertume contre leurs contemporains. Ils voyaient leur génération courir à grands pas vers l'abîme.  De là tant de plaintes, se renouvelant dans tous les siècles, tantôt en termes généraux, tantôt, lorsque la portion vertueuse de la société s'est plus affermie dans sa foi en Dieu et à sa révélation, dans des expressions plus positives sur l'égarement de leurs contemporains, qui s'éloignaient volontairement du sentier des commandements divins, ou se soulevaient contre eux avec audace.

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Ezzelino III da Romano le féroce (1194 -1259) - était un seigneur et condottiere italien du Moyen Âge. Il se met à la tête des Gibelins, s'allie avec l'empereur Frédéric II et devient le maître de Vérone (Italie) en 1227. Tristement célèbre pour sa cruauté et ses politiques de terreur. Dante dans sa Divine Comédie le montre en enfer.

Au milieu de cette nuit obscure, de cette profonde douleur, perce , comme un rayon de lumière , la conscience d'un dévouement sans bornes à la volonté divine, dans la conviction que l'Éternel se sert souvent de la malignité des hommes pour accomplir ses vues bienfaisantes. Ainsi les contemporains regardaient le cruel et impie Ezzelin comme un instrument dans la main de Dieu pour punir les coupables habitants de la Marche de Trévise. Car les bons s'encourageaient par la pensée que Dieu s'était réservé la vengeance , et qu'il ne permettait pas que des biens mal acquis portassent des fruits salutaires.

D'autres , mécontents d'eux-mêmes et remplis d'une tristesse qu'ils ne parvenaient pas à vaincre à l'aspect des crimes auxquels tant d'hommes se livraient dans leur impiété, se persuadaient que la longanimité de Dieu était enfin épuisée, et ne doutaient pas que le grand jugement, qui doit détruire le genre humain sorti de sa voie , et se glorifiant dans son péché , ne fût sur le point d'avoir lieu. Aussi les discours et les poèmes du temps s'accordent pour nous dire que la fin du monde approche. « Réveille-toi, ô chrétien, le jour va paraître; le coq a déjà chanté deux fois ! » dit le minnesaenger Reinmar von Zweter. Et son confrère le célèbre Walther von der Vogelweide : « Tous les signes nous annoncent l'approche du jour que chrétiens , juifs et païens doivent craindre également. » — «C'est à nous, écrivait l'abbé Guibert de Gembloux a l'archevêque de Cologne, qu'il est réservé d'assister à la consommation des temps. Notre siècle monstrueux a produit toutes sortes d'animaux féroces sous forme humaine. Mais nous sommes si accoutumés à leur aspect qu'il ne nous fait plus frémir .» Le poète aussi, au milieu des plaisirs de la cour et du service des dames, éprouve une sensation d'amertume à la vue de la dépravation du monde. Il sent le besoin de s'en éloigner. Les joies que le monde lui offrait jadis sont dissipées; ce monde n'a plus de louanges que pour la richesse impitoyable, la fidélité et la vérité ont perdu tout leur prix, et l'honneur est foulé aux pieds. Il s'éloigne donc du monde, de ses joies et de ses trésors ; il n'y a plus qu'un seul projet auquel il veut se consacrer, qui soit digne de l'occuper tout entier, pour lequel il veut vivre ; parce qu'il lui promet, non les biens de la terre, non la faveur des grands, mais une couronne impérissable; c'est le combat pour la Terre Sainte, dans lequel il quitte le service de la terre pour entrer dans celui du ciel, et d'où , s'il y périt , il arrive tout droit dans le royaume de Dieu. Plein de mélancolie en songeant aux illusions que le monde offre à ceux qui lui accordent leur confiance, il leur lègue en mourant tout son malheur, afin que Jésus-Christ le purifie avant qu'il ne tombe dans la vallée des réprouvés.

Cependant, au milieu des plaintes qui s'élèvent au sujet de la dépravation générale, présage du jugement dernier, des voix plus consolantes se font entendre ; elles reconnaissent dans ce monde si dégradé un côté moins sombre et même quelques traits dignes d'imitation. Il y eut des personnes qui, par une étude plus approfondie de l'Écriture sainte, jointe à l'observation de la marche des événements du monde, crurent reconnaître en effet que ce monde tirait à sa fin. D'autres égaraient la foule avide du merveilleux par les explications effrayantes qu'elles faisaient de toutes sortes d'événements. Un troisième en trouvait une preuve plus certaine dans l'apparition de tant d'hérésies. Il n'y a point de siècle qui ait le droit de reprocher à un autre siècle sa trop grande impatience à soulever prématurément le voile dont une sage prévoyance a caché pour nous l'avenir, puisque tous ont commis la même faute.

Toutefois, il y avait, même au fond des cloîtres, des esprits assez clairvoyants pour traiter de faux prophètes les hommes qui soutenaient que l'Antéchrist était déjà venu, et que le jour du jugement approchait; ou bien qui , comme Etienne de Tournay, demandaient en plaisantant pourquoi l'on s'occupait encore des affaires de ce monde , puisque nous touchions à la fin de toutes choses. Plus d'un astrologue crut pouvoir en prédire le moment, s'appuyant sur les prétendues observations d'un astronome arabe. C'était en 1185, au mois de septembre, par suite de la conjonction de plusieurs planètes, ce qui devait occasionner des pestes, des tempêtes, des famines, une terrible dévastation d'une grande partie de la terre. Cette prédiction passant ensuite de bouche en bouche, on y ajoutait la venue de l'Antéchrist. Ces récits répandirent une épouvante générale, bien des gens se préparèrent des demeures souterraines ; d'autres instituèrent des jeûnes et des pèlerinages. « Mais, ajoute le chroniqueur, pour bien faire voir que la sagesse du monde n'est que folie, Dieu voulut que précisément cette année-là le temps fût d'une beauté remarquable. »

C'est surtout dans les épitaphes que les sentiments profonds et généreux de cette époque s'expriment en général de la manière la plus touchante. Tantôt elles nous parlent des vicissitudes et du néant de toutes les choses de la terre, auxquelles se bornent et se dissipent néanmoins tous les efforts de l'homme, pour ne laisser, quand on a reconnu ce néant, d'autres sentiments que celui de ses péchés et du besoin de la grâce de Dieu; tantôt elles rappellent que la véritable vie ne commence qu'à la mort ; qu'au milieu de toute la variété des situations temporelles, il n'y en a qu'une seule qui soit vraie, que c'est à celle-là seule qu'il faut penser, et que l'on est par conséquent doublement à plaindre quand on la néglige pour ne s'occuper que des intérêts terrestres. C'est pourquoi ces inscriptions sollicitent en général les prières du lecteur; ou bien elles se consolent par la pensée que si le corps est livré à la corruption, l'âme a trouvé grâce, par l'intercession de la sainte Vierge , et à cause de quelques œuvres de charité chrétienne. Mais le docteur zélé désire, même après la mort , continuer à remplir auprès des passants son ancien et auguste ministère, en leur rappelant la fragilité de la vie.

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Que sert lorsqu`on est dans la nuit des tombeaux d`avoir porté le diadème ou traîné le râteau? Du roi comme de l`esclave la poussière est la même.

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MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:09

Côté défavorable.

En décrivant la position de l'Église à l'égard du genre humain, notre intention n'a pas été de répandre ou de flatter l'opinion qui tendrait à faire croire que les circonstances de cette époque ne se présentaient que sous un aspect favorable et satisfaisant. Si l'homme qui peut jeter autour de lui un regard, libre de toutes préventions, quelque anciennes , quelque chères qu'elles lui puissent être ; si l'homme qui cherche à se tracer à lui-même et aux autres un tableau fidèle de ce qu'il a reconnu , si cet homme, disons-nous, se sent dans l'impossibilité de s'accorder avec ceux qui s'efforcent d'attribuer des motifs blâmables a tout ce qui se présente à leurs regards , surtout dans une certaine sphère , ou bien qui en appréciant les développements et les tentatives ne s'attachent qu'à ceux qui ont échoué, qui ont été mal calculés ou dignes de reproches, nous ne croyons pas non plus être du nombre de ceux qui ferment volontairement les yeux sur ce qui est réellement répréhensible. Si dans nos opinions nous ne nous sommes point laissé séduire par des idées, des manières de voir, des positions, qui ne se sont manifestées que plus tard , et si nous avons porté sur bien des événements de l'époque qui nous occupe un jugement qui s'écarte de celui que la tradition a fait adopter généralement, nous croyons avoir prouvé que l'équité qui nous a engagé a reconnaître le bien quand nous l'avons trouvé , ne nous a pas entraînés dans l'injustice opposée en refusant d'avouer le mal , et que l'éclat de la lumière ne nous a pas ébloui au point de nous dérober l'ombre avec tout ce que ses traits présentent de douloureux. Il y a une chose surtout que nous ne devons jamais perdre de vue en portant un jugement sur ce siècle , et en appréciant les assertions vagues et généralisées que l'on a exprimées à son égard ; c'est qu'en aucun temps les contrastes n'ont été plus marqués , contrastes qui ne se sont pas seulement bornés aux masses, mais qui se sont montrés jusque dans les individus; et que l'influence de la vertu et la puissance du vice poussaient alternativement les hommes vers l'instinct du bien et du mal.

A côté de l'état monastique , dont la loi suprême était une obéissance destructive de toute volonté propre, se plaçait la chevalerie avec ses idées d'honneur, qui ne supportait rien de la part de qui que ce fût : ici l'on voyait le scrupule qui ordonnait d'accomplir son voeu, de tenir sa promesse dans toutes les circonstances imaginables, et là une coupable légèreté qui poussait à l'artifice et à la fraude; tantôt c'était une abnégation qui se flattait de remporter la palme du martyre par des privations qui dépassent presque les limites de la possibilité, et tantôt une insatiable avidité de jouissances ; celui-ci sacrifiait avec joie tout ce qu'il possédait dans un but qu'il croyait être agréable à Dieu ; celui-là se livrait à un brigandage qui ne respectait ni le profane ni le sacré ; chez l'un la philanthropie franchissait de beaucoup les bornes que notre civilisation moderne y a posées; chez l'autre, une jouissance barbare se repaissait à la vue des souffrances et de la mort; le désir de combattre les mouvements de la concupiscence s'imposait d'un côté des douleurs approchant du martyre, tandis que de l'autre le penchant à la luxure dégénérait en une absence totale de honte ; à côté de la conduite la plus déréglée , la plus dissolue, on voyait la piété la plus ardente, la plus tendre, s'efforçant d'imiter le modèle le plus parfait de toute pureté , la mère de Dieu ; à côté de la conscience la plus timorée, le sacrilège oubli de toute justice humaine ou divine; à côté d'un orgueil qui ne reconnaissait aucune volonté supérieure à la sienne , un esprit de pénitence qui ne croyait pas qu'aucune humiliation pût suffire pour réparer ses torts; enfin, le respect pour sa simple parole poussé chez l'un au point de se croire tenu à consentir aux demandes les plus déraisonnables, tandis qu'en traitant avec l'autre on était obligé de stipuler par écrit jusqu'aux moindres conditions d'un traité et de le placer sous la garantie des plus horribles imprécations. Note:Le comte Philippe de Namur, étant sur son lit de mort, pria son confesseur, quand il ne serait plus, de lui faire mettre une corde autour du cou, et de le faire traîner ainsi dans la rue jusqu'au lieu de sa sépulture, disant que, puisqu'il avait vécu comme un chien, il était juste qu'il mourut de même.

Si dans le corps chargé d'administrer, de conserver et d'étendre l'Église, il s'est trouvé plusieurs membres dont la conduite a mérité de graves reproches , il est tout naturel qu'il ait dû en être de même chez ceux sur qui l'Église devait exercer son influence. On en trouve le tableau dans la description que fait un prêtre de la manière de vivre à cette époque. Il y porte un jugement impartial, il apprécie le bien et blâme ouvertement le mal; n'exagérant ni l'un ni l'autre, et ne parant son discours d'aucun ornement suspect.

« Autrefois , dit-il , des barons généreux portaient de mauvaises peaux de mouton et des fourrures de renard, dont plus tard des personnes des classes moyennes dédaignèrent de se revêtir. On imagina ensuite, pour complaire aux goûts divers des hommes, des habits variés et précieux, dans lesquels ils ressemblaient souvent a des diables en peinture, et qu'ils désignèrent sous des noms de leur invention. Ils adaptèrent aux manteaux des manches si larges qu'ils ressemblèrent à des chapes. La jeunesse des deux sexes se couvrait la tête , d'abord de bonnets , puis de chapeaux de toile, et, enfin, de poil de chameau. Tous les jeunes gens portèrent des souliers longs et pointus ; les bottes qui autrefois étaient à l'usage de peu de personnes et seulement des nobles, sont aujourd'hui la chaussure des peuples. Ils se coupaient les cheveux et laissaient croître leur barbe ; maintenant les paysans et les domestiques même se rasent. Je ne parle pas seulement des longues robes avec lesquelles les femmes se montrent dans les rues. Le prix du drap et des fourrures a doublé. Les m…… portent des habits plus riches qu'autre fois des barons, qui tenaient table ouverte tous les jours, qui nourrissaient les bourgeois et faisaient la charité aux pauvres. Des étrangers sans domicile s'introduisent dans les demeures des citoyens. Tout le monde veut se marier, ce qui morcelle les héritages.»

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La mode au Moyen-Âge

Au fond nous voyons faire les mêmes plaintes dans tous les siècles. Cela provient de ce que les hommes honnêtes rêvent d`une société idéale, et exigent d'elle des vertus auxquelles un individu pourra atteindre çà et là , mais qui doivent toujours rester étrangères à la multitude ; ils reconnaissent que le malaise que les hommes ressentent généralement à sa source dans leur propre faute , et ils se retirent en eux-mêmes jetant sur le présent un regard de mécontentement. Déjà saint Chrysostome éleva la voix contre la dépravation des moeurs, et l'on pourrait citer des exemples semblables dans toutes les époques. Il y en a pourtant quelques-uns qu'il faut plutôt regarder comme des formules destinées à faire de l'effet que comme des témoignages offrant une importance réelle. Tel est l'exorde de certain diplôme , où l'on se plaint de ce que toute vérité , tout droit et toute justice ont disparu, d'où a résulté la nécessité de rédiger par écrit tout ce que les hommes veulent régler avec équité et prudence, afin que cela soit observé a toujours. Celui-là montrait plus de résignation , qui , convaincu que , dans cette vallée de larmes , le scandale est inévitable, se soumettait à la nécessité d'être témoin des ruses de la perfidie, de l'infamie du crime, de l'avidité du brigandage, du tourbillon des erreurs, des tempêtes de l'hérésie.


SUITE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE. (Extraits)

L'Écriture sainte. — La prédication. — Le culte des saints. — Les canonisations. — Les reliques.

Il est vrai qu'à cette époque l'Écriture sainte n'était pas généralement répandue , et il l'est aussi qu'indépendamment des obstacles qu'y opposaient et les circonstances du temps et celles de l'état de la civilisation , on ne jugeait pas convenable d'en répandre généralement la lecture. Il n'entre pas dans les attributions de l'historien d'examiner jusqu'à quel point cette mesure, de laquelle il n'est guère possible de séparer le droit d'interprétation individuelle, est susceptible de se concilier avec une foi vive et avec l'existence d'une doctrine reçue d'en haut. L'expérience pourrait peut-être fournir la solution de ce problème. Mais il était naturel que l'Église n'éprouvât pas un grand désir de répandre indéfiniment l'Écriture sainte, en voyant que son contenu pris à la lettre donnait lieu , non-seulement à des attaques contre certaines ordonnances et institutions de l'Église , qu'elle regardait comme étant de fondation divine , mais encore à l'établissement de doctrines et de formules, qui rendaient impossible l'existence de l'unité de croyances.

Elle le pouvait d'autant moins que la Bible était regardée et respectée, même par les laïques de qui elle était connue, non pas comme un assemblage d'écrits qui ne devaient leur autorité qu'à leur ancienneté , ni comme un livre abandonné à l'interprétation de quiconque le lisait , pour que chacun en fixât le véritable sens en proportion de sa perspicacité , de la tournure de son esprit , ou même de son inclination , mais comme étant dans son ensemble l'oeuvre de l'inspiration divine. Mais ce que nous nous proposons d'établir ici, c'est qu'une défense formelle de lire la Bible , ainsi que beaucoup de personnes le prétendent , n'a jamais existé.

Celui qui se laisse bercer encore par l'illusion que l'Écriture sainte était inconnue, même aux clercs, celui-là n'a jamais parcouru aucun ouvrage, grand ou petit, qui ait été écrit à cette époque sur quelque sujet théologique ; il n'a vu aucun des sermons qui sont arrivés jusqu'à nous. Nous avons démontré plus haut qu`Innocent connaissait l'Écriture sainte plus à fond peut-être qu'aucun théologien ou prédicateur de notre siècle. Nous voyons la preuve d'une science non moins grande dans les lettres de Pierre le Vénérable , d'Étienne de Blois, de Guibert de Gembloux et d'une foule d'autres , sans parler des ouvrages composés pour réfuter les hérétiques. D'ailleurs à quelle source les nombreux professeurs de théologie devaient-ils puiser la matière de leurs leçons ? Aussitôt qu'un couvent était fondé et avait acquis un certain degré de stabilité, le soin principal de ses premiers abbés était de se procurer tous les livres de l'Écriture sainte, bibliothèque sainte qui devenait le fondement d'une plus considérable où l'on faisait entrer aussi des ouvrages sur d'autres sujets ; on regardait même cette acquisition comme tellement nécessaire qu'on la consignait dans les annales de la maison, « Personne, dit saint Dominique, ne peut annoncer aux autres hommes les vérités du salut, sans connaître l'Écriture sainte; » aussi recommande- t-il à ses enfants d'étudier sans relâche les deux Testaments. Un prêtre qui désirait se joindre aux disciples de cet Ordre , demanda un délai pour avoir le temps d'acheter un Nouveau Testament. Et comment pourrait-on faire un reproche à ceux qui ne possédaient pas même ce dernier, quand tous les mémoires du temps nous apprennent combien il était difficile de s'en procurer, et combien le prix en était élevé ?

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A la vérité, la critique n'était pas le sujet auquel on se livrait de préférence dans ce siècle. A cette époque, tout était vie, tout partait de la vie et tout devait y retourner. La critique est en quelque sorte la réflexion sur la vie. L'Écriture sainte était pour les docteurs de l'Église un fleuve qui coulait à pleins bords, et dont chaque goutte d'eau reflétait la vie; une unité parfaite, dans chaque partie de laquelle habitaient la force et la plénitude du tout. De là, quatre manières différentes d'expliquer chaque passage, ceux mêmes qui n'ont pour nous aucune valeur pratique pour l'instruction, et qui permettaient d'y trouver ou du moins d'y rattacher tout ce qui pouvait être utile à chaque cas particulier dont il s'agissait de décider.

Si nous expliquons bien des choses d'une façon trop humaine, trop basse, trop restreinte, leur manière d'appliquer l'Écriture sainte cherchait partout des choses d'une sublimité a laquelle il était impossible d'atteindre, ou d'une profondeur inscrutable ou d'une inépuisable richesse. Si c'est avec raison que nous reprochons aujourd'hui aux rationalistes une sécheresse désespérante, on pouvait alors avec la même justice exhorter les commentateurs à ne point obscurcir le texte par des questions subtiles, à ne pas tirer de fausses conclusions, à ne pas rechercher de vains raffinements.

Plusieurs clercs composèrent des commentaires sur certains livres en particulier ; mais comme ils se fondaient généralement sur ce même principe de la quadruple interprétation , ils trouvaient constamment dans ces livres, sinon la substance, du moins les points principaux de la doctrine de l'Église , et, sous ce rapport, le Cantique des Cantiques, par son sens mystique, semblait, plus que tout autre, désigner l'union de Jésus-Christ avec l'Église. En attendant, ceux qui se flatteraient de trouver dans les commentateurs de cette époque des éclaircissements sur les lettres et les textes, sur l'étymologie des mots et les changements qu'ils ont subis, sur les coutumes et les opinions des juifs, n'y verront rien qui puisse les satisfaire ; ceux-là seulement les consulteront avec fruit , qui veulent pénétrer, avec un coeur tourné vers Dieu, dans les profondeurs de la Révélation divine. On croyait avoir assez fait pour la critique en comparant ensemble les principales copies de la Vulgate, ou tout au plus, comme à Cîteaux, et, plus tard, le cardinal Hugues de Saint-Cher, par la comparaison des textes originaux. Ce qui prouve cependant le fréquent usage que l'on faisait de l'Écriture sainte, c'est que ce même Hugues sentit la nécessité de faciliter à jamais cet usage par la composition d'une concordance, dans laquelle il se fit aider par cinq cents religieux de l'Ordre de Saint-Dominique dont il était membre lui-même.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  92d6b00e4c934e1973a5b946cf17b5ef

Il est certain que le texte de l'Écriture sainte n'était pas connu, dans son ensemble, de la masse des fidèles. Mais ils n'ignoraient pour cela ni les mystères de sa révélation, ni ses commandements et ses exhortations. Le culte, les exercices religieux, les églises avec leur décoration ne les annonçaient pas, à la vérité, a l'oreille, mais ils les présentaient au sens intime, par la réunion de tous les moyens dont ils se servaient pour les exposer. Ce n'était pas seulement la partie historique de l'Écriture sainte, mais encore les points les plus éclatants de la vie et des oeuvres de l'Église, dans la personne des hommes pleins d'enthousiasme, qui s'étaient unis à elle par leurs doctrines et leurs actions, que l'on présentait aux chrétiens sous un grand nombre d'aspects différents. Nous pouvons comparer sous ce rapport l'Église à une république, qui vient d'assurer son existence par une suite de combats et au milieu de dangers et de peines de toute espèce. L'histoire de cette lutte, les exploits des courageux citoyens qui ont donné l'exemple aux autres, n'ont pas encore été mis par écrit, et pourtant les membres de cette république nouvelle en connaissent tous les moindres détails, bien mieux que ne le sauront plus tard ceux qui en compulseront les annales. Le christianisme existait alors dans la vie des hommes plus que dans leur esprit ; il était le résultat de leur expérience et non de leur examen.

On nous apprend que le landgrave Hermann de Thuringe (comte palatin de Saxe de 1181 à 1217 et landgrave de Thuringe de 1190 à 1217) ne se couchait jamais sans avoir lu quelques pages soit dans la Bible, soit dans les chroniques de l'Allemagne ; et les écrivains plus modernes ne mettent point en doute que les princes de ce siècle ne fussent familiarisés avec son contenu. Ils n'avaient pas besoin d'ailleurs d'une traduction en langue nationale, car la plupart d'entre eux savaient le latin. Dès lors cependant il existait déjà de ces traductions. Elles n'étaient point défendues, mais l'évêque avait le droit de décider quelles parties pouvaient être laissées dans les mains des laïques. Personne ne s'opposa à ce que l'empereur Conrad IV fit traduire en allemand plusieurs livres de l'Ancien Testament. En 1177 maître Lambert traduisit à Liège des vies de saints en français; Pierre Valdus fit de même pour plusieurs livres de la Bible ; Guillaume le Conquérant l'avait précédé dans cette entreprise, et le moine Grimoald de Saint-Milhan le suivit.  Vers le même temps le moine anglais Cadmon traduisit la Genèse et le livre du prophète Daniel en vers anglo-saxons, et il y a tout lieu de croire que d'autres pays ne demeurèrent pas en arrière à cet égard. Aussi les chefs suprêmes de l'Église ne blâmèrent jamais les traductions de l'Écriture sainte, mais ils condamnèrent sévèrement l'application que l'on voulait en faire.

Il est possible que l'on ait attaché plus d'importance au culte proprement dit, à la glorification et l'adoration de Dieu, par le chant des prêtres, aux usages et à la messe qu'à l'instruction du haut de la chaire ; que l'on regardât comme le premier devoir des fidèles d'offrir leurs hommages à Dieu et au Rédempteur du monde ; que l'on se persuadât que la réception de sa grâce en était la suite inévitable; mais c'est à tort que l'on a cru pouvoir conclure de là que la prédication ait été négligée. La manière de voir généralement adoptée quant au rapport de la prédication avec la messe paraît pouvoir se résumer dans ces mots du roi Henri III d'Angleterre : « J'aime mieux voir souvent mon ami que d'en entendre seulement parler.» Mais la prédication que saint Ambroise avait déjà reconnue pour être la plus importante des fonctions épiscopales était encore regardée sous le même aspect. Le concile de Latran en avait fait un devoir positif, au point que si l'évêque en était lui-même incapable, il devait s'y faire remplacer par un autre.

Nous avons déjà dit qu'Innocent prêchait souvent, même après qu'il fût monté sur le trône pontifical , et qu'Alexandre III s'accusait de ne pas pouvoir remplir comme il l'aurait dû cette partie de ses fonctions. On en facilitait par divers moyens l'accomplissement aux jeunes clercs , et l'on composait des livres qui rendaient plus aisé l'usage qu'il fallait faire de l'Écriture sainte. A la vérité, à cette époque, les sermons ne s'occupaient pas du développement systématique des dogmes, et moins encore de dissertations en règle sur la doctrine des devoirs. Ils se rattachaient en général aux différentes fêtes , ce qui fournissait au reste de fréquentes occasions de parler, soit des dogmes , soit des devoirs. Les autres étaient surtout des sermons de pénitence; et nous avons vu de quel effet ils étaient souvent suivis, dans l'histoire de Foulques de Neuilly et dans celle d'Eustache d'Elay. Il y avait une autre espèce de sermons , dont l'effet était bien plus sûr encore ; c'étaient ceux qui exhortaient à la croisade contre les Sarrasins , contre les hérétiques du midi de la France, contre les païens du Nord. Ceux-ci étaient prêchés par des prédicateurs ambulants , le plus souvent chargés de cette mission par le chef de l'Église , mais parfois aussi s'y consacrant de leur propre mouvement.

Puis on aimait à saisir l'occasion de phénomènes inattendus de la nature, de grands désastres ; ces sermons ne demeuraient presque jamais sans résultats, mais qui n'étaient point durables, parce que l`on regardait la pénitence comme accomplie par un acte passager. C'est ainsi qu'à Utrecht, en l'an 1173, l'enlèvement du corps de Notre-Seigneur, de deux églises différentes, ayant été suivi d'une inondation, accompagnée d'une tempête épouvantable, qui se prolongea pendant trois jours, l'abbé de Saint-Paul monta en chaire, le jour  de l'Ascension, et exhorta le peuple à implorer la grâce du Très-Haut, par des jeûnes, des veilles, des pèlerinages, des aumônes , des actes d'humilité , sans quoi il devait s'attendre a de plus grands malheurs encore. Le même soir un incendie ayant dévoré plusieurs belles maisons, on ne manqua pas de dire que ce désastre avait été annoncé d'avance par le prédicateur; aussi quand l'évêque imposa une pénitence générale à tout son diocèse , elle s'accomplit avec un redoublement de dévotion.

Il n'y a pas de doute que toutes ces prédications faites en présence des laïques ne fussent prononcées en langue vulgaire, et il ne faut pas nous étonner s'il ne nous en est
rien parvenu. Il n'était guère d'usage de les écrire d'avance, et personne ne pouvait songer à en faire un recueil. Il est probable que les moyens d'instruction chrétienne ne manquaient pas, mais, par suite des circonstances du temps , cette instruction se donnait plutôt individuellement, et ne s'adressait point, comme aujourd'hui, à beaucoup de lecteurs inconnus de celui qui la donnait. Des sermons dans la langue du pays ont été prêchés de tout temps. Et même à l'époque où les deux principales langues dans lesquelles l'Écriture sainte était le plus répandue, étaient encore des langues vivantes , et dans les pays où on les parlait, on faisait des discours au peuple, traitant spécialement des vérités sacrées. Dès le temps de Charlemagne, les évêques ordonnèrent non-seulement que l'on prêchât souvent, mais encore que l'on s'exprimât de manière à être compris du peuple. Hincmar de Reims l'imposa aux prêtres comme une obligation dont ils ne pouvaient point se dispenser.

Quelque temps après, un concile tenu à Mayence ordonna que les évêques possédassent des sermonnaires (homiliarii , se. libri) qui devaient servir aux prêtres à enseigner le peuple dans la langue vulgaire. Aussi n'hésitons-nous pas à croire que le sermon que l'archevêque Aribon de Mayence prêcha le jour de Noël, dans la cathédrale de Paderborn (Allemagne), n'ait été prononcé dans la langue du pays; et si le successeur de ce prélat, Bardon , reçut les sermons de Chrysostome, ce ne fut certainement pas pour être prêchés dans une langue que le peuple ne comprenait pas. Au commencement du douzième siècle , les preuves devinrent plus nombreuses quant à la France. L'évêque Hildebert du Mans , si célèbre par sa science et pour son esprit, prêchait à la vérité mieux en latin, mais cela ne l'empêchait pas de parler aussi au peuple en français. Saint Vital , fondateur de l'abbaye de Savigni , prêchait au contraire exclusivement dans cette langue et acquit la réputation d'un orateur du plus grand mérite. Ce que nous venons de dire de l'évêque Hildebert s'applique aussi à saint Bernard, qui composa en outre, dit-on, des cantiques en langue en français. Or si parmi les faibles restes des anciens temps qui sont parvenus jusqu'à nous, nous retrouvons un nombre assez considérable de sermons , appartenant au onzième et douzième siècle, nous pouvons avec raison en conclure que la coutume en était générale, surtout quand nous voyons plus tard les Franciscains obtenir la permission de prêcher dans les rues, ce qui prouve évidemment que cela avait lieu en langue vulgaire.

A l'une des fêtes de Marie, la landgrave Sophie de Thuringe invita sa belle-fille Elisabeth à l'accompagner à l'Église , parce qu'indépendamment de la « belle messe» des chevaliers teutoniques, elles y entendraient probablement aussi un sermon. Une preuve de plus que ces sermons se faisaient en langue vulgaire se voit dans le bref que Grégoire IX écrivit en Allemagne, où il dit que les personnes qui logent chez elles des femmes de mauvaise vie, ne doivent pas les empêcher d'aller assister aux sermons de conversion.  Tout cela suffit pour faire voir que la prédication n'était pas tellement négligée. Nous venons de parler de saint François et de ses compagnons ; l'ordre fondé par son illustre contemporain reçut le nom qui le distinguait, de la prédication qui formait sa principale vocation. Les Sommes, que l'on regardait comme des abrégés de la doctrine chrétienne, les articles de foi , l'oraison dominicale, la salutation angélique, devaient être communiqués au peuple dans les langues des divers pays, fortement gravés dans la mémoire de tout le monde , et les prêtres étaient chargés d'exhorter les fidèles a souvent les répéter. D'ailleurs dans le petit nombre d'ouvrages composés, à cette époque, par des laïques et qui sont parvenus jusqu'à nous, nous trouvons non-seulement la connaissance de la partie historique de la Bible, mais encore la reproduction même des termes bibliques, d'où nous pouvons conclure que ces écrivains n'étaient pas les seules personnes qui possédassent cette connaissance , et que plus d'une opinion erronée n'est due qu'à l'absence de preuves certaines et positives du contraire.

Tout cela suffit pour faire voir que la prédication n'était pas tellement négligée. Nous venons de parler de saint François d`Assise et de ses compagnons ; l'ordre fondé par son illustre contemporain reçut le nom qui le distinguait, de la prédication qui formait sa principale vocation. Les Sommes, que l'on regardait comme des abrégés de la doctrine chrétienne, les articles de foi , l'oraison dominicale, la salutation angélique, devaient être communiqués au peuple dans les langues des divers pays, fortement gravés dans la mémoire de tout le monde , et les prêtres étaient chargés d'exhorter les fidèles a souvent les répéter. D'ailleurs dans le petit nombre d'ouvrages composés, à cette époque, par des laïques et qui sont parvenus jusqu'à nous, nous trouvons non-seulement la connaissance de la partie historique de la Bible, mais encore la reproduction même des termes bibliques, d'où nous pouvons conclure que ces écrivains n'étaient pas les seules personnes qui possédassent cette connaissance , et que plus d'une opinion erronée n'est due qu'à l'absence de preuves certaines et positives du contraire.

Tout peuple à ses héros dont il rappelle le souvenir avec orgueil; tout État a ses législateurs dont il célèbre la renommée ; tout pays a ses bienfaiteurs, de qui la mémoire est bénie de la postérité; toute ville a ses fondateurs que les habitants citent avec joie; toute famille a sa souche dont les descendants sont fiers ; plus ces héros, ces législateurs, ces bienfaiteurs, ces fondateurs, ces souches, remontent à une antiquité reculée , plus les fruits qu'ont produits leur courage, leur sagesse, leurs sacrifices, leurs joies, leur fidélité, conservent de fraîcheur ; plus l'esprit du peuple, le sentiment de la postérité, est encore susceptible d'apprécier ce qui est grand et beau , plus le peuple a conservé l'habitude de la vie commune ; moins tout cela s'est dissous dans ses désirs, ses efforts, son activité individuelle, plus ses membres se sentent excités par la puissance de l'émulation ; moins chacun d'eux se confond dans la masse générale ; plus aussi ces grands modèles antiques se rapprochent pour eux du temps présent ; mieux ils distinguent les rapports qu'ils ont avec eux-mêmes , plus ils aiment a les entourer d'un éclat qui , en augmentant leur importance, rejaillit sur ceux à qui ils ont consacré leurs soins , leurs pensées et leurs actions.

Telle est la brillante jeunesse dont l'Église chrétienne conserve le souvenir ; d'autant plus brillante qu'elle n'a pas tiré son origine des hommes , comme celle des peuples et des gouvernements ; qu'elle n'est point limitée comme les pays et les royaumes ; mais que , partie d'en haut, pénétrée et animée d'un esprit divin, elle a reçu pour théâtre de ses combats , de ses travaux et de ses efforts créateurs et organisateurs, le globe tout entier, ou du moins les trois parties alors connues, et que sa mission trouve à la vérité son point de départ dans le temps, mais avec un but unique et commun placé dans l'éternité. A compter du moment où Notre-Seigneur chargea les missionnaires qu'il s'était choisis , de répandre la foi sur toute la terre , il se forma une légion de héros qui coururent, pleins de courage, au-devant de toutes les peines et de tous les périls, supportèrent avec constance les humiliations et les persécutions, souffrirent avec calme le martyre et tous les genres de supplices ; à côté de champions de la foi, brillant à travers tous les siècles , il s'éleva en même temps une succession d'hommes qui surent pénétrer dans les profondeurs de la Révélation, mettre au jour la sagesse cachée, proclamer les grandes vérités du salut; docteurs des peuples dans tous les temps, il se rassembla une foule de personnes qui, dans un pieux combat contre toutes les inclinations vicieuses, s'efforcèrent d'obtenir la couronne de l'honneur, se présentant comme des modèles par leurs paroles et leur vie, plantant avec une infatigable persévérance l'Église dans des contrées où elle n'avait pas encore pénétré; ce furent là les héros, les législateurs, les bienfaiteurs de la chrétienté.

Pendant ce temps, ils devaient, en qualité de bienfaiteurs et de modèles , être honorés par une mémoire annuelle et recommandés à l'imitation des fidèles , les uns dans toute la chrétienté, les autres dans quelque église particulière qu'ils avaient fondée, dans quelque troupeau pour lequel ils avaient vécu . On les regardait comme participant plus particulièrement à la faveur divine , et étendant sur leurs frères cette sollicitude qu'ils n'avaient cessé de leur témoigner pendant la vie et qu'ils leur continuaient après la mort, alors qu'ils s'étaient élevés victorieux, de cette existence passagère, vers l'incorruptibilité. C'est pour cela que l'on croyait devoir demander leur intercession par des prières.  En eux se présentait l'idéal de l'humanité chrétienne, tant par les bienfaits qu'ils avaient répandus pendant leur vie sur elle, que par les efforts qu'ils avaient faits pour parvenir au grand but commun à tous les chrétiens. Mais ce n'étaient point des modèles qu'il était impossible d'imiter; de même qu'ils s'étaient élevés, d'autres pouvaient s'élever encore. Ce n'étaient point des modèles morts qui n'influaient sur les esprits que par le reflet de leurs actions, mais ils se rapprochaient des vivants, comme des aides étroitement unis avec eux, qui les secouraient par leur intercession et qui leur servaient en même temps de garants; c'étaient des langues qui proclamaient hautement la dignité à laquelle la grâce de Dieu daignait élever les hommes. Mais ce que le chrétien sensible , qui aime à rattacher au présent le passé aussi bien que l'avenir, qui ne veut pas séparer le pèlerin voyageur de celui qui est déjà revenu dans la maison paternelle, ce qu'il regarde, disons-nous, comme si important, était souvent défiguré par l'exagération. Ce qu'il y avait de réellement bienfaisant, soit qu'il eût été accordé par la parole ou par les oeuvres, par l'enseignement ou par la vie, ne suffisait plus; on cherchait l'extraordinaire, on courait après le merveilleux, on s'emparait de l'incroyable. Celui qu'on avait jusqu'alors honoré, on l'adorait; le modèle devenait un seigneur tout puissant; l'intercesseur un véritable protecteur, et c'est ainsi qu'une foi sans mesure se répandit dans l'Église.

Les premiers qui , après les apôtres , furent jugés dignes d'une si grande distinction, ce furent ceux qui souffrirent le martyre pour la confession de la foi chrétienne. On retrouve encore là ce que l'on a vu dans la jeunesse des États. Une auréole plus brillante entoure la tête des héros qui défendent les premiers moments de l'existence des empires, et les font triompher des dangers qui les menacent, que celle des hommes qui , dans l'intérieur, leur donne des lois et une organisation stable. Dès les temps les plus anciens de l'Église, le jour anniversaire de la mort des martyrs était célébré par ceux dont les pères avaient été témoins de leur vie et de leur trépas. On lisait à cette occasion aux fidèles le récit de leur fermeté dans les souffrances qu'ils avaient endurées. L'influence de semblables modèles, jointe à la grâce de Dieu et à la coopération du Saint-Esprit , devait servir à encourager les chrétiens, et à leur faciliter les moyens de repousser les séductions du monde , d'abandonner leur âme à Jésus-Christ, et de compter pour rien les souffrances du corps.

Le pape Félix ordonna de faire mémoire de leurs noms, pendant la messe. Les sermons en leur honneur remontent à la même époque. En attendant , ces martyrs étaient regardés comme la propriété commune de toute la chrétienté, et non pas seulement celle du pays dans lequel ils avaient terminé leur carrière, ou de l'église à laquelle ils avaient appartenu, à tel point qu'alors même que leurs noms et leurs actes n'étaient point connus , et dans la seule supposition qu'il devait nécessairement y en avoir beaucoup, l'Église se plaisait à les célébrer. C'est pour cela que, dès le quatrième siècle, l'Église grecque institua la fête de Tous les Saints ( 1 novembre) et surtout des martyrs , qui fut bientôt célébrée aussi dans l'Église d'Occident. C'est aussi pour cette raison que dans les églises considérables, on trouvait des livres spécialement consacrés à décrire la vie de ceux qui appartenaient plus particulièrement à l'Église universelle, et que des évêques soigneux se faisaient un devoir de les procurer a leurs églises , avec d'autres objets dont elles avaient besoin.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:10

SUITE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE
ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE.


Pèlerinages. — Croyance au merveilleux. — Crainte du démon ( des Anges déchus). — Prédictions. (Extraits)

Lorsqu'après plusieurs générations, les membres d'une famille , qui a trouvé dans un pays étranger la fortune et une nouvelle patrie , se plaisent néanmoins à visiter les lieux qu'habitaient jadis leurs ancêtres ; lorsque le guerrier se fait conduire à l'endroit où un général illustre a donné des preuves de sa valeur et de la perspicacité de son coup d'œil ; lorsque tous les hommes se sentent émus à l'aspect des lieux où s'est passé un grand et décisif événement, où un personnage célèbre a vécu, rien de plus naturel que le sentiment qui les anime ; tantôt c'est un attrait mystérieux d'affinité qui nous pousse ; tantôt un vague désir de rattacher le présent au passé ; tantôt un mouvement de reconnaissance ; tantôt enfin le besoin de ranimer son propre courage par le souvenir des grands hommes de l'antiquité. Cet attrait, ce désir, entraînèrent, dès les premiers siècles du christianisme , les évêques , les docteurs, les martyrs dans la contrée des miracles et du salut ; ils ne croyaient avoir complètement affermi leur foi , éclairé leur esprit , renforcé leur cœur à l'exercice des vertus chrétiennes, qu'après avoir adoré Jésus-Christ dans les lieux où l'Évangile de la Croix a jeté son premier éclat.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Pelerinage


N'y avait-il pas d'ailleurs certains passages de l'Ancien Testament qui justifiaient l'usage d'aller de préférence dans certains lieux désignés , offrir l'hommage de son respect et de sa reconnaissance à Celui qui, à la vérité, est présent partout et qu'aucun espace ne renferme? Ce même usage, qui se retrouve encore dans tant d'autres religions, ne prouve-t-il pas qu'il est naturel à l'homme de se figurer qu'il existe tel lieu où les sentiments qui l'animent pour Dieu sont plus vivement excités que partout ailleurs? N'y a-t-il pas aussi quelque chose qui élève l'âme vers de plus hautes réflexions, par la pensée qu'une seule et même inspiration a poussé vers le même endroit tant de milliers d'hommes venus des régions les plus lointaines ; que le même besoin rapproche tant d'inconnus et entoure comme d'un seul lien tant d'hommes qui bientôt après vont se séparer de nouveau pour ne plus se revoir sur cette terre?

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Le pèlerinage a Jérusalem

Il ne faut pourtant pas oublier que cet usage a dans bien des cas encouru le blâme d'illustres docteurs des deux églises, et ce blâme doit paraître mérité quand il s'applique, par exemple, à ceux qui cherchaient à découvrir le tas de fumier sur lequel Job s'est assis. Ces docteurs mettaient avec raison plus de prix a des preuves positives de convictions chrétiennes, données dans son pays, qu'à des voyages longs, pénibles et souvent périlleux : mais il y a pourtant deux choses qu'il ne faut pas perdre de vue. La première, c'est que ces écrivains ne blâment pas sans restriction la visite de ces lieux, mais seulement la préférence qu'on serait tenté d'accorder à ces voyages, sur une conduite pieuse et chrétienne chez soi ; et la seconde que, plus tard, lorsque le voyage de la Palestine commença à être en vogue dans l'Occident , ce n'étaient pas les hommes légers ou sans piété qui s'y laissèrent entraîner, ce qui était plus commun quand le but du pèlerinage était peu éloigné mais des gens vraiment dévots et, dans le nombre, beaucoup d'évêques et de princes; et en outre , ce genre de pèlerinage ne pouvait se faire qu'à grands frais et souvent avec danger de mort. (Note : Sur 7,000 pèlerins qui partirent d`Allemagne en 1065, il n`en rentra qu`environ 2,000).

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Le pèlerinage à Rome

A Rome on honorait les reliques des deux principaux missionnaires de la foi (St-Pierre et St-Paul). C'était aussi de ce côté que se dirigeait surtout la piété dans les premiers temps. Chrysostome regrette que les soins du sacerdoce et ses forces physiques ne lui permettent pas d'aller au moins contempler les chaînes de Pierre et la prison où Paul a gémi. Bien des gens, tels que Paulin de Nole et d'autres, y sont allés plusieurs fois dans le cours de leur vie. C'était là que demeurait le représentant que le Seigneur avait établi sur l'Église; là était le centre de son gouvernement. La dévotion, les affaires, peut-être aussi la curiosité y attirèrent, dans le cours des siècles, des évêques et des princes, des clercs et des laïques de toutes les classes et toujours en plus grand nombre, au point que des conciles ordonnèrent que personne ne pourrait aller à Rome sans la permission de son évêque, cherchant par là à y mettre des bornes, tandis que plusieurs voix s'élevèrent pour les blâmer ; du reste , le pèlerinage de Rome , et plus souvent encore celui de Jérusalem, étaient imposés comme pénitence (pèlerinage pénitentiel).

Il n'y avait point de pays qui ne conservât le tombeau de quelque homme dont la parole, dans une antiquité reculée, y avait planté les premiers germes de la doctrine qui réconcilie avec Dieu ; tout diocèse possédait les restes d'un de ses premiers pasteurs , qui , par la tradition de hautes qualités, d'éclatantes vertus, avait acquis des droits à la reconnaissance de la postérité. Ce qui attirait depuis trois siècles les hommes vers ces lieux, c'était d'abord le désir de louer celui qui avait ainsi montré sa miséricorde envers les hommes, puis celui de s'affermir en se rapprochant tantôt du fondateur, tantôt de celui qui avait étendu la doctrine du salut chrétien ; enfin, pour mieux s'assurer, conformément à la croyance généralement répandue, de son intercession et de sa protection. Telles furent l'origine et l'extension des pèlerinages, dans lesquels le but que l'on se proposait, le sentiment dans lequel on les entreprenait, les dispositions que faisaient naître le séjour et les prières prononcées dans des lieux semblables, sanctifiaient ces lieux mêmes ; et l'on finissait par croire que la grâce y était répandue dans sa plus grande profusion.

Les pèlerinages les plus nombreux, considérant la distance, les difficultés et les dangers, étaient toujours ceux de Jérusalem et de la Terre-Sainte. Mais, pour y aller, il fallait des préparatifs ; des masses de peuple ne pouvaient pas se mettre facilement en mouvement, afin d'y séjourner dans la prière et la dévotion. On conçoit que nous ne parlons pas ici des croisades. Aussi ce n'est pas à l'égard de ces pèlerinages que l'on peut appliquer cette idée de désordre et de frivolité que l'on s'est accoutumé à regarder comme inséparable de tout autre ; bien au contraire, ils excitaient le plus souvent des sentiments élevés , ils causaient des impressions salutaires et durables, ils faisaient prendre de pieuses résolutions. Joachim, plus tard abbé de Flora, ayant fait dans sa jeunesse le pèlerinage de la Terre-Sainte , en rapporta un ferme désir d'entrer dans un ordre religieux. Il ne se laissa pas ébranler par les discours de son père, qui lui disait : « C'est donc ainsi que vous remplirez l'attente que j'avais formée de vous ? Nous avons tous placé en vous l'espoir de l'élévation de notre maison, de la gloire de notre race. Pourquoi voulez-vous détruire cette espérance? » Le désir de visiter les saints lieux de la Palestine, au sujet desquels le chrétien entendait depuis son enfance répéter tant de récits merveilleux et attendrissants, et surtout le tombeau du Sauveur, ce désir devenait assez puissant pour faire abandonner à un jeune homme sa profession et tous les projets formés pour son avenir.

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Le pèlerinage a Saint-Jacques de Compostelle en Espagne

D'autres qui ne voulaient pas passer la mer étaient attirés, soit par la dignité supérieure de l'église de Rome, soit par la renommée de Saint-Jacques de Compostelle. Ces deux villes étaient celles qui jouissaient, sous ce rapport, de la plus grande célébrité dans tout l'Occident, et qui attiraient les pèlerins de tous les pays et de toutes les langues. Ceux mêmes qui avaient traversé les mers ne perdaient pas pour cela le désir de visiter Compostelle ; mais c'était toujours à Rome que se rendaient le plus grand nombre de pèlerins; à Rome, centre de la chrétienté, et qui devait présenter tant d'attraits aux chrétiens fidèles. Ils y allaient chantant des hymnes à la louange de Dieu et de ses saints. Et lorsque du sommet des Apennins ils voyaient s'étendre devant eux avec ses clochers, ses tours et ses remparts, la ville éternelle, autour de laquelle tournait, depuis deux mille ans, toute l'histoire du monde; quand son étendue et sa beauté frappaient les yeux de leur corps, tandis qu'en imagination ils se présentaient tout ce qui dans ces lieux avait été enseigné, fait, souffert et accompli depuis l'origine du christianisme , il n'était pas possible que leur enthousiasme n'éclatât pas par des chants plus joyeux encore (O Roma Nobilis – chant des pèlerins).


O Roma Nobilis - chant des pèlerins vers Rome

Indépendamment de ces pèlerinages si intéressants pour toute la chrétienté , chaque pays, chaque diocèse , plusieurs villes, abbayes ou couvents avaient les leurs. Ainsi, en Angleterre, on allait visiter le tombeau de saint Thomas de Cantorbéry ; en France, celui de saint Martin de Tours; en Allemagne, celui de saint Boniface de Mayence. Les plus célèbres de tous furent partout ceux où, à quelque image de la sainte Vierge, se rattachait la tradition d'une foule de grâces ou de secours miraculeux. Qui pourrait les compter? Qui pourrait calculer tout ce qui a été ressenti, excité, loué? Mais lorsque la visite d'un de ces lieux fut devenue une habitude de tous les ans , quand elle fut en quelque sorte imposée, comme une obligation pour tous ceux qui demeuraient dans un certain rayon, alors l'impulsion n'en étant pas le résultat d'un mouvement spontané, des désordres pouvaient facilement en être la suite. Mais cela devait naturellement être moins ordinaire là où des communes tout entières, leur prêtre à leur tête, portant le signe du salut , se rendaient en procession , priant et chantant des hymnes , au lieu où reposait l'apôtre qui leur avait apporté la foi , comme le faisaient les diverses communes du diocèse de Wurzbourg lorsqu'elles allaient au tombeau de saint Kilian.

Mais, là où la foule se rassemblait spontanément, il y avait quelquefois lieu de se plaindre que des motifs de toute espèce y réunissaient les bommes ; que si les uns y venaient pour prier, les autres y cherchaient des occasions de désordre ; ceux-ci s'y rendaient pour donner, ceux-là pour prendre ; il y en avait qui y établissaient des cabarets , qui cherchaient querelle , qui se livraient à des débauches ; enfin, on disait que Satan venait se mêler aux solennités chrétiennes. Mais il n'y avait point de la faute
du clergé, qui s'en plaignait plus hautement que personne.

Deux forces motrices, exerçant l'une et l'autre une grande influence, se présentent à cette époque en action dans la vie de la masse des chrétiens : la première était la croyance à une intervention extraordinaire de la puissance divine dans les affaires des hommes; et l'autre l'opinion que tous les malheurs qui arrivaient , soit à tous les chrétiens , soit à chaque homme en particulier, étaient des punitions pour des péchés commis. Les hommes ne se contentaient pas de croire à un Dieu dont il était impossible d'approcher, qui dirige, à la vérité, toutes choses , mais qui cache les moyens dont il se sert pour les diriger; ils voulaient reconnaître ce Dieu partout, le voir toujours à côté d'eux ; ils voulaient qu'il se manifestât sans cesse d'une manière inattendue et surprenante , s'écartant du cours naturel des choses , tantôt pour sa propre glorification, tantôt pour soutenir l'homme pieux dans le plan de vie qu'il s'était proposé, pour ramener le pécheur a résipiscence, pour le faire se repentir et se corriger, pour conduire l'impie à la contrition , pour punir le blasphémateur ; enfin , pour donner de grands avertissements à des milliers d'esprits indécis.

C'est pourquoi les hommes de ce siècle ne trouvaient rien qui choquât la raison dans le récit qui, parfois, se propageait d'un pays à l'autre , d'un chevalier mort qui était revenu à la vie , et avait raconté des choses étonnantes , tantôt sur les souffrances des damnés, tantôt sur les peines des pauvres âmes du purgatoire. A cette croyance se rattachait, car elle partait de la même source, la conviction que les phénomènes extraordinaires de la nature, les malheurs effrayants causés par les éléments déchaînés, n'étaient pas sans motifs; qu'ils ne renfermaient pas en eux seuls toute leur importance ; enfin, qu'ils ne s'épuisaient pas dans les effets visibles qu'ils produisaient, mais qu'ils étaient nécessairement liés à d'autres phénomènes encore à venir et dont ils étaient d'infaillibles précurseurs. Or, cette pensée, qui liait d'une manière inséparable l'invisible avec le visible, ce qui restait caché avec ce qui apparaissait aux regards, ce qui arrive actuellement avec ce qui est enveloppé dans les nuages de l'avenir, avait précisément pour fondement la croyance que, par le moyen de ces avis, de ces pressentiments , de ces visions qui annonçaient l'avenir, de coupables projets pouvaient être rompus , et que l'homme pouvait être retenu sur le bord de l'abîme.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  King-of-england-richard-i-the-lionheart-as-a-prisoner-appears-before-picture-id587494078?s=594x594
Le roi d`Angleterre Richard Cœur de Lion prisonnier du roi Henri VI du St-Empire Romain Germanique en 1193. - Allemagne


Ja Nus Hons Pris par Owain Phyfe - Une complainte en vieux français de cette époque sur la prise en otage du roi d`Angleterre Richard Coeur de Lion dans le St-Empire Romain Germanique. La rançon énorme exigée pour sa libération équivalait a deux ans des recettes fiscales du Royaume d`Angleterre.

Traduction en français - Jamais Nul Prisonnier

Jamais nul prisonnier ne tiendra de propos
De façon véridique, si ce n'est de façon attristée ;
Mais il peut faire un effort pour composer une chanson.
J'ai beaucoup d'amis, mais pauvres sont les dons ;
Honte à eux si pour réunir la rançon
Je reste ici prisonnier deux hivers.

Ils le savent bien, mes hommes et barons,
Anglais, Normands, Poitevins et Gascons,
Que je n'ai nul compagnon si pauvre soit-il
Que je laisserais en prison sans rien faire.
Je ne dis pas cela par reproche,
Mais je suis encore prisonnier.

Jamais nul prisonnier ne tiendra de propos
De façon véridique, si ce n'est de façon attristée ;
Mais il peut faire un effort pour composer une chanson.
J'ai beaucoup d'amis, mais pauvres sont les dons.


Par la même raison, lorsque les circonstances ne permettaient pas de croire à l'intervention de Dieu ou des êtres que l'on regardait comme étant dans un rapport plus direct avec lui, on se figurait naturellement que le séducteur, le meurtrier originel du genre humain , (l`ange déchu) faisait valoir son autorité; et, comme on regardait certaines forces comme produites par la puissance du démon, on soupçonnait d'avoir conclu un pacte avec lui , ceux qui parvenaient à maîtriser ces forces en tout ou en partie. Ainsi des inondations , des saisons improductives , des orages en hiver furent regardés comme des présages de l'emprisonnement et des autres malheurs du roi Richard d'Angleterre. Des phénomènes semblables firent plus tard rentrer en lui-même celui qui avait causé ces malheurs: car lorsque, dans l'année 1195, plusieurs villes en Autriche furent consumées par le feu ; lorsque le Danube sortit de son lit; que les grandes chaleurs de l'été grillèrent les moissons ; que les champs furent ravagés par des insectes ; que des maladies contagieuses firent périr les hommes; que dans un carrousel à Gratz le duc tomba de cheval et se cassa la jambe , qui ayant été mal remise dut être plus tard amputée, mais avec si peu de succès que ce prince y succomba à la Heur de son âge; alors et au moment de mourir, il reconnut dans tous ces désastres le doigt de Dieu, qui le punissait d'avoir retenu Richard prisonnier et d'avoir exigé, en lui rendant la liberté, des otages et une rançon énorme; aussi s'empressa-t-il de renvoyer chez eux les otages et de restituer au roi une partie de la rançon.

Les tempêtes, les tremblements de terre , la peste et d'autres maux qui fondirent sur le Portugal furent attribués au mariage, contraire aux lois de l'Église, de l'infante Thérèse avec le roi Alphonse de Léon, son cousin germain. Un historien nous apprend que Dieu envoya des plaies semblables pour avertir les rois de France et d'Angleterre de ne point se faire la guerre, mais que ces princes ne voulurent point comprendre l'avis.  Cependant c'est par les mauvaises récoltes et les orages que l'Éternel dit aux rois de cesser leurs querelles, de même que lorsqu'il fait naître des monstres, il offre aux hommes l'emblème de leur volonté déréglée qui leur fait commettre des crimes. La mort d'un prince était souvent annoncée par des phénomènes extraordinaires dans le ciel; au soleil, ou par l'apparition de comètes, comme avant la mort de Philippe de Souabe; seulement la coïncidence n'était reconnue qu'après coup.

C'est ainsi que lorsqu'au mois d'avril 1212 on eut vu le soleil danser et sa lumière changer de couleur, on regarda cela comme une marque de joie, que les astres avaient donnée d'avance, de la défaite des Maures par les Chrétiens près de Naves de Tolosa (défaites des armées islamiques en Espagne). D'ailleurs les hommes les plus instruits n'étaient pas sans ajouter foi aux présages, dont une connaissance plus exacte de l'antiquité paraissait leur offrir de nombreux exemples. Cependant, par une juste compensation, on était également convaincu que lorsque Dieu visitait les pays par de graves désastres, il punissait les péchés des peuples autant que ceux des rois. « Si Dieu, dit Pierre de Blois, punit le peuple à cause des fautes du roi David, il lui arrive aussi parfois de punir le chef pour les fautes des membres, et il commence alors la rétribution par le sanctuaire.»

Quelquefois aussi on regardait des phénomènes désastreux de la nature comme des punitions pour la violation des lois de l'Église; l'incendie d'un couvent était un arrêt de Dieu sous une forme générale ; quand c'était une ville entière qui brûlait, on s'inclinait devant la justice publique ou tout au moins cachée de l'Éternel.. Dans la perte d'une bataille, dans une sanglante défaite, dans les révolutions des empires, on reconnaissait aussi la main de Dieu qui punissait les péchés des hommes. Quant à la guerre , Saint-Augustin avait déjà dit : « La providence divine a coutume de corriger et de broyer les hommes corrompus par la guerre, tandis que par ces mêmes maux elle éprouve les hommes bons et pieux.»


Aliénor d'Aquitaine et Louis VII : un mariage pour le meilleur...et pour le pire - Source: Gallia

Mais les princes ont leurs propres fautes à expier comme les autres hommes. Les contemporains du roi Henri II d'Angleterre ne virent dans les chagrins que lui causèrent ses fils que la punition méritée des moyens qu'il avait employés pour épouser sa femme. C'était, disait-on, pour son propre malheur qu'Éléonore d`Aquitaine lui avait donné ces enfants. D'un autre côté, si le mariage de Berthold de Zaehringen demeura stérile, ce fut la suite de sa cruauté et de sa méchanceté. On voyait le doigt de Dieu dans ce qui arriva à Pierre de Courtenay, qui, après avoir épousé Iolande, sœur de l'empereur Henri de Constantinople, ayant été après la mort de son beau-frère élu pour lui succéder, fut fait prisonnier en se rendant dans ses États et ne put jamais ceindre la couronne : en effet, il avait persécuté l'Église d'Auxerre et avait été plusieurs fois excommunié. La mort prématurée de l'évêque Jaroslaw de Breslau , qui n'avait joui de cette dignité que pendant trois ans, parut être une juste rétribution pour la cruauté avec laquelle il avait chassé du pays sa belle mère , pendant une grossesse.  En attendant on pensait que la charité chrétienne ordonnait de croire que Dieu , en faisant mourir de douleur le roi Henri II, n'avait pas voulu l'épargner dans cette vie, afin de pouvoir lui témoigner toute sa miséricorde dans l'autre; c'est par la même raison que la foi chrétienne regardait le martyre comme une grâce du ciel. A côté des avertissements, des visitations, des punitions, on citait aussi des secours et des protections extraordinaires. Dans mille occasions que l'on traite aujourd'hui d'heureux hasards, on révérait alors les décrets bienfaisants de la divinité. Si cela avait surtout lieu lors qu'il s'agissait de défendre et de sauver des clercs , ce n'était pas tant à cause de leurs personnes que par suite des croyances générales. C'est ainsi que l'on admira la protection particulière que Dieu accordait au clergé dans le grave accident arrivé à Erfurt pendant la diète que tenait dans cette ville l'empereur Frédéric I.

Une foule de peuple s'étant rassemblée pour voir l'empereur paraître sur un balcon, entouré de toute sa cour, soudain huit grosses poutres qui soutenaient le balcon et qui étaient posées sur un égout , se rompirent , et entraînèrent dans leur chute huit princes , plusieurs comtes et barons , et plus de cent chevaliers, tandis que pas un seul évêque,
pas même un seul clerc ne reçut le moindre mal. Quiconque ne rejette pas comme une vaine superstition la croyance que sans la volonté de notre Père qui est au ciel, pas un seul cheveu de notre tête ne peut tomber, regardera sans doute comme une marque de la puissance divine que lorsqu'à Dinant un fragment de rocher tomba sur l'église, pendant la messe, et tua ou blessa trente-six hommes, le prêtre qui était à l'autel en sortit sain et sauf.

L`accident de la cathédrale d`Erfurt en Allemagne – Juillet 1184

Jamais la cathédrale d`Erfurt n'avait accueilli un aussi grand nombre de personnes. Si bien qu'alors que l'assemblée bat son plein, un bruit assourdissant résonne au premier étage où se trouvent ses membres : le plancher est sur le point de s'effondrer. Ce sont successivement les planchers du premier étage et du rez-de-chaussée qui lâchent, emportant avec eux la majorité des personnes présentes et ce jusque dans les latrines. On estime que l'accident entraîna la mort d'une soixantaine de personnes, certaines mourant de la chute causée par l'effondrement des planchers, d'autres par noyade dans les fèces humaines des latrines.  Parmi les victimes figurent notamment Beringer Ier de Meldingen, Burchard de Wartbourg, Frédéric Ier d'Abenberg, Frédéric Ier de Kirchberg, Gozmar III de Ziegenhain et Henri Ier de Schwarzbourg. Parmi les rescapés, on retrouve Henri VI et Conrad Ier, dont la légende voudrait qu'ils soient sortis indemnes de l'accident en se réfugiant dans l'encadrement d'une fenêtre extérieure du bâtiment, et le landgrave de Thuringe Louis III, pris dans la chute mais qui ne tombera pas dans les latrines. (Wikipédia)

On vit en même temps un avertissement à la pénitence et une marque visible de cette protection , en ce que la chute des vieilles tours de l'église d'Auxerre n'eût pas eu lieu précisément au moment où l'on sonnait les cloches pour une grande fête , où la foule y était rassemblée, où les chanoines étaient occupés aux cérémonies du culte dans le chœur placé sous les tours, mais en ce que cet accident arriva un peu plus tard ; puis quand on déblaya les décombres , on en retira un crucifix qui était resté entier, et un enfant de chœur en sortit sans la moindre blessure. Les hommes étaient surtout portés à tirer des circonstances extérieures, des présages heureux ou malheureux, et ils voyaient plus volontiers encore dans les phénomènes extraordinaires , tantôt l'annonce de ce qui devait arriver, tantôt la révélation d'événements passés , mais qui étaient demeurés inconnus. On regarda comme un présage favorable pour Marie , épouse de Pierre d'Aragon , que son fils fût venu au monde la veille de la Fête de la Purification de la Sainte Vierge Marie ( 2 Février). Comme elle voulait lui donner le nom d'un apôtre , mais ne pouvait se décider entre eux , elle alluma douze cierges , à chacun desquels elle donna le nom d'un des apôtres, et elle choisit celui des cierges qui s'éteignit le dernier ; ce fut Jacques.

On assurait que, par des révélations surnaturelles, les supercheries de marchands et d'usuriers avaient été découvertes, que des discours ou des actes impies, ou bien le mépris des dons de Dieu , avaient été instantanément punis; que des crimes longtemps demeurés impunis avaient enfin été mis au jour. Ainsi un prêtre espagnol ayant eu commerce avec une femme et s'étant présenté pour dire la messe, une colombe vint à deux reprises , après la consécration , enlever l'hostie et vider le calice , et ce ne fut que la troisième fois, après qu'il se fut confessé et eut fait pénitence , que la colombe rapporta tout ce qu'elle avait pris.

Un jour, pendant la messe, un simple frère lai , aux mots : supplices, te rogamus, vit un petit nuage se former entre le calice et la croix , puis quand le prêtre éleva le calice, il y remarqua une lueur comme celle que répand un cierge , et il sortit de l'un et de l'autre une main qui écrivit sur la nappe de l'autel des avertissements sérieux. Ce miracle se renouvela pendant quatre messes consécutives , mais chaque fois avec des signes précurseurs différents. Les croyances de cette époque ne permettaient pas de douter que l'œil des hommes pieux ne pût devenir assez perçant pour pénétrer soit dans le monde caché des esprits, soit dans un avenir encore inconnu; elles ne trouvaient non plus rien de surprenant à ce qu'un homme d'une haute dévotion pût voir le démon (l`ange déchu) emporter dans l'abîme de feu l'âme d'un ivrogne et lui présenter une coupe pleine de poix et de soufre. Lorsqu'un aveugle-né prédit à la mère d'Othon l'élévation de son fils sur le trône impérial et à une veuve les discussions qui allaient s'élever dans l'empire, par suite de la double élection, ce don de prophétie fut attribué à la haute piété de l'aveugle, à sa vie austère et à ses fréquentes visites aux églises. La nuit même de la mort du roi Richard d`Angleterre , l'évêque Hugues de Lincoln en avait été, dit-on, averti par un songe excessivement pénible , tandis qu'un autre évêque l'avait apprise à Rome par une vision.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Dunfermline-scotland
Abbaye de Dunfermline dans le nord de l`Écosse

Le roi Guillaume d'Écosse avait levé en l'an 1199 une armée avec laquelle il se proposait d'envahir l'Angleterre. Avant de partir pour son expédition, il alla passer à Dunfermlin une nuit près du tombeau de sainte Marguerite , reine d'Ecosse. Un songe qu'il y eut et qui lui conseilla de ne point aller en Angleterre lui parut être un avis du ciel et il s'empressa de congédier son armée. Dans une autre occasion un songe empêcha également un homme puissant de suivre le projet qu'il avait formé d'opprimer un couvent. Toutefois des voix prudentes s'élevèrent aussi pour mettre les hommes en garde contre leur penchant naturel à vouloir connaître l'avenir par le moyen de songes, de visions, d'événements fortuits; elles leur disaient: l'ennemi du genre humain (l`ange déchu) se sert souvent de ces illusions pour induire les hommes en erreur.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  St.%2BMargaret%2Bof%2BSctoland%2B-%2BStained%2BGlass
Saint Margaret of Scotland - Sainte Marguerite reine d`Écosse - (1045 –1093)

Le chrétien ne doit pas chercher à pénétrer l'avenir; il doit avec humilité l'abandonner à la direction de Celui qui fait tout pour le mieux et qui n'a besoin des conseils de personne. On croyait que ce don de prophétie était surtout accordé a de pieuses vierges, telles que sainte Angèle, une certaine Elpide qui habitait un village dans l'archidiocèse de Sens, Julienne d'Ognies, Elisabeth de Schœnau, Hildegarde, abbesse du couvent de Saint-Rupert à Bingen ; cette dernière entretenait à ce sujet une correspondance suivie avec les papes, les empereurs, les archevêques et les évêques de son temps, et était consultée par eux dans les affaires les plus importantes ; elle y était encouragée par saint Bernard.

Cette célèbre abbesse composa plusieurs ouvrages et entre autres le recueil de ses visions, révélations et décisions; on y trouve bien des choses obscures, mystérieuses, redondantes, mais aussi quelques-unes où l'on ne peut méconnaître une âme pieuse et une disposition vraiment charitable; telle fut sa réponse à une dame noble qui n'avait pas d'enfants et qui se persuadait qu'Hildegarde de Bingen avait le pouvoir de faire cesser sa stérilité: « Je prierai pour l'accomplissement de vos désirs, mais Dieu seul choisit ceux qu'il veut bénir en leur donnant des enfants.»  Innocent disait que tout esprit n'est pas digne de foi. Il y a cependant des cas où il faut préférer une pieuse crédulité a un doute impie. En conséquence, un vieux prêtre lui ayant fait part d'une vision qu'il avait eue, dans laquelle saint Pierre lui avait révélé que plusieurs des autels de son église n'avaient pas encore été consacrés, le pape donna ordre au cardinal qui le représentait de procéder immédiatement à cette cérémonie; car en supposant même que cet avis ne fût pas exact, cette double consécration ne pouvait avoir aucun inconvénient.

La pensée effrayante que l'ancien ennemi de Dieu et des hommes ( l`Ange déchu) poursuivait sans cesse ceux-ci par des moyens secrets et extraordinaires , cette pensée donnait du poids aux avertissements des évêques de ne point ajouter foi légèrement aux prophéties; ainsi l'évêque de Soissons engage ses ouailles à ne pas croire à celles de certain vieillard qu'une jeune fille avait découvert par hasard dans une caverne et qui prédisait l'avenir à la foule avide de merveilleux qui accourait auprès de lui. Si dans les événements heureux on reconnaissait la présence de Dieu et des êtres célestes, on croyait aussi que le démon et ses anges étaient toujours prêts à faire le mal. Comme l'Église nous apprend que tout péché est entré dans le monde par les séductions de l'ange déchu , ( Genèse 3,1) il ne faut pas nous étonner, qu'à une époque qui implantait si fortement la foi dans la vie , on fût convaincu que ces séductions continuaient toujours à agir et que le mal qu'elle devait rejeter était dû au concours de la volonté humaine avec cette influence immédiate et funeste.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:12

SUITE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE
ET POLITIQUE PENDANT LE XIII eme SIÈCLE.


Manière de vivre dans les différentes classes de la société. — Fêtes. — Costume, —Luxe. (Extraits)

On pourrait croire que dans les coutumes de l'Église , dans le culte des saints et de leurs reliques, dans cette croyance aux miracles et dans cette crainte du démon (l`ange déchu) , tout ce qu'il y a de spirituel dans la religion s'est dissipé pour céder la place au matériel. Mais si nous considérons le siècle dans son ensemble, si nous interrogeons les témoignages qui en sont arrivés jusqu'à nous, si nous conservons l'impartialité nécessaire en les appréciant, nous serons obligés d'avouer que la foi remplissait les esprits plus vivement et avec plus de connaissance que là où, par le désir de rendre la religion tout à fait immatérielle, elle avait fini pour ainsi dire par s'évaporer entièrement.

Si nous examinons les usages, si nous contemplons la vie de tant de millions de personnes, vie passée dans les combats et les privations, dans les luttes et dans l'abnégation, dans le repentir et la pénitence , si nous ouvrons les livres, nous verrons partout la preuve d'une conviction vive et inébranlable de l'union du ciel et de la terre; de l'intervention sensible, facile à reconnaître, se manifestant ouvertement , de Dieu, sur tout le genre humain et sur chaque individu en particulier.  Des signes en sont donnés de toutes parts , en tout temps , à tout le monde ; le bonheur et le malheur, les accidents et les secours, tout a le même but : celui d'avertir, d'exciter à la pénitence , d'instruire. Ce qui se rapporte à l'ensemble doit réagir sur l'individu, ce qui touche l'individu doit frapper l'ensemble; et l'on serait même tenté de croire que l'histoire de cette époque, en citant par écrit les sentiments et les opinions inculqués dans l'esprit des peuples, n'est qu'un commentaire perpétuel de la parole de l'Apôtre : « Nous savons que tout tourne à l'avantage de ceux qui aiment Dieu.»;  donnant ainsi une théodicée composée , non d'après des motifs de raisonnement , mais par une série de faits réunis.

Si nous cherchons à connaître la manière de voir des hommes de ce siècle, nous reconnaîtrons qu'à côté d'une grande magnificence et de dépenses considérables dans les fêtes et les réjouissances , elle était misérable sous d'autres rapports. Commençons par celle des princes. Plusieurs d'entre eux, ce qui pouvait être du reste la suite d'un goût qui leur était particulier, n'avaient point de résidence fixe, mais parcouraient leurs États, demeurant tantôt dans une ville, tantôt dans une autre. Pierre de Blois dit, en parlant de Henri II d'Angleterre: Salomon disait qu'il y avait trois choses difficiles à découvrir et une quatrième complètement inexplicable. Il aurait pu en ajouter une cinquième : la route que suit un roi d'Angleterre.

Pierre ajoute qu'il a couru de tous les côtés pour chercher le roi , et ne sait plus où s'adresser ; il a envoyé des messagers dans toutes les directions sans pouvoir découvrir en quel lieu on peut le trouver.  A la cour on n'observe aucun ordre pour manger, pour dormir ou pour veiller. On nourrit les commensaux de la cour de pain mal pétri , mal levé , lourd comme du plomb , à moitié cuit ; de vin trouble , aigre , éventé, que l'on est obligé d'avaler au lieu de boire, les yeux fermés et en serrant les dents ; la bière y est aussi détestable au goût qu'horrible à voir. Vu le grand nombre de personnes que l'on est obligé de nourrir, on tue indifféremment les bêtes malades et saines. Le poisson est souvent mort depuis quatre jours. Les domestiques ne s'embarrassent pas le moins du monde des subordonnés , pourvu que la table du maître soit garnie d'un grand nombre de mets.

Certainement bien des gens succomberaient à une si mauvaise nourriture , si la faim ne s'accommodait de tout. Joignez à cela l'insolence, la grossièreté des écuyers. Quand le roi fait dire qu'il veut se mettre en route le lendemain pour un endroit quelconque , aussitôt tout le monde se met à courir comme autant d'insensés ; les chevaux de somme foulent aux pieds d'autres chevaux de somme ; les chariots se heurtent et se renversent : c'est un spectacle terrible. Si le prince a fixé l'heure du départ pour le matin, il est probable qu'à midi il reposera encore ; les chevaux sont chargés, les chariots restent immobiles , les coureurs dorment , les marchands courent effarés ça et là ; chacun murmure ; on s'informe auprès des cabaretiers suivant la cour, à quel endroit le prince veut aller. Après avoir attendu si longtemps, on est encore heureux de trouver un logement et des provisions, car il y a un si grand tumulte de chevaux et de piétons, que l'enfer semble déchaîné. Puis, tout à coup, le roi change d'avis et se dirige sur quelque maison solitaire qui ne renferme des provisions que pour lui seul ; qui ne sait si l'embarras qu'éprouvent les gens de sa suite ne contribue pas à le divertir? Il nous arrivait souvent de nous égarer pendant trois ou quatre milles dans quelque forêt obscure où nous nous réjouissions de trouver à la fin une misérable cabane. La on se disputait jusqu'à tirer l'épée pour de grossiers aliments. Je n'ai rien dit des portiers qui tendent toujours la main et qui mentent, soit qu'ils disent que le roi dort, ou qu'il est malade, ou qu'il assiste au conseil.

De même qu'a la cour d'Hermann de Thuringe et du duc d'Autriche, particulièrement à celle de Léopold-le-Glorieux, les ménestrels se rassemblaient pour l'amusement des nobles seigneurs, qui les nourrissaient et les honoraient; ils accompagnaient leurs protecteurs de pays en pays, de cour en cour, de fête en fête, pour les embellir par leurs chants; de même aussi les grands des autres nations réunissaient, autour de leurs personnes, des hommes qui les amusaient par des récits de légendes, de faits historiques , de contes et de poèmes héroïques. Auprès du comte d'Ardres, vivait un vieux chevalier qui réjouissait ses oreilles attentives, en lui racontant les exploits des empereurs de Rome, ceux de Charlemagne, de Roland , d'Olivier et du roi Arthus de Bretagne ; un autre lui décrivait la Terre-Sainte , le siège d'Antioche et l'aspect du pays en Arabie, à Babylone et dans les contrées d'outremer.


Lamento di Tristano - Lamentation de Tristan - (Tristan et d'Yseult) -  Ensemble Jehan de Channey

Puis venait un des alliés de sa maison qui parlait des aventures d'Angleterre, de Gormond et d’Isambert, de Tristan et d'Yseult, de Merlin et de Mertulfe, des anciens
seigneurs, ses propres aïeux, et de la construction de son château. Le vieux seigneur retenait volontiers tous ces hommes auprès de lui ; car il se plaisait à écouter leurs
récits. Mais chez d'autres on accueillait plus souvent et l'on préférait des hommes de plaisir de toute espèce. Ils y trouvaient un lieu tout préparé pour leurs ébats. Ils flattaient la bouche pleine ; ils admiraient les saillies et même les sottises de leurs patrons; par leurs louanges et leurs cajoleries , quelquefois aussi par des gestes peu séants, des discours et plaisanteries obscènes , en un mot , par des bouffonneries de toute sorte, ils se faisaient donner de l'or et de l'argent, des chevaux et de riches habits.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Tristan+and+Isolde+john+duncan
Tristan et Iseut est un mythe littéraire dont les poètes normands ont situé l'action en Cornouailles, en Irlande et en Bretagne et date du 12 eme siècle.

Il y avait des seigneurs qui, sans pouvoir se comparer à des princes pour la puissance et la richesse , n'en prodiguaient pas moins à des gens de cette espèce, des sommes considérables, puis les calices d'argent de leurs chapelles, leur vaisselle plate, des habits, des armes et des chevaux de grand prix. Quant à Philippe-Auguste , on a noté à sa louange, pour la postérité, qu'il n'avait aucun goût pour de semblables plaisirs , et qu'il aimait mieux être généreux pour les pauvres. Paris, Padone et Salerne étaient regardées comme les trois villes où allaient se former les jeunes gens qui voulaient jouer un rôle dans le monde ; c'est de la célèbre école de cette dernière ville que sortaient , dans les occasions importantes, les médecins attachés aux grands. Il est incontestable qu'à cette époque la maison des plus grands souverains de la chrétienté était infiniment plus simple, le nombre de leurs domestiques plus restreint, la dépense journalière beaucoup moins considérable que de nos jours chez un prince du second rang.

On n'aurait pas eu besoin alors de gros volumes pour contenir le nombre immense d'employés de la cour, depuis les plus élevés jusqu'à la foule des domestiques inférieurs, désignés souvent sous les noms les plus bizarres et chargés des soins les plus extraordinaires. En revanche , quand il se donnait de grandes fêtes, aux noces princières, lors des visites de seigneurs étrangers, le nombre de convives que l'on réunissait, la consommation qui avait lieu, la magnificence que l'on déployait, laissaient très-loin derrière eux ce que l`on voit aujourd'hui en ce genre, sauf ce qui regarde la magnificence.  Telle fut la fête que donna l'empereur Frédéric Ier, quand ses fils , Henri et Frédéric, furent faits chevaliers. Parvenu lui-même au faîte de la puissance, il voulut se montrer dans tout son éclat. Cette solennité eut lieu à Mayence le jour de la Pentecôte de l'an 1184. Il y convia , non-seulement tous les princes de l'Allemagne, tant ecclésiastiques que séculiers, mais encore tous les abbés et les chevaliers. Il adressa des invitations dans tous les pays chrétiens de l'Europe, et jusqu'en Espagne et en Illyrie (Yougoslavie actuelle). En conséquence, dans la semaine de la Pentecôte , on vit arriver, indépendamment des princes et jeunes seigneurs, quarante mille chevaliers et d'innombrables gens de service; il aurait été impossible de compter les personnes qui affluaient de toutes parts. Il n'y eut qu'un petit nombre d'entre les invités qui trouvèrent moyen de se loger dans la ville.

Aussi , à l'entour d'un palais construit à la hâte pour l'empereur, d'une grande église et d'hôtels pour les princes , on vit s'élever, sur les bords du Rhin, une seconde ville formée
de tentes de toutes couleurs et de maisons en bois , et qui recevait en abondance, par le fleuve, tous les approvisionnements nécessaires, grâce à la prévoyance de l'empereur. On y était amplement fourni des vins les plus précieux et des mets les plus recherchés, que l'on avait fait venir même des pays étrangers. Le peuple aussi fut traité aux frais de l'empereur. Des rois, des princes et des voyageurs remplissaient, en personne, les fonctions des grandes charges de la cour. On admira la beauté des femmes, la magnificence des costumes, l'éclat des armes des chevaliers, le choix des chevaux qu'ils montaient; on se divertissait aux jeux chevaleresques ; on écoutait avec intérêt les vers du poète et le chant des ménestrels. Tout ce que l'Allemagne renfermait de puissance temporelle, de grandeur spirituelle, de distinction de tout genre, était réuni en ce lieu , et pendant longtemps les chants des poètes, venus même de l`étranger, se plurent à célébrer le souvenir de ces jours de bonheur, qui ne furent troublés que par un seul accident.

La veille de la Pentecôte, il s'éleva une tempête qui renversa l'église, les hôtels de plusieurs princes , et durant laquelle quinze personnes furent blessées. Ce qu'il y avait de beau dans ces fêtes, c'est que l'on y faisait participer autant de personnes que possible , et que, par de riches dons, on voulait que leur mémoire se prolongeât le plus possible. Lors de la visite que le roi Jean d'Angleterre fit à Philippe-Auguste en 1201, celui-ci ouvrit ses caves à la suite du monarque anglais, et se montra en outre prodigue de présents envers elle. Le duc Léopold d'Autriche , dont la grande générosité a été chantée par les poètes , ayant marié une de ses filles à un prince saxon , équipa , à cette occasion , deux cent cinquante écuyers ; il fit des présents en or, en argent, en chevaux et en habits à plus de mille chevaliers ; on eût dit qu'il voulait vider son trésor ; il tenait table ouverte pour plus de cinq mille personnes.  Il y eut des jeux chevaleresques , des bals , des réunions de belles femmes. Trois ans plus tard , lors du mariage de la fille aînée de Léopold, Marguerite, avec le roi Henri , fils de l'empereur Frédéric II , la foule fut si grande , que près de quarante personnes, parmi lesquelles il se trouva des prêtres et des religieux , furent étouffées par la pression de la foule.  Au mariage de Robert , fils du roi Louis de France , on vit faire plusieurs tours d'adresse ; il y eut un homme qui dansa à cheval sur la corde ; deux autres montèrent sur des bœufs, couverts d'une étoffe rouge, et donnèrent du cor à chaque plat que l'on apportait sur la table du roi.

Une variété extrême régnait dans la manière dont les évêques vivaient et réglaient leurs maisons, selon qu'ils croyaient devoir tenir le rang de barons auquel leurs possessions territoriales leur donnaient droit, ou qu'ils préférassent se montrer les ministres de Dieu, les pasteurs de leurs troupeaux. Il y en eut a qui l'on ne peut refuser une réputation de générosité , mais qui l'exerçaient plutôt en faveur des chevaliers et des gens qui les divertissaient et n'en donnaient pas les preuves qui conviennent plus particulièrement au caractère épiscopal. D'autres qui ne pensaient pas que les revenus de l'Église dussent passer à des chasseurs et à des parasites, ne craignaient pas d'acquérir une renommée d'avarice. Ils s'entouraient de clercs, avec qui ils tenaient des conversations sur des matières religieuses et scientifiques ; renonçaient à toute pompe mondaine dans les habits et dans la nourriture, dans l'intérieur de leur maison comme au dehors, quelque plaisir qu'ils aient pu y prendre auparavant (Tel fut l'archevêque Thomas de Canterbury ); et en restreignant, autant que possible, leurs besoins personnels , ils dépensaient des revenus souvent très-vastes en aumônes, en fondations pieuses, en embellissements d'églises , qu'ils enrichissaient.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  1a8bf2d442d082f58ceb430a51151079
L'archevêque et martyr Saint-Thomas de Canterbury en Angleterre (1120-1170)

Le Pape Innocent lui-même leur en donnait l'exemple , bien différent en cela de l'antipape Anaclet, chez qui la gourmandise seule eût suffi pour l'empêcher d'être reconnu. En conséquence, il fit défendre aux clercs, parle concile de Latran, de prendre part à des festins, et surtout à ceux qui se prolongeaient fort avant dans la nuit , ainsi qu'à toutes conversations inutiles et aux paris à qui pourrait supporter le plus de vin . La chasse, le jeu de dés et les plaisirs bruyants, étaient déjà précédemment défendus . Nous avons déjà parlé de la manière dont on vivait dans les couvents. Elle n'était rien moins que voluptueuse. Les jours de fêtes , à la vérité , on servait quelques plats de plus et de meilleur vin , et l'on y joignait des dons et des bienfaits. Les chroniqueurs ont marqué les époques où l'on commença à servir sur la table de meilleur pain, de laitière plus forte, avec autant de soin que, de nos jours, les habitants d'une ville inscrivent, dans leurs annales, le jour de l'ouverture d'une nouvelle salle de spectacle ou de bal. On voit une preuve de la modestie qui régnait alors dans les couvents, par la circonstance que le chapitre de la cathédrale de Milan prescrivit à l'abbé un menu plus considérable , les jours où il était tenu d'inviter les religieux à dîner avec lui.

Quand on songe que l'on reprochait à Thomas Becket, lorsqu'il était chancelier d'Angleterre, comme une dépense extravagante , de faire couvrir tous les jours les planchers de son appartement de paille fraîche ; que dans les villes d'Italie on ne connaissait pas encore l'usage des chandelles de suif et que l’évêque Adolphe fut le premier qui fit allumer des cierges de cire dans la cathédrale d'Osnabruck; que plus tard l'empereur Rodolphe rapiéçait de ses propres mains ses modestes habits , on devra conclure de ce petit nombre de faits que la manière de vivre des classes inférieures devait être misérable sous tous les rapports. Mais l'uniformité de la vie était variée par les solennités de l'Église, par les processions, les pèlerinages, les visites aux églises du voisinage, par bien des cérémonies enfin au moyen desquelles l'Église intervenait dans l'existence des hommes.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:14

SUITE DES RAPPORTS SE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE, SOCIALE
ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE.


Instruction publique. — Écoles. — Épiscopales et conventuelles. — Écoles des villes. — Universités. — Paris. — Bourges. — Toulouse. — Bologne.—
Cambridge. — Oxford. — Vienne. — Naples. — Palencia. — Salamanque. — École de Salerne. — Grades universitaires. — Organisation intérieure. — Désordres.


L'instruction et la, culture de l'esprit étaient, comme autrefois dans l'Orient, revenues à ceux dont le devoir était de conserver la plus haute des sciences , qui avaient la garde du sanctuaire. La grande association dont chacun était heureux de faire partie, l'Église, veillait à ce qu'ils ne la négligeassent pas. Par les assemblées du clergé, par les ordonnances des évêques, tant comme réunions étendues des pasteurs et des gardiens de l'Église, que par leurs efforts personnels, on ne négligeait rien pour s'assurer qu'il ne manquerait jamais de prêtres vertueux et instruits. Il était impossible en effet qu'ils pussent remplir convenablement leurs fonctions , sans une éducation préparatoire.

Aussi, dès la fin du sixième siècle, des conciles d'Espagne ordonnèrent que les jeunes gens, aussitôt qu'ils auraient pris la résolution de se consacrer à l'Église, fussent instruits sous les yeux de l'évêque, et fixèrent les connaissances indispensables que l'on avait le droit d'exiger de chacun d'eux. Mais il est certain qu'ils ne se bornaient pas à cette instruction obligatoire. Nous en avons la preuve dans saint Fulgence, qui savait par cœur Homère tout entier, qui avait lu presque tout Ménandre , et qui parlait le grec si facilement , qu'où aurait cru qu'il avait été élevé parmi des Grecs ; il ne fit pas moins de progrès dans le latin ; et quand il fut devenu évêque, il sut exciter dans son clergé le même goût pour l'étude. En Italie, il était d'usage que les curés prissent des jeunes gens chez eux pour les préparer à l'état ecclésiastique. Un concile de Vaison transporta cet usage en France. Animé du même sentiment , Etherius, évêque de Luçon , chargea un prêtre de l'éducation des enfants de cette ville. Et cette éducation ne se bornait certainement pas aux points indispensables, puisqu'à l'entrée du roi Gontran dans Orléans, la jeunesse de la ville le complimenta en vers syriaques , hébraïques et latins.

On sait tout ce que Charlemagne , de concert avec des évêques illustres , qu'il rassembla autour de sa personne, fit pour répandre dans le clergé de ses États les connaissances scientifiques. Ce fut dans ce but et pour fonder une saine théologie , qu'il prit des mesures pour que des écoles fussent établies dans les cathédrales et dans les couvents , où l'on pût acquérir une connaissance approfondie des saintes Écritures et de tout ce qui se rapporte à la science chrétienne. Des savants appelés par lui étant venus de Grèce , il les plaça dans diverses abbayes pour y enseigner leur langue ; cela devait se faire surtout à Osnabruck (Allemagne actuelle), dont l 'évêque fut désigné pour l'ambassade de Constantinople. On assure que Charlemagne ordonna que, dans cette église, il fallait qu'il y eût toujours des ecclésiastiques qui sussent la langue grecque aussi bien que la latine. Des dispositions semblables à celles de Charlemagne pour ses États furent prises par les papes pour l'Église tout entière. Eugène II dit au concile de Rome de l'an 826 Ap J.C.

Nous apprenons que dans quelques endroits il n'y a point de maîtres et que l'instruction y est négligée. C'est pourquoi nous ordonnons à tous les évêques et à tous les curés de leurs diocèses, d'instituer des maîtres qui puissent donner avec zèle des leçons de lecture et enseigner les arts libéraux et la doctrine du salut. Peu de temps après Léon IV déclara : « Dans le cas où les professeurs d'arts libéraux seraient plus difficiles à trouver, nous voulons du moins que des maîtres d'Écriture sainte ne manquent nulle part , et qu'ils rendent compte tous les ans à l'évêque de la manière dont ils ont rempli leurs fonctions. Car comment pourrait-on être capable de bien servir Dieu , quand on n'a pas été convenablement instruit?».

En conséquence, à compter de ce moment, nous voyons des écoles établies dans toutes les cathédrales ; elles jouirent d'une renommée tantôt plus, tantôt moins étendue ; elles furent plus ou moins fréquentées , selon que des évêques pleins de sollicitude y attachaient plus d'importance et y appelaient des professeurs plus distingués. La preuve que l'on était difficilement élevé à l'épiscopat sans avoir acquis l'instruction, ce sont des paroles de l'évêque Rathers de Vérone , qui se plaint de ce que beaucoup de gentilshommes font étudier leurs fils, plutôt par le désir d'en faire des évêques que par celui de servir dignement le Seigneur. Il n'est sans doute pas nécessaire de rappeler l'éclat dont s'entourait l'école de Latran à Rome. La place de bibliothécaire du Vatican était déjà si importante à cette époque, que Léon IV crut ne devoir la confier qu'à un cardinal. En Allemagne une des écoles les plus célèbres était celle d'Utrecht où l'archevêque Balderich de Cologne, frère de l'empereur Othon , lisait les auteurs grecs et latins ; a Paderborn, saint Meinwerk s'occupa d'avoir des professeurs de grammaire , de rhétorique, de philosophie, de géométrie, d'astronomie et généralement de toutes les sciences mathématiques.

On y lisait Horace, Virgile, Stace et Salluste. De cette école sortirent les évêques les plus distingués de l'Allemagne. L'évêque Ulric d'Augsbourg, dont l'école était ouverte à des jeunes gens de toutes les classes , observait avec soin les élèves , afin de donner des bénéfices à ceux qui étudiaient avec le plus de zèle. La plupart des collégiales imitèrent à cet égard les cathédrales et fondèrent aussi des écoles, lesquelles, plus tard, furent spécialement destinées aux jeunes gens qui se proposaient d'entrer dans l'institut. Les écoles diocésaines les plus nombreuses, les mieux montées, celles qui déployaient le plus d'activité, étaient celles de la France. Il n'y en a pas une seule qui ne se soit distinguée à une époque ou à une autre , et plusieurs ont conservé leur réputation pendant une longue suite d'années. On est frappé de surprise en songeant à la foule d'hommes remarquables qu'elles renfermèrent, au grand nombre d'archevêques, d'évêques, d'abbés, de professeurs, dans toutes les branches de la science, qu'elles produisirent; aux élèves innombrables venus de l'Italie et de tous les pays de l'Europe qui s'y rassemblaient et dont plusieurs s'élevèrent aux plus hautes dignités de l'Église.

Tantôt les évêques enseignaient eux-mêmes , tantôt on prenait les professeurs dans leur chaires pour en faire des évêques , et alors ils avaient soin de se faire remplacer par des hommes qui pussent maintenir la réputation de leurs écoles. On disait de l'un d'eux qu'il était le modèle et le flambeau de la vérité dans les affaires litigieuses, tant spirituelles que temporelles; d'un autre qu'il était un inépuisable vase de science; quant à saint Bernard , qui enseignait à l'école de Chartres, on l'appelait la source débordante de la science française. Ces écoles étaient les pépinières du clergé , non-seulement du diocèse auquel elles appartenaient , mais encore de l'Église tout entière.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Montecassino
L`Abbaye du Mont Cassin en Italie

Depuis que saint Benoît avait fondé l'ordre célèbre auquel il donna son nom, et que Mont Cassin avait ouvert la fameuse école d'où sortirent un si grand nombre de papes, de cardinaux, d'évêques et d'écrivains distingués, il n'y eut point de pays qui ne possédât quelques couvents qui lui rendaient les mêmes services que la maison centrale rendait à l'Italie. En effet il ne tarda pas à s'établir, dans tous les temps et pour toutes les branches de l'ordre des Bénédictins , cette règle invariable, qu'indépendamment des louanges de Dieu que ses membres devaient réciter journellement , il leur était encore permis de se livrer à l'étude des sciences. L'école de Saint Denis fleurit jusqu'à une époque rapprochée de celle où nous vivons. Des fils de ducs, de comtes et même de rois y furent élevés; peu de temps avant l'élévation d'Innocent au trône pontifical , le roi Louis et son ministre l'abbé Suger y reçurent leur éducation, et ce grand homme y eut une suite de savants successeurs , versés également dans les sciences et dans la langue grecque.

Les autres écoles célèbres de la France étaient celle de Noirmoutiers , celle de Saint-Rémi et Saint Nicaise à Reims , celle de Saint-Médard à Soissons; celle de Fleurus, de Bec et de Cluny, où le contemporain de Suger, Pierre, fut digne à tous égard de se placer à côté de lui. On cite encore les écoles abbatiales de Saint-Bertin et de Lissiez , dans le diocèse de Cambray, et surtout celles de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève à Paris. Ces écoles formèrent aussi plusieurs excellents évêques et dignes prêtres , plusieurs écrivains qui s'occupèrent de sujets ayant rapport à la foi et à la science chrétienne ; des historiens d'un grand mérite en sortirent ; tels furent Sigebert de Gemblou, Othon de Freisingen , Richer de Vassor et beaucoup d'autres, sans lesquels cette époque pourrait être en effet appelée une époque de ténèbres, puisque nous serions privés de la lumière qu'ils y répandirent.

Quant aux écoles des îles Britanniques , ce sont celles de l'Irlande qui remontent à la plus haute antiquité. Puis vint celle de Cambridge et un peu plus tard celle de la riche abbaye de Saint-Alban. En Allemagne on remarque celle de Fulde, où Raban ouvre la longue suite de professeurs dont les noms sont arrivés jusqu'à nous. Les abbayes de Saint-Gall et de Reichenau, voisines l'une de l'autre , luttèrent d'autorité , de richesse et d'importance, et avec tant de succès, que saint Wolfgang, plus tard évêque de Ratisbonne (Regensburg - Allemagne) , non content de ce qu'il aurait pu apprendre dans une école secondaire , et voulant se diriger vers l'endroit de l'Allemagne où les sciences avaient pris le plus grand développement , se rendit à Reichenau. Malheureusement à l'époque que nous décrivons, ces deux abbayes ne possédaient plus l'esprit qui les animait précédemment et aucune autre ne les avait complètement remplacées; il y avait pourtant des écoles dans beaucoup de couvents.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Cambridge
L`Université de Cambridge en Angleterre fondée en 1209

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St-Alban en Angleterre

Au commencement du treizième siècle on citait surtout celle de Mariengaard, près d'Utrecht, de l'ordre de Prémontré, à laquelle l'abbé Sibrand, célèbre lui-même comme historien, donna pour directeur un savant distingué appelé Frédéric. Indépendamment des Livres Saints, premier et principal sujet d'instruction dans toutes les écoles de cette classe , on y enseignait aussi l'histoire profane et l'on y expliquait les poètes latins. Ces écoles étaient ouvertes à tout le monde , et pas seulement à ceux qui se destinaient à l'Église ou qui voulaient entrer dans un ordre. Le choix d'une profession dépendait des progrès que l'on faisait et de l'inclination de chaque élève. On commençait par enseigner les éléments dont la connaissance devait précéder nécessairement toutes les autres études. C'est pourquoi ces écoles se distinguaient en extérieures et en intérieures, en basses et en hautes, ainsi que les objets sur lesquels l'instruction se donnait. Dans les premières on enseignait, comme éléments indispensables de toute instruction, les trois premiers des sept arts libéraux ou ce que l'on appelait le trivium, savoir la grammaire, la rhétorique et la dialectique ; et dans les secondes , les quatre autres , ou le quadrivium , c'est-à-dire l'arithmétique , la géométrie , la musique et l'astronomie.

On admettait dans cette division les élèves qui avaient réussi dans la première ; et pour terminer, ceux qui se destinaient à l'Église ou à la vie monastique , apprenaient la théologie. Le séjour aux écoles, tant diocésaines qu'abbatiales se prolongeait souvent pendant fort longtemps. L'abbé Joachim rapporte que dans la sienne, il s'est occupé pendant quatorze ans de l'élude de la grammaire. Parfois même elles étaient visitées par des hommes déjà revêtus de dignités dans l'Église. Ainsi Albert, prévôt de la cathédrale de Magdebourg (Allemagne), était à l'école de Cologne lorsqu'il fut élu archevêque.  Si les écoles tiraient évidemment leur origine de l'Église et si c'étaient pour l'Église qu'elles avaient été établies , si par conséquent tout ce qui a été fait dans ce siècle , par rapport aux sciences , avait sa source dans l'Église , il existait pourtant encore d'autres écoles, indépendamment de celles des cathédrales et des couvents. L'abbé Guibert de Nogent assure que, de son temps, il n'y avait pas en France une ville ni même un bourg qui ne possédât une école où les personnes même de basse extraction pouvaient se faire instruire ; et c'est peut-être pour cette raison que la France fut appelée la contrée riche en écrivains. Des auteurs modernes ont non seulement soutenu , mais encore démontré que, depuis le temps de Charlemagne, aucun siècle ne produisit un nombre aussi incroyable d'hommes versés dans les sciences que le douzième et la première moitié du treizième ; et que cette époque présente une richesse étonnante d'ouvrages de tout genre et un grand nombre de génies remarquables. Aussi parmi les personnes qui cultivent les sciences, il y en a plus d'une qui sont convaincues, avec raison, que « les écrits seuls assurent aux hommes une renommée éternelle, renommée qui, dans le cours des siècles , brave les inondations , les incendies et les tremblements de terre. Les princes et tous ceux qui dirigent les destinées de la terre, ne sauraient mieux perpétuer leur gloire qu'en cultivant l'amitié des hommes qui possèdent le talent de transmettre par écrit leurs actes à la postérité.»

Paris avait plusieurs écoles communales. Londres en possédait déjà trois sous le règne de Henri II. On y expliquait les auteurs latins, et les élèves les plus avancés y soutenaient des thèses tous les dimanches au soir. On cite avec un éloge tout particulier une autre école encore qui florissait vers la fin du douzième siècle. Mais c'est toujours à la sollicitude de l'Église que l'on doit l'impulsion qui portait à fonder ces écoles. Un concile tenu à Mayence (Allemagne) au milieu du neuvième siècle ordonne que les enfants doivent être envoyés soit dans les écoles des couvents, soit dans celles des paroisses, afin qu'ils puissent apprendre au moins le credo et l'oraison dominicale , dans leur langue maternelle. L'évêque Théodulphe d'Orléans ordonna que les prêtres, tant dans les villes que dans les villages, tinssent des écoles et ne renvoyassent aucun enfant qui viendrait leur demander de l'instruction. Il leur était en outre défendu de rien exiger pour cela ; si les parents donnaient volontairement quelque chose par charité , il leur était permis de l'accepter avec reconnaissance. Des dispositions de ce genre se renouvelaient de temps à autre , et les prêtres veillaient à leur exécution.

Jusque dans les pays où le christianisme venait à peine de prendre racine , l'Église s'occupa immédiatement de fonder des écoles. Nous avons déjà rapporté comment Honorius III demanda au Danemark des contributions pour en établir dans la Prusse (Est de l`Allemagne) qui venait d'être convertie. En 1228, l'évêque de Modène (Italie), y ayant été envoyé en qualité de légat, n'hésita pas, malgré sa grande difficulté, à apprendre la langue du pays et à traduire dans cette langue l'ouvrage de Donat. Alors même que l'on fondait des écoles séparées de l'Église, elles n'en conservaient pas moins une étroite liaison avec elle , et la manifestaient en ce que c'était aux chefs ecclésiastiques qu'il fallait demander l'autorisation de les ouvrir, et en général elle promettait à celui qui en entreprenait une, que la sienne demeurerait la seule, dans un certain rayon. D'un autre côté, Frédéric II donna pour instruction, à son justicier de la Terre de Labour, de ne gêner en rien le maître qui, dans quelque lieu que ce fût, entreprendrait d'enseigner aux enfants les éléments de la grammaire. Les personnes opulentes donnaient à leurs enfants des précepteurs, ce qui était doublement avantageux aux étudiants; d'une part, en leur procurant une existence honorable; et de l'autre, en les forçant à se donner à eux-mêmes une instruction plus approfondie.

A côté de toutes ces écoles , il s'en élevait d'autres encore que des maîtres ès-arts ou des clercs entreprenaient pour leur propre compte. Ce n'était pas toujours l'intérêt
qu'inspirait la jeunesse et le désir de répandre l'instruction qui les y poussait , mais bien l'envie de s'enrichir. Abeilard avoue lui-même que ses cours lui rapportaient beaucoup d'argent. On sait qu'il en était de même pour d'autres professeurs ; et ils n'employaient pas toujours pour cela les moyens les plus honorables. Cet abus s'étant introduit jusque dans les écoles des cathédrales, un blâme mérité ne se fit pas longtemps attendre. Le pape Alexandre donna des ordres sévères pour faire cesser une spéculation si honteuse. Il paraît que des professeurs de ce genre se montrèrent aussi en Allemagne; on sait, du moins , qu'il en est venu de là à Paris.  Les paroles d'un Allemand qui occupe un rang distingué parmi les savants  et les écrivains de son siècle, Berthold de Constance , offrent un beau portrait d'un digne professeur : « Le maître, dit-il, ne doit enseigner ni pour la gloire ni pour un avantage temporel, mais uniquement par amour pour la science. S'il tient trop à sa propre réputation, il ne mettra aucun intérêt aux progrès de son élève ; il aura peur, au contraire, qu'il ne l'égale ou même ne le surpasse. S'il aime l'argent , il lui sera égal ce qu'il enseigne , pourvu qu'on le paie. En ce cas, il prendra plus de plaisir aux choses frivoles qu'à celles qui sont utiles. Mais s'il enseigne, au contraire, par amour pour la science, il n'éprouvera point de jalousie, il ne gardera pas pour lui la vérité reconnue, la diminution du nombre de ses élèves ne le rendra pas négligent ; mais il se montrera actif et zélé, afin de s'instruire en instruisant les autres. Les élèves , de leur côté , ne doivent pas être récalcitrants à l`enseignement ; ils ne doivent pas être orgueilleux et se croire autre chose que ce qu'ils sont. Ils doivent aimer leur maître comme un père , et mieux encore. Cela n'est pas seulement juste, mais encore nécessaire; car nous ne nous attachons qu'aux paroles des professeurs que nous aimons. Il est facile au talent d'apprendre quelque chose , et de grands progrès sont aussi possibles. La jeunesse est l'âge le plus convenable pour s'instruire ; car Platon a dit que quand la cire est trop molle, l'empreinte ne s'y conserve pas ; et quand elle est trop dure, elle ne s'y forme pas. »

On consacrait aussi, dans les écoles qui n'étaient point attachées à des couvents ou à des églises, un temps considérable à la langue latine. Pour la grammaire , on se servait de Priscien, ou, du moins, en France, d'ouvrages plus modernes. Pour s'y affermir, on lisait principalement les poètes anciens et quelques poésies chrétiennes. Les exercices étaient si fréquents et si réglés qu'un élève qui n'était pas tout à fait dépourvu d'intelligence, parvenait à lire et à écrire en un an, ainsi qu'à connaître l'usage des mois les plus habituels ; en deux ans il savait appliquer couramment les principales règles de la syntaxe.


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Ainsi l'on s'efforçait de mettre en rapport la pensée et la parole. Voilà cependant qu'un homme s'efforça d'inspirer le mépris d'une voie trop pénible, selon lui, et prétendit acquérir de la réputation et des partisans, en échangeant l'enseignement ancien et approfondi, contre un plus aisé, mais par cela même plus superficiel . De grands mots vides de sens, des gestes exagérés, de grossières injures contre ceux qui expliquaient les anciens, joints à des questions puériles, à une ridicule accumulation des parties négatives du discours, tels étaient les moyens dont cet ignorant se servait en s'en applaudissant, tandis qu'il ne communiquait à ses disciples que sa propre ignorance et sa suffisance. Leur principale force consistait, à ce qu'il parait, à poser sur toutes choses une foule de questions, et à ne donner sur rien de réponse positive. C'est pour cela que le maître Guillaume de Conches les comparait à certain forgeron de sa connaissance qui , lorsqu'il tirait un morceau de fer de la forge et qu'on lui demandait ce qu'il allait en faire, répondait toujours : « Que sais-je? Peut-être un couteau, une faux, un soc de charrue! , et qui en effet ne produisait jamais ce qu'il voulait, mais ce que le hasard amenait. Un partisan de l'enseignement solide désigne le novateur sous le nom de Cornificius. Il faut toutefois remarquer que ce ne fut là qu'un phénomène local, et, selon toute probabilité, passager.

Dans le cours du douzième siècle, un certain Maximien composa, pour l'enseignement de la langue, un livre élémentaire qui fut pendant longtemps en usage dans les écoles de la France. Pour les commençants, on avait un abrégé de la grammaire de Priscien. Un ouvrage du même genre de Pierre Hélie fut adopté dans plusieurs écoles de France. Mais ils furent tous remplacés par ceux d'Evrard de Béthune et d'Alexandre de Villedieu, qui offraient l'avantage de présenter les règles de la grammaire en vers. Le livre de ce dernier, intitulé Doctrinale puerorum, fut en usage chez les personnes de toutes les classes. Le même auteur composa , toujours en vers, un livre des éléments de l'arithmétique. Nous ne savons pas si l'on se servait aussi dans les écoles de son introduction a l'art épistolaire, intitulé Epistolœ secun dum actum dictatœ. On possède encore de lui un abrégé du contenu de la Bible en douze cents vers hexamètres , composés dans le but de mieux en imprimer le sens dans la mémoire, et qui, selon toute apparence, était aussi d'usage dans les écoles. Cette forme était en général si bien accueillie, qu'on l'employa même dans la langue vulgaire, pour traiter divers sujets. Le célèbre Pierre-le-Chantre, qui enseigna pendant quarante-deux ans à Paris, imagina, pour faciliter aux pauvres étudiants les moyens de connaitre l'histoire de l'Ancien Testament, de faire dessiner cette histoire sur du parchemin.

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Doctrinale puerorum - grammaire en vers - Evrard de Béthune et Alexandre de Villedieu - 13 eme siècle

Une différence essentielle entre cette époque et celle dans laquelle nous vivons , c'est qu'alors une foule de choses naissaient graduellement et se développaient peu à peu d'elles-mêmes, tandis qu'aujourd'hui les choses nouvelles arrivent toutes faites , et se placent immédiatement dans toute leur perfection au sein de la société, ce qui est sans doute très-avantageux, pourvu que la société ne manque ni de la volonté , ni de la force nécessaire pour les maintenir dans cette perfection. Ce fut de la manière indiquée plus haut que se formèrent, dans les siècles passés, les instituts d'instruction supérieure que nous avons coutume de désigner sous le nom d'universités, et à la tête desquels se place l'université de Paris. En faisant remonter, comme on le faisait autrefois, son origine à Charlemagne, on a à la fois tort et raison. Raison en ce que cet empereur, le plus grand de ceux qui ont régné sur l'Occident, donna à Paris la première impulsion scientifique, qui ne s'est jamais ralentie depuis ; tort, si l'on pense qu'il eût véritablement fondé dans cette ville une institution pour les hautes études.

L'école de la cathédrale et celles de Saint-Victor, de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain, continuèrent à fleurir, au point que des étrangers qui plus tard parvinrent, dans leur pays, à jouir d'une grande autorité, venaient de tout temps puiser à Paris leur instruction et la culture de leur esprit. On vit bientôt paraître des professeurs qui enseignaient librement et qui, selon qu'ils avaient plus de connaissance et plus de talent pour leur état , attiraient auprès d'eux des jeunes gens de contrées fort éloignées. En attendant, la base de l'enseignement reposait toujours sur ce qu'on appelait alors les arts libéraux ; si , de loin en loin , il se présentait un professeur en théologie , tels que Lanfranc et Abeilard, ce ne fut que par exception. Il faut donc regarder l'enseignement des arts libéraux comme renfermant le germe des universités qui s'élevèrent plus tard ; la preuve en est que longtemps après que ces universités eurent pris la forme qu'elles conservèrent , on continua toujours à en prendre le recteur parmi les professeurs d'arts libéraux.

A l'époque où l'enseignement qui se donnait à Paris , s'étendait déjà sur toutes les branches des connaissances humaines et attirait des jeunes gens avides d'instruction,
de toutes les classes et de tous les pays de la chrétienté, cet enseignement reposait encore sur l'école de la cathédrale ou sur celle des couvents , ou bien sur les entreprises de quelques hommes isolés, sans que soit le pouvoir temporel, soit l'autorité spirituelle, s'en occupassent, si ce n'est pour confier une sorte d'inspection générale au chancelier de la cathédrale; non pas pourtant qu'il eût reçu pour cela une mission spéciale , mais seulement parce qu'à cette dignité se rattachait la surveillance générale de toutes les écoles, qui étaient censées dépendre de l'évêque et lui être toutes tacitement soumises. Une querelle en ire les étudiants et les bourgeois s'étant élevée en l'an 1200, et ces derniers ayant porté plainte au roi, ce fut là la première démarche tendant à la reconnaissance publique de la communauté des maîtres et des écoliers de Paris.

On peut regarder le diplôme de Philippe-Auguste ( Roi de France - 1165 a 1223) , qui affranchit les premiers de la juridiction temporelle, comme le premier acte de reconnaissance de l'université comme corporation existante. Cet acte fut suivi de la nomination d'un représentant devant les tribunaux, qui porta le nom de syndic , ce qui donna à l'Université toutes les qualités d'une personne juridique. Après cela elle rendit des ordonnances sur divers points concernant les rapports de ses membres entre eux. Sa reconnaissance par l'Église , comme institution qui pouvait lui rendre aussi des services, manquait cependant encore ; mais elle ne se fit pas longtemps attendre. Avant même qu'Innocent eût admis l'Université dans la sphère de l'Église, par des dispositions positives, il crut devoir,  non-seulement en qualité d'ancien étudiant lui-même , mais encore comme chef de l'Église, devoir étendre sur elle sa bienveillance et sa sollicitude.


La formation du collège de Sorbonne - Université de Paris - Source: Gallia

Il blâma les maîtres ès-arts libéraux de leur costume peu séant, de leur négligence à assister aux convois des clercs et de l'inobservation des règles dans l'exercice de leurs fonctions. Mais il reconnut plus formellement et plus solennellement encore l'Université comme membre de l'Église, en chargeant son légat en France , le cardinal Robert Courçon, de rédiger des règlements positifs pour l'école qui venait de prendre une forme plus fixe. Elle fut considérée principalement comme une institution théologique; et l'on ne s'occupa en conséquence des sept arts libéraux que comme branches préparatoires, et ensuite de la théologie proprement dite. Les qualités que devaient avoir les professeurs, les ouvrages qu'il fallait expliquer, les conditions auxquelles les professeurs de théologie devaient se soumettre, les obligations naturelles des étudiants furent fixées en vertu de la haute surveillance pontificale. Au bout de quelque temps l'Université acquit un nouvel éclat par les ordres de Saint-François et de Saint-Dominique , qui se livrèrent avec tant d'ardeur à l'étude de la théologie. A la vérité ils n'y prirent fermement pied qu'à la suite de discussions qui faillirent amener la dissolution de l'université même. Elles eurent lieu en 1229 et nous aurons occasion d'en parler plus bas. Ce fut à cette occasion que les Dominicains s'engagèrent à remplacer par des membres de leur Ordre les professeurs de théologie qui s'étaient retirés , et les Franciscains imitèrent leur exemple. Plusieurs circonstances se réunirent pour peupler les écoles du nouvel Ordre, pour leur donner une plus grande considération et pour exciter la jalousie des professeurs pris dans le clergé séculier.

Ceux-ci exposèrent, dans une lettre adressée à tous les prélats , que sur douze chaires de théologie , trois étaient réservées au chapitre de la cathédrale, et cinq a divers ordres anciens, mais que les Dominicains et les Franciscains s'étaient efforcés de s'en emparer aussi ; qu'il ne restait plus pour ceux qui avaient fait des études spéciales , afin de pouvoir professer, que deux chaires; si celles-ci leur étaient enlevées, les jeunes gens, en perdant l'espoir de devenir un jour professeurs, perdaient aussi l'aiguillon le plus actif pour exciter leur zèle et leurs efforts. Nous dépasserions de beaucoup les limites dans lesquelles l'étendue de cet ouvrage nous oblige de rester sur ce sujet, si nous entrions dans les détails des discussions qui s'élevèrent entre l'Université et les Ordres , et si nous voulions expliquer comment , dans les hostilités réciproques , les publications d'écrits tels que l`Évangile éternel et les Dangers de ces derniers temps, menaça les travaux de ces Ordres d'une catastrophe dont ils ne furent préservés que par la protection d'Alexandre IV.

Mais l'école même y gagna une plus haute renommée , car les deux Ordres donnèrent pour professeurs à l'Université, leurs membres les plus distingués, leurs génies les plus profonds, parmi lesquels St-Thomas d'Aquin et St-Bonaventure furent seuls en état d'effacer une faculté tout entière. A la vérité , Honorius III , afin de réunir toutes les forces sur la théologie, défendit d'enseigner le droit à Paris ; mais l'étude n'en fut pourtant pas bannie, non plus que celle de la médecine , dont la théorie et la pratique pouvaient, peu de temps auparavant, s'y acquérir pour le moins aussi parfaitement que partout ailleurs. Cependant l'étude de la médecine fut de nouveau interdite à quiconque faisait profession de l'état ecclésiastique , ce qui n'empêcha pas que cette science n'y trouvât encore parfois et des professeurs et des praticiens. En attendant, ce qui prouve qu'à compter de ce moment l'Université fut regardée comme un membre respectable de l'Église une et universelle, c'est que tous les papes qui succédèrent à Innocent III s'occupèrent constamment d'elle par des dispositions , par des ordonnances et par une intervention active dans les disputes qui y survenaient. Eux seuls lui donnaient des lois, les rois se bornaient à lui accorder des droits et des privilèges.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Italy-Bologna-view-from-Asinelli-tower.
Bologne dans le nord de l`Italie - un centre d`étude juridique au Moyen-Âge

Ce que Paris était pour la théologie , Bologne (Nord de l`Italie) le devint pour le droit, sans renoncer pour cela soit aux arts libéraux , soit à la médecine , soit à la théologie; seulement ces dernières sciences n'y acquirent jamais autant d'importance que celle du droit. Ainsi que les autres, cette école se forma peu à peu de celles des couvents et des écoles particulières établies par des hommes d'une érudition profonde et d'un talent extraordinaire pour le professorat. La protection que l'empereur Frédéric Ier accorda à l'extension des instituts de haute instruction, fit généralement reconnaître comme telle l'école de Bologne, et les dispositions des papes la tirent entrer dans l'Église. A la suite de dissensions qui s'élevèrent en 1213 entre les étudiants lombards et toscans, beaucoup de jeunes gens se rendirent à Vienne , et les chefs se sentant incapables de rétablir l'ordre, invoquèrent l'autorité du podestat, qui rendit des ordonnances sévères.

Honorius III lui recommanda la douceur, mais ses exhortations n'ayant point été écoutées , il annula les ordonnances du magistrat et prescrivit des mesures plus convenables , pour rétablir l'ordre et la tranquillité. Ce fut de la même manière que prirent naissance les universités d'Angleterre. Vers la fin du onzième siècle cinq professeurs de l'école de Saint-Evroul en France allèrent s'établir dans le village de Cottenham. De là ils se rendirent tous les jours à la ville de Cambridge, où Sigebert, roi de East Anglia, avait déjà fondé une école, et ils y faisaient des cours. Ils attirèrent un si grand nombre d'auditeurs qu'un grenier qu'ils avaient loué se trouva être , dès la seconde année , trop petit pour les contenir, et bientôt après l'église elle-même ne fut plus assez vaste.

Le matin un des cinq professeurs donnait aux plus jeunes garçons une leçon de grammaire d'après Priscien ; en même temps un autre professait, pour des étudiants plus avancés, la logique d'après Aristote ; plus tard commençait le cours de rhétorique d'après Quintilien et Cicéron ; enfin un autre cours sur l'Écriture sainte était ouvert aux prêtres et à ceux qui avaient achevé le cours des sciences préparatoires. Ces commencements eurent des résultats si avantageux , ils formèrent un si grand nombre de professeurs et d'élèves , que , dès avant la fin du douzième siècle , Cambridge put fournir des professeurs et des maîtres à toute l'Angleterre.  Oxford paraît s'être formé un peu plus tard, mais de la même manière. Il y avait probablement là aussi des maîtres ès-arts libéraux qui , de leur propre mouvement, donnaient des leçons et qui ne tardèrent pas à avoir des écoliers en grand nombre. Indépendamment des sciences qui se rattachaient aux arts libéraux , l'enseignement du droit canon y acquit une si grande réputation, qu'à la fin du douzième siècle, beaucoup de jeunes gens s'y rendirent de France et des Pays-Bas, et qu'elle fut regardée plus tard comme la seconde université de la chrétienté. Le roi Richard fut le premier qui y fit quelque attention, et Jean, son successeur, lui accorda des lettres de confirmation. Une émeute qui eut lieu en 1209 et qui conduisit trois étudiants d'abord en prison et de là sur l'échafaud, dispersa les professeurs et les élèves; plus de trois mille quittèrent la province; il n'en resta pas un seul. Cinq ans après ils revinrent , ayant obtenu satisfaction et des garanties pour leurs droits. A compter de ce moment l'université prit une telle extension, que, sous Henri III, on y comptait, dit-on , jusqu'à 50,000 étudiants.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Oxford-university
Université d`Oxford en Angleterre - fondée a partir de l`an 1096.

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Université de Cambridge en Angleterre - fondée en 1209

Pour ce qui regarde les autres universités , nous savons, par exemple, que celle de Vienne dut son origine a l'émigration de quelques professeurs et étudiants de Bologne; mais elle ne subsista pas longtemps et n'acquit jamais une grande considération, les dissensions qui s'étaient élevées à Bologne ayant été promptement apaisées. Une autre colonie bolonaise, fondée quelque temps après à Padoue, dans des circonstances semblables, se maintint plus longtemps ; dans l'un et l'autre cas , les autorités temporelles n'y intervinrent en rien. En revanche il y eut une autre université créée par elles et qui fut, dans ce siècle , la seule de ce genre ; ce fut l'université de Naples, fondée en 1224 par l'empereur Frédéric II.

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L'université de Naples, au sud de l`Italie, fondée en 1224 par l'empereur Frédéric II.


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L`Université de Padoue en Italie fondée en 1222.

A la vérité Naples n'avait jamais manqué d'écoles; mais Frédéric forma le grand projet d'y établir un institut dans lequel on enseignerait en même temps les arts libéraux et toutes les sciences. Il y fut poussé par la grandeur de la ville , la beauté de sa position , l'aménité de ses mœurs, la facilité des approvisionnements , par terre et par mer, et l'avantage pour les jeunes gens de n'avoir point à s'exposer aux dangers des longs voyages. Il appela de tous les pays les hommes qui avaient acquis le plus de réputation dans les sciences, et leur assura des traitements considérables. Il garantit aux jeunes gens qui voudraient venir de chez l'étranger à Naples , la sûreté de leur personne et de leurs propriétés , les affranchit de tous droits et redevances, leur accorda leurs propres chefs, fixa le prix du loyer de leurs logements, et désigna des personnes à qui ils pourraient, sous certaines conditions, emprunter de l'argent; mais il fut aussi le premier prince qui , par une pensée incompatible avec toute véritable liberté et toute juste appréciation de la dignité des sciences , imagina le monopole universitaire, plus de cinquante ans avant qu'on y songeât en aucun autre pays.

Les universités d'Espagne étaient placées dans une liaison intime avec l'Église ; leur fondation eut aussi lieu vers la même époque. La première fut celle de Palencia en Castille , fondée en 1208 ou 1209. Elle dut à la vérité son origine au roi Alfonse , qui y appela des professeurs de France et d'Italie et leur assigna des traitements ; mais le premier conseil lui en fut donné par le célèbre archevêque Rodrigue de Tolède, qui lui fit sentir toute la gloire qu'il en retirerait. Celle de Salamanque , dans le royaume de Léon, était encore plus intimement attachée à l'Église ; sa position à cet égard était exactement la même que celle de l'Université de Paris. Quelques personnes veulent faire remonter beaucoup plus haut son école de théologie , probablement parce que l'on y a retrouvé des traces plus anciennes d'enseignement. Ce ne fut pourtant qu'en 1222 qu'Alfonse IX la fonda ; elle fut ensuite considérablement augmentée par Alfonse-le-Sage et placée sous la surveillance de deux dignitaires de l'Église.

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L'Université de Palencia. Première université de Castille (Espagne), le studium generale de Palencia fut fondé en 1209 par Alphonse VIII de Castille ; cependant, l'école ne lui survécut pas longtemps. Les professeurs de Palencia furent attirés par l'Université de Salamanque plus florissante.

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L`Université de Salamanque (Salamanca) en Espagne a été fondée en 1222.

A côté de ces écoles qui cultivaient une partie plus où moins vaste du grand domaine de la science, il y en eut d'autres qui se firent connaître en se livrant plus particulièrement a l'enseignement d'une de ses branches. En Italie l'école de Salerne surpassait toutes les autres par son antiquité ainsi que par la réputation qu'elle s'acquit pour l'enseignement des sciences médicales; on attribue sa fondation au médecin africain Constantin. Pise , Ravenne et Arezzo étaient célèbres pour leurs écoles de droit, et Innocent IV en créa aussi une à Rome. En France, Orléans était surtout renommée pour le droit canon et civil; cette école compta plusieurs hommes d'État distingués sortis de son sein.

Si nous jetons un regard sur l'organisation intérieure des universités et sur la position de leurs étudiants , nous voyons d'abord, par les privilèges particuliers qui leur furent accordés et notamment par leur affranchissement de la juridiction séculière , qu'on leur appliqua les idées généralement adoptées alors sur la position de l'Église à l'égard de la puissance temporelle. Le motif de cet affranchissement ne doit se chercher ni dans le désir d`honorer la carrière des sciences, ni dans l'opinion , du reste erronée, d'en encourager les progrès, moins encore dans l'espérance d'attirer par-là les étrangers; d'ailleurs cet affranchissement n'en était pas un a proprement dire : c'était tout simplement une disposition qui plaçait l'université dans le ressort d'une des grandes juridictions alors existantes. De même que l'Église et ses ministres étaient rangés sous des chefs particuliers , mais qui eux-mêmes étaient soumis à une législation et a un mode de procédure régulière, de même le personnel des universités fut déclaré dépendant de cette législation, à d'autant plus juste titre qu'elle avait toujours pour chef un dignitaire de l'Église. Lorsque le nombre des étudiants augmenta, ceux qui appartenaient au même pays, à la même province , s'unirent plus étroitement ensemble; et ces associations furent désignées tantôt sous le nom de leur patrie , comme à Paris , où l'on disait les Français , les Picards , les Normands , les Anglais, tantôt d'après la situation de cette patrie, comme à Bologne, les Cisalpins et les Transalpins. Les querelles entre ces diverses nations étaient assez fréquentes , et elles avaient souvent pour origine l'habitude d'attribuer à chacune d'elles quelque mauvaise qualité.

Des bienfaiteurs fondaient et dotaient des maisons où de pauvres étudiants étaient logés et nourris, à Paris les couvents riches en établirent à l'usage des jeunes religieux de leurs Ordres respectifs qui désiraient visiter les écoles. Telles furent les maisons des Mathurins , des Bernardins, des Augustins, des Carmes, des Cluniciens, des Prémontrés, de l'abbaye de Saint-Denis. Les Franciscains et les Dominicains y avaient d'ailleurs des couvents habités à la fois par les professeurs et les étudiants de ces Ordres. D'autres abbés consacraient un certain revenu pour l'entretien de quelques jeunes gens de leurs couvents. Les jeunes chanoines qui se rendaient à Paris pour y achever leurs études , conservaient pendant ce temps leurs prébendes , et Innocent regardait comme un attentat contre le droit pontifical de dispense , de vouloir les en priver.

Mais le désir de s'instruire ne s'unissait pas toujours à une conduite aussi honorable qu'on aurait pu l'espérer. A la vérité les personnes bien pensantes proclamaient qu'il n'y a point de véritable science qui n'ait la justice pour compagne, et que celui qui tout en s'instruisant se démoralise, perd plus qu'il ne gagne. Il existait à la vérité des statuts qui avaient pour but le maintien de l'ordre et l'encouragement au travail. On remarquait ceux qui s'absentaient des cours ; ceux qui n'y assistaient jamais étaient renvoyés. Des examens servaient d'aiguillon au zèle; des punitions, telles que l'emprisonnement et même des coups, réprimaient la mauvaise conduite. Mais, malgré tout cela, Jacques de Vitry traça un tableau fort triste de la vie des étudiants de Paris au commencement du treizième siècle. « Ils mettent leur gloire, dit-il, dans l'ivrognerie , le libertinage , les querelles , et même bien pire.»

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La majorité des étudiants ne se composait pas, comme aujourd'hui , de très-jeunes gens ; on peut calculer, au contraire , que la plupart d'entre, eux avaient beaucoup plus de vingt ans. Nous pouvons en juger par les règlements que les Clunisiens envoyèrent à Paris, au commencement du quatorzième siècle, pour fixer le temps nécessaire aux études. Deux années devaient être consacrées à l'étude de la logique; puis trois années pour la philosophie, et enfin cinq années entières pour la théologie. Ceux qui ensuite se destinaient à la carrière de l'enseignement, devaient, d'après les ordonnances des papes, étudier encore huit années, ou du moins six années, si l'on ne voulait être que maître ès-arts. D'après cela, le grand nombre d'étudiants que l'on nous dit avoir fréquenté ces écoles (il y en avait jusqu'à deux mille à Bologne) ne nous paraîtra pas aussi exagéré qu'il le serait aujourd'hui , où peu d'étudiants passent plus de trois ans à la même université.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:16

SUITE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE, SOCIALE
ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE.


Les sciences. — La théologie. — La morale. — La philosophie. — La jurisprudence. (Extraits)

L'Église voulant pénétrer dans l'intérieur de la vie de l'homme social , en coordonnant et en ennoblissant sa vie extérieure , il était naturel que la science , qui avait pour but de concilier la révélation faite à l'Église , son explication, son développement et son application a la vie , ainsi que les dogmes que la foi ordonne de croire, avec les idées que l'intelligence humaine est en état de concevoir d'elle-même ; que cette science , disons-nous , tint un rang supérieur à toutes les autres ; que celles-ci lui fussent toutes subordonnées; qu'elles servissent principalement à la compléter et à la glorifier, tandis qu'à leur tour elles fussent ennoblies par elle. « L'Europe, dit un profond penseur moderne (Windischmann), n'a atteint ce haut point de civilisation et de connaissance auquel elle est parvenue, que parce qu'elle a commencé par la théologie, et parce que toutes les autres sciences, appuyées et soutenues par ce trône divin, nourries par ce suc divin , ont fait des progrès a vue d'œil.»

Des idées platoniciennes se glissèrent aussi inaperçues dans l'esprit de quelques professeurs, bien que l'on ne puisse pas prouver qu'il ait existé une communication directe avec Platon. L'Église et les papes avaient donc bien raison de répéter à plusieurs reprises la défense de faire usage, dans les cours, des ouvrages des anciens philosophes sur la physique et la métaphysique, et cela prouve en même temps avec quel zèle ils veillaient sur la pureté et sur la clarté de la doctrine, ainsi que sur l'influence que cette doctrine exerçait sur la vie des hommes.

Mais le goût pour ces ouvrages, surtout après que l'empereur Frédéric II (Saint Empire Romain Germanique - Allemagne) eût ordonné de traduire la plupart des livres d'Aristote, devint trop général ; les génies les plus profonds de leur temps, ceux même qui se montrèrent de fermes appuis de la science et de la croyance de l'Église, tels que saint Thomas d`Aquin et saint Albert-le-Grand , étaient trop prévenus en leur faveur ; l'application de la méthode d'Aristote à la théologie s'était trop enracinée, pour que ces défenses pussent avoir un effet très-puissant. On ne saurait pourtant nier que l'union des formes et des principes du péripatétisme avec la doctrine de l'Église , entraîna quelques personnes dans une fausse route et par suite dans l'erreur; que d'autres y puisèrent le désir de tout expliquer, et les poussèrent aux questions et aux recherches les plus inconvenantes. Si nous examinons la théologie de ce siècle sous ce point de vue seul, nous nous plaçons incontestablement dans la position la plus étroite qu'il soit possible de choisir. Si l'on veut l'échanger contre une plus large, on ne pourra s'empêcher d'avoir égard à trois considérations.

En premier lieu, on ne saurait disconvenir que par ces questions mêmes , quelque peu édifiantes , quelque condamnables que puissent être quelques-unes d'entre elles, la doctrine de la foi n'ait été éprouvée et affermie jusque dans ses plus grandes profondeurs ; qu'il eût été impossible de mieux repousser plusieurs attaques contre sa pureté, qu'en se servant d'armes semblables. En parlant à des personnes de croyances différentes, à des juifs ou à des mahométans, disait Alain de Lille, il n'était pas possible de se passer de motifs tirés de la raison, pour prouver la vérité des dogmes chrétiens. Or, ces personnes étaient versées également dans les formes, dans les principes et dans la doctrine d'Aristote, qui jouissait auprès d'elles d'une autorité prépondérante. Voilà donc un premier motif pour chercher à se mettre, sous ce rapport , en état de raisonner avec elles.

Secondement, nous devons reconnaître que, parmi les personnes qui ont parcouru cette route, il y en a eu beaucoup qui , tout en examinant les dogmes sur tous leurs aspects, en les commentant à grands frais de perspicacité et même de subtilité , en cherchant à éclairer plusieurs questions réellement blâmables en apparence, ne se sont pourtant point écartées de la doctrine de l'Église; et bien loin de prétendre lui imposer leurs propres spéculations, se sont, au contraire, soumises en toute humilité à sa discipline, au point que, s'il leur arrivait parfois d'attacher une trop grande importance à quelque erreur de leur invention , ils avaient assez de franchise , non-seulement pour la reconnaître, mais encore pour s'en confesser. Si, d'une part, les deux contemporains, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure , se sont montrés inimitables dans leurs profondes spéculations ; d'une autre part, ils brillent comme les flambeaux des siècles par l'humilité enfantine avec laquelle ils rapportent tout à Dieu et a son Fils , ainsi qu'à la doctrine , pour le maintien et la protection de laquelle Jésus-Christ a établi l'Église.

Troisièmement enfin, on ne doit pas oublier que quand même ce penchant à vouloir tout approfondir et expliquer aurait entraîné dans quelques erreurs, elles ne se sont manifestées que dans les hautes régions de la métaphysique, dans ses distinctions et ses positions, mais qu'elles n'ont influé en rien sur le christianisme pratique. C'étaient des erreurs de l'école, mais non de la vie. Ceux qui se laissaient surprendre par l'erreur et ceux qui la combattaient étaient tous au fond des métaphysiciens, et les uns n'avaient pas plus que les autres l'intention de se mettre en opposition avec la doctrine de l'Église; la seule différence entre eux c'était que ceux-là pensaient que la métaphysique leur fournissait un moyen de mieux faire comprendre et de mieux affermir la doctrine de l'Église, là où définitivement tous les appuis humains lui manquent, tandis que ceux-ci disaient que les vérités révélées avaient posé aussi des bornes à la métaphysique.

L'homme pouvait peut-être d'autant plus facilement s'élever à une hauteur éblouissante, qu'il n'était pas forcé, comme de nos jours, de se charger d'une masse de connaissances réelles, qui le retiennent comme un poids sur la surface et l'empêchent de prendre son essor, de même qu'un vaisseau , qui a besoin d'un chargement pour pouvoir sans danger sillonner les mers. Ce qu'il y a du reste de certain, c'est que, dans le principal siège de cette théologie, à Paris, l'Écriture sainte n'a jamais été négligée et qu'on n'a jamais cessé de l'expliquer. Il y a du reste une circonstance qui a dû nécessairement avoir une très-grande influence sur cette application des formes de la dialectique, sur cette liaison de la science humaine avec la sagesse divine : c'est que beaucoup de maîtres, après avoir commencé par professer les sciences générales ou bien la philosophie proprement dite, ne passaient à l'enseignement de la théologie qu'à l'âge où il était permis de s'y livrer.

En attendant, on n'en demeurait pas moins convaincu que l'humilité est la seule clef qui puisse ouvrir les profondeurs de cette sagesse divine, tandis que l'orgueil en ferme irrévocablement l'accès. On en voyait la preuve incontestable dans l'aventure du chanoine Simon de Tournay, célèbre professeur de théologie de Paris. On dit qu'un jour, voulant épuiser tout ce qui a rapport au dogme de la Trinité , il lui était devenu impossible de terminer dans une seule leçon. Le lendemain il développa les points les plus difficiles avec une telle clarté et un accord si parfait avec la doctrine de l'Église, que ses auditeurs ravis le supplièrent de leur dicter ce qu'il venait de dire, afin qu'ils pussent le mieux conserver dans leur mémoire. Un succès si brillant l'étonna , et levant les yeux au ciel, il s'écria avec un grand éclat de rire : « Petit Jésus! petit Jésus! comme j'ai bien affermi et relevé votre commandement dans la leçon que je viens de donner ! Si j'étais un de vos méchant adversaires, je pourrais l'affaiblir et le déprécier par des raisons bien plus puissantes encore ! »  A peine avait-il prononcé ces mots, qu'il perdit non-seulement la parole, mais encore la raison, et qu'il devint l'objet des railleries de tous ceux qui avaient été témoins de cet événement. Ce ne fut qu'au bout de deux ans que l'on parvint à lui faire bégayer de nouveau l'oraison dominicale.

Nous voyons en conséquence les plus grands génies, les hommes les plus remarquables , les savants les plus distingués de cette époque , cultiver la théologie. Il est vrai que la fusion des idées individuelles avec la foi de l'Église, l'application d'une dialectique alambiquée a l'explication des vérités révélées de la foi, a donné naissance à cette théologie scolastique dont le nom seul est devenu , pour beaucoup de personnes , le synonyme d'une chose incompréhensible , confuse , étrange , absurde ; il est encore certain qu'en transportant les ouvrages d'Aristote dans l'Occident , on a donné une grande prépondérance au goût pour les définitions subtiles, qui trouvait amplement de quoi se nourrir et dans les formes dialectiques de cet auteur et dans ses opinions métaphysiques.

La forme que l'on donnait principalement à l'ensemble de la théologie , était celle d'un recueil de sentences tirées des Pères de l'Église sur chacun des dogmes en particulier, et que l'on appelait pour cette raison simplement Sentence. C'est pour avoir fait un semblable recueil que le célèbre évêque de Paris , Pierre de Novare, dit le Lombard, reçut le surnom de Maître des Sentences; et son ouvrage jouit d'une si haute réputation , que l'on compte plus de deux cent cinquante savants qui l'ont commenté. Son autorité était devenue si grande , qu'au quatrième concile de Latran , Innocent III fit rejeter un livre de l'abbé Joachim de Flora, par la seule raison qu'il avait prétendu pouvoir convaincre son maître d'erreur, et le pape se donna la peine d'expliquer le véritable sens du passage un peu obscur de Pierre. D'autres célèbres professeurs, se sentant en état de composer eux-mêmes leurs leçons , de développer et d'expliquer, d'après leurs propres idées et dans une forme de leur choix , les notions de la doctrine de la foi , conservèrent à leurs ouvrages le titre de Somme , une fois adopté.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Les-quatre-livres-des-sentences

La plus importante, soit par son étendue, soit par la manière dont le sujet est traité , soit enfin par l'autorité qu'elle a acquise, fut la Somme de saint Thomas d'Aquin. Elle comprend, dans le premier des trois livres dont elle se compose, la nature des choses, le Créateur et la créature ; dans le second livre , la doctrine générale des devoirs; et dans le troisième, l'Incarnation et les sacrements. Pierre Lombard consacra, au contraire, le premier livre de ses Sentences exclusivement au dogme de Dieu ; le second a la création, sous le rapport des facultés et de la destination des hommes créés , et en même temps à la doctrine des devoirs. L'Incarnation et la doctrine des sacrements forment le troisième et le quatrième livre de son ouvrage.

On serait néanmoins dans une grande erreur, si l'on croyait que la manière de traiter la théologie , connue sous le nom de forme scolastique, fût la seule dont on se servît, quoiqu'elle ait été choisie généralement de préférence par les hommes qui ont joui de la plus haute réputation. Il ne manquait pas de professeurs, et surtout d'ecclésiastiques, qui regardèrent l'invention de questions subtiles et difficiles à résoudre, qui n'offraient d'ailleurs aucune utilité pratique , comme dangereuse, et ne pouvant que nuire à une théologie véritable et féconde en résultats.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  51udGZ70gKL._SX195_

Saint Bernard n'estimait aucunement les docteurs qui cherchaient à expliquer des questions de foi par l'emploi de la raison humaine, ou à les éclaircir par la science profane ; il se laissait facilement prévenir contre eux. Pierre de Celles se déclare de la manière la plus positive contre ceux qui, pour nous servir de son expression, « voulaient planter la forêt d'Aristote autour de la forêt du Seigneur, et qui inventaient une nouvelle langue pour répondre à des questions qu'il leur prenait fantaisie de poser.». Le célèbre professeur de théologie, Pierre le Chantre, compare ces questions à des arêtes de poisson qui écorchent le gosier et empêchent d'avaler, parce qu'elles entravent les progrès de la véritable théologie.

A côté de cette méthode, qui était la plus généralement reçue et la plus influente , il s'en éleva deux autres qui servirent en quelque manière de contrepoids , et bien
qu'elles n'obtinrent jamais la même autorité que la première, elles empêchèrent du moins que sa domination ne devînt exclusive. La première peut être appelée la méthode pratique; elle était représentée, au commencement de notre époque, par l'école de Saint-Victor de Paris ; l'autre, qui était la méthode mystique, au lieu d'expliquer et de développer la foi , se défendait pour ainsi dire en elle ; ses réflexions et ses renseignements ressemblaient plus à des prières qu'à une explication. Cette méthode fut celle de saint Bernard ; ses principaux partisans habitaient les couvents.

C'est encore là qu'il faut chercher les écrivains appartenant au domaine de la théologie pratique. Le nombre est assez considérable de ceux qui nous ont laissé des ouvrages plus ou moins étendus, soit sur quelque dogme en particulier, soit sur l'explication de la doctrine de la Révélation appliquée à la vie des chrétiens , ou bien encore sur quelque passage de l'Écriture sainte, toujours composés dans ce sens et dans ce but.  Nous ne citerons parmi eux que le seul Henri , de l'abbaye de Bourg-Dieu en Berry, qui se fit une grande réputation par ses commentaires sur la plupart des livres de la Bible , et principalement sur Isaïe et les épîtres de saint Paul. Il y montre non- seulement une connaissance profonde des principaux Pères de l'Église, mais encore un véritable sentiment chrétien , tendant à prouver la sincérité de la foi par les bonnes œuvres.

La morale n'était pas traitée comme une science particulière , mais comme faisant partie de la théologie. On lui accorde toujours une place dans la Somme, en la rattachant généralement à l'anthropologie chrétienne. L'essence même du christianisme exige qu'elle se lie à la foi, de même que dans le paganisme on sentait la nécessité de faire de l'éthique, tantôt une science indépendante , tantôt une branche des systèmes philosophiques, a moins de mettre entièrement de côté la question des devoirs de l'homme. L'union de la morale avec la foi s'accorde du reste avec les effets de celle que le christianisme a introduite dans le monde. Si la foi doit posséder une force vivifiante pour conduire à la sanctification, si celle-ci doit être le résultat de celle-là , il n'en est pas moins vrai que la foi est morte quand les œuvres lui manquent. Toutes les fois qu'il se publiait un ouvrage où le christianisme était considéré principalement du côté pratique et dans son application à la vie, il ne traitait pas la doctrine des devoirs d'une manière spéculative, mais comme une injonction de l'Église à ses membres, et elle mettait par conséquent la foi comme condition préalable. Pour donner une idée de la morale de ce temps-là, on peut citer les paroles suivantes qui se trouvent en tête d'un ouvrage important sur ce sujet :

«Vivre parfaitement, c'est vivre humblement, amicalement, respectueusement. Humblement, par, rapport à soi-même ; amicalement, par rapport au prochain; respectueusement, par rapport à Dieu. Toutes vos résolutions doivent tendre à faire la volonté de Dieu en toutes vos pensées , en toutes vos paroles, en toutes vos actions, par l'intermédiaire de vos cinq sens. Réfléchissez toujours d'abord si ce que vous allez faire ne serait pas contraire à la volonté de Dieu; s'il l'est, ne le faites point, dussiez-vous courir risque de la vie. On me demandera peut-être quelle est la volonté de Dieu? Je répondrai : rien que notre sanctification ; car l'Apôtre a dit : la volonté de Dieu est votre sanctification, et il veut dire par là : Dieu veut que vous soyez saints.»

Si, en proportion des ouvrages purement théologiques, le nombre de ceux qui traitent de la morale sont peu nombreux, il ne manque pourtant pas d'écrits, dont les uns en embrassent des parties considérables ou examinent leurs rapports avec certaines classes de la société, ou en expliquent des maximes particulières. Dans ce nombre il
faut compter les Méditations de saint Bernard. Godefroi de Vendôme commenta trois vertus des clercs; l'abbé Vazelin-de-Saint-Laurent, de Liège, écrivit sur les devoirs des gens mariés; un autre, sur les péchés; Pierre de Celles, sur la conscience.

La Somme des cas de conscience de Pierre de Poitiers appartient aussi à ce genre d'ouvrages; le même peignit aussi , sur du parchemin , en figures emblématiques, les vertus auxquelles l'homme doit tendre et les vices qu'il doit fuir. Les extraits de l'Écriture sainte, de Pierre de Riga, quelles que soient leur étendue et leur singularité, étaient néanmoins de nature à mieux inculquer certains commandements dans l'esprit. On aimait encore mieux traiter la morale sous une forme poétique, en vers didactiques, en allégories, en apologues. Il parut un grand nombre d'ouvrages de ce genre. En tête il faut placer l`Anticlaudien (Anticlaudianus), d'Alain de Lille, poème didactique qui eut beaucoup de lecteurs pendant tout le moyen âge, et dont le titre est expliqué ainsi :

«Ou de la nature d'un homme parfait dans toutes les vertus. Pour rendre odieuse la mémoire de Rufin, Claudien imagine une ligue de tous les vices contre la vertu , ligue dont cet homme d'État était l'instrument ; Alain, au contraire, réunit toutes les vertus pour chasser les vices de la terre. Les sept arts libéraux construisent un char qu'ils remettent à la raison ; l'attelage se compose des cinq sens ; la Sagesse s'élève avec le char dans les airs où elle rencontre la Théologie ; et comme, a l'aspect du firmament étoilé, elle est prise d'un éblouissement, la Foi vient à son secours, et, guidée par elle, elle arrive auprès de l'Éternel. Là elle fait connaître le motif de sa venue. Dieu lui accorde sa demande , et lui remet , ainsi qu'elle le désire , une âme ornée de toutes les vertus. A son retour, elle confie son trésor à la nature , qui revêt cette âme d'un corps convenable, c'est-à-dire de celui d'un homme parfaitement vertueux, et la fortune y ajoute encore ses dons.  Cependant, à la vue d'un mortel possesseur de tant d'avantages, la jalousie de l'enfer s'éveille et elle envoie une légion de vices pour l'attaquer; il leur oppose ses vertus et supporte avec une grande force d'âme les maux inséparables de l'humanité.»

L'évêque Robert, de Lincoln , écrivit aussi de son côté, sur les vertus et les vices, un poème qui, aujourd'hui, lasserait apparemment notre patience, car il se composait de sept mille vers. La doctrine d'une disposition intérieure à remplir ses devoirs , jointe à un maintien agréable , ou en d'autres mots, celle des bonnes mœurs et de la politesse , devant être moins une science qu'une pratique , ce sujet se traitait surtout dans la langue du pays et presque exclusivement en vers. Les conseils du père et de la mère Winsbeck, à leur fils et à leur fille, sont à proprement dire un traité de morale populaire ; il en est de même des leçons du roi d'Écosse, Tirol , à son fils Friedebrand. Le même sujet par rapport à la politesse, est traité avec plus de détails dans le Freidank, et un peu plus tard dans le Convive velche, de Thomasin de Zerclair. Les fables composées à l'imitation d'Ésope ont un but semblable. La même chose eut lieu en France. Une morale populaire , jointe à des leçons de prudence, était répandue au loin dans les distiques de Caton, qui furent en outre traduits en vers français. Dès le milieu du douzième siècle, et sous le titre de prédilection, de Doctrinal, ils trouvèrent de nombreux imitateurs. Tel fut le Doctrinal d'un auteur nommé Sauvage.

D'autres cherchèrent à répandre leurs maximes de morale par des allégories, comme Omons, auteur du Trésor du monde, dans un écrit intitulé le Volucrène, pendant que ceux qui ne s'attachaient qu'aux formes de la politesse extérieure, s'occupaient moins de la morale elle-même. Au commencement de notre époque, la philosophie se bornait encore presque exclusivement à la logique et à la dialectique. Beaucoup de personnes attachaient même une importance prépondérante à celle-ci. On allait au point de ne plus les regarder l'une et l'autre comme des moyens nécessaires pour parvenir à un but plus élevé, mais comme des sciences par elles-mêmes, à l'étude desquelles on se livrait avec une énorme dépense d'esprit et à l'exclusion des objets que l'on aurait véritablement dû connaître. On s'y égarait dans d'inutiles discussions de syllabes et de lettres, on courait sans cesse après la science, sans pouvoir y parvenir, et l'on finissait par tomber dans un bavardage qui ne menait à rien.

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Empty Re: TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand

Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:18

SUITE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LA VIE INDIVIDUELLE , SOCIALE
ET POLITIQUE PENDANT LE TREIZIÈME SIÈCLE.


— La musique. — L'architecture. — La sculpture. — La peinture sur verre. — La peinture. — La mosaïque.

(Extraits)

L'importance du chant pour le culte chrétien est généralement reconnue ; on sait aussi la peine que l'empereur Charlemagne se donna pour transporter le chant romain de ce côté des Alpes. L'usage des orgues ne demeura pas sans influence sur la musique d'église. Cet art était particulièrement cultivé par les clercs ; aussi , dès la fin du onzième siècle, on trouve auprès des cathédrales un chantre nommé d'office, ou du moins quelqu'un qui était chargé de diriger le chant. Le douzième siècle compte plusieurs écrivains qui se sont occupés du chant ou qui ont composé des morceaux de musique pour l'Église. Le plus grand nombre d'entre eux appartient à l'ordre de Cîteaux, dont les abbés Etienne et Bernard accordèrent une grande attention à cet art , et mirent surtout une grande importance à en maintenir la gravité et la dignité, tandis qu'au contraire les cluniciens encoururent le reproche de l'amollir et de ne s'attacher qu'au plaisir de l'oreille. Saint Bernard était convaincu que le chant ne devait être ni dur ni efféminé ; il devait plaire à l'oreille tout en excitant le cœur ; il devait consoler et tranquilliser. Le chant devait fixer l'attention sur les paroles , et en porter pour ainsi dire le sens dans l'âme.

Mais malgré le reproche que l'on a fait aux cluniciens, leur abbé Pierre a eu le mérite d'être le premier à introduire dans le chœur le chant mesuré. Ce qui dans l'origine ne reposait que sur des essais arbitraires, ne tarda pas à être assujetti à des règles certaines, et ce fut ainsi qu'au commencement du treizième siècle on arriva à faire chanter à trois parties. On eut aussi plus d'égards à la mesure. On désigne un certain Franco, maître à Paris, qui vivait apparemment dans le onzième siècle, comme celui qui le premier donna des règles fixes pour la mesure. Du reste, les papes agirent aussi à cet égard avec une grande prudence. Ils ne permirent les chants plus fleuris que les jours de grande fête , et voulurent que les jours ordinaires la dignité du chant demeurât intacte : par cette dignité, ils entendaient l'unisson. Si d'un côté on faisait les plus grands efforts pour introduire ces premiers chants dans l'Église, aux dépens du dernier qui était plus sérieux et plus solennel, de l'autre les papes ne négligeaient rien pour prévenir cette usurpation.

Cependant, en France, le roi saint Louis favorisait l'innovation, parce qu'il trouvait qu'elle donnait plus d'éclat au culte. Toutefois nous croyons pouvoir affirmer que de tous les arts, la musique fut celui qui, à cette époque, avait fait les progrès les moins sensibles, et cela nonobstant l'admiration avec laquelle les écrivains du temps parlent des chants des troubadours français et des musiciens ambulants de l'Allemagne, ainsi que du talent avec lequel les uns et les autres s'accompagnaient de leurs instruments. Si l'on ajoutait foi à ce qu'ils en disent, on courrait risque de se laisser entraîner par son imagination bien au-delà de la réalité. On ne manquait pourtant pas d'instruments de musique de toute espèce.

L'architecture et les cathédrales

Il fallait que ce culte eût d'abord acquis une certaine puissance sur les hommes, qu'il eût pénétré leur âme, fécondé leur nature spirituelle, plié leur volonté, excité leur industrie, avant que leur pensée pût imaginer rien de semblable, et que les formes de l'art pussent arriver à maturité. Mais alors le culte devint l'élément générateur qui appela à la vie de semblables créations , et en même temps le centre dans lequel vinrent se réunir les facultés spirituelles; on vit l'habileté artistique, les forces physiques , les moyens temporels, les volontés combinées des prêtres, des princes et des peuples , se coaliser pour arriver a un but commun et à la plus grande perfection qu'il fût donné d'atteindre , ce qui auparavant paraissait peut-être impossible , et a fait demander plus tard comment donc on avait pu rassembler tant de moyens divers d'exécution.

La même chose eut lieu à l'égard de l'architecture chrétienne : dans ses commencements et tant qu'elle luttait encore pour arriver à la perfection, nous pouvons la désigner d'après les pays et les peuples; mais du moment qu'elle fut devenue l'image de la foi, force vivifiante qui pénètre tout, elle ne dut à bon droit porter d'autre nom que celui d'architecture chrétienne ; car ce que la foi voulait , d'un côté , faire comprendre sous le rapport spirituel , et de l'autre désigner comme but suprême de la vie , c'est-à-dire la connaissance du Père de la miséricorde gouvernant tout l'univers, mais se rapprochant de chaque homme en particulier, partout et en tout temps , par une foule immense de membres intermédiaires; puis le triomphe de l'esprit sur la matière, c'est là ce que cette architecture devait rendre visible ; elle devait devenir le symbole matériel de ces grandes vérités fondamentales.

Si la foi se figurait la Rédemption ayant eu lieu dans la région centrale de la terre et dans la plénitude des temps; si l'histoire voulait faire comprendre à tout le monde, et chaque individu se convaincre lui-même que dans tous les événements, espérés ou inattendus, heureux ou tristes, les innombrables fils de la grâce divine aboutissent toujours à chaque homme en particulier, de même cette architecture introduisait le chrétien au milieu de cette grande œuvre du salut, qui embrasse tout , et, dans le vaste ensemble de ses diverses parties , constitue la médiation perpétuelle et variée , par les hommes et pour les hommes.

Or, comme l'humanité chrétienne, pour parvenir à l'esprit par la matière, n'avait jamais atteint le but de plus près qu'à cette époque ; comme le désir de se détacher du monde, de se livrer exclusivement à la contemplation, d'arriver, quant aux privations, jusqu'aux dernières limites du possible, de renoncer pour le salut aux richesses temporelles , de sacrifier sa vie pour un bien immatériel, n'avait jamais été aussi général que dans ce siècle, nous oserions dire que ce même penchant a pris un corps dans l'architecture, dont les ouvrages s'élèvent , légers, transparents , élancés, et pourtant inébranlables, tandis qu'ils ne s'approprient que la quantité de matière la plus indispensable, afin que chez eux aussi l'esprit se montre vainqueur du corps, et puisse monter librement et sans obstacle jusqu'à sa source éternelle.

Puis encore cette richesse illimitée de formes diverses , chacune desquelles semble destinée à remplir une destination différente , mais qui sont toutes liées à l'ensemble par leur nombre et leur ordonnance, par la même loi et le même but, offrent ainsi l'image de l'Église qui, par tant de milliers de membres, suivant tant de carrières diverses et sous tant d'expressions différentes de la vie, concourent à former le grand temple vivant de Dieu, par une foi, un esprit et une loi de charité.

C'est précisément à l'époque que nous traitons que se rapportent et le perfectionnement de cette architecture et l'étonnante variété de ses créations dans tous les pays. Elles furent, tant par leur conception que par leur exécution , des œuvres de la foi ; le prince de l'Église qui formait le projet d'une de ces constructions, l'architecte qui combinait les moyens de l'exécuter , tant de milliers d'hommes qui, pendant un si long cours d'années, y coopéraient de tant de manières différentes, devaient nécessairement recevoir de la foi la première impulsion et la constance requise pour mener à bien le projet. Les rois, les évêques et les artistes, pensaient comme cet architecte spirituel qui put dire de lui-même : « Pour moi, j'ai jeté les fondements comme fait un sage architecte ; un autre bâtit dessus. » Comme lui, tant de grands génies, qui avaient observé la structure intérieure de l'Église, étaient bien convaincus que , quoi qu'il ne leur fût pas donné d'en voir l'achèvement, la double promesse qui leur avait été faite de l'éternité de l'Église et de la perpétuité de l'esprit qui la gouvernait, s'accomplirait, et qu'il ne manquerait jamais de bras qui travailleraient avec zèle à terminer ce qu'ils avaient entrepris. Ils se consacrèrent donc, en pieux et fidèles ouvriers, au succès de leur maître , en lui abandonnant le soin de la direction définitive.

C'est pourquoi l'histoire et la tradition se réunissent pour nous apprendre que ceux qui formèrent les premiers plans de ces monuments merveilleux, leurs auteurs, dans le vrai sens du mot, alors même qu'elles ne nous ont point conservé leurs nom , étaient des artistes pleins de foi, de dévouement à Dieu, de piété et d'humilité. Sans s'inquiéter de la gloire qui devait leur en revenir, et comme s'ils ne demandaient qu'à remplir leurs devoirs de chrétiens , ils ont avec reconnaissance rendu à Dieu, dans leurs chefs-d'œuvre, ce qu'il leur avait donné en facultés morales , perfectionnées et glorifiées par sa grâce manifestée en Jésus-Christ. (C'est ainsi que le nom de l'architecte de la cathédrale de Cologne est demeuré inconnu , de même que celui de l'architecte qui éleva la magnifique église de Sainte-Élisabeth à Marbourg)

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Cologne-Cathedral-at-Night
Cathédrale de Cologne en Allemagne - construction a partir de 1248

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Church-of-saint-elizabeth-1235-1283
Église de Sainte-Élisabeth à Marburg en Allemagne - construite a partir de 1235 et dédiée a Sainte Élizabeth de Hongrie

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  St__elizabeth_of_hungary_icon_by_theophilia-d9pregh.jpg?token=eyJ0eXAiOiJKV1QiLCJhbGciOiJIUzI1NiJ9.eyJpc3MiOiJ1cm46YXBwOjdlMGQxODg5ODIyNjQzNzNhNWYwZDQxNWVhMGQyNmUwIiwic3ViIjoidXJuOmFwcDo3ZTBkMTg4OTgyMjY0MzczYTVmMGQ0MTVlYTBkMjZlMCIsImF1ZCI6WyJ1cm46c2VydmljZTppbWFnZS53YXRlcm1hcmsiXSwib2JqIjpbW3sicGF0aCI6Ii9mL2EwOGNlNTg0LTUwZGEtNDQxYy1iYjBiLWYwYWY2NWYyZDgzMC9kOXByZWdoLThlNTY0NWZhLWFjODgtNGZmYy05YzA1LTM2ODQ3NTk2YmFjMS5qcGciLCJ3aWR0aCI6Ijw9NDAwIiwiaGVpZ2h0IjoiPD00OTgifV1dLCJ3bWsiOnsicGF0aCI6Ii93bS9hMDhjZTU4NC01MGRhLTQ0MWMtYmIwYi1mMGFmNjVmMmQ4MzAvdGhlb3BoaWxpYS00LnBuZyIsIm9wYWNpdHkiOjk1LCJwcm9wb3J0aW9ucyI6MC40NSwiZ3Jhdml0eSI6ImNlbnRlciJ9fQ
L`Église de Sainte-Élizabeth de Marburg a été élevée par l’ordre Teutonique en l’honneur de sainte Élisabeth de Hongrie

Ces monuments sont nés d'une autre manière de considérer le monde, d'autres convictions, d'autres efforts, d'une autre connaissance des rapports de l'infini au fini et de la destination de l'homme, que les édifices religieux d'aucun pays, d'aucun peuple, d'aucune époque quelconque. Ils ont eu pour père le christianisme seul. C'est une pensée sublime, inexprimable, mystérieuse, que les églises chrétiennes nous font comprendre, par leur parole éclatante ; et la célébration d'un mystère étant le premier, le plus grand but auquel ils soient consacrés, ils sont à leur tour un mystère et le type de celui pour lequel ils doivent servir.

Les ogives de la cathédrale chrétienne sont l'emblème de la pensée qui s'élance vers les cieux , de même que nous devons y être excités par les paroles du Rédempteur, par les leçons des apôtres , par l'exemple des ministres les plus distingués de l'Église, par la persévérance des confesseurs , par la patience des martyrs , par la pureté des vierges.

Nous avons déjà fait voir plus haut que l'architecture chrétienne devait être regardée comme le type de la structure spirituelle de l'Église. La parole éternelle de la vérité elle-même avait offert aux architectes tous les traits principaux du plan de l'édifice ; ils ne pouvaient pas, ils n'osaient pas en aller chercher ailleurs des modèles. Leur édifice devait former le saint temple du Seigneur, posé sur les fondations des apôtres et des prophètes , ayant Jésus-Christ pour pierre angulaire. C'est pourquoi la forme généralement adoptée est celle d'une croix ; le carré formé par la rencontre du chœur et de la nef désigne les évangélistes, tandis que, conformément à cette fondation , la voûte est supportée par douze colonnes qui sont les douze apôtres.

Non seulement ces édifices créés par le christianisme, inspirés de son esprit et qui servent à le glorifier , nous pénètrent d'une admiration dont la nature est toute différente de celle qu'excite en nous la vue d'autres monuments superbes ; mais ils nous donnent le pressentiment de l'éternité , que nous ne pouvons à la vérité jamais saisir, et que nous sentons pourtant nous toucher de si près; en entrant dans ces églises catholiques nous ne respirons pas seulement le souffle de l'Être mystérieux , dont la présence parle si clairement à notre esprit, qui nous élève au-dessus des temps et de l'espace et descend pourtant dans chaque individu , comme s'il n'existait que pour lui seul , mais nous nous sentons encore saisis d'étonnement à l'aspect de la richesse de l`architecture inépuisable qui se déploie jusque dans les parties les moins importantes, les plus imperceptibles.

Par cette variété infinie de bordures , de festons , de chapiteaux , de torses , de flèches, tous subordonnés à une seule grande idée régnant dans tout l'ensemble, l'œil du spectateur n'est jamais fatigué , jamais rassasié ; il est toujours agréablement ému, sa sensibilité est échauffée, son âme rehaussée. Il sent son esprit élevé par ces colonnes accouplées, si libres, si élancées et pourtant si solides, qui, à leur sommet, s'enlacent en de nombreux rameaux. Sa poitrine s'élargit à la vue de ces voûtes hardies; ces feuillages, ces roseaux , ces statues , ces arabesques, lui offrent une foule de points de repos. Il ne peut quitter ces ciselures, ces sculptures déliées dans lesquelles l'habile emploi de l'outil a su rendre la pierre obéissante comme la pensée.

La même variété que l'Église a su imprimer au culte qui se célèbre dans un édifice, et qui néanmoins dans sa réalité n'a qu'un but et une fin , se retrouve encore emblématiquement dans les édifices mêmes. Quelle exactitude dans chaque partie! quelle fidélité en grand comme en petit ! quelle convenance dans les choses les moins importantes aussi bien que dans le tout ! Chaque partie , parfaite dans son individualité , concourt à la perfection de l'ensemble , tandis qu'aujourd'hui nous ne savons qu'entasser des masses de pierres. On dirait que de même que dans la construction de l'Église spirituelle, chaque fidèle est rendu digne de faire partie de la structure totale , ainsi dans l'église matérielle chaque pierre est taillée avec un soin particulier, afin qu'elle acquière une plus grande valeur par rapport au tout. Lorsqu'un historien tel qu'Albéric nous dit que le seul projet de bâtir une nouvelle église et de la doter de tout ce qui est nécessaire pour en rehausser l’éclat , est un acte plus glorieux pour un prince que l'exploit le plus brillant , il faut convenir que l'exécution de ce projet est un acte plus glorieux et digne d'une renommée plus durable encore et aussi indestructible que l'édifice lui-même. Peu de temps encore avant l'époque dont nous traitons , la plupart des églises, excepté en Italie, étaient en bois et généralement petites et peu remarquables. Jusqu'à la mort de l'évêque Berthold de Wurzbourg en 1186, la cathédrale de cette ville n'était pas construite en pierre , et il y a tout lieu de croire que celle de Salzbourg ne l'était pas non plus.

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Cathédrale Saint-Kilian de Wurzbourg (Allemagne) construit à partir de 1040.

Les églises d'Angleterre qui remontaient au temps des Anglo-Saxons n'étaient pas d'une matière plus solide. C'est pourquoi on jugea digne de remarque que l'église que Charlemagne dédia au Rédempteur, à Paderborn , était en pierre. En France on regardait l'église de l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville , près de Rouen, comme une des plus belles qui eussent été construites, dans l'intervalle qui sépara l'ancienne architecture romaine de l'architecture chrétienne.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Abbaye-saint-georges
L'abbaye de Saint-Georges de Bocherville en France - vers 1112 Ap J.C.

Les premiers monuments de cette dernière se montrent dans l'église de Cluny, objet de l'admiration de toute la France. L'évêque Berneward de Hildesheim fut le seul de son
temps, en Allemagne, qui se distingua par la construction et la décoration de ses églises ; et celle que l'empereur Henri III fit bâtir peu de temps après , à grands frais, à Goslar, sous la dédicace des apôtres saint Simon et saint Jude, fut un des édifices les plus remarquables de l'époque intermédiaire. Mais au commencement de celle à laquelle nos recherches sont consacrées , il s'éleva dans tous les pays de l'Europe chrétienne, dans beaucoup d'évêchés, de seigneuries et de villes, un ardent désir de créer de nouvelles églises, merveilleux monuments, un seul desquels épuiserait aujourd'hui toutes les ressources d'un empire. Cette activité créatrice, qui se réjouissait dans sa foi , se manifesta d'une extrémité de l'Europe a l'autre.

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L`église de Cluny

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Kaiserpfalz Goslar - Palais impérial de Goslar en Allemagne construit vers l`an 1030

Dans le Nord le plus reculé , l'archevêque Eystein posa les fondements de cette cathédrale de Trondheim (Norvège) , dédiée au saint roi Olaf, et qui, pour la solidité et la richesse , passait pour le plus beau et le plus parfait édifice de toute la péninsule Scandinave. Ses sculptures étaient comparées même à celles de Saint-Pierre de Rome.
L'évêque Pierre d'Arhuus jugeant qu'un temple en bois n'était pas digne du Dieu que l'on y révérait, commença la construction d'une église en pierre. Adzer, premier archevêque de Lund (Suède) , entreprit la crypte de sa cathédrale , qui passe encore aujourd'hui pour un magnifique ouvrage. Si ces contrées septentrionales ne possédaient pas de grands artistes pour mettre la dernière main à tous les détails de ces monuments , les évêques ne manquaient pas du moins du courage nécessaire pour les commencer ; du reste l'Angleterre leur fournissait d'habiles ouvriers lorsqu'ils en avaient besoin ; car à compter du règne du roi Henri II , la plus grande activité s'y déploya, sous ce rapport, pendant plus d'un siècle. Évêques et chapitres, abbés et couvents luttèrent à l'envi à qui élèverait les églises les plus magnifiques, les plus merveilleuses. Le marbre et la pierre y furent apportés, en quantités énormes, des pays étrangers; des architectes et des artistes célèbres y furent appelés de toutes parts.

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La cathédrale de Trondheim en Norvège construite a partir de l`an 1070.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Cathedrale-de-Lund1
La cathédrale de Lund en Suède construite a partir de l`an 1090.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Cathedrale-de-Lund4
La cathédrale de Lund en Suède

Ce fut alors que l'on bâtit la cathédrale d'York, la plus parfaite quant à l'intérieur; celle de Durham, celle de Salisbury, la plus belle de toutes. L'évêque Hugues de Lincoln voulut que son église de Notre-Dame fût la plus élégante, et il atteignit son but ; car pour la justesse de ses proportions, la belle harmonie de toutes ses parties et la délicatesse du travail de chacune d'elles en particulier, elle est regardée comme l'édifice chrétien le plus remarquable de l'Angleterre et elle est l'orgueil des habitants de la ville.


TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  York-catedral
La cathédrale de York dans le nord de l`Angleterre construite en style gothique a partir de l`an 1220.


TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  72818-York
La cathédrale de York


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La cathédrale de York - York Minster

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La cathédrale de Durham en Angleterre commencée vers l`an 1093 - Cathedral Church of Christ, Blessed Mary the Virgin and St Cuthbert of Durham

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La cathédrale de Durham en Angleterre

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La cathédrale de Durham en Angleterre

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Salisbury-Cathedral
Cathédrale de Salisbury en Angleterre commencée vers l`an 1221. Cathedral Church of the Blessed Virgin Mary

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Cathédrale de Salisbury en Angleterre



La cathédrale de Salisbury

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Lincoln-Cathedral-at-dusk-640px
Cathédrale de Lincoln en Angleterre commencée vers l`an 1072. Cathedral Church of the Blessed Virgin Mary of Lincoln.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Lincolnsm08
Cathédrale de Lincoln en Angleterre


L'Irlande même ne demeura pas en arrière. Félix O'Dunally éleva en 1180 la cathédrale de Saint-Canice , dans le comté de Kilkenny, qui ne le cède point à celle de Dublin pour la beauté et la grandeur. Les églises des abbayes de Westminster et de Croyland ne sont point inférieures aux cathédrales , et l'on admire le chœur de l'église du Christ, a Cantorbéry, qui fut commencé par un architecte de Sens.

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La cathédrale Saint-Canice de Kilkenny en Irlande commencée vers 1202.

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Westminster abbey a Londres en Angleterre construite au 13 eme siècle

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Westminster abbey

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La cathédrale de Canterbury en Angleterre commencée au 11 eme siècle.


On lit avec plaisir la description des solennités qui accompagnaient la pose de la première pierre d'une église. L'abbaye de Croyland consacra quatre années à rassembler d'immenses provisions de matériaux , en fer, cuivre, or, argent, pierres, mortier et tout ce qui était nécessaire pour bâtir. Enfin parut le jour tant désiré où l'on devait mettre la main à l'œuvre. On en publia au loin l'annonce. De tous côtés arrivèrent des abbés, des moines, des religieuses, des prêtres, des comtes, des barons, des chevaliers , des dames , des demoiselles , du peuple de toutes les classes. L'abbé Geoffroi monta en chaire et prononça un sermon pendant lequel des larmes de joie inondaient ses joues. Puis il posa la première pierre à l'angle, entre l'Ouest et le Nord ; la seconde fut posée par le chevalier Richard de Rulos, grand ami de l'abbé, qui plaça dessus un don de 20 livres. Ensuite vinrent le chevalier Geoffroi Riedel, son épouse Geva et sa sœur Aricie. Le mari plaça sur sa pierre dix marcs et chacune des dames offrit de payer pendant deux ans les gages d'un tailleur de pierres. La pierre du second angle fut posée par l'abbé de Thorney, frère de l'abbé de Croyland, qui l'accompagna aussi d'un don.

Le baron Alain de Crown et trois autres membres de sa maison placèrent sur leurs pierres respectives chacun un diplôme accordant le droit de patronage sur une église. D'autres comtes, barons, chevaliers, châtelains et demoiselles suivirent et offrirent de l'argent, des terres, des diplômes ou des services pour contribuer à cette œuvre pie. Les pierres des deux angles nord et sud furent posées par les abbés et les religieux de deux couvents ; celles de trois piliers du côté nord, par les curés de trois paroisses voisines ; le premier était accompagné de cent quatre de ses paroissiens, chacun desquels offrit de travailler gratuitement à la construction, un jour par mois jusqu'à l'achèvement de l'édifice.

Soixante paroissiens accompagnaient le second de ces curés et quarante-deux le troisième , qui tous firent la même offre. Trois autres curés firent la même chose pour trois piliers du côté sud; l'un avec 220 hommes et 10 marcs; le second avec tous ses paroissiens , portant 20 mesures de froment et autant d'orge ; le troisième amenait 84 hommes qui offrirent 6 marcs , l'usage de leur carrière et deux hommes pour y travailler. L'abbé adressait une allocution à chaque personne qui posait une pierre, l'admettait dans la confrérie et lui accordait une part dans les prières et les bonnes œuvres du couvent. La cérémonie terminée , il invita à dîner tous les assistants, au nombre de cinq mille personnes. Le repas fut plein de gaieté, et quand tout le monde fut parti, on commença les travaux de ce vaste édifice, dont les clochers s'élèvent par-dessus les arbres de la forêt voisine et attirent de loin les regards des voyageurs. Faut-il vraiment se réjouir de ce que de semblables superstitions aient cessé d'exister?

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Croyland Abbey en Angleterre vers 980 ap J.C

La France aussi avait de nombreux édifices chrétiens. Dans l'espace d'un siècle et demi , qui s'écoula entre la dédicace de la cathédrale de Laon et l'achèvement de celle de Chartres, qui prit le même temps à bâtir, n'ayant été dédiée qu'en 1260, la France vit s'élever d'abord l'église de l'abbaye de Prémontré, grâce à la prudence et à l'habileté de Hugues, compagnon de saint Norbert, qui en fit une nouvelle merveille du monde; puis parle zèle infatigable de l'abbé Suger, celle de Saint-Denis dont on a dit que le prince le plus puissant de notre temps pourrait a peine en construire une semblable et dont la décoration intérieure surpassa encore la beauté du dehors. Après celle-là vint l'église de Notre-Dame de Paris, bijou précieux que les évêques de cette ville aimaient comme la prunelle de leurs yeux. En même temps furent bâties la cathédrale d'Amiens, à laquelle Etienne de Tournay contribua, et celle de Reims, dont on calcula que la dépense surpasserait les ressources de la France actuelle, quoique bien plus étendue qu'elle ne l'était alors. La cathédrale de Beauvais remonte à la même époque.

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La cathédrale de Laon en France - Notre-Dame de Laon - France - la construction commence en 1155


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Intérieur de la cathédrale de Notre-Dame de Laon


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Cathédrale Notre-Dame de Chartres - France - la construction commence en 1145


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Abbaye de Prémontré - France  - la construction commence vers 1120.


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Basilique de Saint-Denis a Paris -  13 eme siècle mais il existait une abbaye et une église depuis le 6 eme siècle.  


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Basilique de Saint-Denis a Paris


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Cathédrale Notre-Dame de Paris - 12 eme siècle


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Cathédrale Notre-Dame d`Amiens - France - la construction commence en 1220


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Cathédrale Notre-Dame d`Amiens - France


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Cathédrale de Notre-Dame de Reims en France -  la construction commence en 1211


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Cathédrale de Notre-Dame de Reims en France


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Cathédrale St-Pierre de Beauvais en France - construction a partir de 1225


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MichelT

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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:19

L'Allemagne ne le céda ni à la France , sa voisine , ni à l'Angleterre, sa mère spirituelle. Cent cinquante ans avant l'époque dont nous traitons , on avait déjà posé la première pierre de la cathédrale de Strasbourg; mais elle attendit près de deux siècles la venue de celui « à qui le génie devait inspirer la volonté d'élever cette masse énorme semblable à un grand arbre de Dieu, étendant au loin ses mille branches , ses milliers de rameaux , et ses feuilles nombreuses comme les grains de sable  au bord de la mer, pour proclamer partout la gloire du Seigneur, son maître.»  Vers le milieu du douzième siècle, le duc Conrad de Zaehringen commença la construction du munster de Fribourg qui est , à la vérité , l'une des moins grandes cathédrales , mais qui fait cependant la plus vive impression , parce qu'elle est du petit nombre de celles qui sont tout à fait achevées. En même temps l'évêque Walther de Breslau élevait sa cathédrale sur le modèle de celle de Lyon ; elle fut achevée en 20 ans , ce qui est fort prompt en comparaison du temps que d'autres églises exigèrent.

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La cathédrale de Strasbourg commencée vers 1015

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La cathédrale de Strasbourg

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  640
La cathédrale de Fribourg en Allemagne commencée en 1281

Le douzième siècle fut encore témoin du commencement de Saint-Étienne de Vienne ; cinquante ans plus tard on commença la cathédrale de Sainte- Gudule de Bruxelles, celles d'Utrecht, de Magdebourg, de Ratisbonne et de Trente, que l'évêque Frédéric de Wangen enrichit des plus admirables trésors de l'art. Les siècles suivants donnèrent naissance aux églises d'Amersfoort, de Sainte-Elisabeth de Marbourg; celle du couvent d'Altenzell en Saxe offre encore, dans ses ruines, un chef-d'œuvre d'architecture chrétienne. Ses colonnes élancées, ses élégantes ogives, les mosaïques du pavé , le grand et riche maître-autel , tout cet ensemble devait offrir un aspect magnifique. Si l'église de l'abbaye de Dunes ne pouvait se comparer à beaucoup d'autres pour ses dimensions et pour la variété des ornements , elle avait néanmoins cela de remarquable qu'elle fut bâtie en moins de cinquante ans par les 400 religieux du couvent, sans aucun secours étranger.

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  15898893
Cathédrale Saint-Étienne de Vienne en Autriche (Stephansdom) construite a partir de 1137

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Cathédrale Saint-Étienne de Vienne en Autriche (Stephansdom)

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Cathédrale Sainte- Gudule de Bruxelles en Belgique construite a partir de 1226

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Utrecht_Dom_church
La cathédrale Saint-Martin d'Utrecht en Hollande (en néerlandais Dom van Utrecht) construite a partir de 1254

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La cathédrale de Magdebourg en Allemagne construite a partir de 1207

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La cathédrale St-Pierre de Rastibonne (Regensburg) en Allemagne construite a partir de 1285

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La cathédrale de Trente en Italie (cattedrale di San Vigilio) construite a partir du 11 eme siècle

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Maquette de l`ancienne abbaye de Dunes en Belgique qui avait été construit a partir de 1107

La réputation des Allemands comme architectes , tant pour la théorie que pour la pratique, s'étendit au-delà des limites de leur pays; on en voit la preuve par le fait que Guillaume d'Innsbruck fut chargé de diriger la construction de la tour de Pise ; il est, en outre, a peu près certain que beaucoup d'églises de la haute Italie furent bâties ou du moins décorées par des Allemands. Enfin c'est vers la clôture de notre époque que se place le commencement d'un édifice que l'évêque Conrad de Cologne , ne croyant pas pouvoir faire un meilleur usage des vastes richesses qu'il possédait, se flatta de rendre supérieur en grandeur et en magnificence à tous ceux qui existaient jusqu'alors.

Il est digne de remarque que cette architecture chrétienne ne jeta nulle part de racines moins profondes, ne se développa nulle part avec moins d'éclat qu'en Italie. A Rome , par exemple , où , du temps des seuls Hohenstauffen , plus de vingt églises furent bâties ou restaurées, on n'en voit pas une qui soit construite dans ce style , pas une qui puisse se comparer au munster de Fribourg, à l'église de Sainte-Elisabeth a Marbourg, pour ne pas parler de tant d'autres plus célèbres, soit en Allemagne, soit dans le reste de l'Europe. Les souvenirs de l'antiquité y étaient trop présents; ils n'avaient point cessé d'exercer leur influence sur les artistes du pays, et la culture des beaux-arts n'y avait jamais été interrompue pendant longtemps, de sorte que l'on n'y avait pas eu besoin d'inventer une nouvelle forme artistique et de la conduire par degrés à son perfectionnement.

Toutefois la partie supérieure de la péninsule ne demeura pas étrangère à ce mouvement; ces formes, nées du christianisme sans mélange étranger, n'y furent pas dédaignées; là aussi on chercha à se les approprier. Pise acheva, vers cette époque, son bijou de Marie della Spina, qu'avec ses 242 colonnes au dehors, et 246 au dedans , on dirait sorti de la main d'un orfèvre. C'était comme un défi porté à la ville de Sienne, dont l'église surpasserait peut-être en beauté celle de Pise, si elle était achevée. Orvieto , toute petite qu'elle était , ne se crut pas au-dessous d'une semblable entreprise, ni l'ordre de Saint-François trop pauvre, pour perpétuer de cette manière, a Assise, la mémoire de son fondateur. Le plan proposé par un Allemand , y obtint la préférence sur ceux de tous les autres architectes. La Sicile même éprouva l'influence de ce sentiment qui cherchait à manifester, par la construction d'édifices nouveaux et magnifiques, la puissance de la foi sur les cœurs. L'archevêque Gautier de Palerme fit abattre sa cathédrale pour en élever à sa place une autre bien plus vaste et plus belle. Le roi Roger bâtit celle de Catane et Guillaume II la superbe église de Montreale avec ses colonnes de granit. Mais les anciens temples, les théâtres et les autres monuments de l'antiquité, offraient en trop grand nombre les plus beaux chefs-d'œuvre de l'art, pour que l'on pût facilement résister au désir d'achever promptement ce que l'on avait commencé.

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Marie della Spina - Pise en Italie - commencée en 1230

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Cathédrale de Catane en Italie - construction 1094

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Cathédrale de Montreale en Sicile (Italie) - construction en 1172

En Espagne ce furent encore les évêques qui, sans se laisser arrêter par le malheur des temps, voulurent représenter par de sublimes monuments la puissance de la foi, par laquelle le peuple se sentait enflammé , enthousiasmé excité aux exploits les plus héroïques. L'évêque Maurice de Burgos , anglais de naissance , et animé peut-être par le souvenir de ce qu'il avait vu dans sa patrie, posa les fondements de cet édifice admirable qui existe encore aujourd hui et qu'il eut la joie de voir terminer. Rodrigue de Tolède bâtit la grande église de Talavera; le grand chancelier du royaume consacra ses revenus d'abord à la construction de l'église, plus tard cathédrale de Valladolid, et puis quand il fut devenu évêque d'Osma, de celle de son propre diocèse. D'autres évêques imitèrent de si louables exemples ; il s'éleva une foule d'églises chrétiennes , qui offrirent une tout autre importance que les superbes cathédrales de Cordoue et de Grenade, auparavant consacrées à un culte différent. Dans toute l'Espagne chrétienne , mais surtout dans le royaume de Léon , les mêmes efforts se manifestèrent que dans les autres pays.

La comme ailleurs , d'anciennes églises , jadis élevées à grands frais , furent abattues afin d'être remplacées par des constructions plus en rapport avec le symbole mystérieux de la confession chrétienne. Mais comme les entreprises commencées dans la joie de Dieu ne peuvent être menées à bien que si elles sont exécutées avec contentement par les hommes , on s'efforçait surtout de faire en sorte que de mesquines considérations ne causassent pas d`irritation dans les esprits. La satisfaction générale devait être un lien d'union entre les nombreuses individualités , pour les rattacher à un but commun. Les ouvriers devaient savoir qu'ils consacraient leur temps et leur peine à la glorification de Celui qui rend au centuple ce qu'on lui a donné.  Aucune mésintelligence ne devait s'élever entre ceux qui travaillaient pour un profit temporel et ceux qui ne demandaient de salaire qu'à Dieu. Ainsi, à Pise, on accorda aux deux architectes un traitement mensuel considérable , plus fort dans la saison des longs jours, et l'on y ajoutait encore, comme encouragement, une gratification à la fin de chaque année. Les distributions d'argent, de vivres et de comestibles qui se faisaient aux ouvriers les jours de grande fête, sont une preuve de l'esprit de bienveillance qui régnait à cette époque. Des retenues se faisaient naturellement pour les cas d'absence volontaire; il en était de même dans les maladies , parce que sans doute alors le salaire était remplacé par les soins et les médicaments.

Lorsque des accidents arrivaient sans que les ouvriers en éprouvassent du mal , on se persuadait que c'était à la protection du saint patron de l'église qu'ils devaient leur salut. Quand on réfléchit à tous les édifices religieux qui, dans le cours d'un seul siècle, ont été entrepris, exécutés, achevés, principalement par des évêques et des chapitres, on se demande, malgré soi, comment cela a été possible, comment ils ont pu réunir l'argent nécessaire? L'histoire répond : par un magnanime dévouement , par une franche coopération, avec la foi pour mobile de l'un et de l'autre. En premier lieu , la plupart des églises possédaient des biens spécialement consacrés à cet usage. Cependant ces biens n'auraient pas pu suffire à une semblable dépense , sans d'amples contributions parties d'autres sources. C'étaient d'abord les évêques qui donnaient leurs épargnes et une partie de leurs revenus. Ainsi l'évêque Guillaume d'Auxerre, voyant de nouvelles églises s'élever de tous les côtés, tandis que la sienne était vieille et pauvre, et ne voulant pas rester en arrière de ses voisins, donna, la première année, indépendamment des revenus de l'Église, 700 livres de son propre bien , et plus tard au moins 10 livres par semaine. Dans d'autres occasions, les évêques, pour encourager les ouvriers, se mettaient eux mêmes a l'ouvrage : c'est ce que fit l'évêque de Freisingen pour sa cathédrale.

Hildebert du Mans se montra souvent la toise et l'équerre à la main. Après les évêques venaient les chapitres, dont quelques-uns possédaient de grandes richesses, qu'ils sacrifiaient volontiers, mais qui même ne suffisaient pas toujours. Les bénéficier de l'église-mère renonçaient sans difficulté, pour sa restauration, à une partie de leurs revenus. A Beauvais on leva, pendant dix ans, comme contribution extraordinaire de construction, une année des revenus de tous les bénéfices vacants; on posa pour le même espace de temps un impôt spécial sur toutes les églises du diocèse , la dixième partie de tous les revenus de l'évêque, des chanoines et de tout le clergé de la cathédrale, enfin la dixième partie aussi de toutes les ventes de biens-fonds de l'Église.

Or, comme tout cela ne suffisait pas encore , on quêta les contributions volontaires des laïques, d'abord dans le diocèse même et puis dans ceux des environs. L'opinion publique regardait les dons faits à cette intention comme des œuvres de charité d'un mérite tout particulier. On y attacha des indulgences, et les évêques envoyaient des personnes munies de lettres patentes adressées à tous les autres évêques et vicaires, pour leur demander la permission de les publier. Quand il fallut reconstruire l'église de l'abbaye de Notre-Dame de la Grasse , et que les revenus du couvent se trouvèrent être insuffisants, les religieux sollicitèrent des dons et promirent à tous ceux qui contribueraient à l'œuvre, une part aux messes, aux vigiles, aux jeûnes, aux prières, en un mot à toutes les bonnes œuvres qui se feraient dans la maison.

Celui qui ne pouvait rien donner, donnait sa personne; c'est-à-dire qu'il offrait de travailler gratuitement : aussi parmi les cent mille ouvriers, occupés par moments à la cathédrale de Strasbourg , il y en avait beaucoup qui ne tiraient point de salaire de leur travail. L'église de Cologne avait acquis une si grande renommée par les Trois Rois Mages, il s'y réunissait un si grand nombre de pèlerins de tous les pays, que les prieurs des contrées les plus éloignées envoyèrent des contributions à l'archevêque. Dans les grandes villes, il est probable que la caisse municipale y contribuait aussi. Ce fut par une coopération si générale, si libre, si complète, qu'il devint possible de créer tant de chefs-d'œuvre dans tous les pays de la chrétienté. Indépendamment de leurs vastes dimensions, de la hauteur des tours, des soins que l'on donnait à l'exécution, de l'attention avec laquelle chaque pièce devait être travaillée , ce qui devait mettre beaucoup de lenteur dans les progrès de l'ouvrage, il se peut encore que la manière dont les fonds étaient rassemblés, ait été en partie cause que ces églises ont exigé plus d'une génération pour s'achever, et qu'il y en a même dans le nombre qui n'ont jamais été terminées. On sait combien il a fallu de temps, depuis la pose de la première pierre, pour conduire la cathédrale de Strasbourg a l'état où elle se trouve aujourd'hui. Nous avons déjà remarqué que l'on a travaillé pendant cent cinquante ans à celle de Chartres. La construction de la cathédrale de Pise demanda à peu près le même temps.

Trente-six années s'écoulèrent avant que le chœur, la nef et les piliers de l'église de Reims fussent terminés, et il fallut plus de temps encore pour achever la décoration extérieure des tours. On consacra vingt-trois ans à la construction du chœur seulement de l'église de Saint-Éloi de Lyon, parce que l'on voulait qu'il pût soutenir, par l'élégance, la comparaison avec celui des plus belles églises de France. On eut aussi besoin de quatre-vingts ans pour bâtir l'église du couvent de Walkenried, qui passait pour une des plus belles de l'Allemagne septentrionale. Quant à l'église de Saint-Denis, quand on dit qu'elle n'a exigé que trois ans et trois mois pour la terminer, il est évident, vu sa grandeur, sa richesse et sa beauté, qu'il ne saurait être question de son entier achèvement qui n'a eu lieu en effet que sous saint Louis, mais seulement des travaux nécessaires pour la mettre en état de servir à la célébration du culte.

L'architecture est en quelque sorte la souveraine des autres arts, qui se rangent autour d'elles, les uns comme membres de la même famille, les autres comme des serviteurs dévoués, tandis qu'elle brille avec éclat au-dessus de tous. En conséquence , émanée elle-même de la foi chrétienne , parvenue par elle à l'apogée de la force et de la beauté, faisant servir à son tour tous ses avantages à l'éclat du culte, elle entraîna tous les autres arts au service de la religion. Il est certain qu'à cette époque tous les arts , toutes les facultés artistiques n'existaient principalement que par et pour l'Église ; c'était elle qui leur fournissait une carrière et qui devenait la condition de leur vie. Tel fut d'abord la sculpture. On pourrait dire que ces grands monuments chrétiens étaient presque autant l'ouvrage des sculpteurs que des architectes. En effet , quelle foule de petites statues ne voit-on pas dans les ogives, dans les niches, sous les tours, aux colonnes , et toutes tellement liées au tronc , que la plupart eu sont inséparables !

Combien elles sont toutes importantes et pleines de signification ! Voyez ces tombeaux des évêques avec la mitre et la crosse , des seigneurs et des chevaliers avec la cuirasse et l'épée, des châtelaines avec le rosaire et le psautier ! Ces chœurs d'apôtres, de martyrs , de saints et de vierges ont reçu l'esprit qui les met en harmonie avec le lieu qu'ils doivent animer et glorifier; la physionomie de ces évêques, de ces chevaliers et de ces dames, brille de la sainte gravité avec laquelle les premiers ont gouverné leur troupeau, du courage religieux avec lequel les seconds ont manié l'épée, du pieux dévouement que les troisièmes ont montré pendant le cours de leur vie.  Quelle profonde signification dans les poses , quelle exactitude dans les costumes, quelle délicatesse dans l'exécution des ornements, frappent presque toujours le regard scrutateur ! Il ne faut point, à la vérité, y chercher cette grâce enchanteresse, ce sentiment d'heureuse existence , qui caractérisent les formes antiques; le connaisseur trop difficile pourra même souvent se plaindre d'y rencontrer du froid et de la roideur.


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Message par MichelT Sam 13 Nov 2021 - 5:20

La Sculpture

TABLEAUX DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS DE L`ÉGLISE AU MOYEN-ÂGE - Frederic Hurter – traduit de l`allemand  Ste-barbe
Sainte-Barbara

En effet , quelle foule de petites statues ne voit-on pas dans les ogives, dans les niches, sous les tours, aux colonnes , et toutes tellement liées au tronc , que la plupart eu sont inséparables ! Combien elles sont toutes importantes et pleines de signification ! Voyez ces tombeaux des évêques avec la mitre et la crosse , des seigneurs et des chevaliers avec la cuirasse et l'épée, des châtelaines avec le rosaire et le psautier ! Ces chœurs d'apôtres, de martyrs , de saints et de vierges ont reçu l'esprit qui les met en harmonie avec le lieu qu'ils doivent animer et glorifier; la physionomie de ces évêques, de ces chevaliers et de ces dames, brille de la sainte gravité avec laquelle les premiers ont gouverné leur troupeau, du courage religieux avec lequel les seconds ont manié l'épée, du pieux dévouement que les troisièmes ont montré pendant le cours de leur vie.  Quelle profonde signification dans les poses , quelle exactitude dans les costumes, quelle délicatesse dans l'exécution des ornements, frappent presque toujours le regard scrutateur ! Il ne faut point, à la vérité, y chercher cette grâce enchanteresse, ce sentiment d'heureuse existence , qui caractérisent les formes antiques; le connaisseur trop difficile pourra même souvent se plaindre d'y rencontrer du froid et de la roideur.

Mais nous jugerons sans doute autrement quand nous aurons réfléchi que l'édifice était le but que l'on se proposait et que les images n'étaient qu'un moyen d'en faire ressortir l'importance, d'en rendre l'impression plus vive. Car les monuments funéraires, par exemple, qui n'étaient pas absolument indispensables au bâtiment, étaient néanmoins placés dans un rapport indissoluble avec ce bâtiment et ce qu'il devait représenter. Mais, indépendamment du type chrétien dont ils devaient nécessairement être empreints , ils avaient encore l'avantage de transmettre aussi fidèlement que possible à la postérité les traits des rois, des évêques , des seigneurs et des dames. Un des plus beaux ouvrages du ciseau en France , ouvrage qui s'était conservé jusque dans le siècle dernier, était l'image en haut relief de saint Bernard, dans l'abbaye d'Épau , près du Mans, et qui retraçait avec exactitude les traits de l'original.

Les cathédrales d'Angleterre sont particulièrement riches en œuvres de ce genre, et d'une grande perfection d'exécution, Henri III ayant fait venir d'Italie des artistes qui imprimèrent à la sculpture un élan que les nationaux n'auraient pas pu lui donner. En effet, sous le règne de Frédéric II , cet art avait atteint dans la Péninsule , grâce à Nicolas de Pise , une excellence qui rappelait les chefs-d'œuvre de l'antiquité, sans qu'il abandonnât pour cela le service de l'Église , auquel Nicolas consacra principalement son talent. Du reste, dans ce mouvement général de création, aucun peuple ne pouvait rester en arrière; aussi un Allemand ajouta à la chaire de l'église de Saint-Jean de Pistoie , des ornements qui soutiennent la comparaison avec le travail des meilleurs artistes italiens. En attendant, d'après ce que nous avons dit dans le cours de cet ouvrage, on ne sera certainement pas surpris d'apprendre que les religieux des couvents se sont aussi distingués dans cette branche de l'art.

Il n'y a pas jusqu'à la manière dont les statues sont placées dans les églises , contre les murs et au dehors , où l'on ne reconnaisse une intention claire et un sens profond. Élevés au-dessus des portes , on voit les princes, les fondateurs de l'église, c'est-à-dire de l'évêché, ou ses bienfaiteurs; de là ils semblent planer sur les générations qui ne cessent d'entrer dans la maison de l'honneur, du salut et de la paix ; là sont placés aussi la suite des souverains qui ont regardé la protection de cette maison comme le plus sacré de leurs devoirs.

Au cintre de la porte d'entrée, les martyrs, les évêques, les vierges, qui ont fait l'ornement, soit de l'Église universelle , soit de celle-ci en particulier, servent à rappeler les riches fruits de salut que cette maison procurait à ceux qui l'habitaient. Du sommet des voûtes se montraient ceux de qui la voix a retenti, pour rassembler du levant au couchant, du nord au midi , le troupeau que le Seigneur a racheté par son sang et ceux à qui il a transmis son secret publié, sa volonté, ses promesses et les lois de sa maison. Plus loin on voyait , du moins dans leurs symboles, ceux qui ont rendu témoignage de Lui, comme du Fils du Dieu vivant. Puis , entourés de tant de hérauts , de gardiens et de témoins du salut, sont répandues ça et là les images de ceux qui , bien convaincus que leur séjour sur la terre n'était pas fait pour durer, ont aspiré après le moment où ils quitteraient ce corps fragile pour entrer dans la demeure éternelle qu'ils savaient leur être préparée.

La Peinture


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Il serait difficile de se figurer un édifice chrétien de cette époque, dans toute sa perfection , sans l'ornement qu'il recevait des fenêtres par lesquelles le jour y pénétrait à la fois adouci et comme trempé dans des teintes célestes. Ces fenêtres, que l'on dirait composées de pierres précieuses, semblables aux fleurs du jardin de Dieu, enveloppaient d'un parfum mystérieux ceux qui tournaient leurs regards vers le ciel. Par suite de la destination que recevaient alors tous les arts, il paraît que celui-ci aussi, poussé d'ailleurs par sa nature particulière , s'appliqua plus spécialement aux églises. Il tirait peut-être son origine de l'usage, beaucoup plus ancien, de se servir de verre colorié pour les vitraux des fenêtres, et il se sera développé graduellement et simultanément avec l'architecture.

Une des premières églises de France qui eurent des vitraux peints fut celle de Saint-Denis. Mais la preuve qu'à cette époque cet art était déjà fort répandu, c'est que l'abbé Suger fit venir des peintres en ce genre de plusieurs pays différents. Du reste, cet abbé, si prévoyant et si zélé amateur des beaux-arts, mettait un si grand prix à ces vitraux, comme ornements de son église, qu'il établit un inspecteur spécialement chargé de les garder et de les entretenir. Quelques années après, l'abbé Odon de Sainte-Geneviève conduisit Guillaume, plus tard abbé lui-même, auprès d'une fenêtre, sur laquelle était peint Jésus crucifié, et à Saint-Denis on voyait encore, dans ces derniers temps , sur une fenêtre cintrée , le portrait du fondateur de cette église. A peu près vers le même temps, il y avait des vitraux peints dans le couvent de Wengarten en Allemagne; mais trois siècles plus tard, les fenêtres de l'hôtel-de-ville de Zug étaient encore en toile. Quant à l'Angleterre , comme elle ne reçut qu'assez tard , de France , l'usage du verre pour les carreaux de vitre, il paraît, par la même raison , que la peinture sur verre ne fut pas connue de très-bonne heure dans la Grande-Bretagne.

Si l'imitation de la nature en relief est l'art qui plaît le plus à l'homme, celui vers lequel un penchant naturel l'entraîne d'abord, les efforts pour imiter sur une sur face plane les parties saillantes de son être, c'est-à-dire le dessin et la peinture, ont aussi pour lui de grands attraits. Les essais, dans l'un de ces arts, conduisent à des essais dans l'autre. Aucun des deux n'a jamais été complètement abandonné. Mais ils ne pouvaient se conserver que là où ils avaient fleuri avant le christianisme, où ils avaient contribué à embellir l'existence. Il leur fallut ce pendant, avec l'extinction du paganisme, renoncer à ce service, pour passer dans celui de la religion nouvelle, et surtout de l'Église, dont ils devaient recevoir de plus en plus l'empreinte. La répugnance de l'Église grecque pour les images taillées, l'ayant fait se rejeter avec d'autant plus d'ardeur sur la peinture, était une circonstance qui devait influer sur l'Église d'Occident, qui ne repoussait aucun de ces deux arts, et la communication entre ces deux parties du monde n'ayant jamais été antérieurement interrompue.

L'art de peindre à l'encaustique, en usage chez les Romains , était sans doute encore connu en Italie , ainsi que la préparation et le mélange des couleurs et la manière d'apprêter les matières colorantes ; il serait difficile de citer un siècle qui n'ait laissé quelques témoignages de l'exercice de la peinture. Ce fut sous les auspices de l'Église, et probablement d'abord à Byzance, que les peintres, pour augmenter l'effet de leurs tableaux et pour indiquer le rapport des figures avec la contemplation chrétienne , adoptèrent l'usage de placer sur un fond dorée, tantôt l'ensemble de la composition, tantôt ses parties les plus essentielles , telles que les têtes.

L'abbé Suger s'y conforma avec succès à Saint Denis, mais longtemps avant lui on voyait de ces tableaux dans l'église du couvent de Subiaco. L'Église partait du principe posé par Grégoire-le-Grand, savoir, que les images sont les livres de ceux qui ne savent pas lire; elles le sont non pour être adorées elles-mêmes, mais pour enseigner ce qui doit être adoré. Ainsi, dans les églises, on représente le crucifiement de Notre-Seigneur, pour rappeler à la piété des chrétiens le souvenir de la Passion de Jésus-Christ. La coutume d'orner les églises de tableaux se retrouve dans tous les pays de l'Europe chrétienne, jusqu'à une époque fort reculée, et remonte en Italie jusqu'à la chute de l'empire d'Occident.


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On peut citer une longue suite de papes qui en ont donné aux églises de Rome; ils furent imités par les évêques de beaucoup de villes et par les couvents les plus considérables. Le pape Constantin avait déjà placé dans l'église de Saint Pierre des tableaux représentant les séances des six conciles œcuméniques. Du temps de l'abbé Jean, vers la fin du dixième siècle, il y avait à Farfa trois religieux, par le talent et le zèle desquels l'église nouvellement construite fut ornée de tableaux à l'intérieur et à l'extérieur. Si , dans les emblèmes , dans les costumes , dans les traits du visage et même dans la tenue du corps, on reconnut encore pendant longtemps l'influence de l'art antique, cependant celle de l'art chrétien devenait de plus en plus marquée sous le rapport spirituel. Byzance ( Constantinople) exerça longtemps une influence visible sur les ouvrages artistiques dans l'Occident. Mais cette église ayant perdu, par son asservissement à la cour, toute chaleur intérieure et vitale, l'art y tomba dans une sécheresse qui lui enleva à la fin toute sublimité. En revanche l'Église d'Occident s'en créa un nouveau qui, sorti d'elle, se trouva placé avec elle dans le rapport le plus intime. Ses résultats devinrent l'expression visible de l'essence de cette Église, par leur sublime gravité, par la haute dignité morale de leurs qualités spirituelles, par la sincérité du sentiment qui les avait dictés, par la solennité de l'ordonnance.


Ainsi donc , à mesure que l'art byzantin tombait visiblement dans la sécheresse, l'art chrétien de l'Occident s'épanouissait de plus en plus dans son brillant éclat. C'est par la marche que suivit le développement de l'art en Angleterre que l'on reconnaît le mieux comment il émana de l'Église qui la protégea, la féconda par l'esprit qui vit en elle et l'en pénétra. En ce pays, il se vit, dès l'origine, complétement abandonné à lui-même; dépourvu de tout modèle antique, il y demeura pendant longtemps dans la barbarie.

Néanmoins il s'éleva par degrés au niveau de celui des autres pays et s'imprima aussi à lui-même le sceau du pur christianisme. Dès le milieu du douzième siècle , l'abbaye de Saint Albans possédait un grand nombre de tableaux. En Allemagne , on rapporte que les églises de Salzbourg, de Minden , de Diessen et de Weingarten étaient ornées de peintures. L'évêque Bernward de Hildesheim décora les murs de son église de tableaux si admirables que l'on eût dit qu'il l'avait changée en une église toute nouvelle. Cologne et Maestricht étaient célèbres à cette époque pour les peintres que ces villes renfermaient.

Les compositions de Saint-Pierre à Rome présentaient tantôt sous une forme emblématique les plus profonds mystères du christianisme et tantôt les principaux événements de son histoire; les autres églises d'Italie faisaient comme elle. Si nous comparons entre eux les tableaux d'une époque a la vérité plus récente , mais alors que l'art ne s'était pas encore affranchi du service de l'Église, nous trouverons dans ceux qui représentaient les mêmes sujets et surtout dans les portraits des mêmes saints , une affinité singulière, et qui annonce une tradition que le temps n'avait pas effacée. A cet égard il faut se rappeler que la légende d'un portrait du Sauveur, qui aurait été envoyée au roi Abgar, était non-seulement généralement répandue, mais que l'on montrait même le portrait; qu'il en existait encore un , imprimé sur le saint suaire ; que plusieurs portraits de la sainte Vierge passaient pour avoir été peints par saint Luc ; que vers la fin du sixième siècle on vit paraître un grand nombre de portraits que l'on assurait avoir été peints par des mains immortelles et dont la ressemblance ne paraissait par conséquent pas douteuse : or il était naturel d'après cela que ces divers portraits passassent pour des types originaux desquels il n'était pas loisible aux peintres de s'écarter, et qu'ils devaient au contraire s'efforcer d'imiter d'aussi près que le permettait la nature de leur talent.

En attendant, les progrès de l'architecture chrétienne rendaient impossible à la peinture de conserver son ancienne forme. Cette architecture évitait les surfaces non interrompues et employait les fenêtres pour en déguiser la nudité. Il restait cependant toujours certaines parties sur lesquelles la peinture pouvait s'exercer. Si l'Église n'avait plus besoin d'elle pour des ornements immobiles, elle réclama son secours pour ceux qui étaient mobiles, comme, par exemple, pour des tableaux d'autel ; la peinture ne se borna pas à décorer la maison du Seigneur, elle para aussi celles de ses ministres, de ceux qui étaient consacrés à son service. Cet art fut exercé par des ecclésiastiques séculiers, mais plus souvent encore par les religieux dans les couvents; il y eut même des abbayes où l'office de peintre était donné comme un emploi fixe.

Les mosaïques

C'étaient les mosaïques qui formaient les principaux ornements des églises d'Italie. Ce sont ceux dont le souvenir remonte le plus haut. Il paraît que la pratique de cet art ne fut jamais abandonnée. On en parle sous Théodoric, à la fois dans le nord et dans le midi de la Péninsule. C'est en Italie qu'il parvint à la plus haute perfection. On rapporte que les tableaux en mosaïque dont l'abbé Desiderio orna l'église de Mont-Cassin, imitaient si parfaitement la nature, que les fleurs et les feuilles paraissaient nouvellement cueillies. Le pavé des églises offrait aussi des sujets historiques. Il n'est pas possible de décider à présent si les artistes de cette époque avaient sous les yeux, des modèles ou s'ils suivaient leur propre inspiration , il suffit de savoir que ce siècle a produit plusieurs tableaux en mosaïque des plus remarquables : tels furent une sainte Vierge, de grandeur colossale, faite par maître Guido, pour la cathédrale de Sienne; un Jésus sur la croix, par Giunta, de Pise, dans l'église degli Angioli a Assise; une fort belle niche d'autel , dans l'église de Saint-Jean de Florence , par Jacques de Turrita; ainsi maître Solferno, le plus ancien de tous, décora le côté nord de la cathédrale de Spolète d'ouvrages en mosaïque, qui attirent encore aujourd'hui les regards de l'amateur.

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Si ce genre de décoration s'employa moins fréquemment dans d'autres pays, il ne leur demeura pourtant pas tout à fait étranger. Nous avons déjà rapporté que saint Bernard blâmait les Cluniciens d'avoir représenté des anges et d'autres figures sur le pavé de leur église. Les relations que nous possédons sur des travaux de ce genre à Liège et la Tegernsee, nous permettent de conclure que ces églises n'étaient pas les seules dans lesquelles on les avait employés.

FIN

MichelT

Date d'inscription : 06/02/2010

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