Emmanuel Dubois de Prisque : « Les Chinois n’en peuvent plus »
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Emmanuel Dubois de Prisque : « Les Chinois n’en peuvent plus »
Emmanuel Dubois de Prisque : « Les Chinois n’en peuvent plus »
À l’heure des manifestations contre la politique zéro Covid à Shangaï, le sinologue Emmanuel Dubois de Prisque, auteur de « La Chine et ses démons » (Odile Jacob), analyse les ressorts profonds du régime autoritaire chinois.
Le 28 novembre, des manifestants chinois défilent dans la rue contre les dures restrictions
liées au Covid-19 à Pékin.- N.CELIS - AFP
À l’heure des manifestations contre la politique zéro Covid à Shangaï, le sinologue Emmanuel Dubois de Prisque, auteur de « La Chine et ses démons » (Odile Jacob), analyse les ressorts profonds du régime autoritaire chinois.
Le 28 novembre, des manifestants chinois défilent dans la rue contre les dures restrictions
liées au Covid-19 à Pékin.- N.CELIS - AFP
Comment expliquez-vous les manifestations, un peu partout en Chine, contre la politique zéro Covid ?
Il y a eu un retournement. Pendant deux ans, les Chinois ont été fiers de la politique mise en place contre le Covid-19. Ces mesures, très sévères, étaient censées être meilleures que celles des Occidentaux. Mais cette politique a eu des conséquences économiques très importantes. L’économie chinoise régresse, et beaucoup de Chinois, d’origines très diverses, n’en peuvent plus et manifestent leur colère contre le pouvoir en général et Xi Jinping en particulier. Aujourd’hui, ce dont ils sont fiers, c’est de manifester contre le pouvoir. La police a vivement réagi. Le mouvement va-t-il s’étendre? C’est bien difficile à dire à l’heure où nous parlons [le 27 novembre, Ndlr].
Et l’affaire du cardinal Joseph Zen ?
Je connais un peu le cardinal Zen, je l’ai rencontré à deux reprises. Il a un point de vue critique sur l’accord entre le Parti communiste chinois et l’Église. Pour lui, il faut soutenir les chrétiens clandestins. Le risque, c’est la division de la communauté chrétienne, entre clandestins et membres de l’Église officielle sous contrôle de l’État. Les Jésuites ont une sorte de rêve, remontant au XVIIe siècle, qui consisterait à convertir l’empereur… En attendant, le pape rêve de pouvoir un jour se rendre en Chine, et pourquoi pas d’être reçu par Xi Jinping. Il est allé récemment au Kazakhstan, en même temps que le président chinois; c’était un pur hasard, mais il a cherché à le rencontrer. Or, il n’en a tout simplement jamais été question pour le Parti communiste chinois, comme me l’ont dit des membres du PCC.
« Le christianisme, dites-vous dans votre livre, est accusé par certains lettrés de subvertir l’ordre politique et religieux chinois. » N’est-ce pas une réalité ?
Si, bien sûr. Le christianisme est subversif par rapport à n’importe quel régime, grâce à la distinction qu’il fait entre politique et spirituel. « Mon Royaume n’est pas de ce monde », dit le Christ à Pilate. D’où la liberté qui nous est donnée, à nous chrétiens. Les Chinois, en tout cas certains d’entre eux, l’ont bien compris, et pour cette raison veulent détruire le christianisme en tant qu’il est facteur de liberté et de désobéissance potentielle au régime. Xi Jinping a compris que la distinction entre politique et spirituel est une des grandes libertés offertes par l’Occident. Cette distinction, en Chine, n’existe pas. Dans le régime chinois, il y a fusion entre les deux. Cela se traduit, aussi, par la force du système sacrificiel chinois.
Chrétiens en Chine
L’Église catholique en Chine serait forte d’une dizaine de millions fidèles (6 millions selon l’État, entre 10 et 12 millions d’après les estimations occidentales) sur un total d’environ 100 millions de chrétiens. Le nombre de musulmans serait de 20 millions. Les autorités chinoises minorent les chiffres de ces religions importées.
Qu’entendez-vous par système sacrificiel ?
Pour comprendre cette notion, il faut passer par la théorie de l’anthropologue René Girard, sur laquelle je m’appuie largement dans mon livre. Pour Girard, les sociétés archaïques s’unissent autour de la dénonciation d’un bouc émissaire. Si telle chose ne va pas, c’est sa faute ! L’exécution de ce bouc émissaire, qu’il soit innocent ou coupable, est bonne en soi : elle cimente la communauté, elle est facteur de paix provisoire et illusoire bien entendu. Or, ajoute-t-il, la Passion du Christ vient subvertir cette pratique. Le Christ accepte d’être bouc émissaire, ou plutôt « Agneau de Dieu », et c’est pour cela que son sacrifice n’est pas vain. À partir du moment où l’unanimité créée par le bouc émissaire ne fonctionne plus, les disciples du Christ comprennent que la violence n’est plus la solution, mais le problème.
Voici la nouveauté chrétienne : la source du mal est en nous, elle ne réside pas chez les autres, tandis qu’une bonne partie des Chinois sont bien souvent convaincus de vivre selon leur bonne conscience. Pour les chrétiens, l’Histoire n’est pas racontée par les persécuteurs mais par les persécutés, ce qui est insupportable pour le pouvoir chinois d’aujourd’hui comme cela l’était pour le pouvoir chinois d’hier. Certains Chinois sont conscients de cette continuité. Pardon de manquer de modestie, mais c’est, au fond, pour cela que j’ai voulu écrire ce livre : grâce au retournement christique, je pense avoir mis en lumière ce que la plupart des sinologues n’ont pas mis assez en lumière.
Le pouvoir chinois utilise-t-il la tradition chinoise, ou en est-il l’héritier véritable ?
Bonne question ! Traditionnellement, les rituels contenaient la violence.
Aujourd’hui, le pouvoir chinois instrumentalise la violence. Et l’Histoire. Au XIXe siècle, les Occidentaux sont considérés par le pouvoir d’alors comme plus puissants que le pouvoir sino-mandchou. Le pouvoir chinois se met volontiers dans la peau d’une victime : « Nous sommes victimes des Occidentaux, qui sont des barbares et qui nous veulent du mal ! » Un peu à l’image des antisémites des années 1930 qui dénonçaient la puissance et la nocivité des juifs. Des persécuteurs se présentant comme des persécutés, comme des victimes.
Les Chinois se servent de la tradition occidentale, chrétienne, qui valorise et plaint les victimes, et en même temps promeuvent leur tradition et leur identité. Ils se considèrent comme d’une essence différente et supérieure au reste du monde. Ils se sentent toujours du bon côté.
Il semble y avoir toujours eu en Chine un contrôle étatique des religions.
Différentes religions ou écoles de vie sont apparues en Chine, à peu près simultanément. Le bouddhisme est arrivé d’Inde, vers le Ier siècle. Le taoïsme s’est développé de façon mimétique par rapport au bouddhisme. Mais la reli- gion impériale et populaire chinoise a toujours été centrale et a toujours contrôlé le bouddhisme et le taoïsme. Les rituels sacrificiels impériaux impliquaient la mise à mort d’animaux, des bœufs par exemple. C’est ce qui donnait au pouvoir sa force.
Le cardinal Zen à l'amende
Le cardinal Joseph Zen échappe finalement à la prison en étant condamné à verser une « simple » amende de 500€. Rappelons qu’il était dans le collimateur de Pékin pour avoir encouragé, dans le sillage des manifestations « pro-démocratie » de 2019 et 2020, le « Fonds d’aide humanitaire 612 ». Ce dernier visait à récolter des dons pour couvrir les frais médicaux et judiciaires des contestataires arrêtés par la police. Cette apparente clémence de la Chine reste malgré tout un avertissement adressé aux militants pro-démocratie. « Ce verdict s’explique d’abord par le respect des Chinois pour un vieillard de 90 ans », explique le Père Jean Charbonnier, des Missions étrangères de Paris. Cette magnanimité fort inhabituelle serait peut-être simplement le souvenir d’un long compagnonnage entre le religieux salésien et l’empire du Milieu : « Joseph Zen a longtemps donné des cours de philosophie à Shangaï avec l’accord des autorités communistes, précise le Père Charbonnier. Mais, à Hong Kong, la politique n’est jamais loin. » Condamner lourdement le cardinal Zen serait revenu pour la Chine à faire la politique des États-Unis ! La situation reste tendue. Le Vatican a fait part le 26 novembre de sa « surprise » après la nomination d’un évêque dans un diocèse de Chine non reconnu par le Saint-Siège, estimant que cela violait l’accord qu’il avait conclu en 2018 avec Pékin.
Ce qui semble obséder la Chine d’hier et d’aujourd’hui, c’est l’unité du corps politique.
En effet. À partir du XVIIe siècle en Europe se met en place un système de relations internationales dit «westphalien » : différentes nations séparées les unes des autres, chacune reconnaissant l’existence et la légitimité des autres nations. Un tel système est étranger à la mentalité chinoise, pour qui il est hors de question de se mettre au même niveau que les autres nations. Il y a chez eux le «Tianxia», le Ciel: l’empereur et les mandarins considèrent que tout ce qui est sous le «Ciel» est sous l’emprise du pouvoir.
Au XIXe siècle, sous Sun Yat-sen, une nation s’est créée, ressemblant dans une certaine mesure aux nations européennes, mais insistant paradoxalement sur le particularisme chinois. En 1949, sous le régime communiste, un nouvel universalisme apparaît très progressivement: de nouveau leur vision ne s’arrête pas à un seul territoire, d’où la volonté par exemple d’unir Taïwan à la Chine. Il y a donc une tension, voire une contradiction, entre la volonté de défendre cet universalisme, où la Chine, puissante et forte, prétend apporter quelque chose au monde entier et s’impose à lui, et une volonté plus nationale de rattacher Taïwan au territoire chinois.
Cependant, Lee Teng-hui, élu au suffrage universel, chrétien et «père de la nation taïwanaise», s’était présenté dans les années 1990 comme un «Moïse», face aux oppresseurs chinois «pharaonesques». Le pouvoir chinois, quant à lui, se présentait à l’inverse comme libérateur face aux puissances occidentales colonisatrices. Était-ce de la propagande ? Oui, mais il y a quelque chose de l’ordre de la bonne conscience. À comparer avec l’attitude occidentale de ces dernières décennies, marquée par la repentance, la mauvaise conscience, la culpabilité, qui nous désarment face à eux. Et qui par conséquent est favorable à la puissance chinoise.
Malgré tout, il y a eu des périodes où les chrétiens étaient mieux acceptés que d’autres…
Oui, du XVIIe au XXIe siècle, des millions de Chinois se sont convertis. Certains étaient proches du missionnaire jésuite Matteo Ricci, au XVIIe siècle, mais aussi des gens qui étaient loin du pouvoir. Certains sortaient de leur communauté familiale – communauté qui peut être enfermante –, ce qui en Chine est très difficile. Des millions de chrétiens ont essayé de vivre autrement. Il y en aurait 100 millions aujourd’hui, mais c’est difficile à évaluer. Ces Chinois veulent sortir de l’enfermement totalitaire qui est celui du pouvoir. Il y a plein de belles choses, aussi, dans la réalité chinoise…
Parmi ces belles choses, vous soulignez l’apport du christianisme à la Chine.
Bien sûr. Les missionnaires chrétiens, au XIXe siècle, ont lutté contre cette coutume ancestrale du bandage des pieds des petites filles, contre l’exposition des enfants, qui touchait majoritairement les filles ; ils ont fondé des écoles pour l’instruction des filles, que l’on jugeait inutile ; ils ont bâti des hôpitaux. Et en 1949, les communistes ont récupéré cet héritage et prétendu que c’était à eux que la Chine le devait.
Pensez-vous que le système chinois de contrôle totalitaire de la population devienne un modèle pour les Occidentaux ?
Je le crains. Et j’aimerais que l’on s’en inquiète. Pourquoi ? Les Occidentaux sont en train de sortir du christianisme. On a tellement mis l’accent, depuis des siècles, sur le carcan moral qu’aurait imposé le christianisme qu’on a oublié ce qu’il avait de positif, notamment son aspect libérateur.
En Chine, vous avez un système de crédit social : vous perdez des points si vous contrevenez aux normes en vigueur, ce qui vous empêche de mener une vie sociale normale. J’ai été le premier en 2015 à écrire, en français, un texte sur ce système, dans la revue Causeur. À l’époque, j’étais véritablement sidéré par ce système, et j’ai constaté que de nombreux sinologues le relativisaient. C’est comparable à la surveillance numérique des Gafa, disaient-ils. Or, il ne faut surtout pas le relativiser. Le résultat d’un tel système, c’est que les gens sont heureux
quand ils obtiennent des points, comme un écolier de 10 ans fier d’avoir une bonne note !
Les chrétiens, eux, savent que c’est le Jugement dernier qui compte. Rendre visite aux malades, aux prisonniers, aider son prochain, voilà ce qu’on leur demande. Et voilà que nous, Occidentaux, avons perdu cela de vue, sans nous rendre compte que c’est une source de liberté essentielle par rapport à la société et au pouvoir. D’où notre relative indifférence vis-à-vis de ce système liberticide et infantilisant. D’où, aussi, cette façon que nous avons de nous attaquer à certaines cibles, par exemple le mâle blanc de plus de 50 ans. Un retour à un système sacrificiel, à une société archaïque qui se maintient en désignant des boucs émissaires.
La Chine et ses démons, par Emmanuel Dubois de Prisque, Odile Jacob, 352 p., 24,90 €.
Charles-Henri d'Andigné
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Lumen- Date d'inscription : 09/11/2021
Localisation : France
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