Les visions des Rockefeller sur le Nouvel Ordre Mondial
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Les visions des Rockefeller sur le Nouvel Ordre Mondial
1ere partie:
Tout au long du XXè siècle et jusqu'à nos jours, la famille Rockefeller, par sa politique de philanthropie et de pouvoir, a eu un rôle prépondérant dans l'avènement de ce qu'on nomme aujourd'hui le "Nouvel Ordre Mondial".
"Les visions des Rockefeller sur le Nouvel Ordre Mondial, de 1920 à 2002"
Les plus riches ont manifesté depuis longtemps la suffisance de considérer que leur vaste fortune et le pouvoir politique qu'elle entraîne, leur confèrent le droit de changer le monde. La maison Rothschild, par exemple, la plus puissante des dynasties de la banque du XIXè siècle, utilisa sa puissance et son influence sur la sphère politique à l'occasion de nombreuses tentatives (pas toujours heureuses) de remodeler le paysage politique européen dans le but d'empêcher le déclenchement de la guerre. Ce qui lui valut. dans certains milieux, une réputation de "pacifiste militante". "Ce que dit Rothschild est décisif", concédait un diplomate autrichien, "et il ne donnera pas d'argent pour la guerre."
L'attitude de cette famille fut encore mieux résumée par l'affirmation suivante présumée avoir été exprimée par la femme de Mayer Amschel Rothschild (1744-1812), fondateur de la dynastie: "La guerre n'aura pas lieu, mes fils n'en fourniront pas les moyens financiers." Il faut comprendre que les motivations des Rothschild à empêcher les hostilités étaient loin d'être désintéressées, la fortune et le pouvoir de la maison reposant sur la stabilité du marché obligataire international, il s'agissait d'une question de survie économique. "Vous ne pouvez avoir la plus petite idée de ce qui arriverait si nous avions la guerre, à Dieu ne plaise !", se lamentait un des fils de Mayer Amschel en 1830, "il serait impossible de vendre quoi que ce soit. "1 Les investissements ne sont acceptables que s'ils sont rentables. Aussi banale était la cupidité ainsi affichée.
Au cours du siècle dernier, cependant, la classe sociale des puissants a manifesté plus clairement sa volonté. En fait, l'utilisation de l'argent pour provoquer des changements globaux est alors devenue une noble entreprise, de celles qui suivent habituellement une épiphanie spirituelle, lorsque des décennies de collecte impitoyable de biens débouchent sur un désir soudain d'œuvrer pour le bien commun plutôt que sur une inclination au luxe.
Un pionnier célèbre de cette approche fut Andrew Carnegie (1835-1919), un des dits "barons-voleurs" de "l'âge doré" de la fin du XIXè siècle, alors que l'économie américaine était dominée par les "trusts", dont la compagnie Carnegie Steel. Après avoir vendu sa société au magnat J. P. Morgan en 1901, Carnegie dédia le reste de sa vie et de sa fortune à une croisade pour la paix dans le monde.
Aujourd'hui célébré comme le père de la philanthropie, Carnegie pensait que seule la minorité la plus riche avait prouvé sa capacité à changer la société et que la multitude devait être exclue de telles décisions. "La richesse aux mains de quelques-uns" écrit-il, "peut devenir une force bien plus efficace pour l'élévation de notre espèce que si elle est redistribuée en petites sommes au peuple. "2 C'est une logique similaire qui guide beaucoup des acteurs de la philanthropie sociale d'aujourd'hui, dont Ted Turner, Bill Gates et George Soros, qui consacrent leurs milliards aux causes "honorables" qui soutiennent leur propre vision d'une société mondiale "juste".
Cela nous amène naturellement à la famille Rockefeller, qui utilisa sa fortune, dont l'origine remonte au XIXè siècle, pour établir un réseau relationnel philanthropique qui eut une importante influence sur les politiques gouvernementales mises en œuvre sur la planète depuis près d'un siècle.
Ce fait est reconnu depuis longtemps par les spécialistes de la question du "Nouvel Ordre Mondial", qui estiment que les membres de la famille Rockefeller figurent parmi les acteurs clés, sinon les architectes et commanditaires, de ce qui est désigné comme un occulte complot destiné à établir un "Gouvernement Mondial" de nature dictatoriale.
En 1970, par exemple, Gary Allen déclarait dans son livre "The Rockefeller File" (Le dossier Rockefeller) : "l'objectif majeur des Rockefeller aujourd'hui est la création d'un Nouvel Ordre Mondial - un gouvernement unique contrôlant l'ensemble de l'humanité". Les chercheurs actuels dans le domaine ne sont pas moins affirmatifs sur la responsabilité des Rockefeller. Le très controversé David Icke les décrit comme une famille pivot au sein de la "hiérarchie de lignée génétique" qui s'efforce de mettre en œuvre "l'agenda de la fraternité" visant l'établissement d'un "contrôle centralisé de la planète". Sans les Rockefeller et leur "manipulation aux États-Unis et au-delà", écrit Icke, "il existerait une liberté bien plus grande aux USA et dans le monde en général".3
Que l'émergence d'un Nouvel Ordre Mondial soit le produit des décisions prises sur instructions de l'élite du pouvoir, dont font partie les Rockefeller, n'est pas ici discutable, dans la mesure où les preuves en sont considérables. Cependant, certaines questions clés demeurent floues, comme celle qui divise les "anti-mondialisation" sur la question de savoir si ce Nouvel Ordre découle d'un processus habile de renversement des souverainetés nationales (y compris les USA) par des institutions supranationales "socialistes", ou s'il s'agit d'un processus de "capitalisme corporatiste" multinational mené par les USA reléguant les organisations internationales au second plan.4
En examinant les projets spécifiques aux Rockefeller, on peut observer que pour l'élite dessinant le Nouvel Ordre, il ne s'agit pas de choisir entre les institutions mondiales et le marché mondial mais bel et bien d'une combinaison prudente des deux approches, pour laquelle les blocs régionaux servent de tremplins à l'assise d'un système autoritaire et mercantile de "gouvernance mondiale".
En fait, la famille Rockefeller s'est placée aux avant-postes de l'effort contracté dans le but de convaincre, de flatter et de coordonner l'action des gouvernements en soutien de son projet au cours de la plus grande partie du XXe siècle et ce, jusqu'à nos jours. En effet, les stratégies communément associées à la fois aux deux modèles "libéral" et "collectiviste" de gouvernance mondiale, c'est-à-dire le leadership américain, les Nations-Unies, le libre marché, le néolibéralisme, les institutions financières internationales, les
marchés de libre échange, le contrôle démographique, la réglementation environnementale mondiale, I'Alliance Atlantique et le fédéralisme que les Rockefeller ont soutenus depuis presqu'un siècle, l'ont été soit directement, soit par le biais de diverses organisations de conseil politique de l'élite qu'ils ont financées, fondées ou contrôlées.
Le propos de cet article est de préciser les origines et l'évolution de l'idéologie internationaliste des Rockefeller, depuis John D. Rockefeller Junior, à travers ses fils les plus influents : John D. III, Nelson, Lawrance et David - jusqu'à leur progéniture, couvrant la période de 1920 à nos jours.
John D. Rockefeller, Jr, et l'héritage de Woodrow Wilson
L'histoire de l'intérêt porté par les Rockefeller à l'internationalisme ne débute pas avec des spéculations hasardeuses sur leurs origines reptiliennes ou avec John D. Rockefeller Senior (1839-1937) - le patriarche incorruptible et fondateur de la Standard Oil, fondement du pouvoir de la dynastie, mais avec John D. Rockefeller, Junior (1874-1960), qui contrôla la fortune des Rockefeller pendant la première moitié du XXè siècle. Cela peut sembler contraire aux théories orthodoxes prévalentes et à certains récits plus distrayants, mais les Rockefeller n'ont pas souscrit à l'idéologie mondialiste avant l'époque de John D. Junior.
Malgré ses nombreux voyages en Europe et ses tentatives d'accaparer les marchés étrangers du pétrole (qui eurent pour résultat une scission avec les Rothschild à un certain moment), Rockefeller Senior avait montré peu d'intérêt pour les affaires internationales.
Hormis son immense fortune (équivalant à environ 200 milliards de dollars d'aujourd'hui), le seul autre héritage durable laissé à sa grande famille fut une philosophie et une philanthropie au service de son intérêt déclaré pour l'amélioration de l'humanité, et par extension le concept de Nouvel Ordre Mondial.
Le fondement de la philanthropie de Rockefeller Senior, selon son biographe Ron Chernow, était sa "foi mythique en l'idée que Dieu lui avait donné sa richesse pour le bénéfice de l'espèce humaine". Il était un fervent Baptiste et sa religion déterminait l'essentiel de sa philanthropie précoce. Il fut aussi influencé par l'argument de Carnegie selon lequel les riches devaient employer leur argent pour atténuer les tensions sociales résultant des inégalités croissantes, plutôt que laisser leurs héritiers le gaspiller à assurer un style de vie hédoniste.
Carnegie écrivit dans la North American Review (1889) que "celui qui meurt riche meurt disgracié". Inspiré par la devise de Camegie, Rockefeller s'engagea dans un programme philanthropique énergique bien qu'il évitât de faire des dons directement aux nécessiteux. Invoquant le besoin "d'abolir le mal en le détruisant à la source", il investit son argent dans les institutions éducatives en espérant que leurs diplômés "répandraient leur culture largement et sur de longues distances", Rockefeller ne souhaitait pas bouleverser la hiérarchie sociale, souscrivant au point de vue darwinien justifiant la situation de certains au début de la chaîne alimentaire par les défauts de personnalité et une "faiblesse du corps, de l'esprit ou du caractère, de la volonté ou du tempérament"- il pensait cependant développer par sa générosité les "fortes personnalités" nécessaires à une plus large redistribution des richesses"6. Pour lui, changer la façon de penser des gens plutôt que leur condition matérielle était le moyen le plus efficace.
Mais il existait derrière le développement de l'empire philanthropique des Rockefeller des calculs plus pragmatiques. Après l'acerbe histoire de la Standard Oil écrite par Ida Tarbeil dans le McClures Magazine en 1902, "il était obsédé par l'amélioration de son image publique. En institutionnalisant ses dons, il espérait "démontrer que les riches hommes d'affaires pouvaient honorablement se décharger du fardeau de leur richesse" tout en atténuant de futures investigations sur l'origine de sa fortune. L'autre raison qui émergea après que Woodrow \Vilson ait mis en œuvre l'impôt sur le revenu en 1913 fut que les dons à but philanthropique étaient défiscalisés. Ainsi, la création de la fondation Rockefeller en 1913 protégea la plus grosse part de sa fortune des taxes de succession. Cela préoccupait grandement Rockefeller qui s'opposa même à l'impôt sur le revenu de 6 % récemment adopté, déclarant "que lorsqu'un homme a amassé une somme d'argent, le gouvernement n'avait aucun droit de redistribuer ses gains".7
Au milieu des années 1890, Rockefeller se retira graduellement de la gestion publique de la Standard Oil tout en injectant une bonne part de sa fortune dans la fondation Rockefeller et dans d'autres œuvres caritatives. En 1915, il fit don du reste à son fils et héritier : Junior. A la différence de la sagacité et de la brutalité de son père, Junior était de caractère timide, tourmenté par le dégoût de soi-même et à l'évidence étouffé par le poids des attentes de son père en ce qui concernait la gestion des affaires de la famille et de ses investissements philanthropiques.
C'est dans le but de l'aider dans cette tache incommensurable que Junior engagea en 1920 le juriste Raymond B. Fosdick (1883- 1972) comme conseiller stratège clé.8
Le très convainquant Raymond B Fosdick
On peut s'étonner que le nom de Fosdick soit absent de la plupart des études portant sur le concept de Nouvel Ordre Mondial, dans la mesure où sa relation avec Junior est déterminante à la compréhension de la façon dont les Rockefeller y sont impliqués. Comme l'un des plus proches
confidents de Junior, aussi bien que comme administrateur (1921-1948) puis plus tard Président (1936-1948) de la fondation Rockefeller, Fosdick eut un rôle pivot. C'est lui qui pressa Junior d'embrasser la doctrine internationale libérale du Président Wilson. Il n'est pas surprenant que Fosdick ait été toute sa vie un supporter de Wilson, le reconnaissant lui-même lors d'une conférence donnée en 1956 à l'université de Chicago: "du premier jour de notre rencontre (Wilson) jusqu'à sa mort, ma profonde admiration et mon respect lui restèrent acquis". Il affirma également avoir formé avec lui "une longue et parfois proche collaboration" depuis 1903, lorsqu'il commença ses études à l'université de Princeton, alors que Wilson était Président.9
Cette première rencontre fut le début d'une longue et productive association et Wilson eut dans les années qui suivirent un rôle moins que passif dans la carrière de Fosdick. Lors de la campagne présidentielle de 1912. ce dernier fut engagé comme secrétaire et commissaire aux comptes du comité de la commission nationale du parti démocrate. Il occupa ensuite divers postes dans l'administration Wilson dont celle de président de la Commission on Training Camp Activities, à la fois dans les départements de la Navy et de la Défense. II accompagna Wilson à la conférence de paix de Paris de 1919 comme conseiller civil. A cette époque, il entretint également de proches relations avec l'énigmatique conseiller du Président, le colonel House.
À l'évidence, Fosdick eut alors une influence importante illustrée par la demande que lui fit Wilson d'accepter l'offre du secrétaire général de la Ligue des Nations, Sir Eric Drummond. concernant le poste de sous-secrétaire. En bon supporter de la Ligue, il accepta avec enthousiasme et prit ses fonctions en juillet 1919. Ce fut une avancée importante qui fit de lui un des deux sous-secrétaires de la Ligue (l'autre était le technocrate français Jean Monnet, futur fondateur de la Communauté Européenne), ainsi que l'Américain le plus haut placé au sein de l'organisation.10
Mais la réalisation des rêves de Fosdick devait être écourtée par l'opposition du Sénat à l'adhésion américaine à la Ligue des Nations qui atteignit son paroxysme avec les tentatives persistantes du sénateur Henry Cabot Lodge d'américaniser l'organisation internationale cette même année. Bien qu'il soit persuadé que les prises de position de Lodge résultaient d'un "degré d'immaturité de nos idées et de notre pensée". Fosdick savait que la controverse avait rendu sa position intenable, le poussant à démissionner en janvier 1920. Se déclarant lui-même soulagé d'un "fardeau lourd de silence", Fosdick, amer et déçu, était résolu à "dire ses convictions au monde entier". Réaliser la vision de Wilson d'un Nouvel Ordre Mondial devint alors son obsession.11
À ce point de développement de notre exposé, il est important de revoir ce que signifiait la vision originale de Wilson d'un Nouvel Ordre Mondial.
Trois composantes essentielles l'animaient :
- La première et la plus connue était la Ligue des Nations, conçue par le Président comme une "communauté de pouvoir" et une "paix commune organisée", l'organisation servant de forum permettant d'arbitrer les conflits territoriaux et détenant le pouvoir de renforcer ces résolutions. Selon Henry Kissinger, cette vision audacieuse "traduite institutionnellement revenait à un gouvernement mondial".12
- La seconde était l'idée de libre marché commercial international défendue par Wilson, comprenant parmi les Quatorze Points de sa doctrine l'exigence d'un total "égalitarisme du marché" et d'une "suppression de l'ensemble des barrières économiques". Wilson tentait de réaliser la doctrine britannique du libre marché, défendue au XIXè siècle par des économistes comme Richard Cobden et "l'école de Manchester", qui favoriserait l'avènement d'un monde unifié par les liens commerciaux dont toute guerre serait bannie. Mais Wilson considérait également que l'industrie américaine s'était "développée à un point exigeant pour sa survie un libre accès aux divers marchés de la planète". Enraciner le libre marché par un traité mondial, raisonnait-il, sauvegarderait les producteurs américains.13
- Troisièmement, Wilson était un supporter de l'intégration transnationale, à la fois aux niveaux économique et politique. Ceci apparaissait dans sa proposition avortée du "Pan-American Pact" de 1914-2015 dont le propos, selon son conseiller, le colonel House, était de "souder les deux continents américains au sein d'une union plus forte". Wilson et House pensaient aussi que le Pan-American Pact servirait de modèle à l'organisation politique de
l'Europe. puis du monde.14
- Quatrièmement. Wilson pensait que les USA devaient assumer le rôle de leader mondial auquel ils étaient destinés "et étendre leur suprématie sur les autres nations pour garantir la paix et la justice partout dans le monde".15
L'évocation faite ici de "la paix et la justice" doit être bien sûr envisagée avec la vigilance que mérite toute rhétorique politique, spécialement aux vues des nombreux paradoxes qui ont jalonné la carrière politique de Wilson. Après tout, c'est bien lui qui mena campagne pour la présidentielle de 1911-1912 soutenant qu'il resterait ferme face aux "maîtres du gouvernement des États-Unis... que sont les capitalistes et les industriels." Pourtant il dépendait lourdement de ces mêmes "maîtres du gouvernement", compte tenu que le tiers du financement de sa campagne était assumé par seulement 40 personnes. Parmi eux, les banquiers de Wall Street Jacob Schiff (Kuhn. Loeb & Co.) et Cleveland Dodge, l'agent de change Bernard Baruch et de nombreux industriels, dont les propriétaires de l'International Larvester Company connu aussi sous le nom de ''Harvester Trust''). C'est le même Wilson qui exprima son opposition au "credit trust" des banquiers tout en fondant le système de la Federal Reserve (banque centrale), satisfaisant le double objectif de Wall Street d'internationaliser le dollar américain et de contrôler la création de la monnaie et du crédit aux États-Unis.16
Étant donné que Wilson était lui-même prisonnier des "trusts" qu'il avait publiquement attaqués, il était probablement inévitable que l'un de ses plus dévoués partisans se consacre au service de l'un des plus importants de ces conglomérats.
Guidé par le désir de voir l'ambitieux modèle d'ordre mondial de Wilson devenir réalité, Fosdick avait plaidé en faveur de l'implication américaine au sein de la Ligue des Nations en créant l'Association de la Ligue des Nations en 1923. En janvier 1924, il rendit visite à Woodrow Wilson, alors souffrant, en mal d'inspiration et de guidance. Il ne fut pas déçu, comme Gene Smith le relate dans When the Cheering Stopped (Lorsque les acclamations cessèrent) : Wilson dit à Fosdick qu'il était impensable que l'Amérique fasse obstacle au progrès humain ou qu'elle reste à l'écart car elle ne peut trahir l'espoir de l'espèce. Sa voix se brisa, devint rauque et il murmura que l'Amérique allait apporter son énergie spirituelle à la libération de l'espèce humaine. Celle-ci fera un pas en avant, un pas grandiose : l'Amérique ne pourrait par rester à la traîne. Fesdick était jeune et lorsqu'il se leva pour partir, il fit le serment au nom de la jeune génération qu'ils mèneraient à bien le travail commencé.17
Il est évident que ce testament que fit Wilson - il mourut un mois plus tard - renforça le zèle mondialiste de Fosdick. Absolument convaincu que la seule façon de garantir la paix dans le monde était d'établir une forme de gouvernement mondial et que seul le leadership des États-Unis pouvait en permettre l'avènement, Fosdick dévolut toute son énergie à essayer d'orienter l'opinion publique et celle de l'élite dans cette direction. En 1928, il publia The Old Savage in the New Civillization (Le vieux sauvage au sein de la nouvelle civilisation), qui avalisait les concepts de "conscience planétaire" et "d'intelligence collective." Il y soutenait que pour que les nations puissent coexister pacifiquement"... nous devons disposer d'un système centralisé, d'une procédure institutionnalisée, par laquelle nous pourrons déterminer des principes et des règles de vie commune... La revendication de la souveraineté absolue des États est devenue à notre époque la suprême anarchie." 18
Un élève de bonne volonté
Le meilleur atout de la croisade de Fosdick, menée dans le but de ramener les USA dans le schéma d'ordre mondial hérité de Wilson, allait être le très pieux, coupable et influençable John D. Rockefeller Junior. Bien qu'héritier désigné de la fortune de la Standard Qil, la nature impitoyable et la finesse du père manquèrent au fils. Fidèle aux préjugés de son père, Junior s'était affirmé en Républicain convaincu, rejetant à la fois Wilson et la Ligue des Nations, quoique les massacres de la première guerre mondiale l'eussent amené à flirter avec les idées de la coopération internationale. Il avait embrassé l'interconfessionalisme, participant au Mouvement Mondial Inter-églises qui avait cherché à combiner les ressources des confessions chrétiennes protestantes dans une tentative de "Christianisation du monde".
En Junior, Fosdick affirma avoir trouvé un "homme remarquable" "d'une grande sincérité, muni d'un vif sens des responsabilités" qui "cherchait à être convaincu et non soumis." D'une façon logique, convaincre Junior de rallier l'idéologie mondialiste devint l'un des buts de Fosdick.19
Bien qu'il ne l'admette pas dans ses mémoires, il fut très efficace à remodeler la vision du monde de Junior. La biographie servile de Junior qu'écrivit Fosdick suggère que l'internationalisme croissant de Rockefeller résultait uniquement d'un mélange inspiré par ses voyages de jeunesse autour du monde et par une "conscience religieuse de la bonté humaine et des liens qui unifient le monde." Pourtant, compte tenu du rôle de proche conseiller qui lia Fosdick à Junior des années vingt aux années quarante, on remarque une tendance évidente chez Junior, inexplicable par ailleurs, à mani-fester des sentiments internationalistes de plus en plus sophistiqués. Ainsi en vint-il à soutenir la
Ligue des Nations et à fonder le premier corps de l'establishment de l'Est des USA : le Council on Foreign Relations (CFR). Inexplicable uniquement si l'on ignore la connaissance tacite qu'avait Fosdick du caractère très malléable de Junior - "ses opinions étaient invariablement marquées par la tolérance, et l'inflexibilité ne faisait pas partie de son caractère" - et ainsi donc ouvert à ses suggestions20.
Les preuves de la conversion de Junior à l'idéologie de Fosdick abondent. L'une de ses initiatives pendant les années vingt fut la création de Maisons Internationales ouvertes aux étudiants étrangers des universités américaines, Junior y voyait "un laboratoire de relations humaines, un monde en miniature dans lequel une ambiance de camaraderie pouvait se développer." En 1924, lors d'un discours aux étudiants étrangers, Junior fit part de son espoir qu'un jour... plus personne ne parle de "son pays" mais de "notre monde".
Inévitablement, poussé par Fosdick, Junior devint plus prompt à soutenir la Ligue des Nations. Fosdick présenta Junior à Arthur Sweetser, un des quelques Américains travaillant encore au sein de la Ligue, qui motiva également son intérêt pour cette organisation mondiale. L'enjeu était clair, amener Junior qui gérait la Fondation Rockefeller à verser des subsides à l'organisme sanitaire de la Ligue et plus tard à faire don de 2 millions de dollars de ses fonds propres pour la création de la bibliothèque de la Ligue. Au cours des années vingt, il attribua également 1 200 dollars annuels au CFR, contrôlé alors par des supporters de Wilson et participa à hauteur de 50 000 dollars à l'établissement du même organisme dans ses nouveaux quartiers de l'immeuble Harold Pratt à New York.21
L'influence durable de l'internationalisme wilsonien de Fosdick est également évidente dans un courrier adressé par Junior en 1938 dans lequel il rit de nombreuses observations au sujet de l'impact des progrès technologiques et de l'interdépendance croissante. En effet, il y prédisait la fin de l'Etat-Nation et y retraçait le cours de l'évolution que ses fils s'efforceront de réaliser, telle une prophétie de leur propre prospérité :
Chaque jour passant, avec son lot de nouvelles inventions augmentant la rapidité des transports et faci1itant la communication, la coopération entre les hommes et les nations devient plus importante. Les nations sont rendues plus interdépendantes que jamais. Les aiguilles de l'horloge de l'histoire ne pourront plus faire marche arrière. L'ancien ordre mondial de l'isolement géographique, de l'autosuffisance personnelle et nationale est définitivement obsolète. Le futur de la civilisation humaine sera déterminé par le degré de succès de l'apprentissage de la coopération et du savoir vivre ensemble des hommes et des nations.22
L'adhésion de Junior à l'internationalisme de Fosdick culmina avec la décision prise à la fin 1946 de faire donation à la ville de New York du terrain accueillant le quartier général de la nouvelle ONU, toujours utilisé aujourd'hui. Mais on peut dire que l'héritage essentiel de Junior reste l'impact de son récent zèle mondialiste sur ses enfants. Son effet fut double : premièrement, il fit évoluer la philosophie philanthropique de son père qui employait la richesse familiale au changement de la société vers une intégration à une pléthore d'institutions et d'organisations qui donnèrent aux Rockefeller "une influence inégalée sur les affaires nationales"23, et deuxièmement il établit une croyance durable en l'idéologie de coopération et de gouvernance internationale de Fosdick, héritée de la vision qu'avait Woodrow Wilson de la Ligue des Nations.
Junior eut six enfants : une fille : Abby, et cinq fils : John, Nelson, Lawrance, Winthrop et David, dont quatre vont continuer à jouer un rôle essentiel dans l'avènement d'un Nouvel Ordre Mondial... et c'est vers eux que je me tournerai pour la suite de mon étude.
Au sujet de l'auteur:
Will Banyan, licencié ès lettres, diplômé en sciences de l'information, est un auteur spécialisé en économie politique de la mondialisation. Il a travaillé pour divers Etats et pour le gouvernement fédéral américain ainsi que pour plusieurs organisations internationales, comme plus récemment sur des objectifs mondiaux pour une société privée. Il travaille actuellement sur une histoire révisée du Nouvel Ordre Mondial et peut être contacté à : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] .
Traduction : David Dennery
Revue Nexus n°28
Tout au long du XXè siècle et jusqu'à nos jours, la famille Rockefeller, par sa politique de philanthropie et de pouvoir, a eu un rôle prépondérant dans l'avènement de ce qu'on nomme aujourd'hui le "Nouvel Ordre Mondial".
"Les visions des Rockefeller sur le Nouvel Ordre Mondial, de 1920 à 2002"
Les plus riches ont manifesté depuis longtemps la suffisance de considérer que leur vaste fortune et le pouvoir politique qu'elle entraîne, leur confèrent le droit de changer le monde. La maison Rothschild, par exemple, la plus puissante des dynasties de la banque du XIXè siècle, utilisa sa puissance et son influence sur la sphère politique à l'occasion de nombreuses tentatives (pas toujours heureuses) de remodeler le paysage politique européen dans le but d'empêcher le déclenchement de la guerre. Ce qui lui valut. dans certains milieux, une réputation de "pacifiste militante". "Ce que dit Rothschild est décisif", concédait un diplomate autrichien, "et il ne donnera pas d'argent pour la guerre."
L'attitude de cette famille fut encore mieux résumée par l'affirmation suivante présumée avoir été exprimée par la femme de Mayer Amschel Rothschild (1744-1812), fondateur de la dynastie: "La guerre n'aura pas lieu, mes fils n'en fourniront pas les moyens financiers." Il faut comprendre que les motivations des Rothschild à empêcher les hostilités étaient loin d'être désintéressées, la fortune et le pouvoir de la maison reposant sur la stabilité du marché obligataire international, il s'agissait d'une question de survie économique. "Vous ne pouvez avoir la plus petite idée de ce qui arriverait si nous avions la guerre, à Dieu ne plaise !", se lamentait un des fils de Mayer Amschel en 1830, "il serait impossible de vendre quoi que ce soit. "1 Les investissements ne sont acceptables que s'ils sont rentables. Aussi banale était la cupidité ainsi affichée.
Au cours du siècle dernier, cependant, la classe sociale des puissants a manifesté plus clairement sa volonté. En fait, l'utilisation de l'argent pour provoquer des changements globaux est alors devenue une noble entreprise, de celles qui suivent habituellement une épiphanie spirituelle, lorsque des décennies de collecte impitoyable de biens débouchent sur un désir soudain d'œuvrer pour le bien commun plutôt que sur une inclination au luxe.
Un pionnier célèbre de cette approche fut Andrew Carnegie (1835-1919), un des dits "barons-voleurs" de "l'âge doré" de la fin du XIXè siècle, alors que l'économie américaine était dominée par les "trusts", dont la compagnie Carnegie Steel. Après avoir vendu sa société au magnat J. P. Morgan en 1901, Carnegie dédia le reste de sa vie et de sa fortune à une croisade pour la paix dans le monde.
Aujourd'hui célébré comme le père de la philanthropie, Carnegie pensait que seule la minorité la plus riche avait prouvé sa capacité à changer la société et que la multitude devait être exclue de telles décisions. "La richesse aux mains de quelques-uns" écrit-il, "peut devenir une force bien plus efficace pour l'élévation de notre espèce que si elle est redistribuée en petites sommes au peuple. "2 C'est une logique similaire qui guide beaucoup des acteurs de la philanthropie sociale d'aujourd'hui, dont Ted Turner, Bill Gates et George Soros, qui consacrent leurs milliards aux causes "honorables" qui soutiennent leur propre vision d'une société mondiale "juste".
Cela nous amène naturellement à la famille Rockefeller, qui utilisa sa fortune, dont l'origine remonte au XIXè siècle, pour établir un réseau relationnel philanthropique qui eut une importante influence sur les politiques gouvernementales mises en œuvre sur la planète depuis près d'un siècle.
Ce fait est reconnu depuis longtemps par les spécialistes de la question du "Nouvel Ordre Mondial", qui estiment que les membres de la famille Rockefeller figurent parmi les acteurs clés, sinon les architectes et commanditaires, de ce qui est désigné comme un occulte complot destiné à établir un "Gouvernement Mondial" de nature dictatoriale.
En 1970, par exemple, Gary Allen déclarait dans son livre "The Rockefeller File" (Le dossier Rockefeller) : "l'objectif majeur des Rockefeller aujourd'hui est la création d'un Nouvel Ordre Mondial - un gouvernement unique contrôlant l'ensemble de l'humanité". Les chercheurs actuels dans le domaine ne sont pas moins affirmatifs sur la responsabilité des Rockefeller. Le très controversé David Icke les décrit comme une famille pivot au sein de la "hiérarchie de lignée génétique" qui s'efforce de mettre en œuvre "l'agenda de la fraternité" visant l'établissement d'un "contrôle centralisé de la planète". Sans les Rockefeller et leur "manipulation aux États-Unis et au-delà", écrit Icke, "il existerait une liberté bien plus grande aux USA et dans le monde en général".3
Que l'émergence d'un Nouvel Ordre Mondial soit le produit des décisions prises sur instructions de l'élite du pouvoir, dont font partie les Rockefeller, n'est pas ici discutable, dans la mesure où les preuves en sont considérables. Cependant, certaines questions clés demeurent floues, comme celle qui divise les "anti-mondialisation" sur la question de savoir si ce Nouvel Ordre découle d'un processus habile de renversement des souverainetés nationales (y compris les USA) par des institutions supranationales "socialistes", ou s'il s'agit d'un processus de "capitalisme corporatiste" multinational mené par les USA reléguant les organisations internationales au second plan.4
En examinant les projets spécifiques aux Rockefeller, on peut observer que pour l'élite dessinant le Nouvel Ordre, il ne s'agit pas de choisir entre les institutions mondiales et le marché mondial mais bel et bien d'une combinaison prudente des deux approches, pour laquelle les blocs régionaux servent de tremplins à l'assise d'un système autoritaire et mercantile de "gouvernance mondiale".
En fait, la famille Rockefeller s'est placée aux avant-postes de l'effort contracté dans le but de convaincre, de flatter et de coordonner l'action des gouvernements en soutien de son projet au cours de la plus grande partie du XXe siècle et ce, jusqu'à nos jours. En effet, les stratégies communément associées à la fois aux deux modèles "libéral" et "collectiviste" de gouvernance mondiale, c'est-à-dire le leadership américain, les Nations-Unies, le libre marché, le néolibéralisme, les institutions financières internationales, les
marchés de libre échange, le contrôle démographique, la réglementation environnementale mondiale, I'Alliance Atlantique et le fédéralisme que les Rockefeller ont soutenus depuis presqu'un siècle, l'ont été soit directement, soit par le biais de diverses organisations de conseil politique de l'élite qu'ils ont financées, fondées ou contrôlées.
Le propos de cet article est de préciser les origines et l'évolution de l'idéologie internationaliste des Rockefeller, depuis John D. Rockefeller Junior, à travers ses fils les plus influents : John D. III, Nelson, Lawrance et David - jusqu'à leur progéniture, couvrant la période de 1920 à nos jours.
John D. Rockefeller, Jr, et l'héritage de Woodrow Wilson
L'histoire de l'intérêt porté par les Rockefeller à l'internationalisme ne débute pas avec des spéculations hasardeuses sur leurs origines reptiliennes ou avec John D. Rockefeller Senior (1839-1937) - le patriarche incorruptible et fondateur de la Standard Oil, fondement du pouvoir de la dynastie, mais avec John D. Rockefeller, Junior (1874-1960), qui contrôla la fortune des Rockefeller pendant la première moitié du XXè siècle. Cela peut sembler contraire aux théories orthodoxes prévalentes et à certains récits plus distrayants, mais les Rockefeller n'ont pas souscrit à l'idéologie mondialiste avant l'époque de John D. Junior.
Malgré ses nombreux voyages en Europe et ses tentatives d'accaparer les marchés étrangers du pétrole (qui eurent pour résultat une scission avec les Rothschild à un certain moment), Rockefeller Senior avait montré peu d'intérêt pour les affaires internationales.
Hormis son immense fortune (équivalant à environ 200 milliards de dollars d'aujourd'hui), le seul autre héritage durable laissé à sa grande famille fut une philosophie et une philanthropie au service de son intérêt déclaré pour l'amélioration de l'humanité, et par extension le concept de Nouvel Ordre Mondial.
Le fondement de la philanthropie de Rockefeller Senior, selon son biographe Ron Chernow, était sa "foi mythique en l'idée que Dieu lui avait donné sa richesse pour le bénéfice de l'espèce humaine". Il était un fervent Baptiste et sa religion déterminait l'essentiel de sa philanthropie précoce. Il fut aussi influencé par l'argument de Carnegie selon lequel les riches devaient employer leur argent pour atténuer les tensions sociales résultant des inégalités croissantes, plutôt que laisser leurs héritiers le gaspiller à assurer un style de vie hédoniste.
Carnegie écrivit dans la North American Review (1889) que "celui qui meurt riche meurt disgracié". Inspiré par la devise de Camegie, Rockefeller s'engagea dans un programme philanthropique énergique bien qu'il évitât de faire des dons directement aux nécessiteux. Invoquant le besoin "d'abolir le mal en le détruisant à la source", il investit son argent dans les institutions éducatives en espérant que leurs diplômés "répandraient leur culture largement et sur de longues distances", Rockefeller ne souhaitait pas bouleverser la hiérarchie sociale, souscrivant au point de vue darwinien justifiant la situation de certains au début de la chaîne alimentaire par les défauts de personnalité et une "faiblesse du corps, de l'esprit ou du caractère, de la volonté ou du tempérament"- il pensait cependant développer par sa générosité les "fortes personnalités" nécessaires à une plus large redistribution des richesses"6. Pour lui, changer la façon de penser des gens plutôt que leur condition matérielle était le moyen le plus efficace.
Mais il existait derrière le développement de l'empire philanthropique des Rockefeller des calculs plus pragmatiques. Après l'acerbe histoire de la Standard Oil écrite par Ida Tarbeil dans le McClures Magazine en 1902, "il était obsédé par l'amélioration de son image publique. En institutionnalisant ses dons, il espérait "démontrer que les riches hommes d'affaires pouvaient honorablement se décharger du fardeau de leur richesse" tout en atténuant de futures investigations sur l'origine de sa fortune. L'autre raison qui émergea après que Woodrow \Vilson ait mis en œuvre l'impôt sur le revenu en 1913 fut que les dons à but philanthropique étaient défiscalisés. Ainsi, la création de la fondation Rockefeller en 1913 protégea la plus grosse part de sa fortune des taxes de succession. Cela préoccupait grandement Rockefeller qui s'opposa même à l'impôt sur le revenu de 6 % récemment adopté, déclarant "que lorsqu'un homme a amassé une somme d'argent, le gouvernement n'avait aucun droit de redistribuer ses gains".7
Au milieu des années 1890, Rockefeller se retira graduellement de la gestion publique de la Standard Oil tout en injectant une bonne part de sa fortune dans la fondation Rockefeller et dans d'autres œuvres caritatives. En 1915, il fit don du reste à son fils et héritier : Junior. A la différence de la sagacité et de la brutalité de son père, Junior était de caractère timide, tourmenté par le dégoût de soi-même et à l'évidence étouffé par le poids des attentes de son père en ce qui concernait la gestion des affaires de la famille et de ses investissements philanthropiques.
C'est dans le but de l'aider dans cette tache incommensurable que Junior engagea en 1920 le juriste Raymond B. Fosdick (1883- 1972) comme conseiller stratège clé.8
Le très convainquant Raymond B Fosdick
On peut s'étonner que le nom de Fosdick soit absent de la plupart des études portant sur le concept de Nouvel Ordre Mondial, dans la mesure où sa relation avec Junior est déterminante à la compréhension de la façon dont les Rockefeller y sont impliqués. Comme l'un des plus proches
confidents de Junior, aussi bien que comme administrateur (1921-1948) puis plus tard Président (1936-1948) de la fondation Rockefeller, Fosdick eut un rôle pivot. C'est lui qui pressa Junior d'embrasser la doctrine internationale libérale du Président Wilson. Il n'est pas surprenant que Fosdick ait été toute sa vie un supporter de Wilson, le reconnaissant lui-même lors d'une conférence donnée en 1956 à l'université de Chicago: "du premier jour de notre rencontre (Wilson) jusqu'à sa mort, ma profonde admiration et mon respect lui restèrent acquis". Il affirma également avoir formé avec lui "une longue et parfois proche collaboration" depuis 1903, lorsqu'il commença ses études à l'université de Princeton, alors que Wilson était Président.9
Cette première rencontre fut le début d'une longue et productive association et Wilson eut dans les années qui suivirent un rôle moins que passif dans la carrière de Fosdick. Lors de la campagne présidentielle de 1912. ce dernier fut engagé comme secrétaire et commissaire aux comptes du comité de la commission nationale du parti démocrate. Il occupa ensuite divers postes dans l'administration Wilson dont celle de président de la Commission on Training Camp Activities, à la fois dans les départements de la Navy et de la Défense. II accompagna Wilson à la conférence de paix de Paris de 1919 comme conseiller civil. A cette époque, il entretint également de proches relations avec l'énigmatique conseiller du Président, le colonel House.
À l'évidence, Fosdick eut alors une influence importante illustrée par la demande que lui fit Wilson d'accepter l'offre du secrétaire général de la Ligue des Nations, Sir Eric Drummond. concernant le poste de sous-secrétaire. En bon supporter de la Ligue, il accepta avec enthousiasme et prit ses fonctions en juillet 1919. Ce fut une avancée importante qui fit de lui un des deux sous-secrétaires de la Ligue (l'autre était le technocrate français Jean Monnet, futur fondateur de la Communauté Européenne), ainsi que l'Américain le plus haut placé au sein de l'organisation.10
Mais la réalisation des rêves de Fosdick devait être écourtée par l'opposition du Sénat à l'adhésion américaine à la Ligue des Nations qui atteignit son paroxysme avec les tentatives persistantes du sénateur Henry Cabot Lodge d'américaniser l'organisation internationale cette même année. Bien qu'il soit persuadé que les prises de position de Lodge résultaient d'un "degré d'immaturité de nos idées et de notre pensée". Fosdick savait que la controverse avait rendu sa position intenable, le poussant à démissionner en janvier 1920. Se déclarant lui-même soulagé d'un "fardeau lourd de silence", Fosdick, amer et déçu, était résolu à "dire ses convictions au monde entier". Réaliser la vision de Wilson d'un Nouvel Ordre Mondial devint alors son obsession.11
À ce point de développement de notre exposé, il est important de revoir ce que signifiait la vision originale de Wilson d'un Nouvel Ordre Mondial.
Trois composantes essentielles l'animaient :
- La première et la plus connue était la Ligue des Nations, conçue par le Président comme une "communauté de pouvoir" et une "paix commune organisée", l'organisation servant de forum permettant d'arbitrer les conflits territoriaux et détenant le pouvoir de renforcer ces résolutions. Selon Henry Kissinger, cette vision audacieuse "traduite institutionnellement revenait à un gouvernement mondial".12
- La seconde était l'idée de libre marché commercial international défendue par Wilson, comprenant parmi les Quatorze Points de sa doctrine l'exigence d'un total "égalitarisme du marché" et d'une "suppression de l'ensemble des barrières économiques". Wilson tentait de réaliser la doctrine britannique du libre marché, défendue au XIXè siècle par des économistes comme Richard Cobden et "l'école de Manchester", qui favoriserait l'avènement d'un monde unifié par les liens commerciaux dont toute guerre serait bannie. Mais Wilson considérait également que l'industrie américaine s'était "développée à un point exigeant pour sa survie un libre accès aux divers marchés de la planète". Enraciner le libre marché par un traité mondial, raisonnait-il, sauvegarderait les producteurs américains.13
- Troisièmement, Wilson était un supporter de l'intégration transnationale, à la fois aux niveaux économique et politique. Ceci apparaissait dans sa proposition avortée du "Pan-American Pact" de 1914-2015 dont le propos, selon son conseiller, le colonel House, était de "souder les deux continents américains au sein d'une union plus forte". Wilson et House pensaient aussi que le Pan-American Pact servirait de modèle à l'organisation politique de
l'Europe. puis du monde.14
- Quatrièmement. Wilson pensait que les USA devaient assumer le rôle de leader mondial auquel ils étaient destinés "et étendre leur suprématie sur les autres nations pour garantir la paix et la justice partout dans le monde".15
L'évocation faite ici de "la paix et la justice" doit être bien sûr envisagée avec la vigilance que mérite toute rhétorique politique, spécialement aux vues des nombreux paradoxes qui ont jalonné la carrière politique de Wilson. Après tout, c'est bien lui qui mena campagne pour la présidentielle de 1911-1912 soutenant qu'il resterait ferme face aux "maîtres du gouvernement des États-Unis... que sont les capitalistes et les industriels." Pourtant il dépendait lourdement de ces mêmes "maîtres du gouvernement", compte tenu que le tiers du financement de sa campagne était assumé par seulement 40 personnes. Parmi eux, les banquiers de Wall Street Jacob Schiff (Kuhn. Loeb & Co.) et Cleveland Dodge, l'agent de change Bernard Baruch et de nombreux industriels, dont les propriétaires de l'International Larvester Company connu aussi sous le nom de ''Harvester Trust''). C'est le même Wilson qui exprima son opposition au "credit trust" des banquiers tout en fondant le système de la Federal Reserve (banque centrale), satisfaisant le double objectif de Wall Street d'internationaliser le dollar américain et de contrôler la création de la monnaie et du crédit aux États-Unis.16
Étant donné que Wilson était lui-même prisonnier des "trusts" qu'il avait publiquement attaqués, il était probablement inévitable que l'un de ses plus dévoués partisans se consacre au service de l'un des plus importants de ces conglomérats.
Guidé par le désir de voir l'ambitieux modèle d'ordre mondial de Wilson devenir réalité, Fosdick avait plaidé en faveur de l'implication américaine au sein de la Ligue des Nations en créant l'Association de la Ligue des Nations en 1923. En janvier 1924, il rendit visite à Woodrow Wilson, alors souffrant, en mal d'inspiration et de guidance. Il ne fut pas déçu, comme Gene Smith le relate dans When the Cheering Stopped (Lorsque les acclamations cessèrent) : Wilson dit à Fosdick qu'il était impensable que l'Amérique fasse obstacle au progrès humain ou qu'elle reste à l'écart car elle ne peut trahir l'espoir de l'espèce. Sa voix se brisa, devint rauque et il murmura que l'Amérique allait apporter son énergie spirituelle à la libération de l'espèce humaine. Celle-ci fera un pas en avant, un pas grandiose : l'Amérique ne pourrait par rester à la traîne. Fesdick était jeune et lorsqu'il se leva pour partir, il fit le serment au nom de la jeune génération qu'ils mèneraient à bien le travail commencé.17
Il est évident que ce testament que fit Wilson - il mourut un mois plus tard - renforça le zèle mondialiste de Fosdick. Absolument convaincu que la seule façon de garantir la paix dans le monde était d'établir une forme de gouvernement mondial et que seul le leadership des États-Unis pouvait en permettre l'avènement, Fosdick dévolut toute son énergie à essayer d'orienter l'opinion publique et celle de l'élite dans cette direction. En 1928, il publia The Old Savage in the New Civillization (Le vieux sauvage au sein de la nouvelle civilisation), qui avalisait les concepts de "conscience planétaire" et "d'intelligence collective." Il y soutenait que pour que les nations puissent coexister pacifiquement"... nous devons disposer d'un système centralisé, d'une procédure institutionnalisée, par laquelle nous pourrons déterminer des principes et des règles de vie commune... La revendication de la souveraineté absolue des États est devenue à notre époque la suprême anarchie." 18
Un élève de bonne volonté
Le meilleur atout de la croisade de Fosdick, menée dans le but de ramener les USA dans le schéma d'ordre mondial hérité de Wilson, allait être le très pieux, coupable et influençable John D. Rockefeller Junior. Bien qu'héritier désigné de la fortune de la Standard Qil, la nature impitoyable et la finesse du père manquèrent au fils. Fidèle aux préjugés de son père, Junior s'était affirmé en Républicain convaincu, rejetant à la fois Wilson et la Ligue des Nations, quoique les massacres de la première guerre mondiale l'eussent amené à flirter avec les idées de la coopération internationale. Il avait embrassé l'interconfessionalisme, participant au Mouvement Mondial Inter-églises qui avait cherché à combiner les ressources des confessions chrétiennes protestantes dans une tentative de "Christianisation du monde".
En Junior, Fosdick affirma avoir trouvé un "homme remarquable" "d'une grande sincérité, muni d'un vif sens des responsabilités" qui "cherchait à être convaincu et non soumis." D'une façon logique, convaincre Junior de rallier l'idéologie mondialiste devint l'un des buts de Fosdick.19
Bien qu'il ne l'admette pas dans ses mémoires, il fut très efficace à remodeler la vision du monde de Junior. La biographie servile de Junior qu'écrivit Fosdick suggère que l'internationalisme croissant de Rockefeller résultait uniquement d'un mélange inspiré par ses voyages de jeunesse autour du monde et par une "conscience religieuse de la bonté humaine et des liens qui unifient le monde." Pourtant, compte tenu du rôle de proche conseiller qui lia Fosdick à Junior des années vingt aux années quarante, on remarque une tendance évidente chez Junior, inexplicable par ailleurs, à mani-fester des sentiments internationalistes de plus en plus sophistiqués. Ainsi en vint-il à soutenir la
Ligue des Nations et à fonder le premier corps de l'establishment de l'Est des USA : le Council on Foreign Relations (CFR). Inexplicable uniquement si l'on ignore la connaissance tacite qu'avait Fosdick du caractère très malléable de Junior - "ses opinions étaient invariablement marquées par la tolérance, et l'inflexibilité ne faisait pas partie de son caractère" - et ainsi donc ouvert à ses suggestions20.
Les preuves de la conversion de Junior à l'idéologie de Fosdick abondent. L'une de ses initiatives pendant les années vingt fut la création de Maisons Internationales ouvertes aux étudiants étrangers des universités américaines, Junior y voyait "un laboratoire de relations humaines, un monde en miniature dans lequel une ambiance de camaraderie pouvait se développer." En 1924, lors d'un discours aux étudiants étrangers, Junior fit part de son espoir qu'un jour... plus personne ne parle de "son pays" mais de "notre monde".
Inévitablement, poussé par Fosdick, Junior devint plus prompt à soutenir la Ligue des Nations. Fosdick présenta Junior à Arthur Sweetser, un des quelques Américains travaillant encore au sein de la Ligue, qui motiva également son intérêt pour cette organisation mondiale. L'enjeu était clair, amener Junior qui gérait la Fondation Rockefeller à verser des subsides à l'organisme sanitaire de la Ligue et plus tard à faire don de 2 millions de dollars de ses fonds propres pour la création de la bibliothèque de la Ligue. Au cours des années vingt, il attribua également 1 200 dollars annuels au CFR, contrôlé alors par des supporters de Wilson et participa à hauteur de 50 000 dollars à l'établissement du même organisme dans ses nouveaux quartiers de l'immeuble Harold Pratt à New York.21
L'influence durable de l'internationalisme wilsonien de Fosdick est également évidente dans un courrier adressé par Junior en 1938 dans lequel il rit de nombreuses observations au sujet de l'impact des progrès technologiques et de l'interdépendance croissante. En effet, il y prédisait la fin de l'Etat-Nation et y retraçait le cours de l'évolution que ses fils s'efforceront de réaliser, telle une prophétie de leur propre prospérité :
Chaque jour passant, avec son lot de nouvelles inventions augmentant la rapidité des transports et faci1itant la communication, la coopération entre les hommes et les nations devient plus importante. Les nations sont rendues plus interdépendantes que jamais. Les aiguilles de l'horloge de l'histoire ne pourront plus faire marche arrière. L'ancien ordre mondial de l'isolement géographique, de l'autosuffisance personnelle et nationale est définitivement obsolète. Le futur de la civilisation humaine sera déterminé par le degré de succès de l'apprentissage de la coopération et du savoir vivre ensemble des hommes et des nations.22
L'adhésion de Junior à l'internationalisme de Fosdick culmina avec la décision prise à la fin 1946 de faire donation à la ville de New York du terrain accueillant le quartier général de la nouvelle ONU, toujours utilisé aujourd'hui. Mais on peut dire que l'héritage essentiel de Junior reste l'impact de son récent zèle mondialiste sur ses enfants. Son effet fut double : premièrement, il fit évoluer la philosophie philanthropique de son père qui employait la richesse familiale au changement de la société vers une intégration à une pléthore d'institutions et d'organisations qui donnèrent aux Rockefeller "une influence inégalée sur les affaires nationales"23, et deuxièmement il établit une croyance durable en l'idéologie de coopération et de gouvernance internationale de Fosdick, héritée de la vision qu'avait Woodrow Wilson de la Ligue des Nations.
Junior eut six enfants : une fille : Abby, et cinq fils : John, Nelson, Lawrance, Winthrop et David, dont quatre vont continuer à jouer un rôle essentiel dans l'avènement d'un Nouvel Ordre Mondial... et c'est vers eux que je me tournerai pour la suite de mon étude.
Au sujet de l'auteur:
Will Banyan, licencié ès lettres, diplômé en sciences de l'information, est un auteur spécialisé en économie politique de la mondialisation. Il a travaillé pour divers Etats et pour le gouvernement fédéral américain ainsi que pour plusieurs organisations internationales, comme plus récemment sur des objectifs mondiaux pour une société privée. Il travaille actuellement sur une histoire révisée du Nouvel Ordre Mondial et peut être contacté à : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] .
Traduction : David Dennery
Revue Nexus n°28
Dernière édition par MichelT le Lun 22 Aoû 2011 - 16:36, édité 1 fois
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
Re: Les visions des Rockefeller sur le Nouvel Ordre Mondial
2eme partie
Assoiffé de pouvoir, Nelson Rockefeller, second fils de John D. Rockefeller Junior, avait établi pour le Nouvel Ordre Mondial un plan qui rendrait les États Nations obsolètes.
Nelson A. Rockefeller, le "publiciste" (1908-1979)
Dans les années quarante et cinquante, l'élite américaine au pouvoir concevait de grandes ambi-tions pour les cinq fils de John D. Rockefeller Ju-nior. (Pour illustrer les préjugés de l'époque, sa fille Abby fut exclue de ces délibérations.) Des livres, comme par exemple le bel exercice de brosse à reluire d'Alex Morris : Those Rockefeller Bro-thers : An Informal Biography of Five Extraordina-ry Young Men (1953), spéculèrent ouvertement sur la façon dont la progéniture de Junior ferait évoluer l'œuvre philanthropique de la famille. Certaines se vérifièrent exactes. John D. III et Laurance semblèrent tous deux enclins à endosser ce style de vie patricien trempé de philanthropie, tout en tentant d'influer sur la politique gouvernementale depuis les coulisses.
David, bien sûr, le prit de beaucoup plus haut, en conciliant cela avec une carrière de banquier, alors que Winthrop prit le chemin opposé, touchant un peu aux affaires puis exerçant comme gouverneur de l'Arkansas, poste relativement obscur du paysage politique américain.
Ce fut Nelson, second de la fratrie, qui brisa le moule de façon décisive. Contrastant avec ses frères plus réservés et en désaccord avec les at-tentes familiales, Nelson entreprit énergiquement une carrière qui le propulsa aux plus hauts niveaux du gouvernement, d'abord comme officiel puis comme homme politique.
C'était inévitable et à la mesure de sa personnalité dominante au sein de cette nouvelle génération. Il était extraverti et semblait immunisé contre les restrictions et interdits puritains de son père. Nelson possédait également un vaste appétit de pouvoir mais déviait des traditionnels efforts de la famille à calmer les craintes populaires concernant le pouvoir des Rockefeller en gardant un profil bas, et cherchait à être largement connu comme puissant personnage.
Ce fut donc Nelson qui éclipsa l'aîné, John D. III, pour prendre une position centrale dans la conduite des affaires de la famille, décidé à contrôler le réseau philanthropique. Ainsi, après une carrière erratique et peu satisfaisante au gouvernement, il tenta maladroitement de gagner le poste suprême : la Maison Blanche.
Ainsi, pour Nelson, le mérite se mêla à la frustration et le prix qu'il paya fut élevé ainsi que le dommage subi par le nom de la famille. Même David finit par voir en lui, non plus " un héros qui ne pouvait se tromper, mais un homme prêt à sacrifier presque tout à son ambition démesurée ".24
DU TECHNOCRATE AU POLITICIEN
Spéculant sans réserve sur le nom des Rockefel1er, Nelson ouvrit les portes qui lui permirent de poursuivre une carrière variée au sein du gouverne-ment, aux affaires étrangères dans les administrations Roosevelt, Truman et Eisenhower, bien que son passé ne se caractérisât pas par un sens aigu de la diplomatie.
Sous la présidence de Franklin D. Roosevelt, il remplit les fonctions de coordinateur du bureau des affaires Inter-Amériques (1940-44), celle de président de la commission Inter-Amérique (1940-47) et de sous-secrétaire d'État pour l'Amérique Latine (1944-45). Sa bonne fortune s'effrita avec Harry Truman qui démit Nelson du Département d'État, apparemment à la demande insistante du nouveau secrétaire d'Etat Dean Acheson qui supportait mal ses efforts fructueux à établir un courant de sympathie pour l'Argentine au sein des Nations Unies. C'est un Nelson assagi qui se retira dans la philanthropie, accepta uniquement les appointements symboliques de président de l'international Deve-lopment Board (1950-51).
Sous Dwight Eisenhower, son étoile brilla à nouveau et il occupa le poste d'assistant aux affaires étrangères du Président (1954-55), puis se retrouva à la tête du " Forty Committee " chargé de superviser les opérations secrètes de la CIA. Il avait été à deux doigts d'obtenir une position supérieure au ministère de la défense. Mais une opposition conjointe des autres membres du cabinet présidentiel avait pu convaincre - avec raison - Eisenhower de son intention d'augmenter drastiquement le budget de la défense, provoquant la fin abrupte de sa carrière publique.
Ces expériences furent néanmoins salutaires à son ambition. Ses relations houleuses avec l'establishment technocratique, qui fit à l'évidence une allergie à son intrusion dans sa sphère, ouvrirent son appétit pour un pouvoir politique plus important. Nelson ne se satisfaisait pas d'opérer depuis les coulisses comme le faisaient ses frères et ne pouvait envisager de continuer à subir les humiliations inhérentes aux postes de fonctionnaire moyen.
D'après l'auteur Stewart Alsop, Nelson réalisa finalement " qu'il n'y avait qu'une seule façon pour un homme très riche comme lui d'obtenir ce qu'il avait toujours recherché - le vrai pouvoir et la véritable autorité politique "25. Pour lui, cet ultime but était représenté par la présidence des États-Unis.
En 1958, s'appuyant sur son vaste héritage, il lança sa carrière politique, battant W. Averell Harri-man à l'issue du " combat des millionnaires " et devint Gouverneur de l'État de New-York, un poste qu'il garda jusqu'en 1973. Comptant sur cette position pour lui servir de tremplin vers la présidence, Nelson fit campagne pour obtenir la représentation des Républicains en 1960, 1964 et 1968, mais échoua trois fois, dont deux contre Richard Nixon.
Ironiquement, ce fut à la suite de la démission de ce dernier lors du Water Gate qu'il réussit finalement à entrer à la Maison Blanche, mais comme Vice-Président d'un Président de transition, Gerald Ford. La survie de Ford à deux tentatives d'assassinat signifie qu'il fut deux fois à un cil d'accéder à la présidence, sans jamais y parvenir. Si près et pourtant jusqu'ici... il n'est pas de mystère quant à la réponse sèche que donnait Nelson, à la fin de sa vie, à la question de savoir ce qu'il aurait souhaité le plus réaliser : " être Président " 27.
INTERNATIONALISME OU IMPERIALISME
Il existe deux interprétations concurrentes concernant la vision des affaires étrangères qu'entretint Nelson Rockefeller tout au long de sa carrière politique. La première lui attribue une perception ultra-conservationniste et anticommuniste qui lui valut de la part de quelques journalistes le sobriquet de " guerrier le plus froid de tous ". Elle voit en lui un impérialiste et militariste qui pensait que les USA devaient " réagir agressivement à tout événement dans le monde qui menace les intérêts propres au pays " (Chapman). Les dé-fenseurs de cette perception s'appuient sur " l'ambition nécrophile " de Nelson (Fitch) de pourvoir chaque foyer américain d'un abri antiatomique, sur son appel à l'augmentation de 10 % du budget de la défense en 1960, sur ses reproches adressés à Eisenhower d'avoir laissé l'Union Soviétique dépasser les USA lors de la fameuse (mais illusoire) course à l'armement des missiles inter-continentaux et sur son apparente absence de scrupules à utiliser l'arme nucléaire contre l'insurrection communiste.28
La seconde interprétation, de façon contrastée, présente Nelson comme un " leader dans la campagne qui vise à noyer la souveraineté américaine sous l'hégémonie d'un super-État mondial ".29 "
3Je pense que Nelson Rockefeller a clairement été engagé pour essayer de réduire les USA à une partie d'un gouvernement mondial socialiste " déclarait en 1958 Robert Welch, fondateur de la John Birch Society.30 On dépeint ici en Nelson un supporter insidieux d'un complot ourdi par la classe dominante et visant à utiliser le communisme pour subvertir la souveraineté des USA et des autres pays du " monde libre ".
Mais ces théories aussi caricaturales échouent à cerner la véritable nature de la stratégie de Nelson à l'égard de l'ordre du monde. Celle-ci cherchait sur le court terme à assurer à l'Amérique une suprématie militaire garantissant la victoire sur le communisme soviétique et envisageait à long terme que les USA emploient leur statut de superpuissance à dessiner un " nouvel ordre mondial " basé sur un fédéralisme planétaire organisé autour de blocs régionaux et le libre échange commercial entre les nations.
Les influences qui fondèrent la politique étrangère de Nelson furent nombreuses, débutant avec celle de son père et de Fosdick et continuant au travers de la pléthore de conseillers politiques en relations internationales qu'il employa. Mais il est essentiel de tenir compte des diverses origines de chaque approche.
Concernant sa véhémente conception anticommuniste du court terme, on découvre une surprenante source. Après son départ peu inspirant de l'administration Eisenhower en 1955, Nelson a employé le Dr Henry Kissinger, partisan à la pointe de la Realpolitik et étoile montante de l'establishment. Ce dernier est large-ment considéré comme adepte d'un gouvernement mondial mais cette assertion résulte de façon primaire d'une analyse grossière pêchant par association déductive hâtive de son appartenance au CFR (Council of Foreign Relations) comme preuve de cette tendance. Il n'y a aucun doute sur le caractère détestable, au mieux égoïste, fourbe et opportuniste de sa personnalité31, mais il n'a jamais été partisan d'un gouvernement mondial.
Par exemple, dans son premier livre issu de son activité au CFR, Nuclear Weapons and Foreign Policv, Kissinger rejette explicitement l'option du gouvernement mondial en la qualifiant de " guère réaliste ", ajoutant qu'il ne pouvait y avoir d'échappatoire aux responsabilités de l'âge du thermonucléaire par l'établissement d'une autorité supranational ".32
Malgré cela, Kissinger était utile à Nelson, fournissant un support consistant à ses fantasmes anticommunistes belliqueux. D'après Joseph Persico, auteur de ses discours depuis quelques années, "la solide conception qu'avait Kissinger d'un monde maintenu par l'équilibre des pouvoirs convenait parfaitement à Nelson ".33 Mais l'influence qu'eut Kissinger ne doit pas être surestimée. D'une part, son adhésion au principe de l'équilibre de la terreur résultait de son anticommunisme instinctif qui stigmatisait le bloc soviétique comme menace première pour l'Amérique. C'est donc cet équilibre de la terreur à l'œuvre de cette époque et par conséquent les vues froides de Kissinger qui convenaient à Nelson.
Cependant, dans une perspective à long terme. Nelson était incontestablement un internationaliste libéral Wilsonien, couleur qu'il avait déjà manifestée de façon intermittente depuis 1940. Par exemple. il joua un rôle décisif, à travers la controverse générée par la pression qu'il exerça en faveur de l'adhésion de l'Argentine aux Nations Unies, dans l'adoption de l'article 51 (autorisant les alliances inter-étatiques dans le cadre d'une riposte à une agression) dans la charte des Nations Unies.34 Mais dans le même temps, mécontent de la présence soviétique dans l'organisation internationale et déterminé à " purifier l'Amérique Centrale et Latine de toute " influence commerciale étrangère ", Nelson était un ardent supporter des blocs régionaux, particulièrement dans la perspective d'un hémisphère occiden-tal unifié sous la houlette des USA ".
Durant la présidence Eisenhower, Nelson fut un des plus féroces défenseurs du concept d'Union Atlantique, en dépit de l'opposition patronnée par le secrétaire d'Etat John Foster Dulles qui qualifiait l'idée de " prématurée ".36
C'est aussi dans cette période de la fin des années quarante, début des années cinquante, que Nelson, en soutien de son objectif d'encourager l'avènement d'un hémisphère occidental unifié - ou, plus précisément de la domination économique américaine sur l'Amérique Latine - créa I'American International Association for Economic and Social Development (AIA) et l'Interna-tional Basic Economy corpo-ration (IBEC). L'AIA était ostensiblement destinée à promouvoir le développement économique de l'Amé-rique Latine et à combattre " la pauvreté, la maladie et l'illettrisme ", tandis que I'IBEC était censée encourager l'investissement financier.
Président fondateur des deux institutions, Nelson les conçut na-turellement pour servir son objectif de développement. Mais en vérité, il était guidé par le but moins élevé de rompre les barrières nationales s'opposant à la pénétration des sociétés américaines en relation avec le glissement de la fortune Rockefeller du secteur pétrolier vers ceux de la banque internationale et de l'investissement dans le Tiers-Monde.37
Lorsqu'il décrivait les activités de l'AIA et de l'IBEC, il employait une terminologie retrouvée ensuite dans la bouche des adeptes de la mondialisation. " Aujourd'hui ", statuait-il à la fin des années quarante, le capital doit aller là où il peut produire le plus de biens, rendre les meilleurs services, rencontrer les besoins les plus pressants des gens. " Au sujet des actions menées par I'IBEC en Amérique Latine, Nelson faisait remarquer qu'en raison des " gros problèmes " auxquels est confronté " notre mode de vie ", il était essentiel qu'elles démontrent " que les entreprises américaines peuvent... aider à les résoudre, au bénéfice de notre vie quotidienne et de notre position dans le monde des affaires ". Il déclarait que les USA avaient besoin de maîtriser de tels problèmes " s'ils souhaitent que leur système survive ".38
De l'ensemble de cette rhétorique de l'aide destinée aux peu-ples, au final, ce qui restait primordial aux yeux de Nelson était de protéger et d'étendre "notre système".
TROIS SOURCES D'INSPIRATION
Afin de comprendre la plus définitive des expressions de l'internationalisme libéral de Nelson, il est nécessaire d'examiner sa carrière de candidat à la Présidence, du milieu des années cin-quante jusqu'à 1973. On peut noter alors, qu'à l'instar de l'influence qu'eut Fosdick sur son père, au moins trois sources d'inspiration guida la vision de Nelson durant cette période.
- La première fut le rapport de 1959 émanant du Rockefeller Brothers Fund, Prospect for America. Epaulé par Da-vid, Laurance, Winthrop et l'argent de la famille, Nelson avait mobilisé près d'une centaine de membres de l'establishment de la côte Est pour participer à ce projet spécialement conçu pour ses campagnes présidentielles. Les participants étaient divisés en six groupes : trois se focalisaient sur les sujets de démocratie intérieure, l'éducation et l'art contemporain alors que les trois autres s'intéressaient à la défense, la politique étrangère américaine, le commerce international et le développement économique.
Nelson donnait largement dans ce rapport des recommandations détaillées pour établir le leadership des USA lors de la mise en place des accords économiques régionaux, des principes fondant le commerce international et dans la consolidation des institutions internationales.
Les conseils politiques du Prospect for America renforçaient le consensus wilsonien internationaliste libéral de l'establishment, recommandant à l'Amérique de se fixer pour objectif d'établir " un monde de paix, basé sur diverses entités politiques membres d'une communauté unifiée ", s'agissant pour elle de saisir alors " l'opportunité de façonner un nouvel ordre mondial ". Celui-ci consisterait en l'existence " d'institutions régionales subordonnées à une organisation internationale dont l'autorité croîtrait - conçue de sorte à posséder la capacité de traiter les problèmes que les États nations seraient de moins en moins en mesure de résoudre seuls ".
Pour accélérer le programme concernant le libre échange, le rapport arguait que les USA devaient encourager la formation de " systèmes d'accords commerciaux régionaux partout dans le monde libre ", dont un " marché commun de l'hémisphère occidental " comprenant les Amériques du Nord, Centrale et du Sud. Le document avait également loué les Nations Unies comme " élément constitutif de notre conviction que les problèmes d'impact mondial devaient être traités par des ins-titutions d'envergure internationale. "39
- La deuxième source d'influence, moins connue, s'incarnait en la personne de Emmet John Hugues (1920-1982). C'était l'auteur des discours d'Eisenhower, conseiller supérieur en relations publiques au Rockefeller Brothers Fund (1960-63), et le chef de campagne de Nelson en 1968. Hughes est décrit par certains récits, non comme une personnalité de premier rang mais comme l'un des " hommes de confiance " les plus proches de Nelson, exerçant comme " idéologue en chef" ou comme " théoricien de campagne " à l'occasion de ses campagnes présidentielles manquées.40
C'était également un internationaliste libéral. Dans son livre de mémoires de l'époque passée au service d'Eisenhower, The Ordeal of Power (1963), il se vantait d'avoir inséré dans les discours d'Eisenhower les expressions de "support américain au droit international, les Nations Unies, désarmement et réorientation des efforts en direction d'un allégement de la pauvreté dans le monde " - Vision révélée également dans le discours " The Chance for Peace " prononcé par Eisenhower le 16 avril 1953, au cours duquel il exhortait les Américains à soutenir un programme réunissant " toutes les nations " dans l'allocation des capitaux économisés par le désarmement à un " fonds pour l'aide et la reconstruction du monde ".41
- La troisième source d'influence était représentée par un proche ami et conseiller, Adolf Berle (1895-l97l), dont l'action se solda par d'importantes contributions à l'idéologie de l'internationalisme de Nelson. A la fin des années quarante, sa vision de la guerre froide comprenait la création d'une "politique de bon voisinage organisant les relations communautaires des nations libérales" pour s'opposer à l'URSS. Il s'opposa à l'OTAN arguant que " le langage des alliances militaires était dépassé ", et soutint à la place le principe de sécurité collective assumé par les Nations Unies. Berle croyait aussi dans les vertus de l'intégration internationale économique, mises en exergue dans son livre paru en 1954, The 20th Century Capitalist Revolution, qui soutenait l'idée d'une dynamique économique capitaliste rendant obsolète l'entité Etat-Nation.
Il participa également au projet Prospect for America, établissant les lignes de recherche des divers groupes de travail et insista sur le besoin de développer " une philosophie partagée " pour les affaires étrangères. De plus, Berle collabora avec Kissinger à l'écriture du rapport final, et sa marque peut être perçue dans les sections les plus franchement favorables aux institutions supra-nationales et à l'intégration économique internationale.42"
LE "NOUVEL ORDRE MONDIAL" DE NELSON ROCKEFELLER
Ces diverses influences constituèrent dans les faits une version légèrement mise à jour du modèle d'ordre mondial édicté par le binôme Wilson-Fosdick qui comprenait déjà les notions de libre marché, d'institutions supra-nationales, de suprématie américaine et de défaite du communisme. Nelson souscrivit volontairement et d'une faon répétée, à ce leitmotiv politique au long de sa course pour la Maison Blanche. L'idée que le changement mondial, en particulier en termes d'interdépendance économique, rendant le concept d'État Nation redondant, se trouvait au centre du credo Nelsonien.
Dès 1951, il utilisa le terme "d'interdé-pendance " pour caractériser les relations économiques entre l'Occident et les pays en voie de développement.43 Mais ce fut dans son essai Foreign Affairs, en 1960, qu'il déclara penser que " le fait essentiel de notre temps était la désintégration du système politique hérité du XIXe siècle..., la grande idée de cette époque étant celle de monde non pas en com-pétition mais en coopération ".44
De la même façon, au cours de ses conférences sur le fédéralisme à l'université d'Harvard en 1962, il affirmait :
Aucune nation ne peut aujourd'hui défendre sa liberté ou satisfaire les besoins de sa population depuis l'intérieur de ses frontières et par ses seules ressources propres,... 1'État Nation, comme entité séparée, menace, à bien des titres, de devenir aussi anachronique que l'État Cité des Grecques antiques...45
Nelson soutenait que l'État Nation devenait de moins en moins compétent pour assurer ses rôles politiques internationaux, les structures de l'ordre international prévalantes avaient volé en éclat laissant un vide politique historique ".46 L'ancien ordre mondial basé sur l'équilibre des pouvoirs du XIXe siècle n'était plus alors que les " relations internationales étaient devenues véritablement planétaires " - ceci exigeait la définition d'un "nouveau concept de relations entre les pays " sous forme d'un "cadre dans lequel les aspirations de l'humanité puissent être satisfaites pacifiquement... "47
Simultanément, Nelson critiquait le rôle joué par les Nations Unies, estimant qu'elles " n'avaient et n'étaient pas capables de mettre en place le nouvel ordre mondial que les événements exigeaient de façon irrésistible ". Il reprochait à l'Union Soviétique et à ses alliés d'avoir affaibli les Nations Unies. Il affirmait que le bloc communiste était dévolu à "la manipulation du processus démocratique des Nations Unies d'une façon suffisamment astucieuse et déterminée pour contrecarrer leur rôle et leur pou-voir ". Mais la menace représentée par le bloc communiste allait au-delà des dommages aux Nations Unies et attentait à la réalisation de ses propres "cruels desseins... regardant l'ordre mondial ". Les communistes avaient " pris nos mots, nos appa-rences, nos propres symboles d'aspirations et d'espoirs et, … les avaient corrompus, trompés et trahis au profit de leur quête pour la domination du monde ".48
Cependant, au cours des primaires de la présidentielle de 1968, Nelson était moins pessimiste au sujet des Nations Unies, maintenant que l'organisation internationale n'était pas en panne. " En complément, affirmait-il lors d'un dîner de soutien du parti républicain, les données recueillies montrent que la force des Nations Unies a grandi..." La question était cependant ambiguë : " Jusqu'à quel point les Nations Unies sont-elles propres à servir l'intérêt des USA, et comment peuvent-elles effectivement favoriser un ordre mondial plus stable... ?" La réponse de Nelson : assurance de la prise en compte de ces deux aspects du sujet. Bien que les USA ne pussent espérer contrôler l'organisation totalement, celle-ci pourrait agir dans " l'intérêt na-tional " américain (code habituel pour définir l'intérêt du monde des affaires) en maintenant un ordre mondial qui emploie les ressources d'autres Etats membres. Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies, disait-il, " ont constitué une contribution vitale en faveur de la construction d'un ordre mondial plus stable " et ont réalisé " multilatéralement ce que les USA auraient dû réaliser eux-mêmes à un coût bien supérieur ". Les interventions menées par les Nations Unies étaient souvent " le meilleur moyen de contrôler les crises dangereuses ". alors que les "actions unilatérales " comme le Vietnam ont tendance à avoir des conséquences "boomerang ".
Il était " parfaitement clair " que les interventions des Nations Unies "ont consolidé l'ordre mondial et… également fait progresser les objectifs des USA ".49 Il était donc dans l'intérêt de l'Amérique, selon Nelson, de " prendre l'initiative du renforcement du rôle des Nations Unies comme médiateur et promoteur de la paix" ", alors " qu'elles peuvent et doivent être employées comme instrument primordial " dans la recherche d'un " monde meilleur ". En support de cet objectif, Nelson pré-conisait que les USA prennent l'initiative en " amenant les conflits devant les Nations Unies avant qu'ils n'atteignent un point critique ", tout en " encourageant un fort leadership " de la part du Secrétaire Général en mettant l'accent sur la " diplomatie préventive et paisible " et moins de référence aux votes en faveur des objectifs américains. Insistant sur le nécessaire renforcement des fonc-tions de maintien de la paix des Nations Unies, Nelson encouragea la participation des troupes de plus petits pays à ses opérations, et soutint l'idée du développement de leur financement."50
Si les principes de Nelson semblent familiers en ce moment, c'est parce qu'ils furent largement repris par le rapport de 1992 du Secrétaire Général Boutros Boutros-Ghali, "An Agenda for Peace ". Boutros-Ghali y faisait réellement écho aux recommandations de Nelson dont les notions de diplomatie préventive, de paix et en faveur d'un équipement prêt à servir pour l'ONU dans tout pays. En dépit d'un bouleversement bref de l'activité durant les années quatre-vingt-dix, ce type de propositions se trouve loin d'être réalisé, spécialement étant donné la suspicion de l'administration Bush à l'égard des capacités de maintien de la paix de l'ONU.
Le " monde meilleur " que Nelson avait à l'esprit, censé remplacer le système existant d'États Nations, était essentiellement un monde fédéré réunissant les nations non-communistes. Dans son livre Unity, Freedom & Peace, Rockefeller soutenait en 1968 que l'idée fédéraliste - telle qu'elle fut mise en œuvre par les " pères fondateurs de l'Etat américain... par leur acte de création constitutionnelle du XVIIIè siècle " - pouvait s'appliquer " au contexte plus large de la sphère des nations libres ", au profit d'une " liberté garantie et d'un ordre stable dans le monde libre ".51
Lors de sa conférence à Harvard, Nelson révéla qu'il avait " depuis longtemps pressenti que la route de l'unité des nations libres passait par la création de confédérations en Occident et autour de l'Atlantique, peut-être même en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie ".52
Pour atteindre son objectif, il approuva l'extension de la Communauté Européenne comme " processus d'intégration à la communauté nord-atlantique. "53 " L'unité politique européenne serait un premier pas " vers la formation d'une " communauté atlantique ", affirma-t-il.54
De plus, en encourageant ce type de développement aux Amériques, les USA pourraient prendre la tête de la formation d'une " Union économique Pan-Américaine " qui serait alors devenu le marché commun le plus important du monde.55
Mais Nelson était très clair en considérant ce type d'arrangement comme un moyen d'atteindre ses fins ; tenant compte de la menace communiste et des problèmes mondiaux, " notre progression vers l'unité doit maintenant s'étendre à des actions aussi bien à l'intérieur des régions qu'entre elles".56 Ainsi, les nouveaux accords régionaux doivent être vus comme l'étape sur le chemin menant à une intégration mondiale :
L'unité en Occident implique un acte de création politique - comparable à celui engagé par les " pères fondateurs " de notre pays -peut-être d'une originalité, d'une audace et d'un dévouement plus grands encore. A notre époque, c'est le défi qui nous guide, nous contraint, nous inspire l'élaboration d'une grande alliance nord-atlantique, un regroupement au sein d'une confédération nord-atlantique, qui mènerait à une union mondiale des pays libres.57
Plus tôt, à Harvard, il avait évoqué un danger plus important à ne pas réussir cette unification :
"Le choix historique qui nous fait face n'est pas moins que le suivant : soit les nations libres du monde prendront l'initiative d'adapter le concept fédéral à leurs relations, soit nous serons conduits, un par un, à nous retirer dans un périlleux isolationnisme - politique, économique et intellectuel - si ardemment recherché par la politique soviétique du "diviser pour mieux régner".58
Nelson Rockefeller fit sien le vieil argument libéralo-internationaliste selon lequel les USA devaient promouvoir le libre marché mondial pour renforcer le système de la libre entreprise et relier ainsi les autres parties non-communistes du monde. Il déclara qu'il devait exister une "expansion et une continuité de la politique commerciale libérale américaine " dans la mesure où elle bénéficierait non seulement aux pays en voie de développement mais aussi à l'économie des USA.59 Et Dans une dé-marche qui continue aujourd'hui à être connue sous le nom de "régionalisme ouvert ". Nelson soutenait que la formation de regroupements régionaux de libre marché pouvait être un bon moyen d'établir le libre marché mon-dial :
Les accords régionaux en Europe et en Occident doivent être utilisés comme modèles pour l'organisation économique des autres parties du monde. Compte tenu du point clé voulant qu'aucune nation ne puisse réaliser ses aspirations par ses seuls efforts, les regroupements régionaux, développant alors entre eux des politiques encore plus libérales, constitueront alors une étape vers 1'objectif d'un système mondial de libre échange! 60
Reprenant plus tard cet argument lors d'un discours donné au Executive Club en 1964, Nelson recommandait que Washington utilise son influence po-litique pour "établir des règles au sein du GATT, qui puissent garantir que les accords économiques régionaux évolueront vers une libéralisation progressive du commerce plutôt qu'une partition du commerce mondiale selon les préférences et la discrimination ".61
Nelson était également favorable à la formation d'une "banque centrale mondiale " qui pourrait " empêcher les crises monétaires et contribuer au progrès économique mondial ", suggérant que le rôle du FMI soit " élargi dans cette optique ".62
Le thème le plus récurrent de l'idéologie internationaliste de Nelson était l'importance du leadership américain. Les USA, déclarait-il lors de nombreux fo-rums, doivent prendre l'initiative lors du processus de création d'une fédération mondiale, tout comme ils étaient nés "pour l'amour de l'idée" que "l'homme devait être libre pour suivre sa destinée unique et indi-viduelle - une croyance reposant sur notre foi infaillible en la fraternité, attribut de l'humanité entière ".63 " Le tumulte dans le monde ne s'essoufflera qu'avec l'émergence d'un système international plus ou moins généralement accepté" écrivait-il en 1968. "L'objectif est l'ordre... cependant, si nous ne pouvons créer cet ordre seuls, il ne peur être établi sans nous. "
Pour Nelson, l'Amérique était trop interconnectée pour échapper à ses obligations : en fait, " les réels in-térêts de l'Amérique sont interdépendants de ceux des autres nations du monde libre ". Les implications étaient ainsi évidentes :
Nous devons assumer un rôle de leadership digne des États-Unis et proportionnel à nos intérêts et à ceux du monde libre qui doivent être considérés comme un tout.
Même la chute du communisme ne libérerait pas les USA de cette charge : "Nous faisons face à des tâches qui seraient, pour l'essentiel, identiques même si le communisme n'avait jamais existé. Il nous est demandé d'œuvrer avec les peuples du monde afin de développer une réelle communauté planétaire."66
Alors que les années soixante-dix avaient vu ses espoirs de gagner la Maison Blanche anéantis, Nelson Rockefeller recherchait toujours une reconnaissance politique et se toqua d'environnementalisme, développant à nouveau une tendance internationaliste. Dans son livre, Our Environment can be Saved (1970), Nelson invoquait les implications politiques inévitables de la nécessité d'anticiper la dégradation de l'environnement, soutenant que la prévention de la crise écologique imminente pourrait " devenir un terrain de coopération accrue entre les nations ". A cette fin, il recommandait que les USA " participent à coordonner la planification de contrôles internationaux ".67
VICE-PRESIDENT PAR ACCIDENT
Le sort voulut que l'autodestruction politique et personnelle de son adversaire Richard Nixon donnât une valeur nouvelle à Nelson et en décembre 1974, après un long processus de révélations et de confirmation au sein d'un Congrès suspicieux, il devint Vice-Président de l'administration juste née de Gérald Ford. Malgré le fait que Nelson fut le prochain en ligne pour accéder à la présidence, ses déclarations de politique étrangère furent rares et très prudentes dans cette période. Avec son protégé au poste de secrétaire d'État aux relations extérieures, Nelson avait envisagé d'exercer un contrôle sur la politique intérieure. Il eut, cependant, des démêlés avec le chef de cabinet de Ford, Donald Rumsfeld, qui était déterminé à maintenir le manque de pouvoir du Vice-président
Bien qu'appointé en fait comme Vice-Président du Conseil des Affaires Intérieures (Domestic Council), Nelson se retrouva largement écarté des prises de décision. Au sujet de sa situation. Nelson raillait : "Je vais aux enterrements et aux tremblements de terre."70
Sa contribution aux politiques extérieure et intérieure se limitait à officier dans la Commission gouvernementale pour l'organisation et la conduite de la politique étrangère en 1974, et de façon plus controversée comme président de la commission sur les activités intérieures de la CIA en l975.71
En analyse finale, cependant, son rôle quelque peu marginal dans l'administration Ford eut en soi peu de conséquences dans la mesure où le programme wilsonien libéral internationaliste fut adopté par Ford et Kissinger de toute façon, bien que ce soit plus attribuable à l'influence de David Rockefeller.
Sous l'égide de la Trilateral Commission, David avait mobilisé l'establishment contre la Realpolirik de l'administration Nixon avec grande efficacité. Fini le leitmotiv nixonien de " monde plus sûr " par l'équilibre des superpuissances et le dédain de l'ONU qui l'accompa-gnait.72 Il était maintenant remplacé par une adhésion inhabituelle (spécialement pour Kissinger) au droit international, à la coopération institutionnalisée entre les pouvoirs industriels (plutôt que des alliances), aux notions de "communauté mondiale " et "d'interdépendance mondiale croissante ".73
En effet, comme le faisait observer en 1976 l'introduction du texte de "Projet pour les années quatre-vingt" du Council on Foreign Relations, "les prises de positions enthousiastes du président Ford aux sommets de Rambouillet et de San Juan, à l'instar des récents discours de Kissinger, pourraient avoir émané des pages du Trialogue (Journal de la Trilateral Commission)…"74
L'internationalisme des Rockefel1er avait encore laissé sa marque, même si très ironiquement, Nelson, malgré un poste de Vice-Président, n'y joua qu'un rôle périphérique. Sa marginalité s'accrut encore lorsqu'en novembre 1975, sur l'injonction de Ford, Nelson retira sa candidature de Vice-Président lors des élections présidentielles de 1976. Ce fut l'œuvre de Rumsfeld ; pensant qu'il représentait un handicap électoral, le chef de cabinet zélé fit pression pour que Nelson soit débarqué du train présidentiel. Au lieu de constituer la marche finale qui débouchait sur le bureau ovale, comme Nelson le croyait, la Vice-Présidence fut l'impasse dont ne ressortirait plus sa carrière politique.
D'après David Rockefeller, " la décision de Ford descendit Nelson" et lui fit perdre tout intérêt pour la politique. De plus, "échouant alors que le gros lot semblait à portée de main", Nelson finit sa carrière politique comme un homme amer et aigri". Il retourna dans la sphère familiale où, dans un dernier sursaut, il tenta de prendre le contrôle de la Rockefeller Brother Foundation des mains de ses frères et échoua.75
La fin de Nelson Rockefeller fut soudaine et controversée à souhait ; l'ex-politicien de 70 ans est rapporté être décédé en plein rendez-vous amoureux avec une de ses employées sexuelles. Néanmoins, son trépas en 1979 provoqua un important et pieux émoi dans les médias contrôlés par les corporations. Time Magazine déclara " Il était guidé par la vocation à servir, à améliorer et à élever son pays ", alors que le New York Times louait en lui le " phare de l'internationalisme " et "l'extraordinaire envergure de l'intérêt et de l'effort qu'il consacra au pays ".76 Kissinger fut encore moins restrictif et fit l'éloge de son bienfaiteur en le qualifiant de " plus grand américain que j'ai connu ", de " génie pragmatique qui " aurait pu faire un grand Président ". C'était en fait une "tragédie pour le pays" qu'il n'ait pu atteindre son but. Kissinger affirmait aussi que l'influence de Nelson sur les politiques nationale et internationale américaines était plus grande que le supposaient beaucoup de gens :
…au final, ce fut souvent Nelson qui établit le programme mis en œuvre ensuite comme politique nationale. Le travail intellectuel de base qui déboucha sur beaucoup d'innovations était le sien... Le destin a voulu qu'il laisse sa marque durable sur notre société, même si c'est d'une manière presque anonyme qu'il conçut ses programmes, qu'il promut ses valeurs et changea la vie de beaucoup.
Si on laisse de côté l'éloge servile et quelque peu imprécise de Kissinger, la montée et la chute de Nelson révèle que sa contribution à l'élaboration du Nou-vel Ordre Mondial fut au mieux marginale. Nul doute que s'il avait été élu Président, ne serait-ce que pour quelques années, il aurait mis en mouvement les plans mondialistes qu'il avait soutenus au long des années soixante. Heureusement, bien que certaines figures de l'establishment ne soient pas de cet avis, cela n'arriva pas.
Mais l'échec de Nelson à accéder au bureau ovale le réduisit effectivement à n'être que le pu-bliciste de la vision du Nouvel Ordre Mondial de sa famille. Il fit la promotion des politiques favorables à une gouvernance mondiale, mais ne fut jamais en mesure de commander à leur mise en œuvre. Alors que Nelson était incapable de s'assurer l'accès au bureau si ardemment désiré et restait largement à l'écart des institutions philanthropiques, spécialement la RBF et la Rockefeller Foundation qui donnaient à la famille son réel pouvoir, l'amertume de ses dernières années n'est pas une surprise.
Comme nous le verrons dans les parties suivantes, ses frères furent alors les plus impliqués dans ces buts philanthropiques, par les fondations et les organismes politiques soutenus par les finances de la famille. Ils eurent l'impact décisif sur la formulation de l'idéologie du Nouvel Ordre Mondial et sa mise en œuvre. Et à leur tête, bien entendu, David…
Assoiffé de pouvoir, Nelson Rockefeller, second fils de John D. Rockefeller Junior, avait établi pour le Nouvel Ordre Mondial un plan qui rendrait les États Nations obsolètes.
Nelson A. Rockefeller, le "publiciste" (1908-1979)
Dans les années quarante et cinquante, l'élite américaine au pouvoir concevait de grandes ambi-tions pour les cinq fils de John D. Rockefeller Ju-nior. (Pour illustrer les préjugés de l'époque, sa fille Abby fut exclue de ces délibérations.) Des livres, comme par exemple le bel exercice de brosse à reluire d'Alex Morris : Those Rockefeller Bro-thers : An Informal Biography of Five Extraordina-ry Young Men (1953), spéculèrent ouvertement sur la façon dont la progéniture de Junior ferait évoluer l'œuvre philanthropique de la famille. Certaines se vérifièrent exactes. John D. III et Laurance semblèrent tous deux enclins à endosser ce style de vie patricien trempé de philanthropie, tout en tentant d'influer sur la politique gouvernementale depuis les coulisses.
David, bien sûr, le prit de beaucoup plus haut, en conciliant cela avec une carrière de banquier, alors que Winthrop prit le chemin opposé, touchant un peu aux affaires puis exerçant comme gouverneur de l'Arkansas, poste relativement obscur du paysage politique américain.
Ce fut Nelson, second de la fratrie, qui brisa le moule de façon décisive. Contrastant avec ses frères plus réservés et en désaccord avec les at-tentes familiales, Nelson entreprit énergiquement une carrière qui le propulsa aux plus hauts niveaux du gouvernement, d'abord comme officiel puis comme homme politique.
C'était inévitable et à la mesure de sa personnalité dominante au sein de cette nouvelle génération. Il était extraverti et semblait immunisé contre les restrictions et interdits puritains de son père. Nelson possédait également un vaste appétit de pouvoir mais déviait des traditionnels efforts de la famille à calmer les craintes populaires concernant le pouvoir des Rockefeller en gardant un profil bas, et cherchait à être largement connu comme puissant personnage.
Ce fut donc Nelson qui éclipsa l'aîné, John D. III, pour prendre une position centrale dans la conduite des affaires de la famille, décidé à contrôler le réseau philanthropique. Ainsi, après une carrière erratique et peu satisfaisante au gouvernement, il tenta maladroitement de gagner le poste suprême : la Maison Blanche.
Ainsi, pour Nelson, le mérite se mêla à la frustration et le prix qu'il paya fut élevé ainsi que le dommage subi par le nom de la famille. Même David finit par voir en lui, non plus " un héros qui ne pouvait se tromper, mais un homme prêt à sacrifier presque tout à son ambition démesurée ".24
DU TECHNOCRATE AU POLITICIEN
Spéculant sans réserve sur le nom des Rockefel1er, Nelson ouvrit les portes qui lui permirent de poursuivre une carrière variée au sein du gouverne-ment, aux affaires étrangères dans les administrations Roosevelt, Truman et Eisenhower, bien que son passé ne se caractérisât pas par un sens aigu de la diplomatie.
Sous la présidence de Franklin D. Roosevelt, il remplit les fonctions de coordinateur du bureau des affaires Inter-Amériques (1940-44), celle de président de la commission Inter-Amérique (1940-47) et de sous-secrétaire d'État pour l'Amérique Latine (1944-45). Sa bonne fortune s'effrita avec Harry Truman qui démit Nelson du Département d'État, apparemment à la demande insistante du nouveau secrétaire d'Etat Dean Acheson qui supportait mal ses efforts fructueux à établir un courant de sympathie pour l'Argentine au sein des Nations Unies. C'est un Nelson assagi qui se retira dans la philanthropie, accepta uniquement les appointements symboliques de président de l'international Deve-lopment Board (1950-51).
Sous Dwight Eisenhower, son étoile brilla à nouveau et il occupa le poste d'assistant aux affaires étrangères du Président (1954-55), puis se retrouva à la tête du " Forty Committee " chargé de superviser les opérations secrètes de la CIA. Il avait été à deux doigts d'obtenir une position supérieure au ministère de la défense. Mais une opposition conjointe des autres membres du cabinet présidentiel avait pu convaincre - avec raison - Eisenhower de son intention d'augmenter drastiquement le budget de la défense, provoquant la fin abrupte de sa carrière publique.
Ces expériences furent néanmoins salutaires à son ambition. Ses relations houleuses avec l'establishment technocratique, qui fit à l'évidence une allergie à son intrusion dans sa sphère, ouvrirent son appétit pour un pouvoir politique plus important. Nelson ne se satisfaisait pas d'opérer depuis les coulisses comme le faisaient ses frères et ne pouvait envisager de continuer à subir les humiliations inhérentes aux postes de fonctionnaire moyen.
D'après l'auteur Stewart Alsop, Nelson réalisa finalement " qu'il n'y avait qu'une seule façon pour un homme très riche comme lui d'obtenir ce qu'il avait toujours recherché - le vrai pouvoir et la véritable autorité politique "25. Pour lui, cet ultime but était représenté par la présidence des États-Unis.
En 1958, s'appuyant sur son vaste héritage, il lança sa carrière politique, battant W. Averell Harri-man à l'issue du " combat des millionnaires " et devint Gouverneur de l'État de New-York, un poste qu'il garda jusqu'en 1973. Comptant sur cette position pour lui servir de tremplin vers la présidence, Nelson fit campagne pour obtenir la représentation des Républicains en 1960, 1964 et 1968, mais échoua trois fois, dont deux contre Richard Nixon.
Ironiquement, ce fut à la suite de la démission de ce dernier lors du Water Gate qu'il réussit finalement à entrer à la Maison Blanche, mais comme Vice-Président d'un Président de transition, Gerald Ford. La survie de Ford à deux tentatives d'assassinat signifie qu'il fut deux fois à un cil d'accéder à la présidence, sans jamais y parvenir. Si près et pourtant jusqu'ici... il n'est pas de mystère quant à la réponse sèche que donnait Nelson, à la fin de sa vie, à la question de savoir ce qu'il aurait souhaité le plus réaliser : " être Président " 27.
INTERNATIONALISME OU IMPERIALISME
Il existe deux interprétations concurrentes concernant la vision des affaires étrangères qu'entretint Nelson Rockefeller tout au long de sa carrière politique. La première lui attribue une perception ultra-conservationniste et anticommuniste qui lui valut de la part de quelques journalistes le sobriquet de " guerrier le plus froid de tous ". Elle voit en lui un impérialiste et militariste qui pensait que les USA devaient " réagir agressivement à tout événement dans le monde qui menace les intérêts propres au pays " (Chapman). Les dé-fenseurs de cette perception s'appuient sur " l'ambition nécrophile " de Nelson (Fitch) de pourvoir chaque foyer américain d'un abri antiatomique, sur son appel à l'augmentation de 10 % du budget de la défense en 1960, sur ses reproches adressés à Eisenhower d'avoir laissé l'Union Soviétique dépasser les USA lors de la fameuse (mais illusoire) course à l'armement des missiles inter-continentaux et sur son apparente absence de scrupules à utiliser l'arme nucléaire contre l'insurrection communiste.28
La seconde interprétation, de façon contrastée, présente Nelson comme un " leader dans la campagne qui vise à noyer la souveraineté américaine sous l'hégémonie d'un super-État mondial ".29 "
3Je pense que Nelson Rockefeller a clairement été engagé pour essayer de réduire les USA à une partie d'un gouvernement mondial socialiste " déclarait en 1958 Robert Welch, fondateur de la John Birch Society.30 On dépeint ici en Nelson un supporter insidieux d'un complot ourdi par la classe dominante et visant à utiliser le communisme pour subvertir la souveraineté des USA et des autres pays du " monde libre ".
Mais ces théories aussi caricaturales échouent à cerner la véritable nature de la stratégie de Nelson à l'égard de l'ordre du monde. Celle-ci cherchait sur le court terme à assurer à l'Amérique une suprématie militaire garantissant la victoire sur le communisme soviétique et envisageait à long terme que les USA emploient leur statut de superpuissance à dessiner un " nouvel ordre mondial " basé sur un fédéralisme planétaire organisé autour de blocs régionaux et le libre échange commercial entre les nations.
Les influences qui fondèrent la politique étrangère de Nelson furent nombreuses, débutant avec celle de son père et de Fosdick et continuant au travers de la pléthore de conseillers politiques en relations internationales qu'il employa. Mais il est essentiel de tenir compte des diverses origines de chaque approche.
Concernant sa véhémente conception anticommuniste du court terme, on découvre une surprenante source. Après son départ peu inspirant de l'administration Eisenhower en 1955, Nelson a employé le Dr Henry Kissinger, partisan à la pointe de la Realpolitik et étoile montante de l'establishment. Ce dernier est large-ment considéré comme adepte d'un gouvernement mondial mais cette assertion résulte de façon primaire d'une analyse grossière pêchant par association déductive hâtive de son appartenance au CFR (Council of Foreign Relations) comme preuve de cette tendance. Il n'y a aucun doute sur le caractère détestable, au mieux égoïste, fourbe et opportuniste de sa personnalité31, mais il n'a jamais été partisan d'un gouvernement mondial.
Par exemple, dans son premier livre issu de son activité au CFR, Nuclear Weapons and Foreign Policv, Kissinger rejette explicitement l'option du gouvernement mondial en la qualifiant de " guère réaliste ", ajoutant qu'il ne pouvait y avoir d'échappatoire aux responsabilités de l'âge du thermonucléaire par l'établissement d'une autorité supranational ".32
Malgré cela, Kissinger était utile à Nelson, fournissant un support consistant à ses fantasmes anticommunistes belliqueux. D'après Joseph Persico, auteur de ses discours depuis quelques années, "la solide conception qu'avait Kissinger d'un monde maintenu par l'équilibre des pouvoirs convenait parfaitement à Nelson ".33 Mais l'influence qu'eut Kissinger ne doit pas être surestimée. D'une part, son adhésion au principe de l'équilibre de la terreur résultait de son anticommunisme instinctif qui stigmatisait le bloc soviétique comme menace première pour l'Amérique. C'est donc cet équilibre de la terreur à l'œuvre de cette époque et par conséquent les vues froides de Kissinger qui convenaient à Nelson.
Cependant, dans une perspective à long terme. Nelson était incontestablement un internationaliste libéral Wilsonien, couleur qu'il avait déjà manifestée de façon intermittente depuis 1940. Par exemple. il joua un rôle décisif, à travers la controverse générée par la pression qu'il exerça en faveur de l'adhésion de l'Argentine aux Nations Unies, dans l'adoption de l'article 51 (autorisant les alliances inter-étatiques dans le cadre d'une riposte à une agression) dans la charte des Nations Unies.34 Mais dans le même temps, mécontent de la présence soviétique dans l'organisation internationale et déterminé à " purifier l'Amérique Centrale et Latine de toute " influence commerciale étrangère ", Nelson était un ardent supporter des blocs régionaux, particulièrement dans la perspective d'un hémisphère occiden-tal unifié sous la houlette des USA ".
Durant la présidence Eisenhower, Nelson fut un des plus féroces défenseurs du concept d'Union Atlantique, en dépit de l'opposition patronnée par le secrétaire d'Etat John Foster Dulles qui qualifiait l'idée de " prématurée ".36
C'est aussi dans cette période de la fin des années quarante, début des années cinquante, que Nelson, en soutien de son objectif d'encourager l'avènement d'un hémisphère occidental unifié - ou, plus précisément de la domination économique américaine sur l'Amérique Latine - créa I'American International Association for Economic and Social Development (AIA) et l'Interna-tional Basic Economy corpo-ration (IBEC). L'AIA était ostensiblement destinée à promouvoir le développement économique de l'Amé-rique Latine et à combattre " la pauvreté, la maladie et l'illettrisme ", tandis que I'IBEC était censée encourager l'investissement financier.
Président fondateur des deux institutions, Nelson les conçut na-turellement pour servir son objectif de développement. Mais en vérité, il était guidé par le but moins élevé de rompre les barrières nationales s'opposant à la pénétration des sociétés américaines en relation avec le glissement de la fortune Rockefeller du secteur pétrolier vers ceux de la banque internationale et de l'investissement dans le Tiers-Monde.37
Lorsqu'il décrivait les activités de l'AIA et de l'IBEC, il employait une terminologie retrouvée ensuite dans la bouche des adeptes de la mondialisation. " Aujourd'hui ", statuait-il à la fin des années quarante, le capital doit aller là où il peut produire le plus de biens, rendre les meilleurs services, rencontrer les besoins les plus pressants des gens. " Au sujet des actions menées par I'IBEC en Amérique Latine, Nelson faisait remarquer qu'en raison des " gros problèmes " auxquels est confronté " notre mode de vie ", il était essentiel qu'elles démontrent " que les entreprises américaines peuvent... aider à les résoudre, au bénéfice de notre vie quotidienne et de notre position dans le monde des affaires ". Il déclarait que les USA avaient besoin de maîtriser de tels problèmes " s'ils souhaitent que leur système survive ".38
De l'ensemble de cette rhétorique de l'aide destinée aux peu-ples, au final, ce qui restait primordial aux yeux de Nelson était de protéger et d'étendre "notre système".
TROIS SOURCES D'INSPIRATION
Afin de comprendre la plus définitive des expressions de l'internationalisme libéral de Nelson, il est nécessaire d'examiner sa carrière de candidat à la Présidence, du milieu des années cin-quante jusqu'à 1973. On peut noter alors, qu'à l'instar de l'influence qu'eut Fosdick sur son père, au moins trois sources d'inspiration guida la vision de Nelson durant cette période.
- La première fut le rapport de 1959 émanant du Rockefeller Brothers Fund, Prospect for America. Epaulé par Da-vid, Laurance, Winthrop et l'argent de la famille, Nelson avait mobilisé près d'une centaine de membres de l'establishment de la côte Est pour participer à ce projet spécialement conçu pour ses campagnes présidentielles. Les participants étaient divisés en six groupes : trois se focalisaient sur les sujets de démocratie intérieure, l'éducation et l'art contemporain alors que les trois autres s'intéressaient à la défense, la politique étrangère américaine, le commerce international et le développement économique.
Nelson donnait largement dans ce rapport des recommandations détaillées pour établir le leadership des USA lors de la mise en place des accords économiques régionaux, des principes fondant le commerce international et dans la consolidation des institutions internationales.
Les conseils politiques du Prospect for America renforçaient le consensus wilsonien internationaliste libéral de l'establishment, recommandant à l'Amérique de se fixer pour objectif d'établir " un monde de paix, basé sur diverses entités politiques membres d'une communauté unifiée ", s'agissant pour elle de saisir alors " l'opportunité de façonner un nouvel ordre mondial ". Celui-ci consisterait en l'existence " d'institutions régionales subordonnées à une organisation internationale dont l'autorité croîtrait - conçue de sorte à posséder la capacité de traiter les problèmes que les États nations seraient de moins en moins en mesure de résoudre seuls ".
Pour accélérer le programme concernant le libre échange, le rapport arguait que les USA devaient encourager la formation de " systèmes d'accords commerciaux régionaux partout dans le monde libre ", dont un " marché commun de l'hémisphère occidental " comprenant les Amériques du Nord, Centrale et du Sud. Le document avait également loué les Nations Unies comme " élément constitutif de notre conviction que les problèmes d'impact mondial devaient être traités par des ins-titutions d'envergure internationale. "39
- La deuxième source d'influence, moins connue, s'incarnait en la personne de Emmet John Hugues (1920-1982). C'était l'auteur des discours d'Eisenhower, conseiller supérieur en relations publiques au Rockefeller Brothers Fund (1960-63), et le chef de campagne de Nelson en 1968. Hughes est décrit par certains récits, non comme une personnalité de premier rang mais comme l'un des " hommes de confiance " les plus proches de Nelson, exerçant comme " idéologue en chef" ou comme " théoricien de campagne " à l'occasion de ses campagnes présidentielles manquées.40
C'était également un internationaliste libéral. Dans son livre de mémoires de l'époque passée au service d'Eisenhower, The Ordeal of Power (1963), il se vantait d'avoir inséré dans les discours d'Eisenhower les expressions de "support américain au droit international, les Nations Unies, désarmement et réorientation des efforts en direction d'un allégement de la pauvreté dans le monde " - Vision révélée également dans le discours " The Chance for Peace " prononcé par Eisenhower le 16 avril 1953, au cours duquel il exhortait les Américains à soutenir un programme réunissant " toutes les nations " dans l'allocation des capitaux économisés par le désarmement à un " fonds pour l'aide et la reconstruction du monde ".41
- La troisième source d'influence était représentée par un proche ami et conseiller, Adolf Berle (1895-l97l), dont l'action se solda par d'importantes contributions à l'idéologie de l'internationalisme de Nelson. A la fin des années quarante, sa vision de la guerre froide comprenait la création d'une "politique de bon voisinage organisant les relations communautaires des nations libérales" pour s'opposer à l'URSS. Il s'opposa à l'OTAN arguant que " le langage des alliances militaires était dépassé ", et soutint à la place le principe de sécurité collective assumé par les Nations Unies. Berle croyait aussi dans les vertus de l'intégration internationale économique, mises en exergue dans son livre paru en 1954, The 20th Century Capitalist Revolution, qui soutenait l'idée d'une dynamique économique capitaliste rendant obsolète l'entité Etat-Nation.
Il participa également au projet Prospect for America, établissant les lignes de recherche des divers groupes de travail et insista sur le besoin de développer " une philosophie partagée " pour les affaires étrangères. De plus, Berle collabora avec Kissinger à l'écriture du rapport final, et sa marque peut être perçue dans les sections les plus franchement favorables aux institutions supra-nationales et à l'intégration économique internationale.42"
LE "NOUVEL ORDRE MONDIAL" DE NELSON ROCKEFELLER
Ces diverses influences constituèrent dans les faits une version légèrement mise à jour du modèle d'ordre mondial édicté par le binôme Wilson-Fosdick qui comprenait déjà les notions de libre marché, d'institutions supra-nationales, de suprématie américaine et de défaite du communisme. Nelson souscrivit volontairement et d'une faon répétée, à ce leitmotiv politique au long de sa course pour la Maison Blanche. L'idée que le changement mondial, en particulier en termes d'interdépendance économique, rendant le concept d'État Nation redondant, se trouvait au centre du credo Nelsonien.
Dès 1951, il utilisa le terme "d'interdé-pendance " pour caractériser les relations économiques entre l'Occident et les pays en voie de développement.43 Mais ce fut dans son essai Foreign Affairs, en 1960, qu'il déclara penser que " le fait essentiel de notre temps était la désintégration du système politique hérité du XIXe siècle..., la grande idée de cette époque étant celle de monde non pas en com-pétition mais en coopération ".44
De la même façon, au cours de ses conférences sur le fédéralisme à l'université d'Harvard en 1962, il affirmait :
Aucune nation ne peut aujourd'hui défendre sa liberté ou satisfaire les besoins de sa population depuis l'intérieur de ses frontières et par ses seules ressources propres,... 1'État Nation, comme entité séparée, menace, à bien des titres, de devenir aussi anachronique que l'État Cité des Grecques antiques...45
Nelson soutenait que l'État Nation devenait de moins en moins compétent pour assurer ses rôles politiques internationaux, les structures de l'ordre international prévalantes avaient volé en éclat laissant un vide politique historique ".46 L'ancien ordre mondial basé sur l'équilibre des pouvoirs du XIXe siècle n'était plus alors que les " relations internationales étaient devenues véritablement planétaires " - ceci exigeait la définition d'un "nouveau concept de relations entre les pays " sous forme d'un "cadre dans lequel les aspirations de l'humanité puissent être satisfaites pacifiquement... "47
Simultanément, Nelson critiquait le rôle joué par les Nations Unies, estimant qu'elles " n'avaient et n'étaient pas capables de mettre en place le nouvel ordre mondial que les événements exigeaient de façon irrésistible ". Il reprochait à l'Union Soviétique et à ses alliés d'avoir affaibli les Nations Unies. Il affirmait que le bloc communiste était dévolu à "la manipulation du processus démocratique des Nations Unies d'une façon suffisamment astucieuse et déterminée pour contrecarrer leur rôle et leur pou-voir ". Mais la menace représentée par le bloc communiste allait au-delà des dommages aux Nations Unies et attentait à la réalisation de ses propres "cruels desseins... regardant l'ordre mondial ". Les communistes avaient " pris nos mots, nos appa-rences, nos propres symboles d'aspirations et d'espoirs et, … les avaient corrompus, trompés et trahis au profit de leur quête pour la domination du monde ".48
Cependant, au cours des primaires de la présidentielle de 1968, Nelson était moins pessimiste au sujet des Nations Unies, maintenant que l'organisation internationale n'était pas en panne. " En complément, affirmait-il lors d'un dîner de soutien du parti républicain, les données recueillies montrent que la force des Nations Unies a grandi..." La question était cependant ambiguë : " Jusqu'à quel point les Nations Unies sont-elles propres à servir l'intérêt des USA, et comment peuvent-elles effectivement favoriser un ordre mondial plus stable... ?" La réponse de Nelson : assurance de la prise en compte de ces deux aspects du sujet. Bien que les USA ne pussent espérer contrôler l'organisation totalement, celle-ci pourrait agir dans " l'intérêt na-tional " américain (code habituel pour définir l'intérêt du monde des affaires) en maintenant un ordre mondial qui emploie les ressources d'autres Etats membres. Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies, disait-il, " ont constitué une contribution vitale en faveur de la construction d'un ordre mondial plus stable " et ont réalisé " multilatéralement ce que les USA auraient dû réaliser eux-mêmes à un coût bien supérieur ". Les interventions menées par les Nations Unies étaient souvent " le meilleur moyen de contrôler les crises dangereuses ". alors que les "actions unilatérales " comme le Vietnam ont tendance à avoir des conséquences "boomerang ".
Il était " parfaitement clair " que les interventions des Nations Unies "ont consolidé l'ordre mondial et… également fait progresser les objectifs des USA ".49 Il était donc dans l'intérêt de l'Amérique, selon Nelson, de " prendre l'initiative du renforcement du rôle des Nations Unies comme médiateur et promoteur de la paix" ", alors " qu'elles peuvent et doivent être employées comme instrument primordial " dans la recherche d'un " monde meilleur ". En support de cet objectif, Nelson pré-conisait que les USA prennent l'initiative en " amenant les conflits devant les Nations Unies avant qu'ils n'atteignent un point critique ", tout en " encourageant un fort leadership " de la part du Secrétaire Général en mettant l'accent sur la " diplomatie préventive et paisible " et moins de référence aux votes en faveur des objectifs américains. Insistant sur le nécessaire renforcement des fonc-tions de maintien de la paix des Nations Unies, Nelson encouragea la participation des troupes de plus petits pays à ses opérations, et soutint l'idée du développement de leur financement."50
Si les principes de Nelson semblent familiers en ce moment, c'est parce qu'ils furent largement repris par le rapport de 1992 du Secrétaire Général Boutros Boutros-Ghali, "An Agenda for Peace ". Boutros-Ghali y faisait réellement écho aux recommandations de Nelson dont les notions de diplomatie préventive, de paix et en faveur d'un équipement prêt à servir pour l'ONU dans tout pays. En dépit d'un bouleversement bref de l'activité durant les années quatre-vingt-dix, ce type de propositions se trouve loin d'être réalisé, spécialement étant donné la suspicion de l'administration Bush à l'égard des capacités de maintien de la paix de l'ONU.
Le " monde meilleur " que Nelson avait à l'esprit, censé remplacer le système existant d'États Nations, était essentiellement un monde fédéré réunissant les nations non-communistes. Dans son livre Unity, Freedom & Peace, Rockefeller soutenait en 1968 que l'idée fédéraliste - telle qu'elle fut mise en œuvre par les " pères fondateurs de l'Etat américain... par leur acte de création constitutionnelle du XVIIIè siècle " - pouvait s'appliquer " au contexte plus large de la sphère des nations libres ", au profit d'une " liberté garantie et d'un ordre stable dans le monde libre ".51
Lors de sa conférence à Harvard, Nelson révéla qu'il avait " depuis longtemps pressenti que la route de l'unité des nations libres passait par la création de confédérations en Occident et autour de l'Atlantique, peut-être même en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie ".52
Pour atteindre son objectif, il approuva l'extension de la Communauté Européenne comme " processus d'intégration à la communauté nord-atlantique. "53 " L'unité politique européenne serait un premier pas " vers la formation d'une " communauté atlantique ", affirma-t-il.54
De plus, en encourageant ce type de développement aux Amériques, les USA pourraient prendre la tête de la formation d'une " Union économique Pan-Américaine " qui serait alors devenu le marché commun le plus important du monde.55
Mais Nelson était très clair en considérant ce type d'arrangement comme un moyen d'atteindre ses fins ; tenant compte de la menace communiste et des problèmes mondiaux, " notre progression vers l'unité doit maintenant s'étendre à des actions aussi bien à l'intérieur des régions qu'entre elles".56 Ainsi, les nouveaux accords régionaux doivent être vus comme l'étape sur le chemin menant à une intégration mondiale :
L'unité en Occident implique un acte de création politique - comparable à celui engagé par les " pères fondateurs " de notre pays -peut-être d'une originalité, d'une audace et d'un dévouement plus grands encore. A notre époque, c'est le défi qui nous guide, nous contraint, nous inspire l'élaboration d'une grande alliance nord-atlantique, un regroupement au sein d'une confédération nord-atlantique, qui mènerait à une union mondiale des pays libres.57
Plus tôt, à Harvard, il avait évoqué un danger plus important à ne pas réussir cette unification :
"Le choix historique qui nous fait face n'est pas moins que le suivant : soit les nations libres du monde prendront l'initiative d'adapter le concept fédéral à leurs relations, soit nous serons conduits, un par un, à nous retirer dans un périlleux isolationnisme - politique, économique et intellectuel - si ardemment recherché par la politique soviétique du "diviser pour mieux régner".58
Nelson Rockefeller fit sien le vieil argument libéralo-internationaliste selon lequel les USA devaient promouvoir le libre marché mondial pour renforcer le système de la libre entreprise et relier ainsi les autres parties non-communistes du monde. Il déclara qu'il devait exister une "expansion et une continuité de la politique commerciale libérale américaine " dans la mesure où elle bénéficierait non seulement aux pays en voie de développement mais aussi à l'économie des USA.59 Et Dans une dé-marche qui continue aujourd'hui à être connue sous le nom de "régionalisme ouvert ". Nelson soutenait que la formation de regroupements régionaux de libre marché pouvait être un bon moyen d'établir le libre marché mon-dial :
Les accords régionaux en Europe et en Occident doivent être utilisés comme modèles pour l'organisation économique des autres parties du monde. Compte tenu du point clé voulant qu'aucune nation ne puisse réaliser ses aspirations par ses seuls efforts, les regroupements régionaux, développant alors entre eux des politiques encore plus libérales, constitueront alors une étape vers 1'objectif d'un système mondial de libre échange! 60
Reprenant plus tard cet argument lors d'un discours donné au Executive Club en 1964, Nelson recommandait que Washington utilise son influence po-litique pour "établir des règles au sein du GATT, qui puissent garantir que les accords économiques régionaux évolueront vers une libéralisation progressive du commerce plutôt qu'une partition du commerce mondiale selon les préférences et la discrimination ".61
Nelson était également favorable à la formation d'une "banque centrale mondiale " qui pourrait " empêcher les crises monétaires et contribuer au progrès économique mondial ", suggérant que le rôle du FMI soit " élargi dans cette optique ".62
Le thème le plus récurrent de l'idéologie internationaliste de Nelson était l'importance du leadership américain. Les USA, déclarait-il lors de nombreux fo-rums, doivent prendre l'initiative lors du processus de création d'une fédération mondiale, tout comme ils étaient nés "pour l'amour de l'idée" que "l'homme devait être libre pour suivre sa destinée unique et indi-viduelle - une croyance reposant sur notre foi infaillible en la fraternité, attribut de l'humanité entière ".63 " Le tumulte dans le monde ne s'essoufflera qu'avec l'émergence d'un système international plus ou moins généralement accepté" écrivait-il en 1968. "L'objectif est l'ordre... cependant, si nous ne pouvons créer cet ordre seuls, il ne peur être établi sans nous. "
Pour Nelson, l'Amérique était trop interconnectée pour échapper à ses obligations : en fait, " les réels in-térêts de l'Amérique sont interdépendants de ceux des autres nations du monde libre ". Les implications étaient ainsi évidentes :
Nous devons assumer un rôle de leadership digne des États-Unis et proportionnel à nos intérêts et à ceux du monde libre qui doivent être considérés comme un tout.
Même la chute du communisme ne libérerait pas les USA de cette charge : "Nous faisons face à des tâches qui seraient, pour l'essentiel, identiques même si le communisme n'avait jamais existé. Il nous est demandé d'œuvrer avec les peuples du monde afin de développer une réelle communauté planétaire."66
Alors que les années soixante-dix avaient vu ses espoirs de gagner la Maison Blanche anéantis, Nelson Rockefeller recherchait toujours une reconnaissance politique et se toqua d'environnementalisme, développant à nouveau une tendance internationaliste. Dans son livre, Our Environment can be Saved (1970), Nelson invoquait les implications politiques inévitables de la nécessité d'anticiper la dégradation de l'environnement, soutenant que la prévention de la crise écologique imminente pourrait " devenir un terrain de coopération accrue entre les nations ". A cette fin, il recommandait que les USA " participent à coordonner la planification de contrôles internationaux ".67
VICE-PRESIDENT PAR ACCIDENT
Le sort voulut que l'autodestruction politique et personnelle de son adversaire Richard Nixon donnât une valeur nouvelle à Nelson et en décembre 1974, après un long processus de révélations et de confirmation au sein d'un Congrès suspicieux, il devint Vice-Président de l'administration juste née de Gérald Ford. Malgré le fait que Nelson fut le prochain en ligne pour accéder à la présidence, ses déclarations de politique étrangère furent rares et très prudentes dans cette période. Avec son protégé au poste de secrétaire d'État aux relations extérieures, Nelson avait envisagé d'exercer un contrôle sur la politique intérieure. Il eut, cependant, des démêlés avec le chef de cabinet de Ford, Donald Rumsfeld, qui était déterminé à maintenir le manque de pouvoir du Vice-président
Bien qu'appointé en fait comme Vice-Président du Conseil des Affaires Intérieures (Domestic Council), Nelson se retrouva largement écarté des prises de décision. Au sujet de sa situation. Nelson raillait : "Je vais aux enterrements et aux tremblements de terre."70
Sa contribution aux politiques extérieure et intérieure se limitait à officier dans la Commission gouvernementale pour l'organisation et la conduite de la politique étrangère en 1974, et de façon plus controversée comme président de la commission sur les activités intérieures de la CIA en l975.71
En analyse finale, cependant, son rôle quelque peu marginal dans l'administration Ford eut en soi peu de conséquences dans la mesure où le programme wilsonien libéral internationaliste fut adopté par Ford et Kissinger de toute façon, bien que ce soit plus attribuable à l'influence de David Rockefeller.
Sous l'égide de la Trilateral Commission, David avait mobilisé l'establishment contre la Realpolirik de l'administration Nixon avec grande efficacité. Fini le leitmotiv nixonien de " monde plus sûr " par l'équilibre des superpuissances et le dédain de l'ONU qui l'accompa-gnait.72 Il était maintenant remplacé par une adhésion inhabituelle (spécialement pour Kissinger) au droit international, à la coopération institutionnalisée entre les pouvoirs industriels (plutôt que des alliances), aux notions de "communauté mondiale " et "d'interdépendance mondiale croissante ".73
En effet, comme le faisait observer en 1976 l'introduction du texte de "Projet pour les années quatre-vingt" du Council on Foreign Relations, "les prises de positions enthousiastes du président Ford aux sommets de Rambouillet et de San Juan, à l'instar des récents discours de Kissinger, pourraient avoir émané des pages du Trialogue (Journal de la Trilateral Commission)…"74
L'internationalisme des Rockefel1er avait encore laissé sa marque, même si très ironiquement, Nelson, malgré un poste de Vice-Président, n'y joua qu'un rôle périphérique. Sa marginalité s'accrut encore lorsqu'en novembre 1975, sur l'injonction de Ford, Nelson retira sa candidature de Vice-Président lors des élections présidentielles de 1976. Ce fut l'œuvre de Rumsfeld ; pensant qu'il représentait un handicap électoral, le chef de cabinet zélé fit pression pour que Nelson soit débarqué du train présidentiel. Au lieu de constituer la marche finale qui débouchait sur le bureau ovale, comme Nelson le croyait, la Vice-Présidence fut l'impasse dont ne ressortirait plus sa carrière politique.
D'après David Rockefeller, " la décision de Ford descendit Nelson" et lui fit perdre tout intérêt pour la politique. De plus, "échouant alors que le gros lot semblait à portée de main", Nelson finit sa carrière politique comme un homme amer et aigri". Il retourna dans la sphère familiale où, dans un dernier sursaut, il tenta de prendre le contrôle de la Rockefeller Brother Foundation des mains de ses frères et échoua.75
La fin de Nelson Rockefeller fut soudaine et controversée à souhait ; l'ex-politicien de 70 ans est rapporté être décédé en plein rendez-vous amoureux avec une de ses employées sexuelles. Néanmoins, son trépas en 1979 provoqua un important et pieux émoi dans les médias contrôlés par les corporations. Time Magazine déclara " Il était guidé par la vocation à servir, à améliorer et à élever son pays ", alors que le New York Times louait en lui le " phare de l'internationalisme " et "l'extraordinaire envergure de l'intérêt et de l'effort qu'il consacra au pays ".76 Kissinger fut encore moins restrictif et fit l'éloge de son bienfaiteur en le qualifiant de " plus grand américain que j'ai connu ", de " génie pragmatique qui " aurait pu faire un grand Président ". C'était en fait une "tragédie pour le pays" qu'il n'ait pu atteindre son but. Kissinger affirmait aussi que l'influence de Nelson sur les politiques nationale et internationale américaines était plus grande que le supposaient beaucoup de gens :
…au final, ce fut souvent Nelson qui établit le programme mis en œuvre ensuite comme politique nationale. Le travail intellectuel de base qui déboucha sur beaucoup d'innovations était le sien... Le destin a voulu qu'il laisse sa marque durable sur notre société, même si c'est d'une manière presque anonyme qu'il conçut ses programmes, qu'il promut ses valeurs et changea la vie de beaucoup.
Si on laisse de côté l'éloge servile et quelque peu imprécise de Kissinger, la montée et la chute de Nelson révèle que sa contribution à l'élaboration du Nou-vel Ordre Mondial fut au mieux marginale. Nul doute que s'il avait été élu Président, ne serait-ce que pour quelques années, il aurait mis en mouvement les plans mondialistes qu'il avait soutenus au long des années soixante. Heureusement, bien que certaines figures de l'establishment ne soient pas de cet avis, cela n'arriva pas.
Mais l'échec de Nelson à accéder au bureau ovale le réduisit effectivement à n'être que le pu-bliciste de la vision du Nouvel Ordre Mondial de sa famille. Il fit la promotion des politiques favorables à une gouvernance mondiale, mais ne fut jamais en mesure de commander à leur mise en œuvre. Alors que Nelson était incapable de s'assurer l'accès au bureau si ardemment désiré et restait largement à l'écart des institutions philanthropiques, spécialement la RBF et la Rockefeller Foundation qui donnaient à la famille son réel pouvoir, l'amertume de ses dernières années n'est pas une surprise.
Comme nous le verrons dans les parties suivantes, ses frères furent alors les plus impliqués dans ces buts philanthropiques, par les fondations et les organismes politiques soutenus par les finances de la famille. Ils eurent l'impact décisif sur la formulation de l'idéologie du Nouvel Ordre Mondial et sa mise en œuvre. Et à leur tête, bien entendu, David…
MichelT- Date d'inscription : 06/02/2010
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